Tous les mal­en­ten­dus au sujet du Bloom tiennent à la pro­fon­deur du regard avec lequel on s’autorise à le dévi­sa­ger. En tout état de cause, la palme de la céci­té revient aux socio­logues qui tels Castoriadis parlent de « repli sur la sphère pri­vée » sans pré­ci­ser que cette sphère a elle-même été entiè­re­ment socia­li­sée. À l’autre extrême, nous trou­vons ceux qui se sont lais­sés aller jusque dans le Bloom. Les récits qu’ils en ramènent s’apparentent tous, d’une manière ou d’une autre, à l’expérience du nar­ra­teur de Monsieur Teste décou­vrant le « chez-soi » de son per­son­nage : « Je n’ai jamais eu plus for­te­ment l’impression du quel­conque. C’était un logis quel­conque, ana­logue au point quel­conque des théo­rèmes – et peut-être aus­si utile. Mon hôte exis­tait dans l’intérieur le plus géné­ral. » Le Bloom est bien cet être qui existe « dans l’intérieur le plus géné­ral ».

Théorie du bloom
La Fabrique 2000
p. 96
castoriadis général/particulier généralité privé/public sociologie valéry

Texte de Benjamin sur le poreux napo­li­tain dans les Denkbilder

Seine Privatexistenz ist die barocke Ausmündung ges­tei­ger­ter Öffentlichkeit.
« Son exis­tence pri­vée est l’es­tuaire baroque d’une vie publique inten­si­fiée. »
Suit la com­pa­rai­son avec le vil­lage hot­ten­tot :
Ausgeteilt, porös und durch­setzt ist das Privatleben. Was Neapel von allen Großstädten unter­schei­det, das hat es mit dem Hottentottenkral gemein : jede pri­vate Haltung und Verrichtung wird dur­ch­flu­tet von Strömen des Gemeinschaftslebens. Existieren, für den Nordeuropäer die pri­va­teste Angelegenheit, ist hier wie im Hottentottenkral Kollektivsache.
(“Distribuée, poreuse et mêlée est la vie pri­vée. Ce qui dif­fé­ren­cie Naples de toutes les grandes villes a à voir avec le kral hot­ten­tot : toute atti­tude et tâche pri­vée se trouve inondée/traversée par le cou­rant de la vie com­mu­nau­taire.”)
Puis : “Le domes­tique n’est plus un asile ; c’est un inépui­sable réser­voir d’où l’on jaillit en masse.” Évidemment, c’est aus­si une tar­tine de fan­tasmes, les fan­tasmes d’al­le­mand sur la vita­li­té ita­lienne, sa nata­li­té débri­dée (pure de tout nata­lisme), la déter­mi­na­tion par le « grand sud », la chatte lit­to­rale (le bor­dé débor­dant, ce qui « débouche », sens lit­té­ral de Ausmündung), l’or­gasme estuaire las­cif indis­con­ti­nu etc.
Et encore ses réflexions sur Baudelaire, notam­ment la réver­si­bi­li­té du pri­vé et du public, du par­ti­cu­lier et du col­lec­tif. L’étude des Foules et de La Solitude.
« Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien res­treint et bien faible, com­pa­ré à cette inef­fable orgie, à cette sainte pros­ti­tu­tion de l’âme qui se donne toute entière, poé­sie et cha­ri­té, à l’im­pré­vu qui se montre, à l’in­con­nu qui passe  » (Les Foules)
Dans la soli­tude, les moments pas­ca­liens du res­sen­ti­ment bau­de­lai­rien tentent : « tous ces affo­lés qui cherchent le bon­heur dans le mou­ve­ment et dans une pros­ti­tu­tion que je pour­rais appe­ler fra­ter­ni­taire, si je vou­lais par­ler la belle langue de mon siècle. » Et dans Les foules, moment inverse, reverse : « Celui-là qui épouse faci­le­ment la foule connaît des jouis­sances fié­vreuses, dont seront éter­nel­le­ment pri­vés l’égoïste, fer­mé comme un coffre, et le pares­seux, inter­né comme un mol­lusque. » [https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Foules] Et la convertibilité/réversibilité :
« Multitude, soli­tude : termes égaux et conver­tibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peu­pler sa soli­tude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affai­rée. »

Denkbilder
sur Naples lien baudelaire benjamin convertibilité foules intérieur/extérieur littoral naples privé/public réversibilité solitudes

Dans l’Antiquité, la concep­tion onto­lo­gique de l’art, dont date l’es­thé­tique des genres, allait de pair avec un prag­ma­tisme esthé­tique, ce qui n’est plus réa­li­sable aujourd’­hui. Chez Platon, l’art est, comme l’ont sait, tou­jours éva­lué par un regard soup­çon­neux en fonc­tion de son uti­li­té poli­tique pré­su­mée. L’esthétique aris­to­té­li­cienne res­tait une esthé­tique de l’ef­fet ; elle est cepen­dant huma­ni­sée dans un esprit bour­geois éclai­ré dans la mesure où elle recher­chait l’ef­fet de l’art dans les émo­tions de l’in­di­vi­du, confor­mé­ment aux ten­dances hel­lé­niques de la pri­va­ti­sa­tion. Il se peut que les effets pos­tu­lés par les deux étaient déjà une illu­sion à l’é­poque. Néanmoins, l’al­liance de l’es­thé­tique des genres et du prag­ma­tisme n’est pas si absurde qu’elle appa­raît à pre­mière vue. Le conven­tion­na­lisme latent à toute onto­lo­gie put, très tôt, s’ar­ran­ger avec le prag­ma­tisme comme déter­mi­na­tion uni­ver­selle des fins ; le prin­cipe d’in­di­vi­dua­tion n’est pas seule­ment oppo­sé aux genres, mais éga­le­ment à la sub­somp­tion sous une pra­tique direc­te­ment domi­nante. L’immersion dans l’oeuvre par­ti­cu­lière, contraire aux genres, conduit à sa léga­li­té imma­nente. Les œuvres deviennent des monades ; cela les écarte de l’ef­fet dis­ci­pli­naire diri­gé vers l’ex­té­rieur. Si la dis­ci­pline des œuvres, qu’elles exer­çaient ou sou­te­naient, devient leur propre léga­li­té, elles perdent leur carac­tère auto­ri­taire et fruste vis-à-vis des hommes. L’état d’es­prit auto­ri­taire et l’in­sis­tance sur des genres aus­si purs que pos­sible vont très bien ensemble ; la concré­tion non-régle­men­tée appa­raît souillée et impure à la pen­sée auto­ri­taire ; la théo­rie de la Personnalité auto­ri­taire a carac­té­ri­sé de phé­no­mène comme « into­lé­rance à l’am­bi­guï­té » ; elle est évi­dente dans tout art et dans toute socié­té hié­rar­chique.
In der Antike ging die onto­lo­gische Ansicht von der Kunst, auf welche die der Gattungsästhetik zurü­ck­da­tiert, auf eine kaum mehr nach­voll­zieh­bare Weise mit ästhe­ti­schem Pragmatismus zusam­men. Bei Platon wird Kunst, wie man weiß, mit sche­lem Blick je nach ihrer prä­sum­ti­ven staats­po­li­ti­schen Nützlichkeit bewer­tet. Die Aristotelische Ästhetik blieb eine der Wirkung, frei­lich bür­ger­lich auf­geklär­ter und huma­ni­siert inso­fern, als sie die Wirkung der Kunst in den Affekten der Einzelnen auf­sucht, gemäß den hel­le­nis­ti­schen Privatisierungstendenzen. Die von bei­den pos­tu­lier­ten Wirkungen mögen schon damals fik­tiv gewe­sen sein. Gleichwohl ist die Allianz von Gattungsästhetik und Pragmatismus nicht so wider­sin­nig wie auf den ers­ten Blick. Früh bereits mochte der in aller Ontologie lauernde Konventionalismus mit dem Pragmatismus als all­ge­mei­ner Zweckbestimmung sich arran­gie­ren ; das prin­ci­pium indi­vi­dua­tio­nis ist nicht nur den Gattungen son­dern auch der Subsumtion unter die gerade herr­schende Praxis ent­ge­gen. Die den Gattungen kon­träre Versenkung ins Einzelwerk führt auf des­sen imma­nente Gesetzlichkeit. Die Werke wer­den Monaden ; das zieht sie von dem nach außen gerich­te­ten dis­zi­plinä­ren Effekt ab. Wird die Disziplin der Werke, die sie ausüb­ten oder stütz­ten, zu ihrer eige­nen Gesetzmäßigkeit, so büßen sie ihre krud auto­ritä­ren Züge den Menschen gegenü­ber ein. Autoritäre Gesinnung und Nachdruck auf möglichst rei­nen und unver­mi­sch­ten Gattungen ver­tra­gen sich gut ; unre­gle­men­tierte Konkretion erscheint auto­ritä­rem Denken befleckt, unrein ; die Theorie der »Authoritarian Personality« hat das als into­le­rance of ambi­gui­ty ver­merkt, sie ist in aller hie­rar­chi­schen Kunst und Gesellschaft unver­kenn­bar.

Théorie esthé­tique [1970]
trad. Marc Jimenez
Klincksieck 1974
adorno antiquité grecque aristote esthétique genres littéraires légalité ontologie personnalité autoritaire platon pragmatisme privatisation privé/public utilitarisme utilité/inutilité

Naguère, alors qu’il exis­tait encore quelque chose comme une sépa­ra­tion entre pro­fes­sion et vie pri­vée – ce qui a été dénon­cé comme une alié­na­tion bour­geoise, qu’on en vien­drait main­te­nant presque à regret­ter – celui qui se ser­vait de la vie pri­vée pour par­ve­nir à ses fins fai­sait figure de gou­jat impor­tun, que l’on consi­dé­rait avec la plus grande méfiance. Aujourd’hui, c’est celui qui tient à sa vie pri­vée, sans y lais­ser paraître de visée uti­li­taire, qui n’est pas dans la note et semble faire preuve d’ar­ro­gance. Celui qui ne demande rien est presque sus­pect : on n’ar­rive pas à croire qu’il puisse aider quel­qu’un à prendre sa part du gâteau sans s’y auto­ri­ser en deman­dant quelque chose en échange. Il y en a beau­coup qui font leur pro­fes­sion d’un état résul­tant de la liqui­da­tion de leur pro­fes­sion. Ce sont des gens bien gen­tils, qu’on aime bien et qui sont l’a­mi de tout le monde ; ce sont des justes qui, très humai­ne­ment, excusent toutes les bas­sesses et, sans fai­blir, pros­crivent comme sen­ti­men­tale toute réac­tion qui n’est pas dans la norme.

Minima Moralia : réflexions sur la vie muti­lée [Minima Moralia : Reflexionen aus dem bes­chä­dig­ten Leben, 1951]
Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
Payot 2003
bourgeoisie norme privé/public travail

La période qui a débu­té depuis que la croûte ter­restre fut accu­lée aux qua­li­fi­ca­tions de pri­vé et public, veut que les ins­tances de pou­voir dési­gnées gèrent non plus seule­ment le par­tage du ter­ri­toire mais aus­si la dis­po­si­tion du bâti. Et pour légi­ti­mer leur démarche, nous les voyons se munir de tout l’attirail idéo­lo­gique de la domi­na­tion mar­chande : confort, esthé­tismes et sécu­ri­té. Les grilles d’analyse ici agi­tées semblent moins ser­vir la réa­li­sa­tion de la fable que sous-entend ce cre­do que cher­cher à impo­ser, comme on impo­se­rait un chan­ge­ment de devise moné­taire, le change de la convi­via­li­té contre la satis­fac­tion d’être « inté­gré », éta­blis­sant ain­si une équi­va­lence de prin­cipe entre sur­veillance poli­cière et menace de la dis­so­lu­tion du foyer. C’est qu’une cer­taine légis­la­tion vou­drait que ceux qui s’organisent et expé­ri­mentent, entre autre, l’hospitalité sans conces­sion soient obli­gés de se mesu­rer à la répres­sion poli­cière et judi­ciaire tan­dis que ceux qui gagnent leur vie et réus­sissent doivent se mon­trer aus­si méri­tants et dignes qu’un chien de cirque se montre agile dans la réité­ra­tion de son numé­ro. Cette dua­li­té – bien que navrante com­po­sante du dis­cours qui vou­drait asseoir comme réa­li­té ter­ri­to­riale la fable sociale (essayant de nous convaincre qu’une carte est le ter­ri­toire) – trouve son fon­de­ment en un fait simple : le milieu maté­riel et ter­ri­to­rial, dont le bâti est une consti­tuante, est déter­mi­nant quant aux poten­tia­li­tés rela­tion­nelles de chaque être. Fiers de cet ensei­gne­ment et véhi­cules du dis­cours à la mode sur l’identité de la carte et du ter­ri­toire, nombre d’architectes et de « col­lec­ti­vi­tés locales » pri­vi­lé­gient l’isolement (dé)responsabilisant de la mai­son indi­vi­duelle et favo­risent ain­si, comme pers­pec­tive répres­sive, la honte d’être indigne des condi­tions de vie per­mises par les biens concé­dés.
La fable sociale, par sou­ci de main­tien, agite le vieil épou­van­tail de l’intranquillité sociale, évo­quant son sou­ve­nir et ses dites résur­gences, et déplace celui-ci vers un masque de dis­cours por­tant sur la ges­tion de la sub­jec­ti­vi­té et de son envi­ron­ne­ment direct.
De son côté le ter­ri­toire, par nature inca­pable de cré­du­li­té, conti­nue d’évoluer sans que ce type d’initiative ne puisse tota­le­ment l’entraver.

« Ça a déjà com­men­cé… »
2012
lien carte/territoire dupeté privé/public