La vérité est d’abord parole […] [Elle] est encore le privilège de certains groupes d’hommes, les poètes, les devins, dressés au long apprentissage de la mémoire. […] La parole est éloge et blâme, capable de grandir ou d’amenuiser, d’être véridique ou mensongère. […] Il reste une tradition, poétique précisément , celle du « roi de justice » tenant la « balance », dispensateur et receveur tout à la fois du vrai et du faux . Parallèlement toute vérité est une énigme et tout diseur de vérité est lui-même une énigme. […] Il n’y a pas « opposition », « contradiction » entre le vrai et le faux ‚…
dans la Grèce archaïque, trois personnages, le devin, l’aède et le roi de justice , ont en commun le privilège de dispenser la Vérité du seul fait d’être pourvus de qualités qui les distinguent . Le poète, le voyant et le roi partagent un même type de parole . Doté de ce savoir inspiré , le poète célèbre par sa parole chantée les exploits et les actions humaines qui entrent ainsi dans l’éclat et la lumière et qui reçoivent force vitale et plénitude de l’être. […] De façon homologue, la parole du roi, se fondant sur des procédures ordaliques ‚…
Pas plus que la « vérité » du poète, l’ Alètheia du Vieux de la Mer n’est une « vérité » de type historique. Le roi de justice ne vise nullement à restituer le passé en tant que passé. Les « preuves » de la Justice sont de caractère ordalique , c’est-à-dire qu’ il n’y a pas de trace d’une notion positive de la preuve : se soumettre au jugement, c’est entrer dans le domaine des forces religieuses les plus redoutables. La « vérité » s’institue par l’application correcte, rituellement accomplie, de la procédure. Quand il préside, au nom des dieux, le justement ordalique, le roi « dit la…
Acceptant une classification dont les traits essentiels ont été dressés par Platon mais qui lui est largement antérieure, il oppose la compétence universelle , dans le domaine du relatif, de l’orateur et du sophiste au savoir des sectes philosophiques et religieuses . D’un côté la ruse, la tromperie ( apatè ) délibérément acceptée, de l’autre la possession de l’ alètheia , possession non monnayable et transmissible seulement de maître à disciple, mais les maîtres de vérité ne le sont plus que de groupes infimes qui échouent – c’est ce que montre dramatiquement l’aventure pythagoricienne – lorsqu’ils tentent de l’imposer à…
La parole magico-religieuse n’est pas soumise à la temporalité ». « À aucun moment, la parole du poète ne cherche l’accord des auditeurs, l’assentiment du groupe social ; celle du roi de justice pas davantage : elle se déploie avec la majesté d’une parole oraculaire ; elle ne vise pas à établir dans le temps un de ces enchaînements de mots qui tirent leur force de l’approbation ou de la contestation des autres hommes. Dans la mesure où la parole magico-religieuse transcende le temps des hommes, elle transcende aussi les hommes : elle n’est pas la manifestation d’une volonté ou d’une pensée individuelle, elle n’est…
Fonctionnaire de la souveraineté ou louangeur de la noblesse guerrière, le poète est toujours un « Maître de Vérité ». Sa « Vérité » est une « Vérité » assertorique : nul ne la conteste, nul ne la démontre. « Vérité » fondamentalement différente de notre conception traditionnelle, l’ Alètheia n’est pas l’accord de la proposition à son objet [vérité apophantique] , pas davantage l’accord d’un jugement avec les autres jugements [vérité judicatoire] ; elle ne s’oppose pas au « mensonge » ; il n’y a pas le « vrai » en face du « faux ». La seule opposition significative est celle d’ Alètheia et de Lèthè . À ce niveau de pensée, si…
Au service d’une noblesse d’autant plus avide de louanges que ses prérogatives politiques sont contestées, le poète réaffirme les valeurs essentielles de sa fonction, et il le fait avec d’autant plus d’éclat qu’elles commencent à paraître désuètes, que, dans la cité grecque, il n’y a plus de place pour ce type de parole magico-religieuse, que ce système de valeurs est définitivement condamné par la démocratie classique. À la limite, le poète n’est plus qu’un parasite, chargé de renvoyer à l’élite qui l’entretien son image, une image embellie de son passé. Marcel Detienne Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque…