10 02 13

Sur un article de Demerson sur Rabelais

Dans ce drôle d’article de Demerson, Le plu­ri­lin­guisme chez Rabelais  Rabelais est une sorte de drag queen nor­ma­ti­viste, un gri­son coquet qui fait le bougre mais qui au fond est un fin com­pa­gnon de veillée (coin du feu, salon, petits cru­ci­fix par­tout à hau­teur de plinthes).

Article brio­lant, dont je repro­duis un extrait de vers-la-fin. Un extrait qui achève le lec­teur où il l’avait gen­ti­ment mené. Où l’expertise est tout engour­die de morale chré­tienne (babel détrousse les anges + confu­sion entre uti­li­taire et ins­tru­men­tal + curieuse appa­ri­tion d’une “langue digne de l’homme” — donc d’une langue indigne de l’homme, ou d’une langue digne du pas-homme).

Cet extrait a rete­nu mon atten­tion pour quatre rai­sons :
1. il y a le nom Rigolot, avec le même “t” que Nerval dans Les Nuits d’Octobre (“c’est assez rigol­lot ce soir” — la ver­sion wiki­source sup­prime ce “t”… sûre­ment un coup de la bri­gade ortho­gra­phique).

2. la séquelle can­ni­bale misan­thrope agé­laste (qui m’apprend au pas­sage qu’agé­laste, créé par Rabelais, peut être avan­ta­geu­se­ment employé pour pisse-froid, que j’aimais bien mais trop), et l’art tota­li­sant de carac­té­ri­sa­tion de l’ennemi (dont Quintane parle bien dans ce texte sur les guerres de posi­tion dans les conflits d’héritage).

3. pour l’humanité, carac­té­ri­sée par le sens du dia­logue, un va-de-soi sub­til, tout en vir­gule, façon au fait, je suis ton père (ou « figure Moussu » de Barthes) ; et je ne peux pas ne pas pen­ser au dégueu­lasse d’un cer­tain huma­nisme 80s (l’article de Demerson est de 1981).

4. pour la chute, un genre d’ite mis­sa est qui signale que tout peut reprendre sa place.

L’article est tout du long ce faran­do­lier de sur­con­no­ta­tions qui se bous­culent comme des pin­tades tris­tounes au grain, et ça fait le monde me par­ler, le sédi­ment babé­lien bouillir comme un rata — j’ai une vidéo de ragoût comme ça —, et tout entre dans une ronde de cohé­rence infi­nie, entro­pique, où c’est re-le bor­del dans quelques secondes mais voi­là, il y aura désor­mais le sou­ve­nir d’un temps, béni, où tout ban­dait, suait, pleu­rait du pus, un temps où Elvis n’avait pas encore et pour tou­jours quit­té le buil­ding.

La per­for­mance de Panurge pro­fé­rant des signes lin­guis­tiques selon un modus signi­fi­can­di cor­rect en soi, mais sans se sou­cier du modus intel­li­gen­di, de la com­pé­tence des des­ti­na­taires, est l’acte d’un muet : ce qui compte dans le lan­gage, ce n’est pas son émis­sion mais la conven­tion qui le rend vivant. La com­mu­ni­ca­tion ami­cale sera inau­gu­rée non par Panurge, qui pos­sède le don des langues, mais par Pantagruel, qui met en action la cha­ri­té qui dépasse toute langue et des hommes et des anges comme le rap­pelle F. Rigolot d’après saint Paul.

Le péché des jar­gons spé­cia­li­sés des clercs et des mâche­foin est de conti­nuer l’œuvre de Babel en sépa­rant les hommes, en les étran­geant par le lan­gage au lieu de les unir ; c’est faire œuvre de can­ni­bale misan­thrope agé­laste que d’interpréter les œuvres de l’esprit comme une langue étran­gère, per­ver­se­ment et contre « tout usaige de lan­guaige com­mun » (QL Lim., p. 565) ; ces cagots, mata­gots, bur­gots, aux­quels on ne com­prend que haut alle­mand sont une « espèce mons­trueuse de ani­maulx bar­bares on temps des haulx bon­netz » (QL A Pr., p. 769) : ils sont bar­bares, c’est-à-dire inca­pables d’adopter une expres­sion ration­nelle ; comme l’affirme Erasme ce sont des ani­maux : ils échappent à l’humanité, carac­té­ri­sée par le sens du dia­logue, et ils datent de l’époque gothique des ténèbres. L’effort de gram­ma­ti­ca­li­sa­tion de l’humaniste apporte la clar­té de la spé­cu­la­tion intel­lec­tuelle là où les langues s’étaient cor­rom­pues pour le ser­vice des tech­niques uti­li­taires ; il atteint la révé­la­tion là où une expres­sion dégé­né­rée voile la véri­té. Une langue digne de l’homme est une mani­fes­ta­tion de l’intelligence.