Une liste – une liste de courses, par exemple – a généralement l’aspect d’une bande verticale de mots écrits les uns sous les autres, sur une feuille volante ou un bout de papier quelconque. L’idée de bande est inscrite dans le mot. Bande à part, pourrait-on dire, la liste est en marge du langage articulé en phrases ou en vers. Il est rare qu’y figurent des verbes conjugués. Parfois des infinitifs (passer chez le cordonnier), rarement des articles, peu d’adjectifs, pas de ponctuation, pas d’adverbes ni de prépositions. Une liste n’est pas un poème ; ni bien sûr, une prose. Elle…
Il existe aujourd’hui en France, comme partout ailleurs, toutes sortes de poètes, comme il existe toutes sortes de gens. Les uns, qui s’apparentent aux politiciens, écrivent une poésie aux accents poétiques immédiatement identifiables. Parmi eux il en est de bons, de moins bons et de franchement détestables. Mais ils ont ceci en commun que la poésie semble être pour eux l’expression d’une essence transcendante, permanente et universelle, comme me l’expliqua un jour, à Iowa City, un écrivain hindou de trente-deux ans qui venait de publier son soixantième roman à succès et qui célébrait dans ses vers la Beauté, la Nature…
J’ai connu autrefois à Tanger un personnage sympathique et fantasque qui pratiquait le métier peu commun de renfloueur d’épaves. Lorsqu’un bateau avait fait naufrage, il était le premier à proposer ses services aux armateurs et aux compagnies d’assurance. Son travail était lucratif mais délicat. Il exigeait surtout de la célérité car si l’on tarde à repêcher une épave, elle fait sa souille. Autrement dit, elle s’enfonce dans la vase ou le sable du fond et y adhère à la manière d’une ventouse. Il n’est dès lors plus possible de l’en arracher. Un jour, sans doute, ce personnage estima-t-il qu’il était…
Pour échapper à la morosité ambiante, on va puiser, dans le vocabulaire, des mots-refuges pour dorer la pilule. À ce compte-là, pourquoi ne pas dire onde pour eau, vaisseau pour bateau, courroux pour colère, nues pour nuages, flots pour mer, ondée pour averse, fragrance pour odeur, destrier pour cheval, orée pour bord, appas pour charme, dessein pour projet, etc. Bref, tout ce maquillage idéaliste qui rend la campagne si jolie aux yeux des bourgeois en mal de poésie. Toute cette hypocrisie contre laquelle s’étaient déjà battus les Baudelaire et Flaubert d’autrefois. Aujourd’hui, le recours à ces valeurs fantasmatiques apparaît clairement…
Le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, avait détérioré plusieurs panneaux allégoriques en azuleijos qui décorent la terrasse du palais de la Frontera. Notamment celui qui représente l’Astronomie. Un certaine nombre de carreaux du bas avaient été descellés et étaient tombés par terre. Un maçon « idiot », qui n’avait pas accès à la représentation, les avait recollés à la hâte (comme il convient d’ailleurs de le faire pour ne pas fragiliser davantage l’ensemble), mais n’importe comment, sans s’être soucié de la cohérence du décor d’origine. De sorte que, depuis cette restauration sauvage et discontinue, l’Anatomie a les pieds dans un…
On pense pourtant généralement que ce sont les mots qui sont porteurs de sens. Une table n’est pas une chèvre. Sans doute. Mais pris isolément, le mot table et le mot chèvre n’ont pas de sens par eux-mêmes. On peut traire une chèvre ou se mettre à table. Les chances de traire une table ou de se mettre à chèvre sont inexistantes. Se mettre en quête du sens d’un mot est une entreprise incertaine. Seule la tautologie répond pleinement à l’interrogation. Une table est une table. Une chèvre est une chèvre. Mais la tautologie n’éclaire en rien le sens de…
Tu fais de poétique et de joli des valeurs. Des valeurs affectives, esthétiques et morales. Des valeurs-refuges, dirais-je. […] Aujourd’hui, le recours à ces valeurs fantasmatiques apparaît clairement comme des impasses du langage et une regression de la pensée. Ce serait, en littérature, l’équivalent de Philippe de Villiers en politique. » Emmanuel Hocquard Les Dernières Nouvelles de la Cabane, bulletin du 11 avril 1998 Ma haie P.O.L 2001 440–441…
Cette autre parole, qui se détourne avec insolence du contenu de la culture, n’en utilise pas moins les mots et la syntaxe du discours culturel. Comment pourrait-il en être autrement ? Et, du même coup, comment peut-elle échapper à son orbite ? Par ce procédé très simple et très redoutable, bien connu des poètes et des astronautes, qui consiste tout bonnement à la prendre de vitesse. Emmanuel Hocquard Le pont suspendu Un privé à Tanger P.O.L 1987 121 fr…