Le plus dur, c’est l’heure du loup, entre trois et cinq heures. Quand viennent les démons : les regrets, l’en­nui, la peur, le malaise, la fureur. Ça ne sert à rien d’es­sayer de les endi­guer, ça devient encore pire. Quand mes yeux sont fati­gués de lire, j’ai la musique. Je ferme les yeux et je donne libre cours aux démons : venez, je vous connais, je sais com­ment vous fonc­tion­nez, allez‑y jus­qu’à ce que vous en ayez assez, je ne résiste pas. Les démons deviennent alors de plus en plus rageurs et au bout d’un moment, le fond cède, ils se montrent ridi­cules, ils dis­pa­raissent et je m’en­dors pour une heure ou deux.

Laterna Magica
trad. Lucie Albertini
Gallimard 1987
p. 262
démon

Mais après avoir ain­si expo­sé la moti­va­tion mani­feste de cette figure du « double », nous sommes for­cés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne nous explique le degré extra­or­di­naire d’in­quié­tante étran­ge­té qui lui est propre. Notre connais­sance des pro­ces­sus psy­chiques patho­lo­giques nous per­met même d’a­jou­ter que rien de ce que nous avons trou­vé ne sau­rait expli­quer l’ef­fort de défense qui pro­jette le double hors du mot comme quelque chose d’é­tran­ger. Ainsi le carac­tère d’in­quié­tante étran­ge­té inhé­rent au double ne peut pro­ve­nir que de ce fait : le double est une for­ma­tion appar­te­nant aux temps psy­chiques pri­mi­tifs, temps dépas­sés où il devait sans doute alors avoir un sens plus bien­veillant. Le double s’est trans­for­mé en image d’é­pou­vante à la façon dont les dieux, après la chute de la reli­gion à laquelle ils appar­te­naient, sont deve­nus des démons. (Heine, Die Götter in Exil, Les dieux en exil.)

« L’inquiétante étran­ge­té »
[« Das Unheimliche », 1919]
démon dieux double épouvante primitif unheimlisch

Je ne puis ici qu’in­di­quer com­ment l’im­pres­sion d’in­quié­tante étran­ge­té pro­duite par la répé­ti­tion de l’i­den­tique dérive de la vie psy­chique infan­tile et je suis obli­gé de ren­voyer à un expo­sé plus détaillé de la ques­tion dans un contexte différent1. En effet, dans l’in­cons­cient psy­chique règne, ain­si qu’on peut le consta­ter, un « auto­ma­tisme de répé­ti­tion » qui émane des pul­sions ins­tinc­tives, auto­ma­tisme dépen­dant sans doute de la nature la plus intime des ins­tincts, et assez fort pour s’af­fir­mer par-delà le prin­cipe du plai­sir. Il prête à cer­tains côtés de la vie psy­chique un carac­tère démo­niaque, se mani­feste encore très net­te­ment dans les aspi­ra­tions du petit enfant et domine une par­tie du cours de la psy­cha­na­lyse du névro­sé. Nous sommes pré­pa­rés par tout ce qui pré­cède à ce que soit res­sen­ti comme étran­ge­ment inquié­tant tout ce qui peut nous rap­pe­ler cet auto­ma­tisme de répé­ti­tion rési­dant en nous-mêmes.

« L’inquiétante étran­ge­té »
[« Das Unheimliche », 1919]
automatisme démon enfance névrose répétition unheimlisch