L’essai ne rend pas moins mais plutôt plus intense, au contraire, l’influence réciproque de ses concepts dans le processus de l’expérience intellectuelle. Ils ne constituent pas en elle un continuum des opérations, la pensée n’avance pas de manière univoque, mais au contraire les moments sont tissés ensemble comme dans un tapis. C’est du serré de ce tissage que dépend la fécondité des pensées. A vrai dire, celui qui pense ne pense pas, il fait de lui-même le théâtre de l’expérience intellectuelle, sans l’effilocher.
Auteur : Lecteur
Ce qui fait qu’une pensée est profonde, c’est qu’elle se plonge profondément dans la chose, et non qu’elle ramène profondément à une autre. L’essai applique cela de façon polémique, en traitant de ce que l’on considère, selon les règles du jeu, comme dérivé, sans suivre lui-même le fil définitif de cette dérivation. Il rassemble par la pensée, en toute liberté, ce qui se trouve réuni dans l’objet librement choisi. Il ne se fixe pas arbitrairement sur un au-delà des médiations – et ce sont les médiations historiques dans lesquelles se sont déposés les sédiments de la société tout entière – mais il cherche les contenus de vérité, qui sont eux-mêmes des contenus historiques. Il n’est pas en quête d’un donné originel, en dépit de la société socialisée, qui, justement parce qu’elle se tolère rien qui ne porte son empreinte, tolère moins que toute autre chose ce qui rappelle sa propre omniprésence, et qui fait nécessairement appel, comme complément idéologique, à cette nature dont sa praxis ne laisse rien subsister. L’essai dénonce sans mot dire l’illusion que la pensée pourrait jaillir de ce qui est thesei, c’est-à-dire culture, pour rejoindre ce qui est physei, c’est-à-dire nature. Fasciné par ce qui est figé, ouvertement dérivé, par les oeuvres, il rend hommage à la nature en affirmant qu’elle n’appartient plus aux hommes. Son alexandrinisme est une réponse au fait que le lilas et le rossignol, quand le filet qui enserre l’univers leur permet encore de survivre, font croire par leur simple existence que la vie est vivante.
Depuis Bacon – un essayiste lui aussi –, l’empirisme, tout autant que la rationalisme, a été une « méthode ». L’essai a été presque le seul à réaliser dans la démarche même de la pensée la mise en doute de son droit absolu. Sans même l’exprimer, il tient compte de la non-identité de la conscience ; il est radical dans son non-radicalisme, dans sa manière de s’abstenir de toute réduction à un principe, de mettre l’accent sur le partiel face à la totalité, dans son caractère fragmentaire.
Mais si l’art et la science se sont séparés dans l’histoire, leur opposition ne saurait pour autant être hypostasiée. La peur de l’amalgame anachronique ne justifie pas l’organisation de la culture en rubriques. Bien qu’elles soient nécessaires, ces rubriques accréditent du même coup, institutionnellement, le renoncement à la vérité totale. Les idéaux de pureté, de propreté, qui sont communs à une science capable de résister à toutes les attaques, parfaitement entièrement organisée, et à un art qui reproduirait sans concept la réalité, portent les traces de l’ordre répressif.
(…) le chercheur le plus loyal à l’égard de l’esthétique sera de manière négative celui qui se révolte contre le langage et qui, au lieu de rabaisser la parole au rang de simple paraphrase de ses chiffres, lui préfère le graphique, qui confesse sans réserve la réification de la conscience et trouve ainsi pour l’exprimer quelque chose comme une forme, sans emprunts apologétiques à l’art.