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Plan détaillé

« Pas spécialement poétique »

Nathalie Quintane, Christophe Tarkos
et la dé-spécialisation de la poésie (1992 - 2019)

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Introduction générale

Le 18 avril 1997, dans la galerie du Centre International de Poésie de Marseille, au-dessus de laquelle ce travail a été écrit, Christophe Tarkos est invité à lire. Pourtant, de lecture à proprement parler, il ne sera pas question. Debout face au public, bras croisés, entre raideur et hiératisme, sans texte et sans micro, à bonne distance de l’invariable dispositif table / verre d’eau, Tarkos commence par déclamer un poème tissé d’imprécations : « que la lumière t’attaque », « qu’un rayon de soleil frappe ton œil », « que le feu t’emporte », « que tu sois brûlé », « brûle ». Concentration, focalisation, intensification, densification, réaffectation d’une énergie vitale en énergie néfaste ; sans dérision apparente, le poème manifeste son privilège archaïque : la parole efficace. Tarkos poursuit à la table, sans qu’aucun des textes qu’il a devant les yeux ne soit lu. Tous sont nonchalamment passés en revue, résumés, commentés. La lecture de poésie se sécularise brutalement ; à la parole naïve du poème flagrant succède une parole idéalement moderne, informée de ses biais, critique de ses formes. Méta-lecteur de poésie, Tarkos se « li[t] lisant ». Puis il conclut par un dernier refus de lire. Il annonce que quelqu’un d’autre va s’en charger, qui « sait lire [s]es textes […] mieux que [lui] » parce qu’il y met moins de « parenthèses, de découragement ». Ce quelqu’un d’autre est une reading machine, une voix de synthèse, un pur processeur, authentiquement artificiel, sans biais réflexif ni conscience de ses procédés, qui transforme la « pâte-mot » en bouillie syllabique.
La succession rapide des trois régimes dégage une évidence : ces paroles sont compossibles au présent. Toutes participent de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler, à la fin du 20e siècle, la poésie contemporaine. Cette conception autorisante n’est pas une version de la licence régulièrement accordée à la poésie d’être une parole sans fond, sans temps et sans lieu, opposée aux discours historiquement, socialement, politiquement inscrits. Une telle licence est toujours suspecte de réaction, puisque elle fonde l’exception de la poésie sur les reproches platoniciens et agrée, en se consacrant non-lieu du discours, au cadastre auquel elle prétend échapper. On gagne aussi peu à ne voir, dans la « lecture » au CipM, qu’une forme d’« éclectisme post-moderne ». Un tel soupçon, qu’ont fait peser certains aînés sur la génération de Quintane et Tarkos, est la face cachée du plus vieux regret du monde, celui de « l’abrasement général de la notion de “valeur” » et de « l’effondrement » de la littérature. Que la poésie puisse être tout ça à la fois, dans le même temps et dans le même lieu, ressemble davantage, dans le cas de Tarkos, à une question adressée à la poésie dans ses déterminations traditionnelles. À y regarder de plus près, les trois régimes de la (non-)lecture au CipM se placent en effet, sur le cadastre des paroles spécialisées, dans une zone tampon entre le personnage légendaire du poète et certains de ses voisins éminents, donnant une version radicale, à la fois héraldique et bouffe, de leurs attitudes et prérogatives :
  1. le liturge (et sa gamme non-apophantique : prière, ordre, menace) ;
  2. le clerc (et son service des textes : glose, commentaire) ;
  3. le poète archaïque, véhicule d’une parole sans auteur (ni sujet de la compétence, ni sujet de la connaissance, mais fonctionnaire d’un texte qui ne lui appartient pas).
De cette morsure de la poésie sur ses marges extérieures, une double assomption :
  • Le poète contemporain ne peut jamais paraître qu’en costume de poète.
  • Ce costume est nécessairement tissé d’autres habits sociaux.
Pour certains Modernes, ces costumes sont des habits « méthodologiques », des dispositions de travail, des angles d’attaque de l’ordre social qui les exclut en tant que poètes. Comme Diogène désœuvré singeait les armées en campagne, opposant à la grande entreprise guerrière une activité mimétique mais restreinte, des poètes ont, surtout depuis le 19e siècle, coulé leur impersonne sociale dans les moules de la statuaire de leur temps : le poète en enfant, savant, vagabond, détective, législateur, musicien, etc. Au cours du 20e siècle, cette tendance s’est à la fois
  • radicalisée : le poète n’est qu’un support désincarné, une tringle d’exposition ou un mannequin d’essai des costumes sociaux ;
  • et atténuée, dans une respécification du rôle du poète empruntant au schème archaïque : le poète, faisant corps avec le costume de l’authentique penseur, est porteur ou véhicule d’un message essentiel à la communauté.
Parce que Tarkos publie ses premiers textes dans un champ héritier du premier mode (celui d’une radicalisation dés-essentialisante), tout en revendiquant, sur le second mode, l’appellation de « poète », son premier coup sur le plateau de la poésie est trouble : il réinscrit le personnage du poète au casting de l’époque, en même temps qu’il le vide de toute substance spécifique.
Sous cet aspect, le travail de Tarkos participe de
  • ce que Quintane a appelé, au dos de Chaussure, la poésie « pas spécialement poétique » – de celle « qui ne se force » ni à en être, ni à ne pas en être (on n’est jamais poète : on joue à l’être) ;
  • ce que Jean-Marie Gleize a appelé la « postpoésie » – mais encore faut-il rappeler la valeur singulière de ce post : il désigne le moment où, une fois le terme admis ou rejeté, reste « ce qu’on peut continuer d’appeler “poésie”, si on veut ».
« Si on veut », Tarkos, en tant que « poète français », est un « soldat de la France », illustrateur, défenseur, serviteur, sauveur de « la langue française », « protecteur du territoire » linguistique français, officiant de la littérature « à l’intérieur de ce cercle sacré où l’on parle encore la langue française », « fonctionnaire de la souveraineté » française « collabor[ant] directement à la mise en ordre » (française) « du monde ». La notice consacrée à l’auteur sur le site de l’IMEC, où sont déposés ses carnets, prend d’ailleurs l’expression à la lettre : La poésie de Christophe Tarkos s’inscrit dans le projet général de vivifier et de défendre la langue française. Citation : « Je suis un poète qui défend la langue française contre sa dégénérescence, je suis un poète qui sauve sa langue, en la faisant travailler, en la faisant vivre, en la faisant bouger ». Notons que cette « défense » ne consiste pas à garder la langue de ses mésusages, mais à prévenir la fixation de ses usages dans le « conservatoire de la langue » (Quintane) qu’est devenue la littérature à la fin du 20e siècle, en France. S’il faut la « bouger », c’est que cette langue s’est immobilisée, qu’elle stationne en lieu sûr, qu’elle tient une position spécifique quand elle porte l’uniforme littéraire.
« Affaire de spécialistes » Aujourd’hui, le recours [aux] valeurs [poétiques] fantasmatiques apparaît clairement comme des impasses du langage et une régression de la pensée. Ce serait, en littérature, l’équivalent de Philippe de Villiers en politique. Figurons-nous qu’il y a, de tous temps comme on dit, des gens pour penser leur époque comme la plus bavarde de toutes, et qu’à cette dépense discursive il convient d’opposer une hygiène de la langue. On peut considérer que littérature est le nom donné, en France, depuis le 18e siècle, à cette hygiène. Poésie en serait la formule concentrée, encore plus pure et « lave plus blanc ». Une « valeur-refuge », à l’abri des altérations de la mot-nnaie courante : tournures idiomatiques, argots et dialectes sociaux, syntaxes excellentes, orthographes débordantes et langue des négociations ordinaires du sens dans les interlocutions quotidiennes. À cet égard, la poésie est « affaire de spécialistes » ; à la fin du 20e siècle, lui est encore largement attachée l’idée d’une valeur spécifique, d’une langue et d’une loi spécifiques, de critères épistémologiques spécifiques, d’une expérience ou d’une qualité de l’expérience spécifiques. Aujourd’hui comme hier, l’hygiénisme est un classicisme, un projet paradoxalement restaurateur et compensatoire ; il charge la poésie de perpétuer ce qui a été perdu : un rapport authentique à la parole. Dans le casino des paroles en cours, poésie tient lieu de « valeur affective, esthétique et morale », insensible aux variations du cours. Cette parole est d’or ; d’ailleurs elle prétend, jusque dans le regret dramatisé de ne pouvoir y prétendre, à la noblesse qu’elle prête au silence. Mais, pour nombre de poètes, cette pureté n’est qu’un « maquillage », cette authenticité une simple technique de valorisation sur le marché des valeurs elles-mêmes, et cette élévation une petite cuisine dont l’opération de base est la conversion systématique du code vernaculaire au code noble : Pour échapper à la morosité ambiante, on va puiser, dans le vocabulaire, des mots-refuges pour dorer la pilule. À ce compte-là, pourquoi ne pas dire onde pour eau, vaisseau pour bateau, courroux pour colère, nues pour nuage, flots pour mer, ondée pour averse, fragrance pour odeur, destrier pour cheval, orée pour bord, appas pour charme, dessein pour projet, etc. Bref, tout ce maquillage « idéaliste » qui rend la campagne si jolie aux yeux des bourgeois en mal de poésie. Tarkos et Quintane sont du côté sagouin du clivage : dès le début des années 1990, ils écrivent des textes bavards, tissés de discours largement empruntés, découpés, remontés, et d’un vocabulaire qui n’est pas exigible en vertu d’une éminence poétique, mais disponible dans le fourbi, quelque « morose » qu’y soit l’ambiance. Pour eux, comme pour Emmanuel Hocquard à la même époque, « il y a quelque chose qui ne va pas dans l’utilisation faite du mot poésie » : la majorité des poètes écrit « une poésie aux accents immédiatement identifiables », et se comporte encore, à l’image des politiciens les plus autoritaires, en officiers spécialisés d’une parole « transcendante, permanente, universelle ». En somme, le conservatisme pèse sur une poésie « conventionnelle », toujours « déjà faite », réticente à « changer sa forme ». Le poème congrue dans son « rêve », s’accroche à son « Idéal », s’« englue » dans sa « notion », « patine », « patauge » dans le « lyrisme ». Un « statu quo poétique », « reflet exact d’une aspiration à un statu quo social et général : que rien ne change », que l’infamie dans laquelle nous vivons et à laquelle nous concourons tous à notre échelle jour après jour puisse être de temps à autre compensée, voilée, dissimulée, par le gâteau poétique, par la cerise sur ce gâteau, par l’imagination pâtissière. Fétichisme de la poésie Il n’y a pas de « licence » poétique possible dès lors qu’il n’y a plus de prétention poétique : le poète est public, et comme tout public il est empêché et sa langue est embarrassée. Ce constat sévère, formulé par Tarkos dès ses premiers textes et réitéré par Quintane jusqu’à aujourd’hui, est en partie celui d’une tradition anti-idéaliste : « récusation » de la poésie comme genre consacré, dramatisation des « coup[s] de reins » hors du « manège poétique » (Ponge), abandon proclamé de la position poétique, départ tapageur de l’« enclos sacré ». Ces déclarations, traitées en véritables événements discursifs par la saga de la « Grande Lignée Poétique » française, installent un clivage, à partir des années 1980, entre les « poètes-qui-cherchent-à-l’être » (Deguy) et ceux qui y répugnent, entre les croyants, pratiquants, célébrants de la poésie, et ceux qui posent en non-dupes devant le totem. Tarkos et Quintane, bien qu’ils héritent indiscutablement plus de la « récusation » que de la célébration, restent difficilement situables depuis cette matrice cadastrale : 
  • En un sens, Tarkos est, s’il en est, un poète-qui-cherche-à-l’être ; il adhère à son objet (la poésie ou autre), l’embrasse dans un grand oui initial, semble célébrer la complexité cosmique des objets les plus simples.
  • Quintane, elle, n’assume fonctionnairement ni missionnairement l’étiquette de « poète », mais s’en affuble tactiquement dans divers contextes où le terme est susceptible de surprendre, de jouer la diagonale, de déplacer les lignes. On peut affirmer que pour elle, tout poète qui « cherche » – à-l’être ou à-ne-pas-l’être – appartient au domaine de la poésie qui se force.
Le rejet, par les « récusateurs », d’une poésie consacrée, immobile, patrimoniale, se formule à nouveaux frais chez les deux auteurs de notre corpus, et s’étend à toute fixation statutaire, légendaire, destinale de la figure du poète. Car, selon un axiome quintanien, que la critique de la poésie ait été faite ne signifie pas qu’elle soit faite une bonne fois pour toutes. « Tout est toujours à recommencer, dans la poésie et en général », et l’effort de la « génération de 90 » dans cette direction ne suit pas exactement le même cours que celui des aînés. Le programme de ceux-ci est connu : révolution permanente des formes, nécessité absolue du moderne, « fabrication d’inouï », « production du nouveau » ; il s’appuie sur une détermination négative de son objet, selon laquelle « toute vraie poésie est antipoétique ». Mais il s’accommode encore, la plupart du temps, de la vieille idée d’« un certain type d’êtres humains » – « pèlerins du pire, […] porteurs de trous, […] empêcheurs de fabuler en rond » – dont le rapport à la langue fonde une condition spécifique parmi les parlants. « Au risque d’apparaître comme une génération qui a gaspillé la poésie » et qui a ouvert la voie à la génération 2010 (celle du check your privilege et de #balancetonporc), une partie de la « génération de 90 » continue de traquer ce qui, dans la figure du poète, critique ou non de la poésie, perpétue un désir de poésie, une idée de la poésie, une élection, une « prétention » poétiques – un fétichisme de la poésie. Cette nouvelle critique de la poésie ne considère plus celle-ci comme un objet en soi, mais comme un lieu du discours, qu’on investit propriétairement ou locativement, qu’on quitte ou qu’on rallie, qu’on traverse. Comme le poète pour Tarkos est un des costumes de la garde-robe de l’époque, la poésie pour Quintane est un des îlots sur le cadastre des discours spécifiques : Ceux qui sortent, à reculons ou excités […] de la poésie, [la] refondent, mais ceux qui s’y sentent et le revendiquent ne font pas mieux, en [la] maintenant bien inaliénable, privé[e]. Mais plutôt qu’une critique de la critique qui reproduirait le sérieux des aînés – leur ton proclamatoire et leur sens-de-l’Histoire – pour « refonder » poésie-lieu, la « génération de 90 » s’op-pose littéralement aux topoï des « dernières avant-gardes », s’y appuie pour s’en démarquer, se constitue « en protocole de différenciation par rapport » aux anciens, c’est-à-dire aux modernes.Retour du jeu après les virtuosités hyperréférentielles, détournement narquois après les chimères des œuvres monstres, formalismes sans les baleines, mise à distance du fétichisme linguistique, plasticage de l’esprit de sérieux et des fantasmes d’œuvres au noir, collage, métissage, mixité des techniques, comique contrôlé et parfois parodique, frivolité de façade, littéralité, travail sur les poncifs, appauvrissement de la langue, écritures basse tension, transdisciplinarité, etc. L’histoire schématique ajoute généralement que la bibliothèque change : Stein et Spicer, par exemple, remplacent Bataille et les « grands irréguliers du langage ». Dans le cas de notre corpus, c’est vrai, mais partiel. Le fait décisif est ailleurs : le corpus d’emprunt de Tarkos et Quintane n’est pas spécialement littéraire (il mêle sciences humaines, sciences naturelles, économie, histoire, philosophie du langage, discours médiatique et politique) ; leur corpus d’inscription, en revanche, est bien la poésie, mais moins comme lignée immémoriale ou pratique résistante que comme ensemble de formes et d’activités publiques, milieu d’enquêtes et d’expériences, « psychologie » et dramaturgie. Comme le soulignait Paul Otchakovsky-Laurens, leur éditeur, Tarkos « se sert de l’improvisation ou plus exactement de l’esthétique de l’improvisation comme d’un matériau, un matériau parmi d’autres » – on le verra, on pourrait ici remplacer « improvisation » par « poésie ». Quant à Quintane, elle décrit parfois ses livres comme des coups, des tests dans le champ social et éditorial de la poésie – quand ce test de poésie ne concerne pas la société tout entière : Je ne peux pas aller jusqu’à m’approprier le mot de « poète ». S’il m’arrive de dire que je suis poète, ce sera toujours en fonction du contexte, de l’interlocuteur que j’ai en face de moi. Je saute un peu de la pratique, de la façon dont on peut utiliser le mot dans le travail, à son utilisation dans la société. Les termes « poésie » et « poète » ne sont donc pas « récusés », mais ils ne sont pas non plus pleinement assumés ; ils sont joués. Chez Tarkos, dans une série de textes où les répétitions de l’un ou l’autre terme concourent à les faire « bouger » plutôt qu’à les asseoir. Chez Quintane, après une période de rejet (« trop de malentendus et de malentendants »), le terme revient (« je suis poète », « je suis avec la poésie, son histoire, sa fabrique, son personnel, ses familles, comme un chien à truffes avec les truffes »), mais surtout dans des contextes peu familiers de la poésie, et dans des livres publiés chez un éditeur pas spécialement littéraire, et même ostensiblement « politique » (La Fabrique). Si je dis « poète » ou « poésie », ce sera toujours avec l’idée : « Qu’est-ce que ça fait ? », « Qu’est-ce que ça me permet ou pas ? », « Avec qui  ? », « Dans quelles circonstances ? » C’est que ces mots, sauf à redevenir des « valeurs-refuges », des recours lexicalisés à la différence absolue (l’inouï, l’indéfinissable, l’innommable, l’insu), ne peuvent tenir leur efficace que d’une différence relative à un cadre, un contexte, une interlocution. « Poésie » ne désigne plus alors un mode de la parole, un régime spécifique du discours, une position à tenir sur le terrain des savoirs et techniques, mais une « intelligence du jeu », ou, selon une désambiguation permise par l’anglais, un jeu (playing) adapté à et contraint par l’état du jeu (game). C’est l’environnement de ce game que nous avons appelé, dans ce qui suit, casino des discours.
Le casino des discours Casino : lieu où l’on se réunit pour lire, causer, jouer ; société réunie dans ce lieu Lorsque Quintane, au dos de Chaussure (1997), écrit qu’il s’agit d’« un livre de poésie pas spécialement poétique », elle ne corrige pas seulement la réception de son premier livre – qui avait passé auprès de certains lecteurs pour une leçon d’humilité poétique face à l’affairement prosaïque de l’époque –, elle déclare s’émanciper d’un lieu spécifique du discours situé dans une géographie symbolique relative. Lorsque Tarkos affirme que la poésie est un discours de vérité et de clarification logique, d’exactitude restrictive, de pragmatisme et d’efficacité, de justesse et de discernement, il lui assigne des tâches qui l’éloignent du « lieu sûr » du discours auquel la tradition l’avait arrimée, et la rapproche d’autres discours (philosophique, politique, juridique, scientifique), que nous dirons simplement pour l’instant strict-parleurs. Tous deux diffusent et diluent la question épistémique propre de-la-poésie dans l’ensemble du champ épistémologique, au-delà de ce qu’on appellera ici une poétique des spécialités, c’est-à-dire – définition temporaire que le travail précisera – une division du travail parmi les parlants. Ils font du capharnaüm des discours spécifiques l’environnement de réception et l’échelle d’évaluation générale du discours poétique. Il n’y a pas de différence entre la poésie et ailleurs. La poésie est dans le monde. Dans la société. Elle n’est pas séparée. Ce n’est pas un enclos sacré où on irait se reposer de sa mauvaise journée. Ceci dit, avoir choisi pour titre la triviale et nébuleuse expression de Quintane au dos de Chaussure nous oblige à formuler positivement le vis-à-vis de ce « pas spécialement ». Forcer le passage du bon mot au concept serait une mauvaise idée, et une piètre méthode de lecture (elle a trop souvent transformé les pointes moralistes en corps doctrinaux, et tiré de trois vers d’un ou deux poètes un programme d’émancipation pour le siècle). Il ne s’agit pas pour nous, dans le passage d’une détermination négative à une positivité thétique et thésarde, de faire du « pas spécialement poétique » un lieu du discours aussi intangible et nécessaire que la poésie des « vieux aèdes idéalistes ». On ne peut toutefois pas éviter de caractériser cette chambre d’écho générale des discours, qui transcende les frontières internes de la poétique des spécialités. Nos dénominations étonneront peut-être : capharnaüm, fourbi, bordel, et surtout casino des discours. On les trouvera vaseuses ; elles le sont. Le casino est un lieu mal fondé, où se jouent des jeux d’une grande diversité, et dans lequel ne règne pas une règle unique du discours qui normerait les rapports au vrai, au juste, au clair, à l’utile, et distribuerait d’emblée les places et les légitimités. Au contraire, y a cours une sorte de pragmatique des discours, où
  • l’usage constituant prime le sens institué (les coups redéfinissent les limites du game) ;
  • les vouloirs/pouvoirs-dire dépendent des vouloirs/pouvoirs-ouïr (les mouvements sont relatifs aux autres mouvements, sur et autour des tables de jeu) ;
  • les valeurs lexicales dépendent de l’état des mises et des tactiques en cours plus que d’un intangible et disponible trésor de la langue ;
  • le courant de la langue navigue parmi les tables, traverse sans les transcender les différents genres, jeux, corpus, « registres » où le sens s’est fixé dans une règle.
Car « le sens a été capté par les kilomètres de registres imprimés », « la langue est allée s’accrocher à ça », et elle est « bien mal en point à moins de relire les registres ». Pour Tarkos, « poète d’actualité », comme pour Quintane, pour qui il faut « relever les contextes » et « vérifier les formules », écrire dans la langue courante, c’est actualiser les corpus, récoler les inventaires et, sinon sortir la langue des « registres », au moins rendre prégnante son inscription dans ces registres. Un jeu de mot suffira, pour le moment, à nous rendre sensible la différence produite avec la spécialité poétique largement prévalente : le travail poétique n’est pas, pour Quintane et Tarkos, mise au jour, révélation d’un sens oublié ou caché, mais mise à jour, actualisation d’un état de langue à un état du monde.
Diviser les questions, dissoudre les problèmes - Maître, qu’est-ce que l’art ?
- Vous n’auriez pas une question plus petite ?
Tarkos qualifie parfois ses performances et lectures publiques d’« improvisations ». Le terme est trompeur : la parole, si elle se risque sans texte, n’y est pas totalement sans provision ; elle s’appuie sur des textes longuement travaillés, repris, amendés, dont les versions sont nombreuses et les motifs transversaux. Antidosis problematon : dans le système des carnets de Tarkos, comme dans celui des « fichiers » retrouvés sur ses disquettes, les problèmes naviguent, communiquent, s’échangent. Parce que les « improvisations » qui naissent de ces fichiers et carnets combinent
  • le caractère procéduriel d’un tirage au clair, de la position d’une question, d’un dégrossissement de ce que Quintane appellerait un « embarras de pensée »
  • et
  • le caractère processuel d’une parole impromptue et cursive, qui se cherche et s’explore ex tempore, visant à faire discours du cours sans reconduire celui-là aux fers grammaticaux et à la cellule lexicale du sens,
nous les appellerons, dans la suite de ce travail, improcédures. Elles ont l’opiniâtreté de ce qui pose un problème ou s’y jette, ronge un os ou se lance à la poursuite d’un bâton. Elles donnent à voir un état concentré des recherches, une actualité brûlante de la recherche en cours dans les carnets et fichiers. En même temps, les énoncés que les improcédures délayent ont, à l’écrit comme à l’oral, le caractère épanorthotique d’une pensée en train de se faire, et qui se reprend, se rattrape, se corrige et s’amende, se verbalise, se laisse courir pour voir où ça la mène. Fixité, crispation, concentration sur « ce qui est » ; relâchement, roue libre, place faite à ce qui vient : les improcédures sont la forme singulière du « poète d’actualité ».
De façon similaire, bien que se manifestant dans des objets textuels formellement très différents, on peut considérer de nombreux livres de Quintane comme des unités de recherche : ils partent dans l’inconnu depuis tout ce qui « sensiblement […] heurte, […] capte, […] arrête », et ouvrent à une question, trop grosse pour être manipulée, mais qui constitue un pré-texte de clichés, de lieux communs, de bribes idiomatiques à partir duquel travailler. Par goût pour les « questions plus petites », Quintane se laisse entraîner dans des problèmes de grammaire, s’« acharne » sur les « petits mots » (prépositions, conjonctions, articles, pronoms). Les « petits bouts » de la langue sont les véritables « gros bouts » de la pensée ; la « métaphysique », comme la poésie, est « dans le vocabulaire ». L’unité d’un texte, d’un livre, d’une improcédure : un problème ; un énoncé, un fait, qui objectent, embarrassent. Les utilisateurs de la langue ont pour eux l’impéritie ordinaire, la condition idiomatique commune. Ce sont des débrouillards, des bricoleurs, des problem solvers. Ou plutôt des problem dissolvers : il ne s’agit pas tant pour eux de résoudre le problème, de l’annuler en le dénouant, que de le dissoudre, de le perdre comme tel en le nouant à d’autres problèmes, en le replaçant dans la circulation plus vaste des problèmes pratiques. La grande affaire, à laquelle les aînés donnaient des noms divers mais peu pratiques (« le Réel », « le Sujet », « la langue »), est chez Quintane et Tarkos toujours appareillée à des petites affaires. En ce sens, un problème n’est jamais une impasse, mais, comme dit l’anglais encore une fois, une issue, un échangeur où les questions flow in & out. Un problème n’est pas un élément de cadastre disciplinaire ; il bave, mord, déborde sur plusieurs îlots adjacents. Quand il se spécialise, se cantonne à son lot, il est hors d’usage pour « l’ensemblier » qu’est le poète, puisque il ne communique plus qu’avec ses termes et présupposés spécifiques.
Pour une « valeur d’usage » de la littérature Qu’il s’agisse d’un journal ou de Proust, le texte n’a de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui échappent. Il ne devient texte que dans sa relation à l’extériorité du lecteur, par un jeu d’implications et de ruses entre deux sortes d’« attente » combinées : celle qui organise un espace lisible (une littéralité), et celle qui organise une démarche nécessaire à l’effectuation de l’œuvre (une lecture). Ouvrir les problèmes théoriques à des problèmes pratiques, c’est leur donner une destination ; et s’il y a une grosse question quintanienne, c’est bien, à partir des années 2010, « celle de la valeur d’usage » de la littérature. Elle se formule diversement : « Quel usage ordinaire en faire ? », « Qu’est-ce qu’on peut en faire ? », « À quoi ça sert ? ». Questions transitives, appliquées, plus proches de la recherche d’un Ponge (« que l’esprit y gagne, fasse », à tel sujet ou tel objet, « quelque pas nouveau ») que de la veine spéculative de la poésie se reproduisant en se « récusant », se renouvelant de se « haïr » (et dont un autre Ponge est emblématique). La question de la valeur d’usage s’oppose, selon l’axe traditionnel de la théorie économique, à celle de la valeur d’échange. En domaine littéraire, elle s’oppose surtout à la valeur sacrée ou somptuaire : La conception dominante de la littérature, qui la conserve et la préserve, en la donnant à apprécier gustativement (tel livre est « savoureux »), ou en en soulignant l’énormité (tel roman ou tel auteur sont « hors-normes », « éblouissants », voire « sidérants »), nous en prive. Nous ne savons quel usage ordinaire en faire. Valeur d’usage de la littérature, utilité d’icelle, autant de questions que beaucoup, dans la génération précédente, auraient trouvées abjectes ou risibles. Sous cette catégorie, il ne s’agit pourtant pas de penser un « génie civil » du poète ou une profitabilité des poèmes, mais un rapport au texte qui ne s’appuie plus sur une conception cléricale de la lecture, donc sur une conception propriétaire du sens, « index et effet du pouvoir social, celui d’une élite » (de Certeau). Nos principes de lecture s’inspirent de cette position. Les textes de notre corpus n’ont pas été considérés comme des supports herméneutiques mais comme des jeux (scrupuleux et badins, « sérieux et vains » ; peu lisibles en tout cas depuis les partitions rhétoriques traditionnelles : ironie, parodie, satire), des espaces de travail d’une ou plusieurs questions, où des contradictions peuvent apparaître sans brouiller le propos, parce qu’elles constituent les coordonnées du texte, et s’appréhendent d’abord moins comme discordance logique que comme ambitus déontique ou éthique, balises du jeu. Un principe essentiel de cette méthode est que le fait de lecture prime le fait d’écriture : un texte n’a rien à (nous) dire. Aussi, au départ, doit-on considérer, comme Tarkos devant un caillou, qu’« on pourrait tout [en] dire » : pour nous – parce que toute autre attitude nous entraînerait dans des conjectures ennuyeuses – il n’a pas d’intention constituée, ne dit rien d’autre que ce que dit, à qui lit, ce qui est écrit. Il appelle d’abord une lecture « à la lettre » : Même en étant un professionnel de la profession, mine de rien, on pense toujours que les poètes ne pensent pas vraiment tout à fait ce qu’ils pensent, qu’il y a quelque chose derrière ce qu’ils écrivent, enfin bref, qu’il faut interpréter, ne pas prendre au pied de la lettre, etc. Or, chaque fois que je suis allée chercher de l’aide chez un poète, j’ai constaté invariablement la même chose : qu’il suffit de le prendre au pied de la lettre. Mais cette littéralité n’est pas nue, purement dénotative ; ces textes ont aussi une légalité formelle : ils ne disent pas simplement ce qu’ils disent ; ils « disent ce qu’ils font » – au monde autant qu’à « la langue » – « et comment ils se font ». En ce sens, ce sont des pièges littéraux, toujours en « tension littérale » : ils fonctionnent, attrapent, capturent, mais sans autre appât que leur notice immanente, et sans autre opération que le signalement de leurs coordonnées. Ils ne masquent pas ce qu’ils processent et retraitent. Ce sont eux-mêmes des petites machines open source, des corpuscules dont les emprunts extérieurs et le code de constitution demeurent apparents. Or un corpus ne se lit pas ; il se parcourt, s’arpente. Le texte d’un corpus est un indéfini : du texte disponible, qui n’est pas exigible comme un texte achevé. Et si « le grand truc de la poésie » est bien la « coupe » (Quintane), c’est autant une question d’écriveur que de lecteur. Nous avons choisi de couper transversalement le corpus ; nous avons choisi d’y tracer une intrigue. Péruser le corpus, tracer des intrigues Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu’ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l’infini et n’est pas composé d’atomes événementiels) ; aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout ; aucun de ces itinéraires n’est le vrai, n’est l’Histoire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu’on irait visiter et qui s’appelleraient événements : un événement n’est pas un être, mais un croisement d’itinéraires possibles. Lire, c’est aller au sens en allant aux codes. Lire est trop souvent le nom d’un fantasme de saisir, comprendre, voir où ça veut en venir et « ce que ça veut dire ». Le verbe désigne des attitudes et des degrés d’investissement divers, dont le spectre a pour extrémités la lecture littérale d’un côté, le feuilletage de l’autre. L’idéal de la lecture dite « littérale » est une politique d’austérité, une passoire fine avec un gros trou au milieu. On peut toujours lire à la lettre ; si on ne sait pas sur le fond de quoi la lettre a été écrite, ce que cette lettre corrige, quels bouts de code elle rejoue et fait fonctionner autrement en les appareillant à d’autres bouts de code, on est condamné, croyant lire à la lettre, à obéir à la lettre à un code. De l’autre côté du spectre, le feuilletage, browsage ou scrollage nonchalants flattent le velléitaire par l’entrée kairotique de sa mélancolie (comprendre est une rencontre), ou, lorsqu’ils s’appuient sur un index, tendent à réduire toute connaissance des textes à leur dimension lexicale, voire thématique. L’arpentage nonchalant ou décidé d’un corpus est source d’une autre duperie de lecture : en se laissant bercer par les belles histoires de sérendipité, on oublie qu’il y a des chemins coutumiers – et même des chemins coutumiers-sans-le-savoir, puisque nos têtes chercheuses, nos têtes liseuses, elles aussi ont leurs algorithmes. L’anglais combine dans un seul verbe ces deux types de lecture : to peruse :
1. lire dans le détail, attentivement, extensivement
2. parcourir rapidement, survoler légèrement.
L’anglais est ici du latin tardif – per-usare : faire un usage traversant. Péruser un texte, c’est faire son deuil de la bonne focale et d’un accès à la totalité, et décider de la primauté de l’usage ordinaire sur l’idéal de la lecture cléricale informant l’« usage littéraire de la littérature ». C’est considérer la lecture elle-même comme une « intrigue » (Veyne), une « coupe transversale » dans un champ de possibilités « divisible à l’infini », où toute différence signifiante est relative au fait de lecture dans une « œuvre ouverte », plus qu’à la totalité de l’œuvre achevée.
Cette thèse a donc la forme singulière que lui donnent sa méthode – une traversée du corpus – et la trajectoire de cette traversée. La discontinuité des paragraphes, l’apparente dispersion des remarques en début de chapitres, assument un mimétisme avec une partie de ce corpus. Ces débuts sont des mises en place, où une myriade de motifs se disposent dans l’ordre dispersé de leur sollicitation, et que l’intrigue vient ressaisir, ramasser au fur et à mesure. Aussi les fins de chapitres sont-ils, espérons-le, plus compacts et plus lumineux que leurs commencements. Mais l’ordre dispersé n’est pas une excuse méthodologique. C’est un jeu avec l’impossible rigueur d’une thèse scientifiquement humaine. La lecture n’est pas une science ; par conséquent, ce qui suit raconte beaucoup de choses, en prouve peu. Il y a mille autres thèses sur ce corpus, mille autres intrigues dans cet ensemble, mille autres coupes possibles dans ce « formage » – aucune n’est la vraie, aucune n’est la bonne. Notre corpus est certes strictement défini : les livres, articles et entretiens publiés par Nathalie Quintane et Christophe Tarkos. Mais ses articulations, internes comme externes, sont indéfinies. Les œuvres ne viennent pas avec leurs lignes de déhiscence. Le corpus tarkossien, notamment si on l’étend aux « fichiers », carnets, performances et textes parus en revue, est instable : il faudrait relever toutes les versions d’une même improcédure, différents états à l’écrit et différentes performances à l’oral… Mais comment prétendre identifier, dans ce fourbi, ce qui relève d’un même texte, d’un même mouvement de pensée ? Comme le dit sobrement Philippe Castellin, éditeur des lectures et performances de Tarkos, et défricheur de ses « fichiers », « tout se tient ». La lecture trace ses intrigues en tentant de rendre compte de cette solidarité des parties et du tout. C’est la vérité à laquelle elle s’astreint, sans déférence particulière aux intentions, et en s’autorisant des détours par la « longue durée » (Platon, les sophistes, Aristote…). Le corpus est au présent ; l’« archive est au futur » : l’intrigue peut changer de trajectoire en fonction de ses trouvailles et de ses obstacles. « Le mouvement qui en résulte est tout sauf linéaire » : la thèse ne peut découvrir l’étendue de son archive qu’en l’arpentant à courte vue et en revenant régulièrement au corpus comme on retourne à la base entre deux excursions. Chérissons cette courte vue, et gardons le cap insensé de la totalité sans cesse promise et reportée par l’archive. On se donnera la chance, jusque dans la sollicitation du « temps long », d’être un thésard d’actualité.

1. La question-si

Introduction : La question-de-la-poésie

Qu’en serait-il d’une question qui n’impliquerait pas de réponse ? Elle ne diviserait pas le monde en deux : la demande, la réponse ; elle se tiendrait d’emblée en leur milieu, éclatante de leur contradiction, et cependant fermée à la discontinuité que la contradiction engendre. Pareille question ne saurait pas ce qu’elle est, car niant sa nature et se niant elle-même, elle se contenterait justement d’être ce qu’elle est. Suspendue à sa question Le message constant, essentiel, inévitable de la poésie : « Je suis la poésie. » Dans la plupart des cas, c’est le seul. Ce message est sa fiction. « Les poètes écrivent pour les poètes », et « la poésie ne parle que d’elle-même ». « Au moins depuis le Romantisme allemand », mais surtout en France, « la poésie s’identifie avec la question de la poésie » et « les poèmes sont des propositions de réponse à cette question ». L’ordre du jour – notre aujourd’hui dans l’extension que lui donne la « Modernité » – « mérite d’être compris comme celui de la “Question poétique” ».
Page d’un carnet de Tarkos (« organisation II », IMEC, boîte TRK3, ca. 1989) où celui-ci écrit : « Je n’ai pas une question. Cela est difficile. Et j’aimerais avoir une question. Qui se lèverait comme mon sexe se lève. Une question comme “ma question est-elle bien posée ?” ou “mes questions sont-elles bien posées ?” mais je ne me pose pas cette question. Je mets des petits bouts les uns après les autres, au milieu de la journée quand une question vient, depuis le pays d’où les questions viennent, la rêverie qui demande une pause, une respiration en disant à haute voix l’un de ses cailloux qu’elle fait rouler. […] Sans une question, le problème est d’agencer les idées, les mots, les constructions logiques, les jalons de la quête. Vous me direz, vivons sans la quête. Oui oui bien sûr… »
La poésie est « mise en question, aujourd’hui par elle-même au centre d’elle-même. » En tant que question, la poésie est l’affaire en cours de la poésie, l’objet et le cadre de son procès. Qu’elle prétende parler de chaussure ou de révolution, elle fait comparaître la poésie, accuse ou défend poésie, se fait avouer poésie. Mais si le procès de la poésie est toujours en cours dans la poésie, le jugement qu’elle pourrait rendre sur elle-même, lui, est en suspens. « La poésie est suspendue » – à quoi ? À la question-de-la-poésie. Cette question lancinante, à la fois aspiration et tourment, a la dignité des soucis qui requièrent et obligent, édifient et rendent humble ; elle se mérite, et on a bien du mérite de se la poser. C’est par éminence la question commune, puisqu’elle participe d’une sorte de besoin anthropologique devant le mystère, et par excellence la question distinctive, puisqu’elle n’est pleinement assumée, jusqu’au vertige, que par certains. Les poètes, plus « pleins de mérite » que les autres, vivent la question et vivent de la question, l’habitent comme « inquiétude », l’ont comme tare et comme tâche, comme condition et comme mission. C’est pourquoi la question-de-la-poésie – même quand elle prétend être celle de « ce que la poésie est » et de « ce qu’elle peut » – porte essentiellement sur le sens de la poésie, dans les deux sens et par les deux bouts : warum, raisons d’être (« pourquoi y a-t-il de la poésie plutôt que rien ? ») et wozu, raisons de faire, de continuer (« À quoi bon des poètes en temps de crise ? »). Questions incessantes, incessamment reposées, puisque l’« état normal » de la modernité, c’est la « crise ». La poésie vit dans un « climat aporétique normal ». « “Poésie”, “question-de-la-poésie”, “crise de la poésie” sont des expressions d’une certaine manière synonymes ». Reste à déterminer cette « certaine manière » : si x = question-de-x = crise de x, x est sans substrat hors lui-même, et le sol épistémique d’une telle équation n’est pas différent de celui de la Théologie Mystique, qui chérit le mystère en tant que mystère. Le poète y gagne un statut d’exception, qui tient à la fois de l’excellence et de l’exclusion : « un peu plus intranquille que la moyenne », c’est un « sujet en crise » dans le monde en crise, une condensation critique incarnée, un héraut et un symptôme.
C’est la crise Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie […]. Il y a quelque chose qui prend de la place, qui va dans tous les sens et qui peut durer encore longtemps. […] Ça va durer. Ça peut durer encore comme ça. Quand il se pose la question-de, le poète fait d’« aujourd’hui » son « trial » – son procès et son épreuve. Il pose « la question destinale de l’humanité » : qu’est-ce qui nous arrive ? Or, dans la Modernité, « aujourd’hui » presse (ce qui nous arrive arrive vite), et il n’est « plus possible de légiférer » ; la crise est d’abord une crise de la loi (ce qui nous arrive nous arrive sans son cadre, sans sa règle, sans sa notice ; ce qui vient contrevient à la loi du monde-jusque-là). Mais quoi, « vive la crise ! » La crise c’est l’aventure, la vraie : une ascension en solitaire, sans secours ni assistance, qui ne connaît de l’objet de sa quête que le nom, auquel elle s’est une fois pour toutes identifiée : « la poésie est désormais lancée ouvertement à la recherche d’elle-même ». Seul ce nom constant assure à l’aventurier qu’il y est, qu’il y est toujours, pas tant sur la bonne voie que simplement ailleurs : ailleurs que dans « le monde prosaïque de l’activité », le « Mauvais Monde Marchand », le langage-véhicule, le bain des messages clairs, « la langue consommée, réduite, univoque », le milieu « pacifié et uniformisant de l’échange civil ». Sur le chemin, la question-de-la-poésie « se repose éternellement de la même façon » : à quoi bon… ? C’est le wozu mélancolique de Hölderlin, ce « chant de la précarité » (qui est peut-être devenu, au cours du 20e siècle, un « couplet d’arrogance »). La poésie est « ce qui sauve » d’autant plus que le « danger croît » ; elle urge main dans la main avec l’urgence du monde. La définition : tout et rien J’aimerais pouvoir dire que j’ai bien fait attention à n’inventer (et encore moins à imposer) aucune formule qui puisse rester (du genre : la poésie n’est pas une solution) ; en vérité, c’est que je n’ai même pas cherché, et que si j’avais cherché, je n’aurais peut-être pas trouvé. La réponse la plus courante à la question-de, et le jeu préféré des poètes, c’est peut-être la définition-de-la-poésie. Voici quelques prédicats glanés sur Google (qui a l’avantage de mêler sources littéraires, articles de presse, aide aux devoirs et discussions de forums). Selon l’espèce, la poésie est : une expérience, de la musique, une hygiène du regard, une manière de dire, un art du langage, un mode de connaissance, un art de l’équivoque, une façon de sculpter le langage, un mode de vie, un exercice ou une épreuve de l’ignorance, un plaisir des oreilles, un art de mémoire, une façon d’évacuer les pensées et les émotions, un moyen d’extérioriser ses sentiments, un jeu de langage, un refuge, un luxe, un acte révolutionnaire, un chant qui instille du sens dans le chaos, une forme métrique, une vision du monde, un état que n’importe qui peut vivre n’importe où et n’importe quand, une captation de ce qui échappe, de l’oralité, une possession, un sortilège, un monde enfermé dans un homme, etc. Selon le propre, la poésie est : le miroir brouillé de notre société, le genre littéraire le plus ancien, le lieu le plus actif du renouvellement formel, le moyen privilégié de l’expression des sentiments personnels, le dernier refuge de l’homme libre, l’élaboration de conduites absolument neuves, le réel véritablement absolu, la résistance à la littérature, le faire par excellence, le genre qui se prend lui-même pour objet, le débordement spontané de sentiments puissants, le genre de l’agitation, le mode d’expression qui convient le mieux à la connaissance des choses essentielles (l’amour, la mort, Dieu, la joie, le malheur), le langage naturel à tous les cultes, le plus pur des arts, le plus libre de tous les arts, la rencontre de deux mots que personne n’aurait pu imaginer ensemble, le lieu de la différence comme telle, de la différence qui arrive, qui survient, la traduction de nos sentiments, émotions et sensations, la première expression littéraire de l’Humanité, la langue maternelle du genre humain, la vie même, l’habiter primordial, la plus haute expression de l’écriture et de la parole, la recherche d’un idéal langagier, très loin de la communication courante, et dont le but n’est pas l’utilité ou l’efficacité, etc. Il ne s’agit pas, en proposant un tel florilège, de moquer ces définitions – chacune s’inscrit certainement dans une réflexion singulière ou dans une doctrine scolaire éprouvée –, mais de manifester ce qui distingue le mode spécifique et le mode propriétaire :
  • Les définitions selon l’espèce donnent une idée de ce que peut être une poésie « spécialement poétique » : celle-ci appartient à un champ technique et culturel (artistique, plus précisément musical, mais aussi linguistique, mais encore épistémologique ou mnémotechnique), et tient le plus souvent d’une technique et culture de soi (lifestyle, hygiène, disposition mentale, état psychique, ascèse, exercice spirituel ou anamnestique). Elle combine volupté aristocratique (le plaisir à…, le sans prix) et condition tragique du révolutionnaire (aliénation, damnation, capacité, contrariée par le monde, à engendrer des mondes).
  • Les définitions selon le propre sont à la fois d’une grande diversité et d’une grande monotonie : assertoriques et suggestives, proclamatoires et propitiatoires, ce sont des définitions-de-la-poésie en costume de poète, qui semblent imiter le geste instituteur, la frappe sèche, le hiératisme de leur héros. Comme s’il fallait, en jouant à son tour au vieux jeu de la définition, participer du tapage qui fait bourdonner ce terme central et creux, « poésie », depuis le fond des âges, la cime de l’âme ou l’harmonie des sphères.
En participant de ce tapage, toute réponse à la question-de est forcément « prise entre définition et indéfinition », connu et inconnu : la poésie, c’est toujours à la fois l’intime référence, le familier des états mentaux ordinaires et des dispositions communes à ressentir, et l’étrangeté absolue, l’exception superbe. C’est toujours bien elle – on la reconnaît comme on reconnaît une figure familière – et c’est toujours autre chose – on la reconnaît à son caractère inouï, à sa façon si spéciale d’être chaque fois nouvelle, au cachet permanent de son originalité. En ce sens, aucune définition de la poésie ne se porte à elle-même plus de crédit qu’à une « hypothèse d’existence temporaire » ; aucun poème ne se considère jamais que comme le dernier état, transitoire, de la question-de-la-poésie. La question-de-la-poésie résiste ; elle est invincible, ce qui signifie en l’espèce qu’elle est irresponsible. Elle ne cesse de revenir imposer son « défi », sa « sommation », auxquels « nul poète ne saurait se soustraire » sans « vouer […] son travail à l’insignifiance et à l’obsolescence ». Une telle sommation n’appelle pas de réponse, mais invite à admettre, dans des termes nouveaux, l’éternelle et nécessaire irresponsibilité de la question. Car c’est bien, dans le monde des « savoirs positivés », le mode ultime de la reconnaissance de la poésie et la fonction épistémologique de la question-de-la-poésie que de repousser toute détermination de son objet, toute fixation du savoir sur cet objet. La poésie est à cet égard, nous l’avons déjà suggéré, comme le dieu de la Théologie Mystique : on peut tout en dire, et elle n’est rien de ce qu’on en dit. C’est à la fois un quodlibet (un tout-ce-qu’on-veut) et un quod-non-libet (un tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut). Aucune de ses définitions n’est congrue = aucune n’est vraie (toutes sont inéluctablement insuffisantes) ; chacune contient sa part de vérité = aucune n’est fausse (chaque pose de la question en est une version). Voie apophatique : célébrer l’indicible, admettre qu’on ne sait pas. Voie cataphatique : « intensifi[er] la question » en « multipli[ant] à l’infini [l]es définitions », en « vari[ant] les réponses ». Mais alors que les deux voies, dans la théologie des Noms Divins, sont essentiellement descriptives – qu’elles nomment Dieu en relevant ses manifestations dans tout ce qui est, ou qu’elles butent sur l’impossibilité de le nommer en lui même – les définitions de la poésie, qu’elles travaillent leur objet en réduction ou en épaississement, ont souvent le caractère prescriptif de ce qui s’exerce moins à dire « ce qu’est la poésie » que « ce qu’elle doit être ». Et si ce qu’elle doit être est par essence limitatif, cette limitation n’est pas de nature à régler le compte : à mesure que le terme réduit, le mystère s’épaissit. Aussi poser la question-de n’est-ce pas essayer d’y répondre ; c’est d’abord signer sa version du problème, breveter sa formule du souci. Toute une tradition post-romantique assume cet état de fait, en transformant le formulaire[1] de la définition en formulaire[2] de la question, soit un passage de la-question-qui-n’appelle-pas-de-réponse (avec, en dessous, la place laissée pour la réponse)[formulaire-1], au « recueil de formules, de prescriptions », au registre des versions-de-la-question[formulaire-2]. Dans ce second formulaire, les « réponses » sont « empiriques » : chacune refait l’aventure complète de la poésie, toutes sont adresse critique à la poésie-jusque-là, actualisation de poésie-forme à poésie-souci. Au poète répond le poète, d’une génération l’autre, dans une succession apostolique où la fidélité à la cause se mesure à la trahison des antécesseurs. Ce schéma, s’il fragilise les codes de poésie-genre, renforce les cadres de poésie-souci, en étendant le domaine de ses privilèges : la critique de la poésie appartient en propre à la poésie.
Non-dupeté La formule révélerait une autre passion, moins avouable : celle du cadastre – soit un répertoire de surfaces et de valeurs servant de base à l’impôt. Dresser un cadastre (celui de la poésie contemporaine, par exemple), ce serait sous-entendre 1. qu’on y déambule à l’aise puisqu’on en connaît le plan (et on le connaît d’autant mieux qu’on le crée) ; 2. qu’on lève par là-même (par cette opération : dresser le cadastre) l’impôt symbolique ; 3. qu’on y établit toute une population d’endettés ; 4. ce qu’on peut justifier en disant qu’on fait soi-même partie du cadastre dessiné par ses prédécesseurs et qu’on est soi-même endetté. Parce que la seule chose qu’elle ne questionne pas, c’est l’existence de l’objet qu’elle contemple, la question-de-la-poésie ressortit à cette « épistémologie de la connaissance-retard » (Foucault) qui attache le désir-de-poésie à une connaissance intime et première, une intuition-de-poésie. La question-de-la-poésie est à cet égard instruction d’un cas, et la poésie enjeu d’un litige. Ce litige est simple : on a volé la poésie, ou on l’a contrefaite. La poésie est « le lieu de toutes les falsifications, de toutes les escroqueries ». Et comme « il n’est plus possible de légiférer » sur ce qu’elle est, les débats se réduisent à contester ce qu’il en est fait. Souvent, en effet, poser la question-de-la-poésie revient à réaffirmer son souci en traçant des frontières, en amendant le cadastre. Une forme courante de la réponse est la restriction : la poésie n’est pas… Suit une liste de prédicats valant pour : ce qu’on croit naïvement qu’elle est : « n’est pas un ornement » mais « un instrument » (Victor Hugo) ;
« n’est pas une solution » mais un problème (Philippe Castellin) ;
« n’est pas belle » mais « horrible »,
« n’est rien de charmant » mais « d’abominable » (Raoul Hausmann) ;
« n’est pas une chose rassurante » mais « une aventure colossale » (Eugène Guillevic) ;
Pour qui n’a ni personnalité ni émotions, l’aventure s’arrête ici. (Capture d’écran du jeu télévisé de survie libre-et-non-faussée « Koh-Lanta »)
« n’est pas une opinion qu’on exprime » mais « une chanson qui s’élève » (Khalil Gibran) ;
« n’est pas une forme de lâcheté de l’émotion, mais une évasion de l’émotion ; n’est pas l’expression de la personnalité, mais une évasion de la personnalité (mais, bien entendu, seuls ceux qui ont de la personnalité et des émotions savent ce que cela signifie vouloir échapper à ces choses) » (T. S. Eliot)
Poser la question-de, c’est poser en non-dupe à qui on ne la fait pas. C’est dire « on ne peut pas laisser faire certaines choses sans rien dire ». Il faut protéger l’objet de ses contrefaçons, l’idée de ses récupérations, « montrer comme l’usage traite la Poésie, et comme il en fait ce qu’elle n’est pas, aux dépens de ce qu’elle est »,
« cesser d’être dupe des clichés et des falsifications qui se font passer pour de la poésie […], des impostures, des confusions, des poses avantageuses »,
se méfier de ce que « les poètes croient savoir qu’elle est »,
« sortir du manège ».
En ce sens la question-de est justicière (dans un monde en perte de lois, elle tient à rendre justice à son objet) et chacune de ses positions exprime une « pulsion propriétaire » (Quintane), à vocation essentiellement distinctive. « Le pohète a besoin de son philistin ».
La poésie n’est pas ce qu’on croit, mais elle est aussi plus qu’on ne croit. Elle regarde aussi bien tous ceux qui sont oublieux d’elle. La question-de-la poésie « ne concerne pas que les poètes » mais tout le monde, puisqu’elle est aussi la question de « la langue » (autrement « menacée d’aphasie »), de « la liberté de penser, c’est-à-dire d’être », de « l’essence de la vérité », du « désir », de « la politique », du « roman », du « symbolique », du « réel » et de sa représentation, de « l’Occident », de « l’Être » et de son « oubli ». Bref, la poésie est la question ; la question est la poésie. « C’est toute une culture, toute une société qui est jugée et qui se joue dans ce qui arrive à la poésie. » La question-de-la-poésie est un modèle de mutualisme : « question » y assure « poésie » ; « poésie » y assure « question ». La question-de-la-poésie est celle des limites, de toutes les limites, de la frontière ultime et originelle, de la première craquelure tectonique. On n’en revient jamais, et tout revient à elle.
Naïf sur naïf. Petit exercice de dégrisement Dès qu’il y a de la poésie, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de la poésie. Cette tourmente est la poésie. Dès qu’il y a du langage, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif du langage. Cette tourmente est le langage. Dès qu’il y a de la pensée, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de la pensée. Cette tourmente est la pensée.
« Pourtant, cachée à l’intérieur de ce terrible trésor de la langue linnéenne, se trouve en secret, rayonnante, la patate douce. » ( ; illustration : )
Dès qu’il y a odeur, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de l’odeur. Cette tourmente est l’odeur. Dès qu’il y a patate douce, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de la patate douce. Cette tourmente est la patate douce. Dès qu’il y a maintien de l’ordre, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif du maintien de l’ordre. Cette tourmente est le maintien de l’ordre. Dès qu’il y a, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif. Cette tourmente est.
La poésie est inamissible La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas. La poésie, certes, est inadmissible mais – hélas – elle existe. Au plan épistémologique, la question-du-poète est marquée d’un complexe et d’une ambition, aux sources anciennes mais aux formes renouvelées dans la Modernité, qui tiennent dans une autre question, fébrile et inavouable : que vaut mon savoir face à celui de la Science ? La réponse est en partie celle de nouveaux Rois de Justice : où la Science est exacte, je serai juste ; je troublerai sa prétention positiviste à la clarté ; à l’idée qu’elle se fait de la profitabilité de son savoir et de son accumulation, je lui tendrai un miroir qui lui révélera la vanité de son énorme dépense discursive. Mais, positivement, la réponse de la poésie à la Science est celle de la modernité scientifique elle-même : moins un savoir qu’une méthode, moins la constitution d’un savoir que la destitution de tout savoir dans l’épreuve permanente du doute. Cette épreuve est dangereuse, vertigineuse. Il y faut une assurance, un bon vieux goujon. Un terme sûr, qui ne fera jamais défaut. Un terme indépendant des corpus d’usage, excepté du réseau logique de la langue qui fait les synonymes et les antonymes. Un « inaliénable sans aucun substrat excepté son propre concept » (Adorno). Une « différence non logique ». Un négatif agrégateur de positivité symbolique. Un « alogon », un terme essentiel précédant tout corpus et tout prédicat. On l’aura compris à ce qui précède : « poésie » est ce terme que tous peuvent s’approprier mais qu’aucun ne peut perdre, un terme garant du souci le plus commun et le plus privé à la fois. La poésie est inamissible, elle existe toujours et ne vient jamais à manquer. On la trouve où on la convoque – et ce, qu’on l’ait cherchée ou qu’on soit parti traquer l’inouï. « Poésie » est un non-lieu terminologique, à la fois épargné par son jugement et consacré par sa question. Chaque fois qu’elle semble être un lieu propre, un lieu sûr, ce n’est qu’un effet de projection, un des effets de la « rhétorique du questionnement narcissique », ou un des effets grisants du « manège poétique », de son « tournis à “vide” ou à “blanc” ». D’autres questions La poésie est ouverte à ses questions : celles de sa spécificité (certains y croient très fortement […], certains n’y croient plus), celle de sa relation à son histoire, […] celle de sa relation à des traditions autres, à d’autres langues, celle de la validité de l’expérimentation dont elle est le lieu depuis maintenant un bon siècle, celle du lieu de son effectuation, celle de sa capacité à dire l’Être, ou à en suggérer le manque, celle de son occultation sociale, de ses raisons, celle même, évidemment, de son existence, etc. Très souvent, et pendant très longtemps, quand je faisais des lectures publiques, on me posait des questions sur la poésie : Est-ce que c’est vraiment de la poésie ? Vous avez quitté la poésie ? La poésie, vous êtes dedans ou dehors ? etc. […] Ça permettait de maintenir le statu quo, et de ne pas se poser d’autres questions. […] Et puis, entre les années 1990 et les années 2010, il y a eu un changement de questions. […] Des questions qui étaient là depuis toujours, mais qui avaient été insensibilisées, sont revenues sous le poids des événements, des circonstances, du contexte. Des questions très simples : Où est-ce que vous publiez ? À l’adresse de qui ? Pour qui vous faites ça ? Quel est le destinataire ? Dans quel but ? De quel côté ? […] On est passé de Qu’est-ce que la poésie ? ou Est-ce que c’est de la poésie ? à Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Les projets d’anthologie de la poésie, au 21e siècle, soulignent tous la diversité farouche des œuvres, leur irréductible singularité. Ils manifestent une sorte de holisme du kit : « les pièces détachées » sont mises au travail et maintenues dans le grand corps « poésie ». L’agencement titre/sous-titre de la dernière anthologie en date illustre la contradiction au cœur de ce bricolage holistique : Un nouveau monde (= holisme) + « poésies en France (1960‑2010) » (= frisson pluriversel dans l’orbe provincial). Lorsque Quintane dit que ses Remarques « sont publiées dans le vaste champ, non de la poésie, mais de la psychologie poétique », c’est-à-dire « la psychologie des gens qui se posent la question de la poésie », elle prend acte de cette dissémination de l’idée de poésie, et décide de considérer comme milieu d’adresse une communauté de souci, en deçà des poses distinctives de la question-de et des réponses qui lui sont apportées. Considérer ce milieu dans son unité « psychologique », en faire le terrain d’adresse – donc aussi d’expérimentation – d’un livre, c’est provincialiser la question-de, la rendre visible comme partie d’un cadastre plus général, alors même que celle-ci s’était jusque-là souvent identifiée à l’opération d’institution ou de révision du cadastre. C’est la regarder à la fois comme un fait de discours général (une actualisation de la langue par un sujet, une advention/aventure dans le langage, une tentative de dire), et comme un discours spécifique, une région d’un questionnaire élargi, qui n’est pas celui des questions constituées par l’objet poésie, mais de questions adressées aux poètes et lecteurs de poésie comme sujets ordinaires, sujets politiques. Des « questions for poets », qui appartiennent à un « trial » pour « today », un procès plus vaste, une épreuve plus décisive, une question à plus grande échelle que le procès, l’épreuve, ou la question de-la-poésie. De même, chez Tarkos, comme l’écrit Philippe Castellin, « ni la “poésie” n’est envisagée comme un canton restreint de l’univers créatif, ni comme origine absolue, “recommencement” et invention d’un monde à partir de rien. » Elle est le nom, plus ou moins arbitraire, qui dénote ce point d’où les régions du discours peuvent être ressaisies. […] Non-poésie irait tout aussi bien, ou poésie. Il y a un sol, qui n’est pas origine ou source mais matériau, un stock, un corpus d’inscriptions auquel on appartient. C’est au prix d’un tel élargissement que le procès de la poésie pourra reprendre, qu’on pourra la remettre en jugement, la dé-suspendre, la faire dépendre d’autres questions, lui faire « prendre du champ » et la faire « respirer », la questionner elle-même depuis « tout le [de]hors sur lequel [elle] se dégage et qui rend sa découpe lisible ». Ces autres questions, dans notre première partie, seront pour l’essentiel épistémologiques (elles mènent toutes à la question du savoir spécifique dont pourrait se réclamer la poésie). Si la poésie est bien une spécialité,
  • quels sont les traits spécifiques de la poésie comme « psychologie » (au sens restreint de Quintane : communauté de souci, champ d’inscription et milieu d’adresse) ? 1.1
  • quel est l’objet spécifique de la poésie comme mode d’appréhension et de conception ? 1.2
  • quels sont les caractères spécifiques de la poésie comme pratique, à la fois par rapport à la littérature en général, et par rapport à la pratique ordinaire du langage ? 1.3
La première question sera l’occasion de revenir sur les débuts communs de Quintane et Tarkos (la revue R.R., adressée de force au milieu de la poésie). La seconde, sur les malentendus nés des premiers livres de Quintane, dans une comparaison avec les malentendus autour de l’œuvre de Ponge (emblématique d’une poétique de l’objet). La dernière, sur les rapports de Quintane et Tarkos à deux aînés, deux théoriciens importants dans le champ, deux poses distinctes de la question-de-la-poésie (Christian Prigent et Jean-Marie Gleize).

1.1. R.R., un passage en revue

Je suis toujours un peu étonnée par cette idée que « nous n’aurions pas parlé ». Pour moi, les revues valent préfaces (ou postfaces). […] Alors voilà : il y a bien des revues mais on n’arrive pas à faire revue, on n’arrive pas à faire groupe, on n’arrive pas à faire tract, à faire formule, à faire déclaration collective et même pas déclaration individuelle. Bref : on est dans la merde.

Introduction : Diviser la question-de

N’importe quel poète vous dira qu’il n’est pas sûr que la poésie existe (c’est comme Dieu), ce qu’il y a, c’est une psychologie poétique (la psychologie des gens qui se posent la question de la poésie, disons). C’est dans ce vaste champ, non de la poésie, mais de la psychologie poétique, que sont publiées les Remarques, en 1997. Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie, dans l’utilisation qui est faite du mot. Ce n’est pas possible. Il faut faire quelque chose. Soit un ambitus constitué par
  • d’un côté, une micrologie du champ – un champ vaste mais homogène, constant dans son souci (notre question, celle de la poésie) ;
  • de l’autre, la macrologie suscitée par le sentiment d’un kairos – discours double, en France, à la toute fin du 20e siècle : protagonique (la situation actuelle et nos tâches) et apologétique (vive la crise).
Souci de la poésie – États Généraux de la Poésie ; l’ambitus admet l’ensemble de ceux pour qui la poésie est une « question », et qui ne se borne pas aux poètes (ceux qui écrivent et publient de la poésie) mais s’étend aux utilisateurs de la poésie (ceux qui en lisent, y assistent, en écrivent, n’y paraissent pas tant qu’ils n’en publient pas). Divisions de la questionLa « question de la poésie » a des contours épistémologiques imprécis – elle est :
  • fondamentale (la question dont la poésie procède)
  • mais appliquée (la question à laquelle la poésie procède, qu’elle « processe »),
  • pas nettement transitive (≈ la question qui produit la poésie),
  • ni tout à fait appositive (≠ la notion de poésie)
  • ni tout à fait oblique (≠ l’envie de poésie),
  • d’apparence génitive, mais d’un génitif trouble :
    • propriété : la question propre de la poésie ;
    • possession : la question hantée par la poésie ;
    • dépendance : la question placée sous le rapport ou la tutelle de la poésie ;
    • pertinence : la question adaptée à la poésie ;
    • congruence : la question ajustée à la poésie.
Il faut se rendre à l’évidence : avant d’être une question grande et grave, la question-de-la-poésie est un cas (de) français que l’allemand arbitre opportunément. Elle dit à la fois
  • le Rätsel (l’énigme posée par la poésie, sa colle),
  • le Fall (le cas fait de la poésie, et de là peut-être sa cause à plaider)
  • la Frage (l’enjeu du procès de la poésie, le cadre élargi du litige, la question posée par son cas),
  • la Fragestellung (la pose de cette question, son effort de formulation),
  • et maximalement la Sache (la grande affaire, le dont-il-est-question, l’anti-quelconque, le quod-non-libet, le tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut. « C’est comme Dieu »).
Pour bénéficier de la désambiguation que permet l’allemand sans surcharger notre travail de termes empruntés à cette langue, on va se permettre de traduire
  • Rätsel par souci de la poésie,
  • Fall par procès ou cause de la poésie,
  • Frage par question de la poésie,
  • et Fragestellung par l’expression pose de la question, plutôt que par celle, traditionnelle, de position de la question, à la fois pour éviter la confusion avec le sens plus général (position théorique ou philosophique dans un débat), et pour profiter d’une autre polysémie :
    • La pose de la question-de-la-poésie comme travail de parqueterie, de carrelage, de revêtement (constitution d’un sol praticable par nivellement et recouvrement de l’ancien) ;
    • La pose de la question-de-la-poésie comme placement d’une pièce sur un plateau de jeu (performance éristique, agonistique du premier coup dans le game) ;
    • La pose de la question-de-la-poésie comme installation d’un garde, d’une sentinelle, d’un soldat en faction (dispositif de défense de la poésie contre ses abuseurs ou ses mauvais chérisseurs) ;
    • La pose de la question-de-la-poésie comme adoption d’une attitude figée dans le but de suggérer ou d’afficher une position plus fondamentale (l’exercice qui consiste à poser se posant la question-de-la-poésie étant devenu commun au cours du 20e siècle).
  • On traduira généralement Sache, après Quintane, par « grande affaire ».
Divisions de « poésie »Mais dans l’expression « question de la poésie », le terme de loin le plus obscur, et pour lequel la quête d’un substrat excède le jeu philologique, c’est évidemment « poésie » lui-même. On pourrait, en guise de préliminaire, se laisser jouer au jeu de la définition-de-la-poésie (une certaine pose de la question-de-la-poésie) mais ce serait s’empêcher de jouer à d’autres jeux sur le chemin. On va plutôt, ici aussi, faire dans la découpe fine ; distinguons :
  • poésie-vocable (à la fois terme de référence et tutelle patronnante) ;
  • poésie-Idée (invariant précédant et contraignant tout artefact) ;
  • poésie-pratique (activité transformatrice de son sujet, non nécessairement orientée vers la production de « poèmes ») ;
  • poésie-milieu (sociotope, champ, où s’écrit, s’écoute, se lit publiquement, de la poésie, et se pose sa question) ;
  • poésie-patrimoine (mille-feuille des manifestations historiques de poésie-Idée, poésie-pratique, poésie-genre, etc.) ;
  • poésie-genre (catégorie littéraire reconstituée d’après poésie-patrimoine, et constitutive d’une inscription au présent dans cette classe).
C’est depuis cette polysémie qu’il « n’est pas sûr que la poésie existe » : elle ne tient qu’à condition d’être appareillée ; seule, elle ne porte pas raide.
À ce flou autour d’un objet à l’existence incertaine s’ajoute celui suscité par la volte-face du « Manifeste Chou », dont notre deuxième exergue est tiré. Le motif initial du kairos liait un diagnostic (« ça ne peut pas continuer comme ça ») et une urgence à « faire quelque chose ». La fin du texte, comme celle de L’Innommable, renverse le prédicat de départ ; la réforme instamment requise est remplacée par le constat d’un état de fait : quelque chose appelé « poésie » va continuant et continuer – de proliférer ou de se répandre, le plus activement ou le plus négligemment du monde, avec la même nonchalance ou la même industrie que le monde lui-même. Cela ne peut plus durer. Cela part dans tous les sens, les poètes créent sans se soucier des lois des phores.
[…] Ça continue. Ça va continuer, ce n’est pas impossible. Il y a quelque chose qui va, qui va et qui va et qui dure et qui dure. Quelque chose n’arrête pas de continuer, qui va aller encore et qui dure. Quelque chose qui peut continuer comme ça. […] Cela ne veut pas s’arrêter. Cela continue. C’est incroyable. Ça va durer. Ça peut durer encore comme ça.
UtilisateursSi, au seuil du « Manifeste chou », « quelque chose […] ne va pas », c’est précisément – non pas dans l’usage, emploi ici déçu, emploi-empreinte – mais dans l’« utilisation qui est faite du mot poésie ». En apparence, c’est un constat de non-dupe, de qui connaît sa poésie et cherche à en interdire des « utilisations » déviantes. Mais réformer l’« utilisation » du mot poésie peut emprunter d’autres voies que celle, autoritaire, qui consiste à « cesser d’être dupe des clichés et falsifications qui se font passer pour de la poésie » :
  • devant l’impureté ou la saturation de ses « utilisations », lâcher le terme, s’en émanciper ;
  • en faire une autre « utilisation », participer au jeu de la poésie, prendre part à l’inflation des discours sur la poésie : s’en faire utilisateur.
De Nathalie Quintane et de Christophe Tarkos, on pourrait précisément dire qu’ils sont, au début des années 90, des utilisateurs de la poésie :
  • ils ont en tête un corpus de phrases où poésie-vocable est joué en sujet ou en prédicat essentiels (la poésie est… ; faire de la poésie c’est…) ;
  • ils ont conscience de l’instrumentation de poésie-Idée à des fins de maintien de l’ordre (ceci est de la poésie ; cela n’en est pas) ;
  • ils observent l’extension presque maximale de poésie-pratique sous l’adjectif et le substantif élargis de poétique et de poésie (des films poétiques ; la poésie du quotidien) ;
  • ils ont une connaissance assez précise de poésie-patrimoine ;
    • et notamment de cette partie de poésie-patrimoine qui n’a cessé de faire de la poésie contre les règles instituées par la catégorie poésie-genre ;
  • de poésie-milieu ils connaissent les codes et les tons, sont familiers du microcosme et des micrologies.
Creusons l’hypothèse ouverte par le terme. Que Quintane et Tarkos soient des utilisateurs de poésie s’entend en plusieurs sens :
  • la poésie est leur outil ou leur véhicule (la poésie n’est pas leur fin) ;
  • leur rapport à la poésie est instrumental, transitif (opératoire et manipulatoire, pratique et expérimental) ;
  • leur position dans le champ est moyenne : ni de maîtrise (autorité disciplinaire, virtuosité générale) ni de servitude (rapport aliéné d’usager ou de consommateur), mais d’impéritie relative (ou de relative habileté) ;
  • leur rapport à la poésie est « empirique, ponctuel », voire nonchalant : ils n’habitent pas en poésie, ils y circulent, se ménagent la possibilité d’en sortir, d’y rentrer, de ne faire qu’y passer.
Mais qu’ils utilisent la poésie s’entend aussi :
  • ils en profitent (ont autre chose en vue) ;
  • ils sont infidèles au terme, insincères dans leur relation à la chose ;
  • la poésie, ils cherchent à la refaire ou à nous refaire d’elle ;
ergo : eux-mêmes ne sont pas dupes.
Divisions du champ, balises du jeuCette position moyenne, oblique, et l’investissement relatif qu’elle implique à la fois vis-à-vis du vaste champ de la « psychologie poétique » et de la grande affaire Poésie, fondent d’une part la singularité du rapport de Tarkos et Quintane à la poésie comme « Milieu », et d’autre part un certain rapport de ce Milieu à eux deux. C’est le drame ordinaire du Milieu – le confinement de sa scène, l’étroitesse de son staff, la compacité-de-loin de son intrigue et son morcellement-dans-le-détail – qui les rend visibles, par ressemblance et par contraste : identifiables et troubles simul et semel. L’ordinaire de poésie-milieu les requiert pour son potentiel dramatique, et notamment pour ce qu’il dramatise les « raisons » de la poésie, produisant un discours apologétique sur sa nécessaire subsistance. Discours rejoué par le « Manifeste Chou » : Les établissements ont leurs poètes, qui écrivent des poèmes qui n’ont plus de noms, qui jouent sans peine, et trouvent par-ci par-là, comme par hasard, de quoi poursuivre, c’est un miracle, dans tous les sens, ils trouvent de quoi vivre, des raisons, ils n’arrêtent pas. Hasard et nécessité (errance nonchalante et poursuite acharnée), ferveur (jusqu’à la fusion dans le nom congru : « le[s] poètes […] écrivent des poèmes ») et abnégation (jusqu’à l’incongruité de tout nom : « des poèmes qui n’ont plus de noms ») ; tiraillement des moteurs et des causes ; le miracle a deux faces : la poésie continue avec tout le reste et malgré tout le reste, avec elle-même et contre elle-même. Une seule micrologie pour deux poses de la question-de :
  • la célébration béate de la poésie, fondée sur poésie-Idée, qui ne doute pas de son nom ;
  • la célébration critique de la poésie, qui récuse le terme pour poursuivre l’objet.
La trajectoire que le « manifeste », adresse balistique, manifeste, mène de la récusation (« poésie » : ça suffit) à la célébration (« poésie » continue envers et contre tout). Elle donne à lire diachroniquement les contradictions du champ :
  • d’un côté, le pôle versus d’une poursuite (de l’œuvre des avant-gardes historiques) ou d’une lutte progressiste (parfois dite « formaliste », contre un oubli des formes devant l’évidence de l’expression, voire contre un oubli du pulsionnel devant l’évidence du sentimental) : « ça va continuer » contre ou en dépit de soi-même ;
  • d’un autre, le pôle rursus d’une poésie fidèle à une idée immémoriale d’elle-même – inspirée, lyrique, suggestive jusqu’à l’effacement : « ça va continuer comme ça », avec et à l’aide de soi-même.
Formalisme vs lyrisme, progressisme vs restauration : en termes cybernétiques, l’information que recèle un tel schématisme est noisy (à la fois saturée et saturante, imprécise dans ses principes et dans ses dénominations, propagatrice de mésentente et elle-même gonflée de mésentente). C’est pourtant sous cette forme à peine dégrossie qu’elle circule, au moins depuis les années 1980. Sa mobilisation constante par les informateurs du champ (théoriciens, critiques, recenseurs), à des degrés divers de sophistication, engage la perception des utilisateurs de poésie. Dans la « psychologie poétique » du début des années 1990, formalisme et lyrisme constituent des coordonnées pratiques, des plots commodes et gênants mais incontournables, des obstacles-repères. Au début des années 90, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, accompagnés de Stéphane Bérard, connaissent les balises de ce jeu de poésie : non seulement ils lisent de la poésie, assistent à de la poésie, en écrivent, mais ils décident de prendre part au drame du « Milieu », de se faire micrologues du champ. Irrégulièrement entre 1993 et 2000, la feuille R.R. est imprimée et envoyée à un grand nombre d’aînés en poésie.

1.1.1. Une micrologie pour un microcosme

[L]es fils ou les pères mineurs, les filles ou les mères mineures, ont rempli quelques cahiers pas destinés en mélangeant un peu tout : bribes de Grands Écrivains, journalisme, poésie (etc.). Autrement dit, le travail est déjà fait.

1.1.1.1. Une micrologie…

Échelle d’R.R.Comme tout et rien s’appelle en poésie revue, R.R. s’appelle « une revue de poésie ». Elle n’a pourtant ni le caractère strictement périodique ni la diversité de signatures qu’on attend d’une revue, et l’un dans l’autre on peut aussi appeler R.R. « revue » pour son cabarettisme – versatilité des tons, stylisme d’emprunt, effort théorique bouffe, détournement, affublement – ou pour l’inventaire pasticheur auquel elle semble soumettre tout ce qui s’écrit alors sous le vocable « poésie ». Ces différents sens du mot « revue » sont d’ailleurs signalés par Prigent dans son adresse à la « génération de 90 » : Chers amis, vous faites des revues, vous publiez beaucoup dans des revues. Le dictionnaire me dit qu’avant de prendre (en 1792) son sens de « publication périodique », le terme « revue » avait un sens juridique (« révision d’héritage ») et un sens militaire (« inspection passée par le commissaire aux montres et revues pour vérifier les effectifs »). Vint ensuite (1840) un emploi culturel (« pièce comique ou satirique qui passe en revue l’actualité » – d’où le sens actuel de spectacle de variétés).
Questions : quels héritages révisent aujourd’hui vos revues ? Quels effectifs inspectent-elles ? De quel spectacle sont-elles la scène improvisée ? […] À quoi servent, chers amis, vos revues ?
Révision d’héritage, passage en revue, dramatisation et satire ; gardons en tête les termes du formulaire prigentien, mais signalons d’emblée un problème – récurrent, nous le verrons – de dimensionnement : les questions de l’aîné paraissent trop grosses pour un objet si frêle.
R.R., certes, révise, inspecte pastiche, s’affuble, en fait des tonnes – mais en petit. Si elle commence à paraître l’année où TXT s’arrête, elle n’est pas l’héritière du « carnavalesque » cher à la revue fondée en 1969 par Christian Prigent. Il n’y a pas entre R.R. et TXT de commensurabilité qui permette d’ouvrir le dossier d’une fidélité lignagère ; tout au plus y a-t-il, cliché pour cliché, le contre, tout-contre réservé à la parentèle. Le jeu sur les codes, le retournement des masques et des attributs, la monstruosité des traits et des styles caricaturés ne servent pas à interroger la « valeur » de la poésie, à déterminer le « rôle » de la poésie, ses rapports à la « culture », à la « civilité » (questions prigentiennes) ; ils ne repassent ni dans le sillon des « grands irréguliers » ni sur les seuils de la « lisibilité » (notions prigentiennes) ; le « théorique », dont Prigent parle dans son adresse à cette génération pour en regretter l’absence, paraît effectivement absent. Composition d’R.R.Visuellement, R.R. tient davantage de la feuille de chou que de la revue de poésie : une feuille A3 imprimée en noir et blanc sur du papier couleur puis pliée en deux, soit un cahier de quatre pages A4. Comme pour le « Manifeste Chou », qui remâche les « raisons » de la poésie, le chou de la feuille R.R. est deux fois cuit, crambe repetita. Lire un numéro d’R.R., c’est tomber sur des textes partiellement reconnaissables, étrangement familiers, dont un élément au moins semble en effet recuit. Une relative constance dans la mise en page permet de noter des récurrences. Le découpage qui suit ne prétend toutefois pas livrer le détail de la composition d’R.R., ses numéros étant bien trop divers pour en fournir plus qu’un gabarit.
  • En page 1, des textes proclamatoires, des annonces formelles dont le terme clé est souvent « poésie ». Leur corps est plus grand que celui de la plupart des autres textes ; leur centralité rappelle celle de l’éditorial dans un quotidien ; le caractère péremptoire de leurs propositions préfigure les « manifestes » de Tarkos.
  • À droite, sur cette même page, un authentique manifeste, signé par un « groupe » sobrement nommé d’après le numéro de la revue (« manifeste du groupe 52 », « manifeste du groupe 53 », etc.) et dont le pronom de prédilection est le nous.
  • À gauche, des annonces, compte-rendus, slogans, publicités, dont la facticité pour le lecteur va du patent à l’incertain.
  • En page 2, des pastiches, dont celui qui figure presque invariablement en colonne de gauche dans la rubrique « le françois-xavier » : un mirliton, plus ou moins lyrique, moquant la poésie « poétique », habitée ou résidentielle, mais en tout cas chez elle en poésie. À la lecture du prénom-titre, on peut supposer que celle-ci est aussi, pour les R.R.ristes, une poésie de classe.
  • Distribuées sur l’ensemble des pages : des fiches, cartes, séries d’indications techniques plus ou moins cryptiques, avec récurrence de mindfucks genre cyclone réflexif (« bibliographie universelle des bibliographies universelles et des catalogues et bibliographies », « tableau des pays producteurs de tableaux ») ou déluge de données sous forme de diagrammes, planches, listes (température de « confision » – le devenir confit ? – des différentes substances, croquis des différents étaux et pinces, « formes d’automobiles » etc.). L’expression de Tarkos selon laquelle R.R. est son « atelier », prend tout son sens quand on compare ces pages avec certains de ses carnets de travail.
  • Des brèves au sujet d’une actualité de la poésie, du livre, de la littérature, qui souvent prennent leur poiesis au mot, faisant de faire la vérité d’une pratique spécifique : comme « le boulanger de boulange » « pétrit », « l’écrivain du Livre » « écrit », la nuit durant ; au matin, les petits poëmes et les petits pains seront prêts à la consommation. Le personnage du poète-artisan y apparaît soit comme un symptôme de la division du travail et d’un domaine littéraire devenu recoin, soit comme la figure d’un humble parmi les humbles.
  • Des petites annonces ou courriers des lecteurs, saturés de salutations et d’adresses procédurales (réclamations, remerciements, avis de recherche).
  • De très sobres et parfois authentiques faire-parts (décès, naissances, mariages).
  • Des actualités du « Milieu », plus ou moins indiscrètes, impliquant des poètes et artistes qu’on pourrait dire alliés à l’échelle du champ : Pierre Le Pillouër, Arnaud Labelle-Rojoux, John Giorno, Jean-Jacques Lebel, « Bernard H. » (pour Bernard Heidsieck), entre autres.
  • Des exercices, conseils pratiques, auxquels on peut associer certains textes en apparence esseulés, sans rapport évident avec le reste (par exemple, dans R.R. 53, la liturgie mystérieuse dont l’introït est exclusivement composé des noms de joueurs de l’AS Nancy-Lorraine, saison 1991‑1992).
  • Des jeux et leurs solutions ; à la fois reflet du ludisme de la revue et de la passion de Tarkos pour le go, et possible dérision de la figure, consacrée par l’Oulipo, du poète-joueur.

1.1.1.2. …pour un microcosme

Localité d’R.R.Ajoutons qu’R.R. est envoyée à la plupart des poètes dont il est question dans ses pages. R.R. parle de la poésie aux poètes – où la micrologie du champ et le microcosme du « Milieu » font appareil, circuit fermé, homéostat. C’est peut-être parce qu’elle est essentiellement diffusée par courrier (depuis un bureau d’édition qui est aussi un domicile) et réservée à un petit nombre de destinataires eux-mêmes identifiables dans le champ, que Tarkos dit d’R.R.dans une note de 1995 qu’elle est « situable ». R.R. – Revue Revue (revue de révision, revue au carré) – assume dans sa trivialité l’aspect local des discours sur la poésie et des circulations en poésie ; certaines rubriques, certains articles empruntent manifestement à la presse régionale : avis anodins, petites annonces, confidences mondaines, marronnier de l’insécurité… Les localités citées sont souvent des bleds ; la « province » est un répertoire de noms et une certaine idée du trou. Mais, dans sa vocation régionale – et peut-être précisément du fait de cette focale –, R.R. est aussi généraliste : on y trouve un petit peu de tout ou tout en petit, comme le dit en substance Quintane à propos du trou mais préfectoral où elle vit depuis un moment : Digne-les-Bains.
Extrait d’R.R. 62. Voir § 3 ci-contre.
Digne – souvent désignée par l’initiale « D. », comme un certain type de Romanfigur – est un élément du récit quintanien qui peut recevoir une partie du crédit refusé à la première personne ; ce crédit lui vient de sa qualité de microcosme : Digne, c’est assez peu situable (pas comme un je), mais tout ce qui se passe autour de Digne c’est toujours déjà ou encore un peu Digne.
R.R. est une feuille de chou provinciale à vocation généraliste : dans son numéro 62 figurent des noms de poètes « pionniers » (contemporains ou moins) sous forme d’étoiles sur la carte du ciel ; en regard de cette carte, des indications de trajets, leurs étapes, et leurs « épreuves » quasi sphyngiales sur les routes de province et de poésie (épreuve « La Meuse », épreuve « Questions pour un jeune poète », épreuve dite « Vivre dans le Cantal »). La poésie, c’est toujours un peu provincial, voire : ça n’est jamais que Digne. Ce généralisme du pastiche – qui est aussi, de fait, un panoramisme du poétique livré avec sa dérision – n’est toutefois qu’un certain rapport sous lequel tenir l’objet poésie, dont il force nécessairement le caractère homogène. Comme poésie-milieu ou poésie-champ, poésie-vocable est l’expression d’un holisme a minima – d’un holisme du kit – ; et « la communauté des gens qui se posent la question de la poésie » n’en est pas une, c’est une série discrète, « une collection d’individus qui se rejoignent par défaut », au mieux une panoplie de subjectivités vedettes dont le souci commun est l’objet de cultes concurrents, ou la figure mythique d’une Amicale hostile à laquelle chacun est soucieux de ne pas se laisser réduire. Si le champ dans son ensemble est pastiché ou moqué par la Revue-Réservoir – et notamment ceux qui, nommés (Christian Bobin) ou pas (l’entité unique, bien que diversement signée, du « François-Xavier »), sont sans aucun doute adverses pour leur componction –, le Milieu dont R.R. se fait l’indiscret ne concerne que les adressés eux-mêmes, parmi lesquels, outre les cinq cités plus haut, Jean-François Bory, Ben, Sylvie Nève, Jean Torregrosa (Akenaton), Julien Blaine, Henri Chopin. Dans R.R. 57, les pages intérieures sont occupées par un jeu de l’oie, édité par « Stéphane Bérard / Centre International de Poésie de Lardiers », qui fait vivre au joueur les péripéties dérisoires jalonnant le parcours d’un « jeune poète » : lectures ratées ou réussies, épisodes alcooliques, petits et grands prix, rencontre avec tel ponte, invitation à Beaubourg…
Extrait d’R.R. 57. Voir § 5 supra.
« Événements discursifs » de la récusationBeaubourg est, depuis les années 1980, le lieu d’une rencontre entre poètes et artistes. Le festival Polyphonix a notamment contribué à réunir sur des affiches communes des traditions jusque-là relativement hermétiques : poètes sonores, poètes action, poètes de la « voix-de-l’écrit », artistes conceptuels. C’est ce bloc reconstitué qu’R.R. reçoit et décide de traiter comme une tradition homogène, celle des – au sens temporel et sériel du terme – « dernières avant-gardes ». Outre un corpus d’œuvres, un panthéon et un appareil notionnel spécifiques, cette tradition a effectivement les traits distinctifs de l’avant-garde, dont le moindre n’est pas une micrologie abondante (tendance à l’autorécit et à la saga dynastique, compte rendu sourcilleux des allégeances et défections, compte tenu patrimonial des mots et des gestes). Cette micrologie est ponctuée d’« événements discursifs » contre la poésie, qui constituent comme un second corpus, flottant, issu de ce que Christian Prigent appelle un « mouvement de récusation » : « Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce moi qui a voulu me choisir poète » (Artaud), « la poésie : merde pour ce mot », « désaffubler périodiquement la poésie » (Ponge), « haine de la poésie », aversion pour « la belle poésie » et les « fadeurs du lyrisme » (Bataille), « la poésie est inadmissible d’ailleurs elle n’existe pas » (D. Roche), « la poésie n’est pas une solution » (Philippe Castellin, animateur de la revue Doc(k)s ; devenu un énoncé central du travail de Jean-Marie Gleize). Ces « événements discursifs », que Christophe Hanna appelle « poétologèmes », « circulent, plutôt librement, dans le monde de la poésie », où « leur valeur propositionnelle » est régulièrement « réinterrogée ». Ce sont des « formules nodales » qui disent une « ambiance logique qui règne actuellement dans les espaces où [la poésie] se pratique et se discute ». Cette « ambiance logique » de la question-de-la-poésie, R.R. se la choisit comme terrain de jeu – un jeu tactique et violent, avec les camps qui s’y font face, les coups et les mouvements qu’ils autorisent, les infractions aux règles et les « sorties internes » qui redessinent ses limites.

1.1.2. Célébration, récusation : un jeu sur le code poésie

Ouvre la moindre page, ouvre n’importe quelle page. Ce que tu perçois, ce que tu lis, qui s’accumule, qui prend place, étalé, qui veut sortir sous la forme d’une poésie rêvée, accroché à l’Idéal poétique. Et qui tombe. Tombe des mains. Vois, le résultat. C’est insupportable d’engluement. C’est de la poisse.

1.1.2.1. La poésie est admissible, d’ailleurs…

Unités du jeu d’R.R.Une distinction de Ponge contribue particulièrement à la structuration antagonique du champ : Il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose (dans l’espoir que l’esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau). C’est le second terme de l’alternative que mon goût (un goût violent des choses, et des progrès de l’esprit) sans hésitation me fait choisir. Ma détermination est donc prise… Peu m’importe après cela que l’on veuille nommer poème ce qui va en résulter. Quant à moi, le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de reins pour en sortir. R.R. est l’acronyme dont la prononciation conjointe comme disjointe fait entendre ce qui, en poésie, ronronne obsessivement son rêve, son beau souci de poème. Ses pastiches moqueurs mettent à nu les grosses ficelles du poétique ; ses pastiches moins assurément parodiques jouissent d’une ivresse de l’emprunt sur un manège plus familier (tics divers du corpus TXTien : répétitions, néologismes, lexique de la pulsion, de la cruauté). Les deux vivent en tout cas de la « psychologie poétique » dont parle Quintane – « une psychologie globale, relativement homogène depuis 1945, avec une liste de symptômes stables quoique critiquables et amendables. » La guerre de Ponge à la poésie avait pour nom « désaffublement » ; il s’agissait de la raser de près. R.R. est postiche, grotesque, drag. On s’y déguise en poésie ; on joue des drames de « Milieu » en costume de poète, comme il y a des drames bourgeois en costumes d’époque. Ce dont on rit, c’est des codes, des mœurs, des dramatisations elles-mêmes. Ainsi, aux formules de liquidation du vocable, R.R. oppose-t-elle une multiplication d’énoncés plus ou moins contradictoires, dont la teneur de vérité importe moins que la performance éristique : « La poésie n’existe plus. […] La poésie existe encore. », « C’est fait. La poésie est définie. », « Au colloque de Bordeaux, la poésie a été définie comme une chose indéfinissable, qui existe et qui cependant reste invisible. », etc. Ces énoncés définitifs rappellent le corpus d’événements discursifs de la « récusation ». Pris isolément, ils sont ordonnateurs (1), instituants (2) et défensifs (3) :
  1. ce sont des propositions sèchement définitionnelles (elles disent le quoi de la poésie, pas son comment) dont la valeur d’usage est signalétique, indicative, et la valeur d’échange nulle (« poésie » y est un terme absolu, non négociable) ;
  2. ce sont des annonces formelles, des énoncés péremptoires dont l’efficace est autoritaire (c’est celle d’une intimidation de la capacité de juger) ;
  3. ce sont des protestations de non-dupeté (dont le vocabulaire est celui de la mise au point experte et de l’authenticité), des inscriptions pour targes, des poses héraldiques de la question-de-la-poésie : elles ont l’esseulement des figures blasonnées, mises en exergue, exceptées.
Leur implicite – chérissement d’un objet en tant qu’on ne peut rien en dire – est semblable à celui des énoncés de la récusation :
  • « La poésie [est quelque chose. Elle] est inadmissible [i.e. : elle est extérieure, exceptée]. D’ailleurs elle n’existe pas [i.e. : elle ne peut se manifester que comme radicale nouveauté ; elle fait toujours effraction dans son nom]. » ;
  • « La poésie [est quelque chose. Elle] n’est pas une solution [à quelque problème que ce soit ; i.e. : elle est une question sans cesse repoussée, un problème spéculatif, pas un secours pratique] ».
Mais, considérés à l’échelle de la « psychologie poétique », les énoncés que les R.R.ristes forment sur ce modèle ont en revanche un mode de signifier différentiel, relatif : refusant le corpus d’énoncés flottants pour ou contre la poésie, les R.R.ristes ramassent l’ensemble des événements discursifs dans un corpus unique, celui qui répond de la question-de-la-poésie (à défaut d’y répondre), puis explosent ce corpus, jouant du type de l’énoncé judicatoire comme d’une unité anodine et indifférente, remplaçable au sein d’une monnaie de jetons – la linguistique des corpus dirait des tokens. La procédure est formelle ; elle est indexatoire mais pas indicative : la sobriété déclarative de ces énoncés n’est qu’en apparence au service d’une autorité experte ; elle est en réalité au service d’un inventaire, sans ressaisie subsumante ni jugement synthétique, des formes de phrases (comme il y a des « formes d’automobiles », d’une chiche diversité). La procédure dont sont issues les proclamations d’R.R. du type « la poésie est / n’est pas » est pourquoi-pas-holiste (les énoncés sur la poésie forment un tout-si-on-veut) ; elle est moniste-mais-pas-spécialement (le principe de nature à regrouper ces énoncés est aussi arbitraire, aussi admissible et inadmissible qu’un autre). La poésie est un corpus accidentel qu’il ne s’agit ni de célébrer ni de récuser en tant que tel, mais de considérer comme un corpus parmi d’autres, avec ses chemins coutumiers et son kit discursif. L’usage de jetons énonciatifs sur le modèle de la protestation des aînés est une façon de travailler à partir de ce courant, du déjà codé, du déjà frappé de sens, du déjà en jeu ou en circulation. Sans faire d’R.R. le premier et fin mot d’une théorie générale du langage, sans non plus faire cracher à la « première œuvre » le semen de toutes les suivantes, on peut noter que cette attention à la question du sens indexée sur l’usage caractérise les travaux ultérieurs de Quintane et Tarkos : échelle propositionnelle du sens, approche contextuelle de la référence, sémantique de la lieu-tenance dans une collection d’usages idiomatiques conçue comme un corpus ; autant d’éléments d’une méthode qui semble interdire tout fixisme, tout essentialisme, toute définition sèche. Le jeu de la définitionLe texte central d’R.R. 54 – dont le titre claironne : « C’est fait. La poésie est définie. » – semble précisément jouer au jeu-de-la-définition. Mais il peut également se lire comme une anti-théorie du langage : La poésie rejoint l’ensemble des termes. La poésie appartient enfin à ce qui est. La poésie rejoint l’ensemble des usages et des cadres reposant de la pensée. Est construit le cadre utilisable et reconnaissable. Heureux de voir définitivement constitué le bloc-cadre de notre désir de poésie. L’intuition qui gouvernait à l’attachement est récompensé. La poésie est. Des années de patience ont permis d’atteindre la concrétion de sa forme. Seul le pressentiment qu’elle existait reste une aide. Patiemment, ce qui est devenu vraiment. Un bloc est fait. Le bloc a montré que la poésie existe, il a résisté, il est résistant. Les bords se sont resserrés. Il est la chose-bloc de référence. Il fabrique seul, patiemment, son propre cadre. Le cadre est défini. La poésie est, elle ne s’est pas perdue, le bloc cadre est là, il fonde la définition. Il est impossible de se tromper. La définition dit ce qui est. Maintenant, La poésie existe. Maintenant, il est possible d’aimer, de vendre, de donner, de posséder de la poésie. L’accord est bénéfique, est consensuel. Comme le livre est un livre, comme un lendemain est un lendemain, comme un libellé est un libellé. Le dernier épisode de l’aventure du terme « poésie », son terminus (« c’est fait »), raconte métonymiquement comment tout langage se nécrose :
  • fixité de la référence (« c’est fait » ; le « terme », véritable cul-de-sac du sens ; sa définition nette, cadre « reposant de la pensée »),
  • définition au service d’une intelligibilité partiellement indexée sur la marchandise : que la poésie existe se vérifie dans le fait qu’on peut la « vendre », la « donner », la « posséder »),
  • naturalisme du sens analogue à celui de l’apologétique du marché-qui-profite-à-tous (« L’accord [sur le sens de « poésie »] est bénéfique, est consensuel. »),
  • double régime réifiant de la circulation du terme (comme objet – la poésie – et comme substance – de la poésie),
    • par conséquent, infaillibilité de l’usage bien régi (« il est impossible de se tromper »),
    • surplace ontologique (« la poésie est », c’est tout ce qu’on peut en dire) et triomphe du dicible (au point que l’énoncé apophantique est maintenu comme phrase autonome, avec sa capitale, même après une virgule : « Maintenant, La poésie existe. »).
La constance de la « psychologie poétique » tient à la constance d’un « désir de poésie ». C’est ce désir qui fait croire à la permanence sémantique du terme, tutélaire du vocable, anthropologique d’une « nécessité » de la poésie. Et c’est cette passion pour le vocable comme terme juste et dernier mot – justesse et justice terminales – qui atteste inlassablement l’existence de la poésie. Désir de « poésie », mais également ivresse d’avoir trouvé « poésie » – une poésie pure, distillée, quintessentielle : « Seules les bouffées de poésie indiquent qu’un peu de poésie est passé et s’est transformé. » « Un peu de poésie » dit l’épreuve faite de la quantifiabilité, l’indicateur de « confision », le compte tenu des états de la matière et de leurs transitions – états dont les noms scientifiques sont aussi des noms du poème : sublimation, condensation, fusion… Le passage en revue auquel R.R. soumet les usages de « poésie », touche, dans le jeu-de-la-définition, à son achèvement pratique : l’inventaire devient récolement, confrontation de l’objet et du terme, des témoins avec les dépositions. En ce sens, R.R. est une entreprise justicière, une grille de lecture littérale des éléments d’un procès de la poésie. Si la poésie « a été définie comme une chose indéfinissable », alors elle s’est figée, a atteint son point de « confision », a reçu une fois pour toutes son verdict. « C’est fait », « poésie » est devenu un alogon, un terme irréductible, un innommable lexicalisé, « inadmissible » au récolement, excepté des procédures vérificatoires. Exclusion-exception : le « coup de reins » de l’anti-poème était bien, d’emblée, un « mouvement de récusation » (Prigent).

1.1.2.2. Non-merde à la poésie

Du ronron au ronchonC’est à l’occasion d’un retour sur ses Remarques (1997), et cherchant à préciser leur projet, que Quintane, autour de 2013, mentionne la « psychologie poétique » en réponse à l’alternative de Ponge : les Remarques seraient « moins un compte rendu des choses qu’un compte tenu de la psychologie poétique ». La référence est double : outre « le compte rendu des choses », le « compte tenu » de Ponge est celui « des mots ». Et si le déplacement des « mots » sur la « psychologie poétique » chez Quintane dit le projet « désaffubleur », il indique aussi l’unité sémantique du jeu de poésie joué par R.R. : l’objet de son « compte tenu », c’est moins « les mots » que les jetons-clichés de la célébration et de la récusation, dont le commun registre apophantique (la poésie est / n’est pas) maintient paradoxalement le terme comme alogon (puisque même son ce qu’elle est est privatif : inadmissible, inassimilable, irréductible etc.). Mais la trivialisation de ce qui prend l’ombre sous « poésie », et le rire devant la pompe célébrante/récusante, ne relèvent pas d’un cynisme ou d’un pyrrhonisme satisfaits qui rejetteraient en bloc toute détermination et toute distinction. S’il y a bien une notion qui porte l’idée d’une continuité historique et d’une aventure collective, c’est bien celle d’avant-garde, terme que Tarkos assume dans un texte initialement publié dans le numéro 16 de la revue Java (« Écrire après les avant-gardes », 1997) au sein de la série L’histoire de. En revanche, le mouvement de rupture qui fait des anti- et des post- est balayé par Tarkos dans le même texte – il y reprend le terme de Prigent (« récusation ») et mentionne les manifestes d’R.R. : Tu dis ça comme ça après les avant-gardes, pour faire l’expression, tu veux dire nous sommes maintenant. Je ne comprends pas après les avant-gardes, je comprends maintenant. On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions, la révolution de Maïakovski. Je ne comprends pas la description par manque, par lavés, par guéris, par récusés. […] Radicalisme, radicalisme, radicalisme. Je ferai la liste de noms et de textes d’expériences. Je suis l’avant-garde en 1997. […] Tu sais qu’il ne faut pas beaucoup me pousser pour exalter autant de manifestes qu’il y a d’R.R.. Le ronron poétique est adverse et ami : c’est celui de la « restauration en cours » ; c’est aussi le ronchon de la récusation de ceux qui, contre la poésie, maintiennent la tutelle du vocable en feignant la rupture « pour faire l’expression » comme on dit « faire le beau ». « Faire l’expression », c’est céder à la « pompe » : qui daigne tourner les talons est encore daignant ; qui écrit « merde à la poésie » sur sa targe ne se targue pas moins. « Les râleurs ne sont pas forcément les plus critiques, en littérature (amour, politique) : on peut rechigner, et plus on rechigne, râler, et plus on râle, chipoter, et plus on chipote, plus on passe les plats. » Contre la pompe : R.R. sincère ou justicière ?« Poésie » est, au tournant des années 90, le référent d’une passion commune aux dupes et non-dupes, aux amoureux transis et aux amants fâchés, aux célébrants et aux renégats, aux témoins et aux apostats. Tous font preuve de cette « pompe » qui, « tel le sparadrap du capitaine Haddock, […] adhère d’autant plus que les mouvements qu’on fait pour s’en débarrasser sont plus vifs ». Certes, le panthéon d’R.R. est sans doute du côté de la « récusation », d’une dramatique de non-dupeté, du « coup de reins » hors poème et de l’anti-« idéalisme » en poésie ; il doit aussi en partie au liber monstrorum de Prigent, lecture contagieuse dans le R.R.risme. Mais le gros des textes de la revue attaque aussi la pompe de la « récusation ».
Réclame-invocation-réclamation, dans R.R. 61, p. 3
La protestation des aînés (sa tendance au proclamatoire, au « clairon ») est rejouée dans l’élément trouble d’une revue qu’on a qualifiée plus haut de cabarettiste : moquant la grande affaire Poésie d’un côté, d’un autre se drapant, sans ironie criante, dans ses costumes les plus reconnaissables (celui du désaffublement compris).
Le désaffublement est justicier : il ôte les fibules et fait tomber les toges aux chevilles, exposant l’élément paradeur de toute dignité. Le suraffublement singe la classe des togés, juges et questeurs de la poésie, parade deux fois, joue d’une « aggravation » des codes dignitaires. Parce qu’R.R. consiste lui-même en une série d’énoncés dépendants non seulement d’un credo mais d’une liturgie, certains de ses textes ne se comprennent que dans leur qualité de répons. C’est le cas par exemple de l’article de tête d’R.R. 57 intitulé « Bataillon en avant-garde (à proximité de l’ennemi) » : Nous partons. Nous ne prenons pas cette décision à la légère. Nous réfléchissons. Ce n’est pas un mouvement de colère. Nous avons réfléchi. […] Nous avons conscience du pour et du contre, ce n’est pas un mouvement de colère, nous gardons à l’esprit ce que nous faisons. […] Nous avons fait la preuve de notre capacité à les vivre sans colère, mais après avoir bien pesé la situation, nous avons réfléchi lentement, puis nous avons conclu calmement qu’il n’est pas bon, dans les conditions actuelles, de rester, et nous partons. Sous la tutelle unique de son titre, ce texte est une dérision de la dramaturgie avant-gardiste du départ de ou du merde à la poésie : annonce formelle, « nous » exclusif, micrologie des « raisons », emphase de l’intelligence situationnelle et spectacle de la prise de conscience. Son efficace est négative, relative, et dans ce cas-là oppositive. Mais rien – ni l’échelle orbitale (le « nous » élargi de la « psychologie poétique »), ni l’éclairage rétrospectif des remarques de Quintane sur le nonchalant « abandon » de la poésie par une partie de sa « génération » – n’empêche de lire ce texte comme la déclaration, sincère dans sa placidité, d’un non-merde déterminé. Son efficace est toujours négative, relative, mais dans ce cas-ci appositive. En ce sens, la Revue-Répons serait, dérision incluse, une entreprise sincère témoignant d’une attention littérale à la question-de-la-poésie, et d’une application presque scolaire dans ses exercices consacrés : embrasser et renier la poésie, la célébrer et la récuser, etc.

1.1.3. Un exercice de poésie

Soit une leçon en forme de blague ; soit une leçon en forme de constat.

1.1.3.1. « Moins insolent qu’incongru »

Ni posée, ni opposée, R.R. est apposéeR.R., comme les œuvres personnelles de Tarkos et Quintane, trouble les critères traditionnels de la critique littéraire : elle jute peu sous la dent qui la déguste à l’ironie ou à « l’indécidable » ; elle a aussi peu à offrir à qui, ravalant son trouble, la replacerait sous le vocable « poésie » (surtout d’une poésie qui « ne subsiste que dans le déni du poétique »). Elle pourrait recevoir le même genre de louanges paradoxales que les œuvres ultérieures : « kitsch », « mauvais goût », « faussement gauche », « horriblement, ostensiblement plat », « prosaïsme provocateur », « affligeant terre à terre ». Ces termes, piochés dans l’édition critique des travaux performés de Tarkos, émanent d’un dévoué. Rappelant pour certains ceux de Prigent sur Stein, ils veulent tous signifier un effort à la platitude, au non-style, à la pas-belle-ouvrage. Tous font l’hypothèse qu’« une distance […] se cache » entre ce qui est dit et ce qui est entendu (au sens de l’anglais meant, « voulu-dire »), qu’« un deuxième degré […] s’ingénie à se confondre avec un premier ». Il est peut-être symptomatique d’un état de la-question-de que personne ne semble envisager cette « distance », dans le cas des R.R.ristes, comme la simple distance à soi de toute énonciation, ou ces « degrés » comme l’expression scalaire des contradictions d’un travail au tiraillement sincère.
  • Tenir R.R. pour un monstre d’irrévérence est historiquement congruent : R.R. s’adresse au champ + R.R. y est moqueuse = R.R. est plein champ, full on (pépèrement posée dans le champ). On sur-détermine peut-être l’assiduité à la question-de-la-poésie en présence ou en adhésion au souci-de. On sous-détermine peut-être l’offensivité du sarcasme en connivence taquine avec le milieu-de.
  • On peut aussi dire : R.R. s’adresse au champ + R.R. le ringardise = R.R. est hors champ (est op-posée au champ). On sur-détermine peut-être l’adresse désinvolte et oblique en attaque intrépide et frontale.
  • On peut encore dire : R.R. s’adresse au champ + R.R. est littérale = R.R. est simplement mais, pour ainsi dire, pleinement incongrue (R.R. est ap-posée au champ). On s’autorise à lâcher l’affaire des raisons, pour se concentrer sur celle des effets. Ce qu’R.R. est, en poésie, c’est strictement ce qu’R.R. fait à la poésie.
Choisir l’intrigue dans laquelle R.R. est « moins insolent[e] qu’incongru[e] », c’est récuser l’affectif du rapport qui la lie à son terme (poésie-champ, poésie-Milieu, poésie-vocable) comme unique vecteur d’une entreprise sincère ou bien justicière. Cet affectif nous intéresse ici moins que le test auquel la revue soumet son objet : s’exerçant à la poésie sans renoncer à l’exercice de son droit d’inventaire.
R.R. pose se posant la question-deC’était l’alternative de Ponge : « faire un poème » vs un « connaître », un « savoir », scientifique dans sa vocation descriptive, qui s’applique à « rendre compte d’une chose ». Mais cet exercice de savoir, à la croisée de l’humilité et de la prétention pongiennes, n’est qu’un moyen ; sa fin tient en une formule ambiguë : « que l’esprit […] fasse à son propos quelque pas nouveau » (nous soulignons). L’amphibologie possessive suggère moins ici une alternative qu’elle n’affirme une synthèse : « que l’esprit fasse à son [la « chose », référent éloigné] propos quelque pas nouveau » ; « que l’esprit fasse à son [l’esprit, référent prochain] propos quelque pas nouveau ». D’où, issue d’un même mouvement, d’un même « coup de reins », l’ambition double du savoir pongien : à la fois transitive et réflexive, connaissance de soi et connaissance des choses. Cette conception selon laquelle toute connaissance transitive est en même temps connaissance réflexive (ou, dans la langue des aristotéliciens latins : l’intellection de soi est intentionnelle), Ponge la fait très explicitement sienne. Elle trouve, en poésie, un écho (conscient ou non) dans au moins une des formules de Prigent contemporaines d’R.R., celle selon laquelle « le lecteur se lit lisant ». Il n’est pas anodin que la formule de Prigent s’applique au lecteur de Stein, très frêle tronc commun d’R.R. et de TXT : « La force de l’écriture de Stein, c’est d’opérer ce détachement, de forcer à ce dédoublement schizoïde : le lecteur se lit lisant. » Il n’est pas indifférent non plus que la monstruosité mobilisée ici emprunte plus à Deleuze et Guattari – « hochets » d’un postmodernisme babillard pour TXT – qu’à la damnation bataillienne. De fait, face au « travail acharné de la langue » en proie à l’innommable, Stein incarne la roue libre d’un rien-dire bavard ou d’un tout-dire contradictoire, d’une logique affranchie de toute rationalité. Sympoétique, panpoétiqueR.R., revue d’utilisateurs, se « lit lisant » la poésie, rend compte et tient compte de la poésie mais débarrassée du désir de poésie qui fait la manière célébrante/récusante. Sa pose de la question-de-la-poésie est objective, si par là on entend, plutôt que l’idée tendancieuse de neutralité, un désinvestissement libidinal. Froide comme la Stein, R.R. ne dramatise pas son rapport à « la langue » ; elle joue de l’écart entre l’hypostase de « la langue » et l’inflation des discours au sein de la « psychologique poétique ». Les textes d’R.R. sont par exemple autant des trouées pulsionnelles et logorrhéiques dans le langage véhiculaire, des ainsi-phon-phon-phon (« Tragédie », R.R. 57), des spirales beckettiennes de ce qui, stupéfait, s’efforce à dire son rien-à-dire (« Je suis je, je le sais… », R.R. 52), que des exercices d’un tout-dire tenant de Stein pour le name-dropping (« Introït », R.R. 52), le délaiement à partir d’un étymon (« Ostréicole sans vous sans ostréiculteur… », R.R. 60), la technicité classificatoire (« Le taquet la taute », R.R. 60), les stéréotypes discursifs abstraits de leurs corpus (« Paf, boum, pan », R.R. 58). « Dédoublement schizoïde », si on veut : sauf dans le cas de certains textes distinctement enrubriqués, ce qui est écrit dans R.R. n’a pas l’unanimité de décisions rhétoriques et de parti-pris stylistiques francs. Mais, gros mot pour gros mot, on dirait aussi bien « synthèse disjonctive » : pratiquement, R.R. n’est pas ou bien un canular de poésie ou bien un serment de poésie ; rhétoriquement, R.R. n’est pas ou bien une parodie ou bien une captation des codes de la poésie. Elle est les deux, décidément : la question-de-la-poésie, elle s’en soucie et s’en amuse ; elle se la pose posant se la posant. R.R. est bistableDans une conférence de 2013 intitulée « oubli ET littérature », Quintane donne au « et » une fonction de permutation. Passant en revue les valeurs du mot (succession temporelle appelant un traitement chronologique, égalité grammaticale appelant un traitement symétrique), elle arrête son « souci de copule » sur le sens relatif de la conjonction : « et » est intéressant avant tout en tant que pivot, conjonctif et disjonctif, d’articulations normalement assumées par d’autres « petits mots » – mots que la logique médiévale a nommés syncatégorèmes et la linguistique moderne synomes, marquant par le préfixe syn- la qualité relationnelle de leur façon de signifier. Pour Quintane, « et » est, au sein d’un énoncé aussi sec qu’oubli et littérature, l’échangeur de virtualités qui suscite des questions à la fois plus spécifiques et plus riches : « l’oubli par la littérature ou la littérature par l’oubli, l’oubli dans la littérature ou la littérature dans l’oubli, l’oubli de la littérature ou la littérature de l’oubli », etc. Cette spécification qu’on pourrait dire « pragmatiste » des articulations du donné-en-bloc, cette tokenization intensive de la pelote d’impensé syncatégorématique, est un moyen de recouvrir et de mettre à nu, d’adresser et de congédier les termes grossiers de l’invariant : « littérature », « oubli » ; « question », « poésie ». Pourtant, il y va là moins d’un découragement des questions que d’un encouragement aux problèmes : « inclusive, la disjonction ne se ferme pas sur ses termes, elle est au contraire illimitative ». Quand la très spéculative question-de-la-poésie prescrit ses termes, le problème pratique est celui d’une désassignation. R.R. est affubleuse et désaffubleuse, sérieuse et badine, poétique et anti- ou postpoétique. Au syn- de cette synthèse on pourrait, usant d’un préfixe qui est aussi un des foncteurs de Tarkos, substituer le pan- et se laisser dire qu’R.R. est panpoétique : elle couvre le champ comme un réseau couvre une zone (la met à nu, l’extirpe des zones grises) et comme un masque couvre un visage (l’affuble, le soustrait à l’identification). R.R., comme la pancarte du « port » de Tarkos, signale synthétiquement la question-de-la-poésie, et, la signalant, l’embarrasse.

1.1.3.2. Élèves moyens

Élève sérieusePour se convaincre de l’improprieté d’une lecture univoque, classiquement « rhétorique » d’R.R., on peut noter les ressemblances entre certains de ses textes et d’autres, plus tardifs, moins suspects d’être unanimement potaches :
  • le jeu assonantique sur la double valeur phonétique du « g » ([ʒ] et [g]) dans « Turpitudes et couinements » – sorte de pastiche de poème mélopoétique – et « Vois cette gueule » ;
  • Extrait de la page de couverture d’R.R. 56.
  • l’alternance [v]/[s] dans « Va pour un sceau de sang » et « Le monde magique » (dont on peut dater la première version de 1998), l’insistance sur [tr] dans « Tragédie » et « La production et productive… » ;
  • l’attention steinienne aux questions méréologiques et taxonomiques, aux critères d’identité et de différence qui informent Chaussures, de nombreuses Caisses, et qu’on trouve dans R.R. sous une forme certes plus anecdotique (ne pas confondre « le taquet et la taute » in R.R. 60, faire la « différence entre une chemise et un T(ee)-shirt » in R.R. 52) ;
  • le destin en trois lignes, l’heuristique du ratage, communs à certaines Remarques, certaines Caisses (« Heureusement qu’il est mort… » p. 16, « Soit soi sur une énorme boule… » p. 48) et certains avis de décès dans R.R. ; le motif de la francité (« Chanter la terre, chanter la France… » in R.R. 58, « La France possède de grands artistes et de grands poètes », et « Je suis un poète français… » dans ) ;
  • le motif de l’argent (« L’argent est bien à penser » in R.R. 62 préfigure certaines propositions du long texte L’argent) ;
  • l’image de la tige (« Le taquet et la taute » in R.R. 60, « Le proéminent au-dessus de la cage à trou… », C, p. 36 et « Un homme pantin, un homme en bois… », A, p. 187).
Le mode d’incarnation des problèmes chez Tarkos est souvent celui d’une descente de la chose dans la fiche (sans passage par le « mot ») où elle est saisie, capturée, mise en corpus, inventoriée. On dirait qu’R.R. est le lieu de publication de certaines de ces « fiches » dans lesquels Tarkos prépare ses improcédures, et dont le classement est souvent terminologique. Cette parenté est peut-être une indication supplémentaire qu’il faut lire R.R. comme une revue sérieuse – d’un sérieux double : celui qui régimente, indexe, inventorie ; celui d’un jeu sur le codé, le donné, le cuit du discours dont l’unité est le l’énoncé-token, c’est-à-dire un jeton de langue pris non au pied de la lettre, non au mot, mais rigoureusement à l’usage, que cet usage ressortisse à l’événementialité discursive qui fait les traditions célébrante/récusante, ou qu’il soit, à la fois plus labile et plus précaire, de l’ordre de ce que Tarkos appellera « pâte-mots » ou « complètement-collé », et dont l’approche emprunte moins à la notion de « question » en rapport avec un implicite de poésie, qu’à celle de « problème » en rapport avec un explicite du discours.
Bonne assimilationL’implicite de poésie, dans la question-de-la-poésie, est en partie adossé à un implicite de littérature, et certains énoncés-tokens sur la littérature font notamment symptôme d’une naturalisation de l’écrire. Cette topique reçoit dans R.R. un traitement exemplaire du degré d’information littéraire de ses rédacteurs : La Vérité
Pourquoi nous nous sommes écrit ?
Le lien de l’écrit et de l’être
Quand nous nous sommes écrit, l’écrit était en accord avec l’être, de même que l’écrit s’accordait à l’avoir, sans être, sans réfléchi. L’écrit est réfléchi, l’écrit réfléchi est sans objet, n’est pas l’objet de l’écriture, car aucun objet ne précède l’écriture. […]
Parmi le hors-champ critique de ce texte, citons :
  • le cliché d’une littérature confessionnelle substituant le réflexif au transitif (« se dire », « s’écrire », « se raconter ») ;
  • le lieu commun de l’écrire intransitif, d’inspiration blanche d’un côté (Blanchot), sensualiste de l’autre (Barthes), souvent évoqué par Quintane ;
  • celui d’une vérité d’accord de « l’écrit » et de « l’être » débarrassés de l’objet parasite – cliché d’origine heideggerienne, particulièrement puissante en domaine poétique français.
Appréciation généraleR.R. est en un premier sens appliquée : elle connaît ses tropes, les travaille. R.R. est appliquée en un second sens : elle est transitive. Elle sait que l’écrire intransitif et souverain « balle », comme balle le groupe nominal la littérature sans le renfort d’une proposition. La littérature, comme écrire ou la poésie, seuls ne portent pas raide. S’ils sont raides, c’est toujours qu’ils sont portés, soutenus par autre chose. Poétiquement, R.R. est littérale, mais d’une littéralité
  • qui ne se paye pas des « mots » invariants qui font les questions molaires,
  • saturée d’information littéraire,
  • moins « plate » ou « blanche » qu’insensible aux reliefs et couleurs de la poétique des figures,
  • « schizoïde » si l’on entend par là que, redoublée plutôt que « dédoublée », elle s’offre et se refuse aux lectures issues de la partition rhétorique entre parodique et fervent.
Tactiquement, cette poétique a partie liée avec une position moyenne dans le champ et une disposition devant la question-de-la-poésie qui va du nonchaloir à l’abandon. Moyen s’entend ici également dans son sens linguistique ; à propos de la diathèse des verbes grecs et sanskrits, Benveniste définit la « voie moyenne » – sorte de tertium quid entre voies active et passive pour les langues qui en sont grammaticalement privées – comme celle de verbes ou formes verbales exprimant une action, à la fois transitive et réflexive, que l’agent effectue en s’affectant. C’est depuis cette tranchée diathétique – celle d’un exercice transitif-réflexif – que les R.R.ristes, cobayes informés, expérimentent la poésie. Formellement, R.R. est expérimentale : ses exercices de poésie sont des exercices pratiques dérivés de l’alternative de Ponge au « faire un poème » : connaître empiriquement (« rendre compte d’une chose ») est une activité qui ne s’autorise ni du privatif ni de l’électif mais d’une participation et d’une implication moyennes liant à leurs objets sur un mode qui relève moins de la dévotion que d’une sincère « volonté de savoir », exigence minimale de la déontologie scientifique. Au lieu qu’en poésie la licence est partout quand il s’agit de s’organiser pour tenter de savoir ou connaître :
  • dans le brouillard des poses de la-question-de à laquelle il ne s’est jamais agi de répondre,
  • dans les déclarations de non-dupeté qui font le seing unique des célébrants et récusants au sein de la « psychologie poétique »,
  • dans l’idios cosmos affermi par l’irréductibilité affective comme par l’impénétrabilité d’une langue insoumise aux impératifs de « civilité ».
Finalement, dire des R.R.ristes qu’ils s’exercent à la poésie de manière littérale, moyenne et expérimentale, c’est relever à la fois le scolaire de leurs productions (le caractère imitatif des textes, les brouillons de manifestes inlassablement repris, le style école de journalisme des pages intérieures) et leur application laborieuse (disposition de qui, penché sur le motif, se sait faire partie du motif). Cette attitude, informée des raisons de la poésie, fait des R.R.ristes des élèves attentifs et participateurs ; leur insistance à considérer ces raisons comme des effets spéciaux (rhétoriques et dramatiques) de la question-de-la-poésie, en fait en revanche des héritiers critiques.

Transition : « Quand même ça, ça plutôt que rien »

La marge est patrimoniale, en poésie. Licence poétique et dispense de récolementLa renonciation partielle à l’héritage de la question-de-la-poésie se justifie moins, concernant R.R., d’un « éclectisme post-moderne […], du scepticisme […] sur les “grandes irrégularités” [et] du refus d’assumer des généalogies » que d’une récusation de la poésie comme question constitutrice d’un environnement de mots et de choses exceptés du monde et comme dispensés de récolement. Quand la licence poétique pliait la langue aux coins pour l’accorder à une forme, elle s’autorisait d’une antériorité de cette forme à la fixation de cette langue ; en maintenant dans ses vers des provincialismes, elle rendait patents la violence et l’hygiénisme d’une extension centraliste de l’idiome ; en conférant le droit à une néologie plus lâche, elle manifestait la supériorité de l’usage sur le code. Élitiste et rebelle, sécessionniste et souveraine, travaillée à la fois par une fidélité à son objet et par une protestation de singularité, elle concernait principalement le traitement de la langue. La dispense de récolement est un accommodement plus radical : elle s’autorise d’une division avantageuse du monde entre surface des choses et profondeurs du souterrain (où creuse la « vieille taupe poétique »), utilités criardes et « marginalité quasi aphone », langue morte de la communication et langue vivante du « pulsionnel », objets de consommation courante et objets de poésie. Warum, wozuAinsi la question de Prigent, en dépit de ce que suggère le titre du texte dont elle est issue (« Wozu noch Dichter ? »), est-elle davantage celle du warum des métaphysiciens (d’une nécessité de l’invariant) que celle du wozu de Hölderlin (d’un sens, d’une destination, voire d’un but, d’une utilité pratique de la poésie) : La vieille taupe « poétique » […] creuse toujours. La question sur son rôle est imparable. Penser ce rôle en termes de génie civil (d’efficacité sociale et politique) ne peut plus que faire rire. La question n’est donc pas d’abord : « à quoi ça sert ? » (dans le secret, dans la marginalité quasi aphone, ça ne saurait… servir) mais : « pourquoi y a-t-il quand même ça, ça plutôt que rien (plutôt que seulement le tout venant qui occupe les boutiques et les tréteaux médiatiques) ? » Considérer la poésie comme question spécifique – sûre de ses termes, de leur constance, et procédant d’une nécessité propre – s’apparente à une forme pratique de sublimation, de réification par le haut. En excepter les objets des circuits courants, du « tout venant » d’un monde presque entièrement alien, équivaut certes à les soustraire au régime du token, de l’occurrence située, de l’assignation aux usages préconçus, et par là les sauver d’une classabilité et d’une traçabilité marchandes, mais permet aussi de les maintenir à l’écart de toute « efficacité sociale et politique », dans l’opportun rayon des curios, de ce qui ne se laisse pas subsumer. Exception de la poésie« Pourquoi y a-t-il ça, quand même ça plutôt que rien » fait entendre une sourdine, celle du « quand même », qui s’apparente à une autre, plus conservativement poétique, celle du « malgré tout », quand elle crédite le vocable « poésie » de tous les bénéfices symboliques d’un esprit de résistance en langue. Qu’il y ait « ça […] plutôt que rien [d’autre] » est la formule possible d’une conception de la poésie confite dans l’alogon – « ça » valant contre l’amalgame reste-du-monde. À la différence de leurs aînés célébrants ou récusateurs, « poésie » n’est pas pour les R.R.ristes un objet spécifique par rapport auquel il s’agirait de prendre position – ni sur le mode protagonique, ni sur le mode apologétique. Leur pose de la question-de s’intéresse au réseau des pratiques autonomes fondées sur la compétence et la division des intelligences : Comment tout le « reste » – la presse régionale, la signalisation routière, les avis de décès, etc. – cohabite-t-il avec « ça » ? Entre « faire un poème » et « rendre compte d’une chose (dans l’espoir que l’esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau) », R.R. louvoie, fait son poème industrieux mais nonchalant, oscille entre le bartlebien et le velléitaire – dispositions concurrentes face à la poésie que le « Manifeste Chou » synthétise. Le « quand même » du « Manifeste Chou » est plus casuel, moins missionnaire que celui de Prigent : oui il y a quelque chose qui ne va pas, en poésie, mais qu’on le veuille ou non, qu’on la préfère-ne-pas ou qu’on y travaille la langue avec acharnement, qu’on en repasse le pas ou qu’on s’y établisse, qu’on se récrie de protestation contre elle ou qu’on se récrie d’elle contre le monde, qu’on s’en défende ou qu’on s’en targue, la poésie continue. Une des voies de cette continuation est celle que Prigent nomme « récusatrice » ; elle est solidaire d’une éthique de la non-dupeté devant son terme (« poésie » : ce n’est pas possible, ça ne va pas, ça ne peut plus durer etc.). Mais, dupeté ou non-dupeté, le terme est maintenu, et, dans une certaine mesure, « se pose[r] la question de la poésie » est caution d’une singularité irréductible, d’une pratique inqualifiable, d’un souci innommable, bref, « se pose[r] la question-de-la-poésie » témoigne d’une forme d’attention à son objet qui excepte celui-ci des modes de valorisation ordinaires. Ce chérissement excepteur, commun aux célébrants et aux récusants, Quintane l’assimile à un « fétichisme » : « poésie » s’y trouve capturé par un désir tendu vers sa réapparition inchangée, ou changée selon une modalité prédéfinie. Or l’horizon de la conformation implique une indisponibilité au nouveau, à l’inédit, et une assimilation du non-conforme à l’informe. D’où, occasionnellement, des malentendus.

1.2. Remarques, Chaussure. L’objet des malentendus

Introduction : Deux premiers-livres

On ne peut plus écrire le mot poésie – trop de malentendus et trop de malentendants. Cela signifie concrètement que vous ne pouvez pas être vraiment reconnu dans ce que vous faites parce que ce que vous faites n’est pas reconnaissable. Remarques et Chaussure comme corpusLes Remarques, publiées en 1997 chez Cheyne, paraissent dans « [l]e vaste champ, non de la poésie, mais de la psychologie poétique ». Leur projet consiste, on l’a signalé, « moins [dans] un compte rendu des choses qu[e dans] un compte tenu de la psychologie poétique ». Cette précision apportée par Quintane en 2013 tempère l’idée d’une centralité des « choses » dans le projet (on se contente de le relever pour l’instant) ; elle explique en partie sa discontinuité formelle : série de notations sans liens directs les unes avec les autres, sinon un regroupement par environnements (« En voiture », « À la maison ») qui font penser, plus qu’à de solides classes thématiques, à des circonstances heuristiques, à des milieux conditionnés de l’expérience (bain, chambre, caisson), voire à des chapitres d’ouvrages didactiques (méthode de langue, guide de conversation, brochure des bons réflexes, manuel de savoir-vivre). La troisième partie des Remarques, qui ne suit pas cette logique d’intitulation, concerne des situations dont l’unité est moins évidente (elle semble tenir à la récurrence du corps et au caractère empirique des observations). La même année que les Remarques paraît Chaussure, cette fois chez P.O.L. Les deux livres ont en commun la présence insistante des objets, ainsi qu’un certain type de phrase très simple, de nature à consigner des observations triviales (c’est le cas de la quasi-totalité des Remarques et, dans Chaussure, des parties I et IV en particulier). Une « rédaction rasée de près », à la fois manifeste d’une littéralité débarrassée du credo d’une écriture à même les choses, et suggestive d’un contrat de lecture : il n’y aura pas de sens à chercher derrière le sens premier des observations consignées. Mais les lecteurs sont indéterminés ; l’adresse est minée ; et pour cause : Remarques et Chaussure sont deux premiers-livres. Une rédaction rasée de près donnera une lecture rasée de près, me suis-je dit, n’ayant aucune idée, à l’époque, de ce qu’était un lecteur (sinon moi), un lectorat, et pensant que ces personnes futures me ressembleraient à peu de choses près, moi avec une barbe, moi mais vingt ans après, moi en plus grosse. Voici un échantillon des deux livres : Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui (R, 10)
Quelquefois, on cherche des yeux son appareil, quand un téléphone sonne à la télévision. (R, 25)
Plus le café est moulu longtemps, plus il s’écroule lentement contre le couvercle du moulin. (R, 35)
Sans pull, pas de miettes accrochées aux manches. (R, 37)
Quand je bois, ma lèvre inférieure reste rêche. (R, 45)
Dans les vitrines des magasins, les chaussures ont les lacets noués. (Ch, 11)
Le mouvement des pieds quand je conduis a ceci de semblable à la marche, que je ne pense pas à surveiller mes pieds. (Ch, 19)
En traversant une voie ferrée, un talon peut se coincer dans un rail. (Ch, 19)
Les phrases n’ont en commun ni un sujet (d’énonciation, grammatical ou réel), ni un objet (d’attention, d’expérience), pas non plus une diathèse constante (actif, passif) qui marquerait un rapport unique entre les deux. Leur ressemblance tient à une simplicité descriptive et au caractère situationnel de l’attention dont elles naissent. Mais la « rédaction rasée de près » est aussi un mouvement logique : mention de circonstances qui rappellent le cadre empirique d’observations scientifiques, suivie d’une sorte de pointe, mais une pointe rase, infra-suggestive, proto-aphoristique. L’unité de chacun des livres est donc moins phrastique que propositionnelle : l’ensemble s’appréhende moins comme un texte – appelant une lecture linéaire, codicielle – que comme un corpus de propositions de même type – appelant une lecture baladeuse, indicielle.
Poétisation des RemarquesReste que les Remarques ne paraissent pas sous la forme d’un corpus ; elles ne sont pas numérotées comme les « remarques théoriques » des années 2010 ; leur enchaînement ne suggère pas un trajet logique. Elles paraissent en livre, et en livre leur caractère sibyllin et le blanc qui les sépare ne manquent pas de produire une impression de poésie. À cela s’ajoutent, pour les Remarques, les caractéristiques de l’édition elle-même : Remarques est sorti dans une édition un peu luxe. Le plus poétique, c’était le papier. Le papier l’emporte. Ce qu’on achète, c’est le papier. Le plomb, la ficelle, le papier XX grammes, fondent ce qu’il y a écrit dedans au patrimoine. En outre, des phrases courtes avec des « objets » dans un livre de poésie sont immédiatement perçues comme manifestes d’une « poésie de l’objet » : Que je dise glaïeul ou que je dise caca, ici, c’est poétique. Le caca d’Artaud est le caca de la fureur poétique d’Artaud. La voie négative, luthérienne, celle qui rase, faisant du caca un caca, du glaïeul un glaïeul, du brin de lavande entrant dans ma narine un brin accrochant la morve, est empêchée. Cette poétisation des Remarques se réalise dans leur réception, et c’est contre cette réception que Quintane écrit, en quatrième de couverture de Chaussure, quelques mois après la parution des Remarques, que « Chaussure est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas ». Le « pas spécialement poétique » est la correction apportée par Quintane à la description de son projet consécutive à ce qui est perçu par elle comme un malentendu des Remarques. Ce sont les caractères stratégique de cette correction et fondateur de ce malentendu que nous étudions ci-après.

1.2.1. Les lecteurs malentendants

Je n’aime pas les lecteurs-sparadraps qui vous collent sans distance et dont vous ne pouvez vous dépatouiller.

1.2.1.1. Trois fétichismes

Trois lecteurs de QuintaneLe retour à la forme « remarques », en 2013, plus de quinze ans après la parution des premières, se fait pour Quintane au prétexte d’un retour critique sur les malentendus nés lors de la réception de ses premiers livres : Remarques (1997), donc, mais aussi Chaussure (1997), Jeanne Darc (1998), et jusqu’à Saint-Tropez – Une Américaine (2001). Une série d’anecdotes, livrée dans le premier « lot » de ces remarques (« Psychologie poétique »), illustre ces malentendus. Par souci de synthèse, c’est ramassées et numérotées que nous les citons :
  1. Une fois, un lecteur est venu violemment m’alpaguer : alors, vous avez lâché ? à présent vous parlez de Jeanne d’Arc, de Saint-Tropez, ou que sais-je. Il voulait dire que j’avais lâché les choses, les tomates, les maisons, les avions ; ou alors que j’avais lâché la chose, la chose importante, les choses (Ding) étant peut-être la chose (Sache) même, la grande affaire, voilà peut-être ce qu’il voulait dire.
  2. D’une part, la tomate se suffisait à elle-même ; d’autre part, elle ne se suffisait pas à elle-même. Cela, c’était ce que ce lecteur des Remarques s’était précipité me sous-entendre. Tendu, dense – exactement comme un poème –, […] il s’était approché tout près pour me dire que, passant à autre chose, j’avais franchi le mur, la ligne blanche ; de là où il était, où ils étaient tous, les vrais lecteurs de Remarques, ils me voyaient m’éloigner, irrémédiablement.
  3. Confiante dans la perspicacité et la rigueur du lecteur-trice futur-e, j’alignai alors deux cent cinquante pages de Chaussure, orientées cependant par une quatrième de couverture perso : Chaussure parle vraiment de chaussure. Je vis alors arriver, après une lecture, un monsieur tout rouge, dense et tendu, exactement comme un poème. Il me demanda aussitôt combien je possédais de paires de chaussures. C’était un fétichiste du pied.
Ces trois anecdotes impliquent respectivement :
  1. Un lecteur du parti des Dinge, soucieux qu’on leur demeure fidèle (qu’on ne les « lâche » pas), et qu’on pourrait dire pongien : attention aux choses pour elles-mêmes, leur perfection muette, leur matérialité et la littéralité de leur enseignement. La dévotion exclusive de ce lecteur lui fait plus loin considérer Saint-Tropez et Jeanne d’Arc comme des « mythologies » vulgaires, impures, émanées du « culturel », « sali[es] par l’idéologie ».
  2. Un « vrai lecteur » des Remarques – l’expression, nous le verrons, renvoie au lectorat en phase avec la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture –, lecteur pour qui l’objet « ne se suffit pas », et qui cherche un accès au mystère de l’ordinaire derrière l’ordinaire des objets ; au vœu pongien du premier lecteur répond un vœu de profondeur qu’on peut identifier au programme d’une certaine phénoménologie : d’une immersion dans les choses mêmes – selon l’expression de Husserl –, en remonter l’essence.
  3. Un lecteur à la fois thématiquement motivé et libidinalement mû (par son fétichisme), et par conséquent déçu soit du faible degré d’information d’un livre qui affirmait « parle[r] de chaussure », soit de la faible efficacité d’un livre dont le titre, dans sa simplicité, promettait de convoquer l’objet du désir.
Question-de, question-siLes anecdotes ont souvent chez Quintane la valeur paradoxale d’un enseignement littéral et parabolique : elles n’ont pas le vaste hors champ spéculaire de l’allégorie, mais dans leur trivialité et leur densité de fait divers elles sont susceptibles de provoquer « un démarrage critique ». Ramassées, ces trois-là déterminent les deux premiers lecteurs comme des représentants de la « psychologie poétique ». Eux, au contraire du troisième, et dans la mesure au moins où « poésie » est leur référent explicite, se posent la question-de-la-poésie. Ils se la posent en connaissance de cause mais pas moins fébrilement, requis par leur objet comme n’importe quel « fétichiste », manifestant les mêmes symptômes critiques, et d’ailleurs s’égalant physiquement à leur objet – ils somatisent. Le troisième lecteur, lui, pose, sans le savoir mais depuis l’impérieuse nécessité de son fétichisme assumé, la question d’une efficace de la poésie, c’est-à-dire peut-être avant tout celle de ses rapports transitifs aux objets qu’elle se donne (connaissance effective, savoir constituant, pouvoir de la nomination à concurrencer l’objet dans sa visibilité et sa tangibilité). La question du troisième lecteur confronte Quintane à son serment de littéralité (« parle[r] vraiment de chaussure. »), ignorant l’origine partiellement conjuratoire de ce serment (parer aux malentendus des Remarques). Le lecteur fétichiste des chaussures est un huron de littéralité : il obtuse la question-de-la-poésie (parlons vraiment chaussure, ne nous payons pas de poésie) ; l’obtusant il aiguise une autre question : celle de l’écart entre valeur déclarée et valeur courante de la poésie (ses devises et sa mot-nnaie), celle des contradictions de ses usagers et chérisseurs. C’est ce type de question que nous nommons, dans la suite de ce travail, la question-si-la-poésie. Que la question-si-la-poésie ne soit pas héroïque mais qu’elle surgisse comme un symptôme ne la rend pas moins pertinente – elle est pertinente du fait même de son impertinence. Qu’elle soit plus incongrue qu’irrévérente, plus ingénue qu’informée, plus littérale que littéraire, ne l’exclut pas, pour Quintane, du champ des questions posées à la poésie. Sa position est certes particulière : la question-si s’adresse à la poésie depuis un extérieur de la poésie. Mais cet extérieur n’est pas tant le hors-champ du prosaïque, du vulgaire, du véhiculaire ou même de l’universel abstrait – hors-champ qui constitue l’autre de la traditionnelle question-de-la-poésie ; c’est davantage celui de la circonstance particulière, des raisons personnelles – en l’occurrence, un fétichisme. D’ailleurs la connaissance de cause des lecteurs 1 et 2 n’appelle pas une attention à leurs problèmes moins symptomale que le sans le savoir du lecteur 3. Le hors-champ de la question-si est aussi un plein champ libidinal, une full exposure, un nez-dedans les objets conçus par le désir : poésie, chaussure… 1, 2, 3, chacun sue son insu dans l’effort au savoir ; tous sont mus par l’impensé de leur obsession, cernés par l’immense angle mort que leur fétichisme ménage ; tous sont agités par la grande affaire de leur petite affaire. Les trois malentendants manifestent trois attentes, tendent vers trois objets préconçus, leur portant un type d’attention qui les excepte et les privatise, manifestant à leur égard ce que Quintane appelle ailleurs une « pulsion propriétaire » ; de ces trois attentes, seules deux sont de poésie, mais toutes sont également déçues par la non-conformité de l’objet de Quintane à l’objet de leur désir. La déception de ces attentes leur est presque une menace : on leur a trafiqué leur objet, qui risque d’échapper à leur (re)connaissance. Tous les malentendants se sentent dupés et chacun, dans sa qualité de dupe, pose deux questions : une depuis sa connaissance de cause et une autre, redoutablement efficace, depuis son sans le savoir. Dire la première question « consciente » et la seconde « inconsciente » serait commode et manquerait ceci : qu’il y va là aussi d’une différence d’aspect. Le le sachant est joué de façon procédurale depuis le bon droit, l’entitlement : c’est parce que les lecteurs 1 et 2 estiment connaître leur poésie (y être compétents, disposer à son sujet d’un savoir légitimant) qu’ils se sentent non seulement autorisés à protester comme victimes mais aussi fondés à se désigner juges de la tromperie. L’abus de pouvoir procède d’un abus de savoir : les lecteurs 1 et 2, en réclamant pour eux le véritable sens du travail de Quintane, et tendanciellement celui du vocable « poésie » tout entier, transforment un savoir encyclopédique – infini en droit (sur le pied des raisons personnelles : subjectivité perceptive, singularité de l’expérience) – en un savoir sémantique. Ce faisant, ils naturalisent leur objet – le tendent et le densifient par forçage, confisent la référence – et font du langage même l’enjeu de la tromperie : ça n’est pas de la poésie, ou pas de la « vrai[e] », d’ailleurs ça n’est pas vraiment vous telle que nous, « vrais lecteurs », vous connaissons et chérissons ; nous vous le disons en connaissance de cause (cette cause que vous avez « lâchée »). Vraie poésie, poésie non spécialeLe statut de l’adjectif « vrai » est discuté par Quintane dans Cavale (167‑170), à partir d’une réécriture de la défense du dogme eucharistique par le théologien du 9e siècle Paschase Radbert. La question de savoir si une soupe lyophilisée est une « vraie » soupe est posée sous la forme d’un arbitrage de deux propositions logiques : …de
P 1 : Une soupe lyophilisée est une vraie soupe
ou de :
P 2 : Une soupe lyophilisée est une fausse soupe
laquelle est la vraie ?
Quintane décline ensuite les critères du vrai dans les termes de qui cherche à « vendre » de la « vraie soupe » :
  • « elle est garantie » ;
  • elle est authentique, régulière, normée (« elle est cuite dans les règles ») ;
  • elle est prête à l’emploi (« vous n’avez plus qu’à l’ouvrir »).
En somme, la « vraie soupe » est exemplaire ; c’est un générique de soupe garanti par l’Idée de soupe. Comme le pain-corps et le vin-sang selon Radbert, la soupe, quelle que soit sa forme, est vérité de soupe (veritas) fidèle à la chose soupe (res), sub specie æternitatis. À la question, émanant d’un consommateur méfiant, de savoir si rien n’y a été ajouté et s’il ne s’agirait pas tout de même d’une « soupe spéciale », Quintane place dans l’argumentaire du vendeur de « vraie soupe » cette formule, définitive : « Ce qu’elle a de spécial cette soupe, c’est que c’est de la vraie, point. » D’ailleurs il n’y a rien « dedans, avec, sous, il y a ce qu’il y a ».
Le « spécialement poétique » s’ignore spécial ; il se croit « vrai », honnête, ni piégeux ni trompeur. Les « vrais lecteurs » des Remarques connaissent leur poésie, une espèce non spéciale couvrant tout le genre poésie, une classe congruant dans sa hiérarchie, garantie par les lois intangibles du monde. La connaissance de cause / chose est, en poésie comme ailleurs, une Sachkenntnis, une objectivation du monde dans le savoir ajusté de l’expertise, qui voudrait faire croire à la solidarité foncière de la compétence et de la probité. Mais, à un autre niveau, si le poétique « vrai » tient de l’intimidation de la capacité de juger, c’est parce que son vrai est moins soucieux de justesse que de justice – justice qu’il faudrait rendre à l’objet de son souci… pour qu’il demeure tel. En dernier lieu, ce vrai-là est un authentique ; il en a le caractère transparent (le no comment de l’évidence) et opaque (l’impénétrable être-en-soi de la poésie).

1.2.1.2. Connaissance de cause et sans le savoir

Embarras, appréhensionEn poésie, le souci d’une vérité de l’objet est un cul-de-sac épistémologique ; c’est l’expression d’une volonté de savoir arrimée au savoir sémantique. La question qu’un tel souci informe est nécessairement procédurale : elle trouve toutes ses garanties du côté du savoir constitué ; elle collationne et juge d’un degré de conformité à un original de poésie – Idée tutélaire (vérité-correspondance) ou somme patrimoniale de ses manifestations (vérité-fidélité). Le sans le savoir quintanien, lui, est relativiste, parce que sa référence n’est pas dans la langue conçue comme une réserve d’armes, d’appareils, d’outils ou de véhicules prêts à l’emploi ; il est pragmatiste, parce qu’il croit en des usages armants, appareillants, outillants, véhiculants de la langue. Se fier, dans la pose des questions et la considération des problèmes, à ce sans le savoir, constitue un investissement dans la latence des usages, et contribue à congédier les questions de la dupeté – vrai ou faux, conforme ou frauduleux, degré de correspondance des mots et des choses – qui s’insinuent dans le scandale personnel de l’incompréhension. Encore une fois, que sans le savoir fasse symptôme ne lui ôte pas sa pertinence : c’est d’un herpès que naissent les réflexions de Quintane sur un état de la mémoire coloniale, du « déboussolement » d’une rupture amoureuse celles sur l’état des rapports entre sentimentalité et sexualité, du désastre d’une tentative de faire pousser des tomates celles sur l’autonomie politique. Autant de « démarrages critiques », autant d’« embarras de pensée », autant de moments d’impéritie à l’œuvre. Et autant d’anecdotes embrayeuses de concepts, selon la formule de Hocquard plusieurs fois citée par Quintane. De là : s’emparer, se saisir d’un objet. C’est peut-être à l’aune de ce vocabulaire que la distance entre le sans le savoir de Quintane et la notion bataillienne de « non-savoir » est le plus manifeste : alors que celle-ci tient essentiellement, dans son apposition à l’expérience mystique, de la déprise, celui-là n’est que recherche de prises sur l’objet, devant l’obstacle, à même la voie. Le sans le savoir est un outil pratique transitoire et provisionnel ; ce n’est pas l’horizon d’une « fusion »-dissolution « de l’objet et du sujet » sur le seuil du dicible. La parenté, à la rigueur, est méthodologique ; elle tient à une méfiance commune devant la connaissance de cause, conçue comme l’instrument du bon droit. Les présuppositions dogmatiques ont donné des limites indues à l’expérience : celui qui sait déjà ne peut aller au-delà d’un horizon connu. J’ai voulu que l’expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d’avance. Le caractère liminaire, prudentiel du non-savoir s’apparente ici à une des exigences fondamentales de la recherche en sciences ; à ceci près que Bataille repousse aussi tout objet a priori dans son refus des déterminations. Chez les auteurs de notre corpus au contraire, quelque chose est là qui objecte, obstrue, gêne, embarrasse, et en même temps signale, invite, donne l’occasion de s’y mettre. Pas de réserve, pas d’appui, pas de trésorTarkos revendique par exemple, dans une « fiche de renseignements » qui constitue un état de son travail et un éventuel testament, une « appréhension » comme point de départ de ce qu’il nomme ses « improvisations » : 17. je fais des improvisations dont il reste quelques traces d’enregistrements, je fais ça en vue de dire de la poésie, je ne sais pas ce que je vais dire, j’ai une appréhension et puis voilà. « Appréhension » dit l’empêchement et la centralité de l’objet, la recherche de prises, le problème pratique, le casse-tête : le « kilo » de Tarkos n’est pas le savon de Ponge ; le projet n’est pas d’épuiser son objet en l’« agaçant », mais de tirer toutes les conséquences d’un écart entre objet naturel, objet conventionnel et objet d’usage. Le sans le savoir de Tarkos n’est d’ailleurs pas seulement un démarreur critique mais un relanceur constant : c’est patemment le cas dans « Le Train », où « je ne sais pas » revient comme le carburant d’un en-train de se dire, l’opérateur d’une recherche qui ne capture pas le procès de la pensée dans un savoir qui serait déjà constitué. L’absence de connaissance de cause est affirmée avec autant de clarté dans les derniers mots d’un poème qui fait son objet des rapports entre volonté et mouvement : je ne sais pas sur quoi je vais m’appuyer pour savoir.
pour dire.
pour appuyer ce que je suis.
il ne sait pas sur quoi s’appuyer pour dire ce qu’il est.
pour savoir qu’il est.
pour prouver.
pour s’appuyer
je ne sais pas ce sur quoi je vais bientôt m’appuyer pour dire.
pour dire que je suis.
pour savoir
Il n’est pas interdit de lire dans l’insistance sur le verbe « appuyer » une référence – les carnets de Tarkos témoignent d’un grand intérêt et d’une certaine familiarité avec la philosophie médiévale – à la notion médiévale de suppôt (« suppositum », littéralement support), centrale dans les réflexions scolastiques sur le sujet de la volonté et le sujet de l’action (déjà, dans le « Manifeste Chou », les énigmatiques « lois des phores » faisait intervenir l’idée de suppôt/support). À cet égard, la question de Tarkos dans « Je m’agite », n’est plus seulement celle, classiquement moderne, d’un vacillement du sujet de l’énonciation, mais celle d’un absentéisme chronique du sujet d’attribution : c’est sans lui qu’il s’agira de s’agiter, de se mettre en mouvement. Nous reviendrons sur cette hypothèse, mais notons déjà la constitution d’un suppôt comme prémisse « pour [un] savoir » et « pour [un] dire » particuliers – le savoir de la « preuve » et le dire de l’« identité » ; elle indique un rapport mentique au « penser », et une furtivité des attributs de « la pensée », qui contrarient la conception du savoir comme thésaurisation : on ne peut a priori s’appuyer sur rien pour savoir – et d’abord pour savoir « ce qu[’on va] dire ».
C’est précisément dans un abus de connaissance de cause, et dans une confiance excessive dans le savoir sémantique, que consiste la thésaurisation des trois « malentendants » de Quintane. Tous trois sont autoritaires, et c’est cette unité affective, conjuguée à l’unité symptomale de leur sans le savoir, qui permet, sur le mode du « démarrage critique », de penser ensemble les trois malentendus comme relevant d’une même fixation, trifronte, du rapport aux « choses » :
  • fixation « sur l’Objet »
  • (qui est aussi une) fixation de cet objet
  • (et) une fiduciarisation de la référence (un forçage de correspondance entre savoir sémantique et savoir encyclopédique).
On a caractérisé cette fixation comme un fétichisme (une dramatisation exceptrice de la poésie elle-même comme objet-de-la-poésie), et cette fiduciarisation comme un abus de savoir (une prime donnée à la connaissance de cause dans le procès-de-la-poésie). Mais quel est l’objet de ce fétichisme et de cette croyance ? Quels sont les caractères de l’Objet naturel de la poésie ? Et en exception à quoi se constitue-t-il exception ?

1.2.2. L’objet de référence

L’objet n’attend pas dans les limbes l’ordre qui va le libérer et lui permettre de s’incarner dans une visible et bavarde objectivité ; il ne se préexiste pas à lui-même, retenu par quelque obstacle aux bords premiers de la lumière. Il existe sous les conditions positives d’un faisceau complexe de rapports.

1.2.2.1. « Arrêt sur l’Objet »

Les « OVNI » de la RLGIl n’est pas anodin que les trois « malentendus » aient pour terme commun et enjeu du litige la notion de chose. D’une part, celle-ci indique une généalogie littéraire des reproches (Ponge) et philosophique des malentendus (la phénoménologie). D’autre part, elle signale, en s’y substituant, la notion concurrente d’objet, à la fois centrale dans le solde de l’héritage des aînés par la « génération de 90 » et omniprésente dans les corpus philosophiques de ces aînés. Le texte inaugural de la Revue de littérature générale, publication épocale à laquelle Quintane et Tarkos donnent chacun un texte, s’applique par exemple à définir des « Objets verbaux non identifiés » de nature à déposer la « fausse alternative » entre « Produits Industriels de Fiction » et « Artisanat Local de Poésie ». En 1995, deux ans avant que Quintane ne l’écrive au dos de Chaussure, Cadiot et Alferi affirment, à leur manière, la possibilité d’objets « de poésie pas spécialement poétique[s] », c’est-à-dire inidentifiables comme tels à partir de ce qu’on a appelé une connaissance de cause. La poétique des « OVNI » s’oppose à une autre, « au service d’un Idéal de l’Objet », appelée aussi « poétique de l’exception » parce qu’elle tient son objet dans la lunette de l’exception superbe, tendue vers « l’apparition de l’Objet exemplaire, la singularité sublime – le poétique ». À l’inverse de « la singularité sublime », on pourrait dire que les « OVNI » de Cadiot et Alferi sont des singularités quelconques, et suivant :
  • des quodlibets, des tout-ce-qu’on-veut (« seule la fantaisie donne corps provisoire à ces instruments de fiction »),
  • des outils dépanneurs, sans usage ni métier de référence (« leur nature n’est rien d’autre que leur fonction »),
  • des génériques impurs, chéris pour leur saillance ou leur banalité (ils « peuvent aussi bien être des trouvailles que des lieux communs, aussi bien des agglomérats inédits que des bouts surcodés, aussi bien une bizarrerie ou un accident syntaxique qu’une phrase morte qu’on exhume »),
  • des modèles, mais de rien-de-spécial (ce sont des « monstres de fidélité », « fidèles à la matière hétérogène qui les remplit, fidèles à la circonstance »),
  • des unités circonstancielles, transitoires, pratiques (ils sont « tassés » mais « hétérogènes », « homothétiques et agençables », complexes par « accident ») voire tactiques (« dans un fictif premier temps […] on a intérêt à se fabriquer des objets » ).
Objet de poésie, objet de la poésieLe mandat du texte d’ouverture de la RLG – introduire un sommaire lui-même hétérogène et dense – explique en partie l’allégresse définitionnelle, infiniment autorisante, des deux maîtres d’œuvre : le talisman de la non-identifiabilité engage, protège, encourage la non identité, l’inédit des « Objets » à venir. De ceux-ci on ne saurait rien dire de définitif : la notion d’objet est ici extensive, liée à la fenêtre d’attention de qui écrit et de qui lit. Son autre, voire son ennemi en poésie, reçoit une définition certes beaucoup plus restrictive que les « OVNI », mais également prononcée dans les termes d’une économie de l’attention : il s’agit moins d’un objet spécifique que d’un mode spécifiant de l’attention, mode intensif qui produit « l’arrêt sur l’Objet », c’est-à-dire qui sclérose, confit son objet dans le « mythe » de son « cru », de « la chose même trouvée telle quelle ». Objet est donc, dans « La mécanique lyrique », le signifiant commun à deux signifiés : à la fois ce à quoi s’attache ou ce qui arrête une attention (la chose du poème, son souci) et le résultat, le produit transformé de cette attention (l’objet verbal lui-même, plus ou moins identifiable). Autrement dit, l’objet de la poésie est à la fois celui qu’elle est, manifeste, représente, et celui qu’elle se donne. Entrée termi­no­lo­giqueCette polysémie intéresse la parution, en 1997, des deux premiers livres de Quintane, Remarques et Chaussure, qu’on s’autorise à regrouper ici non seulement du fait de leur contemporanéité, mais aussi pour leur commune discontinuité formelle qui correspond à une discontinuité conceptuelle. On peut redire ici ce que nous disions en 1.1.2.1 à propos de la compacité relative de « poésie » pour les R.R.ristes : l’attention qui fait écrire les phrases de ces deux livres est pourquoi-pas-holiste et moniste-mais-pas-spécialement ; les expériences consignées par les Remarques et les tokens de chaussures inventoriés dans Chaussure sont divers et éparpillés, conventionnellement réunis sous un vocable unique. C’est pourquoi l’entrée principale de Chaussure est l’entrée terminologique, mais d’une terminologie immédiatement considérée depuis un réseau de souvenirs véhiculant certains usages du mot : Quand je pense au mot chaussure, c’est-à-dire quand je le dis, que ce soit, ou non, en l’articulant dans la bouche, il m’arrive, par exemple : associé à une paire de chaussures (des mocassins jaunes) que j’avais enfant, ces chaussures ayant, à l’époque, attiré l’attention de mes camarades (quelle idée de porter des chaussures jaunes), qui les comparèrent aussitôt à des biscuits fourrés à l’orange qu’on distribuait dans les cantines ; ou bien, associé à l’intérêt exacerbé que porte une de mes amies aux chaussures, accumulant les boîtes, économisant des mois pour l’achat d’une paire ; ou à la seule fois où un vendeur me donna des caractéristiques techniques, et des termes, qui m’ouvrirent un monde aussi complexe que celui du moteur à quatre temps ; ou bien encore à cet exercice de diction, où il est d’ailleurs question des chaussettes d’une archiduchesse, et non de ses chaussures ; ou à la liste des noms de chaussures, et, en fait, au texte-chaussure, auquel me renvoie à présent le mot chaussure, que je ne puis lire, ou entendre, sans penser à l’état du texte en cours, aux moyens de le corriger ou de l’augmenter ; aussi est-il vraisemblable que le mot chaussure continuera à m’évoquer assez longtemps ce texte. La terminologie du strict savoir sémantique est une énergie morte ; celle du corpus d’usages une énergie fossile, constituée de collocations permettant des associations et des « générations » – la linguistique des corpus parle d’ailleurs de text mining. Mais Chaussure, comme d’autres textes de Quintane sur lesquels nous reviendrons, opère inversement à l’analyse de corpus : le monde est déjà tokenizé ; il s’agit donc, compacifiant l’épars, de partir du « mot » pour arriver au « texte », un texte dont le régime n’est ni datif (il ne porte pas sur, ne parle pas de l’objet chaussure, par exemple) ni accusatif (il ne dit pas l’objet, ne le parle pas) mais celui, rendu par le trait d’union (« texte-chaussure »), qui refuse de plomber à la fois objet d’écriture et objet d’attention par une détermination hâtive de leur relation. Les données de l’anamnèse-extraction convergent vers le « texte en cours » dont le dernier « état » est une santé fragile, corrigible, augmentable, amendable, à l’image de l’instabilité du terme « chaussure ».

1.2.2.2. « Une seule chaussure est impossible »

Iso­le­ment scientifique, esseu­lement poétiqueSi l’entrée terminologique est la principale de Chaussure, ce n’est donc pas par souci de déminage définitionnel ou de stabilisation lexicale ; c’est parce qu’elle ouvre sans le savoir sur l’ensemble des autres questions, questions nécessaires pour qui se promet de « parler vraiment de chaussure », mais secondaires parce qu’inscrites dans le champ déjà constitué de plusieurs spécialités. Il a bien fallu un moment ou jamais d’inventer la chaussure.
Mais comment déterminer ce moment où, d’une chose informe, d’une sorte de peau étrangère vaguement fixée à la nôtre autour du pied par des bouts de ficelle (les chaussures de Robinson Crusoé), on est passé à une forme suffisamment stable pour qu’aujourd’hui encore elle soit appelée chaussure ?
Y a-t-il eu une chaussure « primitive » ?
À la question de l’origine, Quintane apporte une réponse radicalement relativiste, dont l’occasion est donnée par la confrontation de l’objet singulier « chaussure » à l’appareil « chaussures » : Ainsi, si je me pose la question : à quoi ressemblait la première chaussure ? une réponse est : sans doute ressemblait-elle à rien – c’est-à-dire à quelque chose de nouveau, donc à rien de connu.
Pour qu’une chaussure ait commencé d’exister, il fallait qu’elle puisse être reconnue, et pour cela, qu’il y en ait eu au moins une autre, avant, à laquelle on ait pu la comparer.
La première chaussure n’a pas existé. Personne ne la fabriqua.
– c’est la seconde qui désigna la première ;
aussi vont-elles par paire.
Le terme et l’objet « chaussure » n’existent isolément qu’à l’état – navrant ou touchant – d’incomplétude (on les chérira ou les déplorera comme une ruine, lieu commun de la mélancolie poétique). « Chaussure », seul, est hors d’usage. Une chaussure isolée, peut-être, renvoie à cette impossibilité. Je ne puis la voir que diminuée, bizarre, comique – ou lamentable (sur le bord de la route).
Ce qui va par paire, une fois seul, est injustifié.
Une seule chaussure est impossible.
La notion scientifique d’isolement de l’objet, issue de la nécessité de conditions d’observation sinon neutres, au moins stables, a ici pour vis-à-vis celle d’esseulement. Connaître « chaussure », c’est connaître un appareil dans la circulation permise par ses usages, ses « collocations ». À l’esseulement de l’objet idiot correspond celui du signifiant neutralisé, considéré absolument, dans la stabilité supposée d’un hors-temps et d’un hors-lieu – un hors-jeu : La Chaussure s’appelle Chaussure

La chaussure s’appelle chaussure,
Même quand le vent tourne
La chaussure s’appelle chaussure,

Même après un typhon,
Même avant un typhon,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand jeudi passe à vendredi, et samedi,
D’heure en heure,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand des confettis
Retombent
Dans un désordre imprévisible,
La chaussure s’appelle chaussure,

La chaussure s’appelle chaussure
Parce que l’eau coule, et même
Si la définition de la seconde est plus longue que la seconde,

La chaussure s’appelle chaussure,
Que les ongles poussent, que les dents tombent,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand je ferme un œil
La chaussure s’appelle chaussure,

Même si mon chien ne répond plus quand je l’appelle,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand un chat tousse En mangeant des herbes.
Ce texte est manifestement – cas unique dans le livre et très rare chez Quintane – un « poème » ; il en a la forme, les traits : retours réguliers à la ligne, rejets et enjambements. Du fait de son caractère hapaxique dans le « texte-chaussure », il nous semble lisible au moins partiellement depuis les codes du parodique. Le « ronron » poétique consiste ici dans une célébration de la constance du nom et de l’invariance de l’objet (en toute situation, jusque dans la tempête des temps qu’il fait et qui passe, autres lieux communs de la mélancolie poétique). Cette célébration est peut-être un des modes de « l’arrêt sur l’Objet » dont parlent Alferi et Cadiot. Elle fait résonner l’objet seul dans le silence des circonstances, prétend en faire « vibrer la singularité » par une répétition incantatoire ; elle naturalise au passage la référence (« La chaussure s’appelle chaussure, / parce que l’eau coule »).
Savoir séman­tique, savoir encyclo­pédiqueLe rapport de l’objet au nom est, pour Quintane, tout relatif, et c’est cette relativité qui permet de sortir le « mot » du savoir strictement sémantique, de l’intégrer au corpus des énoncés de type encyclopédique, c’est-à-dire ceux qui, manifestant un savoir sur le monde, sont vrais ou faux selon l’état du monde. Ainsi de : d’une certaine manière, Caligula s’appelait chaussure.
(enfant, il portait souvent une petite caliga – sandale.)
La « certaine manière », c’est-à-dire le mode selon lequel l’énoncé qui suit s’avère, pose la question du monde qui rend possible une telle référence : que dit de ce monde le fait que les surnoms de cour d’école – dont la réduction métonymique est un marqueur – suivent un empereur jusqu’à sa cour ? Que dit le singulier du surnom, notamment après les réflexions de Quintane sur le comique ou le navrant de la « chaussure seule », de l’esseulement de Caligula lui-même ? Ces questions, Quintane n’y répond pas ; elle rend prégnante cette idée qu’au sein de la référence, le mot et la chose sont solidaires d’un état du monde, mais aussi que l’énergie d’une réflexion sur l’état de ce monde est préférentiellement fournie par ce rapport.
Le monde dont il s’agit de faire état n’est ni le monde réenchanté du lecteur idéaliste des Remarques, ni le « monde muet » du lecteur matérialiste-pongien des livres suivants, mais un monde dont l’expérience faite est diverse à raison des usages, et les usages divers à raison des circonstances. Aussi s’agit-il moins, vis-à-vis des objets qui peuplent ce monde, d’en « rendre compte » – comme si, selon l’expression de Foucault qui sert d’exergue à ce chapitre, ceux-ci attendaient « l’ordre qui [allait] le[s] libérer » – que de les saisir, toujours selon Foucault, « sous un faisceau complexe de rapports ». Cette distinction méthodologique nous fournit une clé pour l’étude des relations de la première Quintane à l’œuvre de Francis Ponge : si pour tous deux la poésie n’a plus et n’est plus un objet spécifique, et si le mode d’appréhension des objets des Remarques rappelle le pluralisme des « objeux », le projet de Quintane se distingue radicalement d’un « parti pris des choses ».

1.2.3. Ponge, Quintane : La poésie comme « recherche » et « méthode »

J’ai écrit des livres anti-printemps (des Poètes) ; du Ponge débile, c’est-à-dire encore plus désaffublé.

1.2.3.1. Ding et Sache

Précisions lexico­gra­phiquesQuintane, dans ses R2013, propose une entrée lexicologique dans le problème de l’objet à partir de la distinction notoire, en allemand, entre Ding et Sache : Je me demande si tout ça [les malentendus rapportés dans les trois anecdotes sus-citées, ndr] ne vient pas de la synonymie (ou confusion) de chose avec truc ou avec machin. Par exemple, en allemand, la chose en tant qu’objet, c’est Ding, mais la chose en tant qu’affaire, c’est Sache. Le parti pris des choses, c’est le parti pris des Ding, pas des Sache. En français, la Ding est tout de suite, comme chose, un vaste truc, un super machin, une grande affaire. Le « grand-affairisme » du français – c’est-à-dire la tendance, chez ceux qui écrivent dans cette langue, à prêter à la chose une grandeur intensive incommensurable, une profondeur insondable, à en faire l’élément d’un procès du Sujet ou d’une affaire de l’Être – se constate pour Quintane dans le rabattement sur tout Ding des qualités de la Sache. Celle-ci reçoit la définition, abrupte mais courante, de « chose en tant qu’affaire ». Nous avons déroulé, en 1.1, la pelote philologique de cette « grande affaire », en risquant que le mot Sache tenait lieu en allemand de l’objet en tant qu’anti-quelconque – ce que nous proposions de résumer dans l’expression crado-latine de quod-non-libet ; en français : tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut. Toutes les théories de la connaissance de langue allemande, qu’elles s’intéressent à l’objectivité scientifique, au fonctionnement logique de la pensée ou à la vérité de l’expérience, désignent l’objet relativement à d’autres objets, en précisent l’origine ou la fonction, en complémentent le mode d’action par des agrégats typiquement allemands, dans un jeu de contrastes où, le plus souvent, l’autre de Sache a pour nom Gegenstand. Ding est à la fois plus rare et plus anodin, appartenant au vocabulaire du simple, du rude, du dépouillé, au seuil du connaissable : simplicité mystique (Eckhart), rudesse infra-phénoménale (Kant), dépouillement des calques opacifiants de l’usage (Heidegger, dans l’opposition à Zeug). On peut, sans trop de forçage, considérer que la collection d’usages idiomatiques de Sache attestent effectivement une « grande affaire » (la chose comme objet central d’un litige), tandis que ceux de Ding évoquent un embarras contingent ou une qualité accidentelle : j’aimerais venir, mais le truc (das Ding) c’est que j’ai promis de déjeuner avec des ami·es / oh ce n’est pas grand chose (das ist kein grosses Ding), tu n’as qu’à leur dire que tu es malade / je ne peux pas, tu sais bien que mentir aux ami·es, ça n’est pas mon truc (ist nicht mein Ding). Mais ces tendances sont à relativiser, et le lieu commun, chez des poètes et philosophes français marqués par le lexique heideggerien, d’une différence sémantique parfaite entre Ding et Sache, ne résiste pas au constat d’un usage versatile en allemand courant. Prenons l’« état (actuel) des choses » : l’allemand courant dit die Lage (ou : der Stand) der Dinge, alors que la philosophie entend par Sachlage (ou Sachverhalt) le contenu propositionnel qui permet de caractériser objectivement une situation, un ensemble de circonstances ; on pourrait voir dans la Sachlage l’expression d’un holisme épistémologique, et dans la Lage der Dinge une configuration plus explosée, mais rien ne permet d’en faire une règle de l’allemand courant. Et si die Sache est bien une « affaire », il faut la préciser (« grande ») pour ne pas la confondre avec celle qui est « dans le sac » (das Ding ist im Sack). D’ailleurs la profondeur n’est pas plus l’apanage des Sachen que la frivolité n’est celui des Dinge : « aller au fond des choses » c’est aller in den Dingen jusqu’à leur Grund, tandis qu’on enverrait quelqu’un se faire voir « avec ses cliques et ses claques » en lui intimant : nimm deine Sachen mit und verpiss dich. Pour achever d’illustrer cette instabilité – c’est-à-dire aussi bien cette vivacité des usages –, on peut faire tourner Google en bourrique et constater que son gigantesque corpus ne lui épargne pas la confusion :
Propositions du traducteur Google Translate pour les mots « Ding » et « Sache » en contexte.
La distinction savante entre Ding et Sache est donc toute théorique, et il n’est pas étonnant que la plupart de ses usages propédeutiques en philosophie passent par un effort de stabilisation des termes. Une régularité des usages ne se dessine qu’à superposer les critères classificatoires, et à l’intrigue « affaire » / « truc », on peut en ajouter au moins une autre. Dans le réseau sémantique ouvert des synonymies relatives et dans celui, conceptuel fermé, des antonymies voisines, les Sachen se distinguent souvent des Dinge (trucs, machins, bibelots) et des Gegenstände (littéralement ob-jet : « ce-qui-se-tient-contre ») par leur irréductibilité au monde de l’étendue : la Sache serait une abstraction réelle, qui tient lieu d’autre chose que ce qui la représente contingentement – caractéristiques qui, du point de vue quintanien, en font des candidats au statut d’alogon. Mais la distinction de Quintane à la fois se vérifie et se trouve contredite par l’usage des termes jusque chez les phénoménologues. Quand Husserl se donne pour programme de « revenir aux choses mêmes », c’est d’un retour « zu den Sachen selbst » qu’il s’agit, en tant que celles-ci constituent les unités de l’expérience et les sources de la donation de sens ; quand Heidegger cherche à désigner un statut littéral, neutre, irréductible de l’objet, il l’appelle das Ding. Il semble que chacun de ces usages relève à sa façon d’une « grande affaire » ; chacun fait signe vers une pureté précédant toute appréhension, toute pensée, toute nomination. Qu’en est-il en français ? – puisque l’intuition de Quintane concerne sa propre langue et la nôtre : que ce qui tient lieu de Ding y est immédiatement capturé par le grand-affairement. Il y a Lacan, donc. Son Ding est incontestablement de l’ordre de l’alogon – c’est le « secret véritable », l’« Autre absolu du sujet », le « hors référent » de référence. Mais la référence explicite (et furtive) ici, c’est Ponge, et elle semble alléguer du fait que, si le français grand-affairise, c’est d’abord à cause d’une carence lexicale (un mot pour deux). Cette carence, le français se l’accommode en polysémie opportune qui admet le transfert de prédicats entre Ding et Sache : le « parti pris des choses » serait déclarativement celui des Dinge mais effectivement celui des Sachen. Nous étudierons plus loin le rapport critique de Quintane à une littérarité française perçue comme héritière d’une tradition aulique de suggestivité, mais notons que, dans sa remarque, elle semble pointer moins l’ambiguïté du projet de Ponge lui-même que celle cultivée par les philosophes qui le lisent. Ce qui nous retient pour l’instant dans l’affirmation d’un indiscernable lexicalisé, en français, de la chose triviale et de la chose profonde, c’est qu’elle signale, à travers la référence à Ponge, un parallèle entre les malentendus nés des premiers livres de Quintane, que nous avons commencé à évoquer, et un certain discours sur l’œuvre de Ponge. La quatrième de cou­verture des RemarquesAux malentendus des lecteurs s’ajoute un malentendu fondateur pour les réflexions de Quintane sur la « psychologie poétique » : celui que représente le texte de la quatrième de couverture rédigé par l’éditeur pour les Remarques. Par les notions qu’il mobilise, on peut y voir un malentendu philosophique. En voiture, à la maison, et dans les situations banales de la vie quotidienne, nous ne sommes plus le plus souvent que des automates, l’esprit ailleurs, occupé à des choses sérieuses. Or, la narratrice de Remarques nous oblige à fixer notre regard précisément sur ces instants sans histoire, ces temps morts qui constituent le plus clair de nos vies, et que nous ne cessons d’oublier. Ils suggèrent alors comme autant de mystères, et le monde, et notre existence dans le monde, prennent le caractère d’une énigme. Telle est la puissance poétique d’un texte qui nous laisse tout surpris de trouver de la vérité et de la profondeur là où, jusqu’à présent, l’on n’avait vu que de l’insignifiance. Mais le malentendu est éditorial avant d’être proprement philosophique. Les Remarques sont publiées chez Cheyne, un éditeur de textes courts et de plaquettes à la facture soignée – ce dernier point compte : le « beau papier » et la « plaquette de poésie » étaient pour les R.R.ristes les premiers signaux d’une poésie vouée au patrimoine. Autre circonstance éditoriale propice aux malentendus : le livre paraît dans une collection dont le nom s’oppose radicalement au vœu de platitude des Remarques : « Grands fonds ». Le texte de la quatrième joue un rôle central dans l’attention rétrospective que Quintane accorde au moment éditorial des Remarques. Outre le fait que P.O.L, contrairement à Cheyne, laisse le plus souvent le soin aux auteurs de rédiger leur quatrième, c’est précisément pour corriger celle des Remarques que Quintane écrit, la même année, au dos de Chaussure, que « Chaussure parle vraiment de Chaussure » et que c’est « un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas ». Le texte de la quatrième des Remarques admet le caractère probatoire des expériences consignées dans leurs pages mais y suppose, adhérent, un projet héroïque, soit un programme de non-dupeté dans un monde de dupes (il y a quelque chose à retrouver par une attention de meilleure qualité) ou la quête d’une dupeté autre dans monde trop « sérieux » (dupeté chérie cette fois pour ce qu’elle ménage de « mystère »). Ce dont il y va, impérieusement (les Remarques nous « obligent »), dans ce double appel au réveil et au lâcher-prise, c’est
  • une mission éthique : la préservation de l’humain contre l’automation quotidienne, qui correspond à la préservation du versant chéri de la dupeté ;
  • une tâche métaphysique : la conquête d’un état qu’une formule de la vulgate heideggerienne en poésie française appelle une « présence au monde », opposé à la fois à « l’esprit ailleurs » et à l’occupation par les choses « sérieuses » ;
  • un impératif ontologique : il s’agit de « cess[er] d’oublier » ce qui est « sans histoire », infra-culturel, pur d’arraisonnement.
Vue / vision, absence / présence : grand-affairisme théologique« Mystère », « vérité », « profondeur » : le texte est parsemé des jetons d’une « grande affaire » étrangère à l’heuristique des « petits bouts » et aux « démarrages critiques » par l’anecdote. Qu’il s’agisse, pour accéder à cette profondeur, de « fixer notre regard », dit en creux que la dispersion est du côté d’une disponibilité aux usages, à l’instrumental quotidien, à la vitesse technologique. La centralité de la notion de dupeté s’énonce dans la métaphore favorite des premiers phénoménologues, celle de la perception visuelle ; mais voir y est lui-même clivé :
  • d’un côté, le voir de la vue ordinaire, qui manque la singularité de son objet (« là où, jusqu’à présent, l’on n’avait vu que de l’insignifiance ») ;
  • de l’autre, le voir de la vision, poétiquement et théologiquement lesté, qui pondère le « regard », le « fixe », lui fait accéder à la dimension mystérieuse, au caché paradoxal du « plus clair de nos vies ».
Un dernier détail interpelle : les Remarques sont ressaisies dans un singulier holistique ; elles sont « un texte » (et leur autrice une « narratrice ») – comme si leur discontinuité foncière et la qualité diverse des moments d’attention dont elles sont issues se résorbaient dans le caractère homogène de l’expérience d’écriture. Cette homogénéité tient à une constance attentionnelle qui peut s’appeler présence : les Remarques sont l’expression d’une pleine présence-au-monde, quantitativement supérieure en terme d’attention, qualitativement incomparable à l’ordinaire d’une absence-au-monde. Mais la vérification de cette présence est soumise à la grande condition de la raison théologique : s’y abandonner ; le monde répond sur certaines ondes, celles d’un non-vouloir et d’un non-savoir supérieurs aux vouloirs et savoirs gesticulants. C’est probablement pourquoi Quintane déclare, à propos de cette présentation de l’éditeur, qu’elle engage les Remarques dans un « mauvais virage ontothéologique ». Déflationnisme de QuintaneDans les mots de Quintane, le projet de ses premiers livres est « désaffuble[ur] ». Il y va, nous l’avons dit, « moins [d’]un compte rendu des choses qu[e d’]un compte tenu de la psychologie poétique. Observable, par exemple, dans cette remarque où [elle] di[t] que quand [elle] respire un brin de lavande parfois il entre dans [s]a narine » (). La remarque de la narine et du brin de lavande est apposée à un certain état de la « psychologie poétique » ; elle lui est relative : Je me souviens exactement de ce que je pensais quand j’ai écrit cette remarque : on va mettre un détail un peu con, mais pas trop quand même. La littéralité, ni un horizon ni un principe ; peut-être était-elle pour moi dans cet affleurement du con, dans cette anticipation de la psychologie poétique que je nommerais bien, aujourd’hui, rétrospectivement, la poésie des années 90. Le « un peu con, mais pas trop », comme le « good enough » de Klein et Winnicott, indique une intention moyenne et une absence de zèle ; stylistiquement, c’est un « pas spécialement » littéral ; rhétoriquement, c’est un lieu non remarquable du discours (« ni un horizon ni un principe »). L’écart entre ce déflationnisme et la présentation de l’éditeur est d’autant plus grand que Quintane semblait s’être efforcée de tenir un programme de « stupidité » (« J’ai bien dû relire dix fois cette quatrième, à réception, me demandant comment on avait bien pu voir tout ça dans une phrase aussi stupide que le coup de la narine. »). Pourtant, vingt ans après leur parution, le malentendu éditorial des Remarques semble encore inévitable : celles-ci se prêtent à une lecture idéaliste parce qu’elles paraissent privilégier une donation de sens par l’expérience nue d’une nature (dont il s’agirait de se dégager pour la laisser parler en toute évidence) plutôt qu’une ressaisie critique du donné-pour-nature (l’expérience s’assumant comme procédé devant une nature poétique ou phénoménale saturée). Que les expériences des Remarques se soient pensées du côté du désaffublement et pas du dépouillement, voilà qui ressortit à une intention que le contexte éditorial est toujours susceptible d’offusquer – surtout dans le cas d’un premier-livre. Empirisme radical des RemarquesReste que Quintane a cherché, dans les Remarques, à affiner la notion-bloc de « vérité de l’expérience », en sortant du tête-à-tête « expérience sensible » vs «  expérience scientifique » par une sorte de radical empirisme : Remarques, ce sont des phrases comme : la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau. […] Je donne comme exemple ce qu’on m’a dit être une tautologie, et je l’ai d’abord accepté comme une tautologie puisqu’on me l’avait dit, mais je crois que dire que la tomate est maintenue par sa peau – sous la forme la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau – apporte une information supplémentaire, non véridique d’ailleurs, ou ne prétendant à aucune véridicité, cependant vérifiable par tout un chacun. Qu’est-ce que cette « information supplémentaire » non « véridique » mais « vérifiable » dont les Remarques se portent garantes, dans un écart de scientificité qui n’est pas complètement un défaut de langage ? Que qualifie cette information dont « tout un chacun » est susceptible de faire l’expérience ?
  • En premier lieu, sa portée commune : pour savoir, il suffit de faire (d’un « faire » manipulatoire ou opératoire, pas fabricans ni alchimiste ; d’un faire ordinaire, pas de métier).
  • Ensuite, son caractère pratique : si le « vrai » de la véridicité sert à juger, à accorder les mots et les choses, celui de la vérifiabilité permet de remotiver les termes de l’expérience.
  • Enfin, même si on peut douter que, selon la stricte logique propositionnelle, « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau » soit effectivement une tautologie, ce que cette mise en boîte de l’énoncé suggère, avant toute autre chose, c’est que son degré d’information sur le monde serait nul. Or, sous divers instruments d’analyse, cet énoncé trouble – il contient deux polyptotes : du nominatif à l’ablatif (« peau »), et du génitif à l’accusatif (« tomate ») – recèle une information certaine :
    • La cybernétique et autres théories de l’information, d’abord, qui interprètent ce genre d’énoncé comme noisy, c’est-à-dire moins redondant que brouillé. Dans cette perspective, le chiasme « peau » > « tomate » > « tomate » > « peau » est saturant avant d’être articulant : le message n’est pas « optimal » parce que sa redondance même est piégée. La phrase donne à voir la capture d’un énoncé simple mais biais (« la tomate maintient la tomate ») par un autre énoncé simple cette fois pleinement tautologique (« la peau [est] la peau »), conférant au message à la fois le caractère transparent d’une évidence et le caractère enchâssé d’un chiffre.
    • L’analyse linguistique des corpus, ensuite, qui considère diachroniquement le rapport types (types) / tokens (occurrences). La densité de ce rapport (deux occurrences du token « tomate » et le même nombre du type « peau ») est un facteur d’altération des termes. Autrement dit, la « tomate » comme la « peau » subissent une transformation entre leurs deux occurrences : la tomate est seconde par rapport à la peau dans la première partie (« peau »-1 informe « tomate »-1) ; elle est première dans la deuxième partie (« tomate »-2 informe « peau »-2). Que le verbe « maintenir » joue dans ce rapport le rôle de l’échangeur – c’est-à-dire change les positions sans altérer les fonctions (« tomate » est toujours le sujet réel au sein du rapport grammatical de possession appelé génitif subjectif) – est, par exemple, de nature à fragiliser l’idée d’une possession de soi où le soi serait premier. Il ouvre pour les objets la question de la forme et du contenu, du contour.
    • Enfin, et intimement lié au point précédent, l’énoncé est un paradoxe fertile pour la méréologie. Si on considère cette fois les termes fixement (« tomate-1 » est identique à « tomate-2 »), l’information est certes impure, mais elle n’est pas nulle : le tout reçoit le même nom que la partie (l’énoncé se paraphrase en : la partie du tout maintient le tout dans sa partie ; il est donc logiquement boiteux), mais cette indistinction joue de la qualité particulière de la « peau » – à la fois constituant de l’objet-tout et surface externe de l’objet-ensemble. Il y a plusieurs façons de poser l’équation de la tomate et de sa peau en termes méréologiques ; l’une d’entre elle est de dire que la tomate comme tout est la limite supérieure moindre de deux de ses parties, dont l’une est nommée peau et l’autre tomate par métonymie ; mais, en un sens, la peau est aussi la limite supérieure moindre de la tomate métonymique (l’intérieur de l’objet-ensemble tomate).
Véridicité, vérifiabilitéBref, qu’on envisage l’énoncé comme message (cybernétique), qu’on lui porte une attention sémantique tendanciellement élargie aux bords encyclopédiques du savoir (linguistique des corpus), ou qu’on y décompte les étants pour formaliser les relations (méréologie), une conclusion s’impose : dans « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau », le Ding « tomate » n’est pas plus un signifié stable que le signifiant « tomate » n’est un invariant sémantique. Le régime de vérité de l’énoncé est une « vérifiabilité » qui implique l’expérience – expérience intellectuelle (lire cette phrase), expérience sensible (écraser une tomate entre ses doigts et s’entendre dire qu’on a vidé une tomate partout par terre tandis que sa peau nous reste entre les mains). La vérifiabilité implique l’acte formateur d’une vérité à constater ; la véridicité est en revanche le critère d’une conformité à une vérité du donné. Et ce que les Remarques opposent à la vérité du donné, c’est une vérité du conçu. Concevoir le rapport de la tomate et de sa peau existant dans l’objet tomate ne se satisfait d’aucune évidence, pas plus sémantique que sensible. Écrire non scientifiquement une équation méréologique, ça n’est pas moins se saisir de son objet et faire des concepts, mais des concepts par l’anecdote, affranchis de tout l’appareil logique des grammaires philosophiques. La poésie adverse est celle qui naturalise son perçu, s’arrête au sensible-impénétrable ou à l’objet-énigme, grand-affairise en bloc ce qu’elle échoue à concevoir – et cette poésie adverse, c’est aussi bien une certaine philosophie : Tout l’appareillage conceptuel m’est pour ainsi dire incompréhensible – il faut, en tout cas, que je fasse beaucoup d’efforts pour le comprendre ; je n’ai pas la tête philosophique, et je suppose que c’est l’une des raisons pour lesquelles j’adhère à la formule d’Emmanuel Hocquard, lorsqu’il dit que l’anecdote est le commencement du concept – ce qui a l’avantage et l’inconvénient de verser l’anecdote du côté de la philosophie. La capture des Remarques par les phénoménologues, ou ce qu’il en reste, par exemple me gêne. Moins parce qu’elle limite leur lecture à l’illustration d’un point de vue ou d’une Weltanschauung, que parce qu’elle ne peut empêcher la Remarque de suivre un mauvais virage ontothéologique. Or, c’est en partie contre ce « tournant » qu’elles ont été écrites.

1.2.3.2. « Ne jamais essayer d’arranger les choses »

Commençons par le parfum des fleurs, mais ne nous contentons pas de « ça », de ressentir un peu plus finement, en y mettant de plus en plus d’adjectifs. Réception phéno­méno­logique de PongePonge a un rapport ambigu à la réception phénoménologique de son œuvre, fait de revendications et de récusations, de « coup[s] de reins » contraires. Sa correspondance du début des années 1940 le montre conscient des rapports de son œuvre aux enjeux de la phénoménologie ; Paulhan est son interlocuteur privilégié sur ce sujet, mais c’est dans une lettre à Gabriel Audisio qu’il qualifie directement les textes du Parti pris de « phénoménologiques ». De cette période date la première lecture phénoménologique de son œuvre, un long texte de Sartre intitulé « L’homme et les choses » qui paraît dans deux numéros successifs de la revue Poésie 44. Sartre y entreprend une lecture fouillée des œuvres alors publiées par Ponge (un corpus relativement mince, dont l’emblème est Le Parti pris…), assorties de quelques inédits transmis au philosophe par le poète lui-même. Les textes de Ponge ne semblent pas faire de distinction claire entre « chose » et « objet » ; on trancherait donc mal, selon l’expression de Quintane, entre parti pris des Dinge et parti pris des Sachen d’un point de vue strictement lexicographique. Tout juste peut-on noter que certains des adjectifs de Ponge pour parler des « objets » sont nettement du côté d’une tradition du Ding : En revenir toujours à l’objet lui-même, à ce qu’il a de brut, de différent. […] Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut. […] Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème… L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable (plein de droits) : il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs à son égard. Cet objet à qui l’on doit tout, auquel on se voue, c’est aussi celui des « regards », dont, prenant le contre-pied de l’étymologie, Ponge dit qu’on ne doit « pas [le] gêner ». « Gêner l’objet de[s] regard[s] », ce serait, par exemple, s’embarrasser d’une provision de savoir ; on retrouve chez Ponge le vœu liminaire d’ignorance, à la croisée du cliché poétique de la déclaration de naïveté et du motif évoqué plus haut d’un sans le savoir adventif : Je considère l’état actuel des sciences : des bibliothèques entières sur chaque partie de chacune d’elles… Faudrait-il donc que je commence par les lire et les apprendre ? Plusieurs vies n’y suffiraient pas. Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous­ bois ou sur l’herbe et de reprendre tout du début. À l’état actuel des savoirs constitués, une Sachlage en miettes (« le nombre accru des sciences »), Ponge oppose l’unité d’expérience que constitue une (seule) vie. Devant le constat d’une impossibilité d’être tout ou de tout connaître, il fait le choix stratégique (« le meilleur parti à prendre ») de l’intrigue particulière ; mais cette intrigue n’est pas la traditionnelle aventure, singulière parce qu’irréductible, du sujet dans le monde. C’est une série de gestes et d’attitudes qui se fie à un mode de connaissance ambulatoire contre la fixité du savoir constitué (« se promener »), et horizontal contre la hiérarchie et la systématique des sciences (« s’étendre »). Sartre note le caractère stratégique et bluffeur de ce vœu d’ignorance ; il l’appelle une feinte, et en fait un gage de radicalité : « D’abord revenir à cette attitude naïve chère à tous les radicalismes philosophiques, à Descartes, à Bergson, à Husserl : “Feignons que je ne sache rien.” » L’heuristique de Ponge procède d’une naïveté, radicale parce que liminaire, que Sartre assimile à la disposition du phénoménologue vis-à-vis des objets. Mais si Ponge est phénoménologue, c’est à son insu : « Ainsi Ponge applique-t-il sans le savoir l’axiome qui est à l’origine de toute la Phénoménologie : “Aux choses mêmes.” » Par cet arraisonnement de l’œuvre de Ponge, Sartre désigne aussi l’objet des prérogatives poétiques : la res singularis – ce que Heidegger nomme la Einzelheit : Nous ne posons notre question qu’afin de savoir ce que c’est qu’une pierre, ce que c’est qu’un lézard qui sur la pierre se chauffe au soleil, ce que c’est qu’un brin d’herbe qui pousse à côté de la pierre, et ce que c’est que ce couteau que nous tenons peut-être en main, nous qui sommes couchés sur la prairie. C’est cela précisément que nous voudrions savoir, quelque chose peut-être que les minéralogistes, les botanistes, les zoologistes et les couteliers ne tiennent nullement à savoir […]. Sartre et la vraie nature de Ponge « Couchés sur la prairie » (auf der Wiese liegend) et « étendu[s] […] sur l’herbe » (Ponge), voilà donc la disposition au savoir, feinte d’ignorance, commune à la poésie et à la phénoménologie, et étrangère au métier ou à la spécialité scientifique. Sartre la mobilise pour arbitrer le débat entre matérialisme et idéalisme. Il ne nie pas que le programme de Ponge soit matérialiste, mais il installe ce programme du côté d’un effort, d’un vouloir-savoir – plutôt vain, d’ailleurs : « Car Ponge penseur est matérialiste et Ponge poète – si l’on néglige les intrusions fâcheuses de la science – a jeté les bases d’une Phénoménologie de la Nature. » En distinguant le programme de l’effet pratique, Sartre place le sans le savoir de Ponge du côté de la phénoménologie. Ponge, restauré dans la dignité poétique de qui suinte à son insu une vérité du monde, est également tancé dans sa prétention à connaître scientifiquement. Ce qui sépare Ponge de son ambition matérialiste, c’est une véritable scientificité de la pratique : Ponge, sa connaissance de cause, c’est le matérialisme ; son sans le savoir, c’est la phénoménologie. Autrement dit : son insu de poète est philosophant, son croyant le savoir de penseur est à la fois conservateur et inconséquent – c’est ce que suggère en tout cas la note de bas de page qui, chose rare, réfère à la toute dernière phrase du texte de Sartre (de sorte qu’on termine forcément sa lecture par ceci) : Mais un véritable matérialiste n’écrira jamais Le Parti pris des choses, car il s’appuiera sur la Science et la Science réclame a priori l’extériorité radicale, c’est-à-dire la dissolution de toute individualité. Or, ce que Ponge a besoin de pétrifier, ce sont, précisément, les innombrables individualités signifiantes qu’il rencontre autour de lui. Il veut, en un mot, que le monde tel qu’il est passe à l’éternel. Ponge, pour Sartre, est dupe de sa volonté de savoir. Si Ponge connaît, c’est sensiblement, pas scientifiquement. Et ce qu’il sait, il le sait à son insu. Or tout un corpus déclaratif de Ponge réclame pour son travail, sinon dans ses résultats au moins dans sa méthode, une dimension scientifique. Mais l’idée qu’il se fait du « savant » est d’emblée expressive, et sa conception de la « science » moins opératoire qu’alchimique : son programme, tel qu’il le formule dans « Nioque de l’avant-printemps » est d’« exprimer la nature muette (le mystère, le secret, à l’égal du savant) ». Cette conception non théologique du « mystère » informe la méthode « métalogique » de Ponge, à cheval sur le feindre ne rien savoir et le souci d’exactitude : « Nul besoin de Dieu ou du métaphysique. Voici le métalogique : essayez de décrire l’objet le plus simple. ». « Parler les choses »Parant aux lectures clivantes de son œuvre – qu’elles en célèbrent le caractère strictement descriptif ou radicalement anti-descriptif –, Ponge allie, dans le « métalogique », description de la chose et art de la faire parler ; c’est ce qu’il nomme « parler les choses » ou « parler l’objet », un régime transitif direct du discours, un rapport accusatif à son objet, censés garantir une fidélité aux raisons propres de celui-ci, à son « articulation interne ». L’accusatif est joué contre le datif d’usage et le génitif de possession. La raison de Ponge est poétique, son « âme transitive », sa science intime (et pas d’« extériorité radicale ») ; son savoir, dans sa dimension instituante, tient, comme le rappelle Sartre, de la cosmogonie – une légalité formelle – plus que de la cosmologie – une légalité structurelle. De même, pour Derrida, Ponge refuse les lois hétéronomes du savoir sur, qui toujours suppose son objet au lieu de tenter de le constituer selon ses propres lignes de déhiscence. Son souci vis-à-vis de l’objet est en effet moins d’isomorphisme que de déférence à une raison propre, à une facticité immanente, c’est-à-dire à la « poétique » de l’objet au sens fort – jusqu’à la formule d’équivalence, empruntée à Braque : « L’objet, c’est la poétique ». La manière pongienne de fidélité à l’objet « rompt », selon Jean-François Courtine (reprenant une expression de Claude Imbert), « le pacte apophantique » qui signait la méthode des phénoménologues ; Ponge, en effet, ne fait pas sien l’horizon d’une congruité de la référence, d’une adéquation des choses au discours : « Ne jamais essayer d’arranger les choses. Les choses et les poèmes sont inconciliables. ». Ponge est pluraliste face à l’objet : l’« être » est chez lui moins de l’ordre de la grande affaire que du support de prédication. Sartre disait de Ponge qu’« il ne se souci[ait] pas des qualités mais de l’être » ; Ponge nuance sérieusement : « Par bonheur, pourtant : qu’est-ce que l’être ? il n’est que des façons d’être successives. Il en est autant que d’objets. ». « Mystères », « étrangetés » : Ponge en sacré laïcPonge, dans certaines de ses déclarations, semble refuser comme Quintane le « virage ontothéologique » qu’une certaine lecture phénoménologique fait prendre à son œuvre. Non seulement l’ontologie des « façons successives » se place du côté des approches modales qui tendent vers une position éthique du problème de l’être, mais le caractère non théologique du « mystère » pongien et une conception pluraliste de la « nature » défendent d’aborder l’œuvre comme célébration d’une légalité transcendante. Les « étrangetés naturelles » se substituent d’ailleurs éventuellement au moins laïque « mystère » : Ce matin la plus simple réflexion m’a amené à étendre cette constatation à l’ensemble des choses (animaux, végétaux, minéraux, astres, objets fabriqués). Naturellement, cet être unique mais infiniment varié n’est pas Dieu, c’est le contraire de Dieu : c’est la faiblesse et le courage, le tragique et l’ironique universels. L’infinie variation de l’être, comme autant d’états de choses, c’est ce dont le modèle de l’objeu prend acte : « entre la multiplicité des points de vue, aucun esprit honnête ne saurait choisir » ; il faut donc aborder l’objet par plusieurs côtés, depuis une série de positions subjectives (de jeux de « je » – calembour d’origine). Le réemploi de la notion par la psychanalyse, dans la roue du Ding de Lacan, est significatif de la tension, au sein du modèle de l’objeu, entre conservation du mystère « grande affaire » (l’objet est inconnaissable, le soleil ne se peut regarder fixement etc.) et préservation du mystère impliquant une dupeté nécessaire (pour Lacan, l’objet n’est concevable que par cernage ou contournement) ; de même pour Freud, das Ding ne se dessine que par les contours changeants (wechselnd) qui donnent à voir une série de qualités et de mouvements insynthétisables, par le jeu des lumières portées sur lui. Se fier au jeu des structures qui font apparaître les formes est une version positive possible de la formule lacanienne selon laquelle les « non-dupes errent ». La jouissance de l’objoie est d’ailleurs explicitement, chez Ponge, condition de la dupeté : Quand une structure se conçoit comme telle, se veut comme telle, s’accepte, s’avoue et se donne pour ce qu’elle est, alors il y a une transmutation heureuse et jubilante : l’objoie. Parler contre ou avec les parolesRésumons. Quintane se demande si le malentendu des lecteurs et celui des philosophes n’ont pas pour nœud commun l’indistinction, en français, entre Ding et Sache, dont une illustration serait le statut ambigu du « parti pris » de Ponge. Cette indistinction s’arrime à une autre, patente dans le texte de Cadiot et Alferi qui introduit la notion d’« OVNI », celle qui fait nommer « objet » à la fois l’objet d’attention du texte et le texte lui-même. La notion pongienne d’objeu se trouve à la croisée de ces deux indistinctions : c’est à la fois une méthode qui régit la production du texte, et par métonymie c’est le texte lui-même, en tant que trace de la recherche ; à la fois une consigne des états successifs des choses (du labile des situations objectives, des « wechselnde » Sachlagen) et l’ensemble des façons que l’objet a de se montrer, autrement dit sa reconstitution d’après la perception discontinue de ses faces. L’objeu est une façon, pour Ponge, de considérer la « grande affaire » sans l’aborder comme telle – en s’admettant dupe des structures du regard et de la raison sans y renoncer, en se laissant prendre au jeu de reflets d’une connaissance de l’objet tributaire de ses médiations successives. Dans un texte adressé à l’Institution en vue de l’obtention d’une bourse, Quintane présente une méthode d’investigation proche du pluralisme pongien devant l’objet. Le texte décrit :
  • la démarche générale de l’autrice, dont la parenté avec Ponge saute aux yeux : « entreprendre une recherche », « substituer aux multiples charges – historique, politique, religieuse, romanesque… – encadrant le mythe, un seul “vêtement” : celui d’une écriture plane, soucieuse du détail négligé », chercher « le plus petit plutôt que le sublime » ;
  • un projet de livre sur Las Vegas, lequel est qualifié, dans une veine elle aussi manifestement pongienne, d’objet « gâché », « occupé », « saturé », « parasité » par la somme des paroles et des usages. Saint-Tropez n’est mentionné dans le texte que comme « ville-test », objet d’un « brouillon » (c’est finalement, après obtention de la bourse pour un séjour aux États-Unis, le « brouillon » qui deviendra – motif archipongien – le texte principal).
Mais où Ponge voulait « parler contre les paroles » qui recouvrent l’objet, Quintane parle avec elles ; elle accueille les paroles courantes, les discours en circulation sur l’objet, et s’en fait des alliés provisoires, imparfaits mais nécessaires – des alliés objectifs. Elle s’empare « d’une dizaine de mots types, ou de phrases types, dans (par) lesquels le mythe s’est cristallisé, condensé jusqu’à en être si saturé qu’il s’est dépouillé de toute autre possibilité de se pouvoir penser – on ne sait plus comment en changer la formule –, [pour] élaborer une première série de textes ». La première unité de la recherche est le « mot » ou la « phrase », issus d’un corpus existant, mais comme explosé ou dispersé. Car le monde est déjà tokenizé ; il s’agit, à partir des tokens, d’opérer une « reconstitution » (c’est le nom donné à cette première phase du travail). Puis, à partir de ce premier corpus, « travailler à un deuxième corpus de textes brefs, en prose, développant chacun l’un des fragments retenus ». La troisième phase de la recherche, Quintane l’appelle « collusion » (nous avons nommé récolement quelque chose de proche) : elle consiste en la « confrontation rigoureuse » de « l’ensemble de ces termes devenus textes à leurs modes d’apparition dans le lieu même ». La dernière phase, intitulée « collocation », « tenterait, avec une plus grande marge de liberté, une ultime réappropriation du mythe (re)devenu espace et temps indéterminés, pour, peut-être, un désenclavement final ». Le statut documentaire de ce passage pour notre travail est ambivalent :
  • c’est une adresse normée, une réponse aux critères implicites de l’Institution, une justification du travail d’écrivain apprêté en démarche d’écrivain ;
  • mais cette adresse est mise à distance par sa reproduction dans le livre Saint-Tropez – Une Américaine (72‑73), où elle joue comme rature exposée ou encart autoparodique.
La méthode Quintane : un récolement Fidèle à notre méthode de lecture nous ne choisirons pas, devant un tel texte, entre le sérieux et le potache (on peut supposer qu’il range l’appartement exprès pour la visite ; on peut aussi penser que cette mise en ordre ne sert pas uniquement à cacher les taches du tapis). Reste que notre propre récolement de ces déclarations avec les textes de Quintane confirme un aspect de la méthode décrite : le départ depuis les clichés en cours. Le matériau brut, avant tout « traitement », est déjà tissé des discours ambiants, dense de lieux communs idiomatiques, de paroles en l’air mal sourçables. En somme, il s’agit de :
  • d’abord, tomber dans le piège ou le trou des usages, parce que ce trou est le seul véritable lieu commun du langage (chuter, donc, plus que s’étendre sur l’herbe) ;
  • ensuite, confronter le point de vue chuté à l’expérience debout ;
  • puis relever le terme de ses contradictions.
Mais la dupeté est première ; elle est la condition de la ressaisie dialectique. Ce qui est au seuil, chez Quintane, c’est moins la pureté du regard porté sur les choses qu’une sorte de dupeté décidée. Tenter de connaître, c’est aussi d’abord se duper, et c’est peut-être en fin de compte se mesurer dupe.
En forme de réponse à la fois à la dispense de récolement, aux « poétiques de l’exception », et à l’ontothéologie que véhiculent, au dos des Remarques, la distinction qualitative de la vue et de la vision, ou celle de l’absence ordinaire et de la pleine présence, Quintane écrit, au cœur d’un passage de Tomates qui fait dialoguer les deux frères Blanqui dans une référence à Ponge : Si rien n’est si mobile que la situation, alors rien n’est si mobile que l’état d’une question. C’est la paralyser que de la résumer ainsi par souci d’efficacité : il suffit de distinguer entre l’existence médiocre qui est flottement, navigation à vue parmi les possibles, et l’existence décidée qui s’est une fois attachée à une vérité et chemine, et opère, depuis là. On ne comprend le refus de Quintane et sa proximité avec Ponge qu’en sortant de la stricte notion d’objet, qui ressortit pour elle toujours à une « grande affaire ». La naïveté de Quintane n’est pas celle de Ponge, leur déclaration d’impéritie n’informe pas de la même manière leur rapport au savoir (et ultimement à la science), mais les distinctions pratiques opérées par les non-dupes (vue / vision, absence / présence, surface des choses / « être des choses ») leur semblent à tous deux peu joueuses, parce qu’elles entérinent une division des états mal attentive à la pluralité des « façons d’être successives ».

1.2.4. Roses, chaussures : le sans-pourquoi ne va pas sans dire

La couille est sans pourquoi (en quel honneur la rose serait plus digne et plus belle ou plus sans pourquoi encore ?)

1.2.4.1. La chaussure est dans la Nature

Rose, chaussure : aucune exceptionSoit l’objet poétique par excellence : la rose. Elle est, c’est connu, « sans pourquoi » (ohne warum). Elle a ses raisons propres, que le warum des métaphysiciens ne pourra jamais percer ; elle s’appartient, d’abord, et elle appartient ensuite au poète en tant qu’elle ne se connaît pas en s’interrogeant mais en se célébrant. Elle objecte, naturellement ; elle fleurit, point. Elle est authentiquement rose, ne s’envisage pas depuis d’autres raisons que les siennes propres – elle a, disait Ponge à propos de tout objet, « sa mesure propre ». Elle est authentique ; elle est sa propre autrice. Il ne revient pas au poète de s’en rendre maître ; il lui suffit, pour en jouir sans la posséder ni en faire usage, de la mentionner. Pourtant, le signifié est si peu stable qu’il peut recevoir, comme « chaussure », plusieurs signifiants : La chaussure s’appelle chaussure, ainsi que toutes autres sortes de noms, comme la rose. Autrement dit : « rose » est un générique de roses, « chaussure » un générique de chaussures – des génériques denses, mouvants, dont il s’agit de faire et refaire l’expérience de la diversité. Cette expérience n’accule pas au silence contrit ; elle est même nécessairement bavarde : dire, dans Chaussure, tout ce que « chaussure » peut être. Quintane n’excepte de son discours ni la rose ni la chaussure. L’une et l’autre ne sont ni trop belles ni trop triviales pour être caractérisées, commentées, consignées, remarquées, notées. La démonstration d’une proximité de la rose et de la chaussure, sur le pied des « manières d’être successives », est conséquente – il faut donc la citer in extenso : La chaussure n’est pas une chose naturelle, comme la rose, mais un produit manufacturé, fabriqué par l’homme ou ses machines. […]

Pourtant, la rose n’est plus depuis longtemps une fleur sauvage.

Elle est cultivée pour être vendue. Ou offerte ; ou entrer dans un bouquet.

De nouvelles roses sont créées chaque année ; on leur donne un nom ; aucune rose ne porte seulement le nom de rose :
l’Attraction, la Dirigent, la Bit O’Sunshine, la Canche cespiteuse, la Délimitation, la Spinosissima, la Confetti, ou la Petula Clark.

La rose future ne naît pas rose, sans avoir été pensée, dessinée, avant sa naissance, puis le rosier greffé, cultivé, déplacé, greffé encore.

Il n’y a donc pas si grande différence entre une chaussure et une rose.

Mais la chaussure est une rose un peu plus utile que la rose.

La chaussure porte autant qu’une rose des noms particuliers :
la Bowen, la Babouche, la Gentleman-farmer, la Salomé, la Cuissarde, la York, la Tong, la Méduse.

La chaussure s’appelle chaussure, ainsi que toutes autres sortes de noms, comme la rose.

Le regard que nous avons sur une chaussure posée devant nous (dans une vitrine, par exemple) est sensiblement le même que celui que nous portons sur une rose.

En tant que chose, la chaussure nous concerne de la même manière que la rose.

L’une ne nous dit pas plus que l’autre.

Ce n’est pas que la chaussure soit moins « naturelle » que la rose.

Tout comme un livre, passé cinquante ans, tombe dans le domaine public, la chaussure, à force d’y être, est tombée dans la Nature.
Quintane conçoit que « rose » et « chaussure » désignent des objets, mais seulement dans leur valeur générique. L’idée de chaussure ne tient pas tout entière dans son nom ; c’est une chose si et seulement si on admet la chose comme un construit, un conçu, un concept. Il en va d’ailleurs de même pour ce qu’on appelle « la Nature ». En ce sens, la rose et la chaussure sont peut-être ohne warum (sans cause, sans raison) – elles « ne nous di[sen]t pas » grand chose l’une comme l’autre, elles sont pongiennement « muettes » – mais elles ne sont pas ohne wozu (sans effet, sans destination) : pour ce qui nous – les parlants – concerne, ce sont des mots en cours, des productions culturelles en circulation, des natures de seconde main dont il s’agit, si l’on prétend « parle[r] vraiment de chaussure » ou de rose, de suivre le cours avec conséquence.
« Sans pourquoi » : sans raison ou sans cause ?Faire l’expérience bavarde des diversités de roses et de chaussures que subsument les termes « rose » et « chaussure », c’est considérer toute unité lexicale de ce type comme le nom d’une res generis, une construction précaire et toujours susceptible d’accueillir des singularités qui en modifieraient les contours. C’est donc renoncer en partie à connaître cette res singularis qui constituait, pour Ponge, dans le sillage de Heidegger, l’objet de l’attention poétique. Ce renoncement n’est pas gratuit ; il vient d’une contestation de la vieille opposition entre Raison et Nature, dont Heidegger se fait l’écho en ces termes : L’homme diffère de la rose en ce que souvent, du coin de l’œil, il suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense de lui et attend de lui. Mais, là même où nous ne lançons pas ce regard furtif et intéressé, nous ne pouvons pas, nous autres hommes, demeurer des êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes. De cette attention, la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler comme Leibniz : La rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose. Que l’homme diffère de la rose par la raison (ratio) ne dit rien des causes (causa). (L’allemand, comme seulement chez Heidegger, a ici le bénéfice de l’ambivalence – celle de Grund.) D’une part, pour « l’homme » qui prétend connaître vraiment la rose ou parler vraiment de chaussure, « suivre les résultats de [l’]action dans le monde » s’applique aussi bien à lui-même qu’à la rose et la chaussure. D’autre part, selon Wittgenstein, référence plus quintantienne que Heidegger, il n’est pas certain que l’homme se pose la question des raisons systématiquement, se concernant : Pourquoi ne m’assuré-je pas que j’ai encore deux pieds lorsque je veux me lever de mon siège ? Il n’y a pas de pourquoi [Es gibt kein warum]. Simplement, je ne le fais pas. C’est ainsi que j’opère [So handle ich]. Quintane aurait pu écrire une remarque objectant à Wittgenstein. Quelque chose comme : À chaque fois je me lève d’une chaise, je redécouvre mes deux pieds derrière mes genoux. (Pastiche mineur, certes, mais qui voudrait montrer au moins qu’il existe un modèle de phrase des Remarques qui est aussi un moule logique pour des observations futures.) Ceci dit, Quintane a consigné une observation plutôt proche de celle de Wittgenstein : Le mouvement des pieds quand je conduis a ceci de semblable à la marche, que je ne pense pas à surveiller mes pieds. Escamotage du causal Les Remarques qui posent la question des raisons ne la posent pas en terme de cause, mais en terme d’effet : que je fasse certaines choses naturellement signale un apprentissage, un effet d’habituation, plus qu’une nature profonde. La question de Quintane n’est donc pas celle du warum (d’où vient que je fasse ça ? pourquoi fais-je ça plutôt qu’autre chose ? pourquoi est-ce cela qui advient plutôt qu’autre chose ? etc.) mais celle des conséquences pratiques, indexée sur le « suivi des résultats d[’une] action dans le monde ». Pour en revenir aux Remarques, je les voulais sèches mais un peu mêlées, donc j’ai varié la syntaxe, par exemple. Dans une première version, elles étaient toutes construites de la même façon (« Quand je fais ci, ça donne ça, etc.»). Le « ça donne ça » dit cet intérêt porté à la conséquence. Si les Remarques, dans leur version définitive, sont réécrites pour être moins systématiques, elles conservent la trace de ce mouvement logique. Ce sont des mises en situations qui suivent à la trace les observations. Exemple : Si je pince l’extrémité de mon nez entre l’index et le pouce, passé un certain temps, j’ouvrirai la bouche. Le mouvement causal est escamoté (on attendrait : parce que je manquerai d’air). Ce silence sur les causes est d’ailleurs interprété comme une volonté de préservation du mystère ou de réenchantement par les uns, et comme une chasse au sans-pourquoi au-delà de la rose pour les autres. Il se double, notons-le, d’informations non nécessaires au théorème, qui permettent toutefois de constater qu’un geste, au degré de naturalité incertain, nous fait systématiquement nous pincer le nez en utilisant « l’index et le pouce ». Mais c’est précisément parce que le causal implicite est immanquable, flagrant, gros comme le nez au milieu etc., que l’attention du lecteur peut se porter sur des « manières d’être » ou des « manières de faire » moins directement évidentes, troubles selon les critères du naturel et du culturel.

1.2.4.2. Attention, suspicion

[C]e que j’entends par politique : une perception sensible du monde, une façon de tirer les conséquences de ce qu’on sait et de ce qu’on sent. Rose de Stein, chaussure de QuintaneIl n’y a pas, devant une rose ou une chaussure, à chercher leur pourquoi profond, leur sol ontologique (Grund), leur être de rose ou de chaussure (le plus loin qu’on puisse remonter dans l’idée de chaussure ou de rose ne sera jamais que la synthèse générique des occurrences de « rose » et de « chaussure ») ; il y a en revanche à leur prêter un peu d’attention. Connaître la rose ou la chaussure, c’est connaître leurs effets, et connaître, en matière d’effets, c’est suivre, attentivement, jusqu’au bout. Or le langage est un des vecteurs de ces effets dans le monde, ou un des lieux de leur vérification. Ce qui signifie, très banalement, que le langage informe le monde. Mais suivre cette évidence jusqu’au bout implique, par exemple, de prendre au sérieux les propositions forgées sur le modèle de la célèbre phrase de Stein « A rose is a rose is a rose is a rose ». Si vous dites une fois chou-fleur, vous visualisez le chou-fleur, son allure de champignon atomique à jamais fixée, et presque vous inhalez ce parfum un peu aigre qu’il exhale lorsqu’il est cuit – c’est ce qu’on pense.
Si vous dites deux fois de suite chou-fleur (chou-fleur chou-fleur), vous voyez deux fois plus de choux-fleurs, les voyez-vous ?
Si vous dites trois fois de suite chou-fleur très vite, vous commencez à être frappé, ou perturbé, par cette accumulation de ch, de ou, de fl, etc., si bien qu’il ne reste plus au chou-fleur authentique qu’une mince fenêtre pour ainsi dire se signaler à votre attention – furtivement il paraît.
Si la phrase de Stein est troublante, ce n’est pas en tant qu’elle réoriente le regard (que l’attention ordinaire aurait distrait) sur l’objet rose/chou-fleur en le signalant de façon plus intense, mais en tant qu’elle parcourt, dans la répétition ternaire, un trajet de poéticité, et sature l’espace logique de tokens qui, loin d’affermir la res singularis dans une nomination célébrante, dé-spécifient l’objet rose/chou-fleur en le jouant dans le discours :
  • le premier token de « chou-fleur » convoque la chose-nom dans une célébration de la chose essentielle, de l’Idée de chou-fleur ;
  • le deuxième token de « chou-fleur » convoque la chose-concept dans une répétition auto-référentielle ; la tautologie qui en résulte est une formule d’authenticité, un état congru de la référence (la référence étant stabilisée, il est désormais possible de la faire fonctionner, soit : de multiplier les choux-fleurs) ;
  • le troisième token de « chou-fleur » convoque la chose-mot dans sa matérialité, fait sentir passer l’arbitraire du signe, démotive la référence.
Mais le « trouble » que produit la phrase de Stein n’est pas son terminus logique. Qui s’arrêterait au trouble se targuerait à bon frais de poésie. La phrase de Stein n’est pas une tautologie (c’en serait une si elle s’arrêtait au deuxième token de « rose »). Elle dépasse tout juste la tautologie. Bien que ce qu’elle dit soit incertain, la phrase de Stein, si elle n’est pas une tautologie, ne dit pas rien. Personnellement, je crois que Stein dit quelque chose, parce que si Stein ne dit pas quelque chose, alors c’est que je ne dis pas quelque chose non plus ici, et ça, c’est embêtant. Évidemment que mon chou-fleur sur une page ne vous donnera pas plus d’aigreur d’estomac que l’e-book ne vous remplira les narines de l’odeur de vos livres d’enfance. Mais enfin tout n’est pas si simple, et même, tout est confus – j’y reviendrai. Ni tautologique, ni contradictoire« A rose is a rose is a rose is a rose », comme la remarque selon laquelle « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau », ne disent pas rien ; en termes logiques, elles ne sont donc ni tautologiques ni contradictoires. La tautologie et la contradiction sont en effet deux types de propositions distinguées par Wittgenstein, dans le Tractatus logico-philosophicus, comme étant « vides de sens » (sinnlos, litt. « sans sens », à ne pas confondre avec unsinnig, « insensé »). Dans les termes de Wittgenstein, une tautologie est toujours vraie. Sa vérité est inconditionnelle, elle ne dépend pas d’un état du monde ; une tautologie est souvent simplement attestatrice d’un savoir sémantique. La contradiction, elle, est toujours fausse. Sa valeur de vérité est inconditionnellement négative (elle ne dépend pas non plus d’un état du monde). Tautologie et contradiction ne sont pas des « images de la réalité » (Bilder der Wirklichkeit). La tautologie laisse tout l’espace logique à la Wirklichkeit ; la contradiction remplit tout l’espace logique, ne laissant aucune place à la Wirklichkeit. Aucune ne peut donc déterminer (bestimmen) la Wirklichkeit. Ce sont des opérations sans reste et sans produit. Mais pour cela même, les tautologies et les contradictions donnent essentiellement à voir le fonctionnement logique du langage : la latence entre une proposition et sa valeur de vérité en usage courant manifeste l’épaisseur commune du langage et la fébrilité de la référence. Aussi de nombreuses Remarques et de nombreuses propositions des parties I et IV de Chaussure peuvent-elles se lire comme des énoncés qui travaillent à une fragilisation de la référence cristallisée dans le courant. Mais ce travail n’est pas une injonction à suspendre le jugement ou à mieux voir ; c’est un programme de recherche, d’exploration poétique et politique par la « suspicion » : Roland Pradoc – On a également l’impression à te lire que tu n’uses d’aucune forme littéraire sans la revisiter, d’où ce qu’il peut y avoir de désarçonnant dans tes livres : ils suspectent, derrière chaque image, la possibilité d’un cliché.
Nathalie Quintane – Certains sont même construits à partir d’un énorme cliché, comme Jeanne Darc ou Saint-Tropez. Pour les défaire ou simplement les faire tourner en bourrique, j’essaye de m’en prendre aux plus petites unités de la langue (la lettre, comme quand je joue sur « Tropez » / « Torpez ») mais aussi au « dispositif » d’ensemble […]. De fait, le mot « suspecter » est juste : il vaut mieux être paranoïaque, quand on écrit – ça facilite le travail.
Partons de ce que tout le monde sait La recherche de Quintane a pour attitude liminaire à la fois la suspicion devant les lieux communs et – nous l’avons vu précédemment pour ce qui concerne Saint-Tropez – la dupeté nécessaire à l’exploration de ces lieux communs. Cette attitude diffère et du doute principiel des métaphysiciens, et de la dupeté chérie des poètes. À l’opposé de la disposition de Ponge et des « philosophes radicaux » devant le savoir – qui, dans les mots de Sartre, partent tous deux d’un « Feignons que je ne sache rien » –, celle de Quintane est plutôt de l’ordre de : Partons de ce qu’on (moi, vous, nous, tout un chacun) sait. Que ce qu’on sait soit en réalité un ce qu’on croit savoir est une question apoétique. Autrement dit : prendre le second pour le premier, au risque de se duper, est la condition pour se mettre à penser en langue.
Cette disposition est, en toute conséquence, celle qui gouverne l’écriture : on ne s’inscrit pas dans le langage, on n’en montre pas le fonctionnement non plus, sans d’abord s’y laisser prendre ; on n’a de prises sur lui que dans la mesure où on y est pris, où on est capturé par lui. C’est pourquoi l’objet de Quintane est d’abord la référence, en tant qu’elle représente une convention, c’est-à-dire un niveau de légalité indécidablement autonome et hétéronome, concentration de pensé et vecteur d’impensé, lieu du régimentement par le sens collectif et lieu de création collective – convention vivante, effective au présent de la circulation des discours, radicalement dépendante d’un état du monde.

Transition : Une « hygiène du regard » ?

Je me souviens, ou plutôt je sais, parce que ça a duré longtemps, et que l’évocation de cette période ne relève pas de la mobilisation d’un souvenir et encore moins de l’effort pour se souvenir, mais de l’évidence de quelque chose qui vous a construit et est inséparable de vous-même, que pendant des années j’ai vu avec une taie sur l’œil, c’est-à-dire comme si je voyais le monde à travers le tissu blanc et fin d’une taie d’oreiller usée, et je ne pouvais voir le monde qu’à travers cette taie, mais que je ne puisse le voir qu’à travers, ou plutôt que je n’aie pu, je ne l’ai compris que lorsque, descendant les trois marches d’un cabinet psychanalytique, je vis le voile soudain se lever, et je découvris le monde dans lequel nous sommes.
Alors, tu as remarqué des choses.
Voilà. J’ai pris des notes sur les choses que je remarquais, banales, mais qui étaient pour moi toutes neuves.
Fragilisation du savoir sémantiqueLa partie précédente nous a permis de conclure que la notion d’objet, dans les premiers livres de Quintane, était, en dépit des apparences, secondaire. D’ailleurs, bientôt, dans un geste de renouvellement qui est une manière de « coup de reins », l’objet est délaissé ; il s’agit de ne pas placer le travail sous une tutelle unique, qui compromettrait sa liberté. Nous avons avancé que Remarques, puis Chaussure (spécialement les parties I et IV), relevaient moins d’une « poésie de l’objet » que d’un travail logique de fragilisation du savoir sémantique par des énoncés, en apparence biais (tautologiques, vides de sens), qui recèlent une information susceptible de déstabiliser la référence. La critique d’une naturalité de l’objet, commune à Quintane et à d’autres représentants de la « génération de 90 » (à commencer par Alferi et Cadiot, les éditeurs de la Revue de Littérature Générale), est celle d’un constructivisme épistémologique qui tient à la fois d’un conceptualisme linguistique et d’un pragmatisme philosophique : l’objet est un construit, il ne se constitue que de ce qu’on en fait remarque, de ce qu’on le relève dans et par le langage. Il en va ainsi pour tout objet – rose, chaussure, poésie. La remarque, dans les deux premiers livres de Quintane – que nous avons considérés comme deux premier-livre (Chaussure corrigeant, en quelque sorte, le malentendu des Remarques en les récrivant) –, escamote le causal pour se concentrer sur les effets, substituant la question qu’est-ce que ça fait ? ou qu’est-ce que ça « donne » ? aux poses traditionnelles de la question-de-la-poésie en terme de raisons, notamment celle de Prigent : pourquoi y a-t-il « ça » / d’où vient qu’il y a[it] « ça » plutôt que rien ? En un sens, la réponse des Remarques et de Chaussure est qu’il n’y a pas « ça » (la poésie comme constante anthropologique sous la forme souci, et la rose comme Idée) mais ça, et ça, puis ça, et aussi ça (rien qui gagne à être supposé procéder de la même chose, rien qui gagne à être durablement subsumé sous « la poésie », ou « la rose »). Attention, regard : qualités communes et seuils d’excellenceS’est enfin imposé à nous, avec la notion d’attention, un troisième terme de la dualité « ontothéologique » vue/vision (suggérée par l’éditeur des Remarques et la réception phénoménologique de celles-ci). Ponge, déjà, opérait la substitution : déclarant sa « vision fort commune », il faisait de l’attention à la res singularis – telle qu’elle relève l’objet de sa « valeur habituelle de signification » – la condition d’une appréhension de l’objet respectueuse de ses raisons, de son « articulation interne » (Sartre), de sa mesure propre (au sens de la ratio latine, donc). Il est une occupation à chaque instant en réserve à l’homme, c’est le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle, la remarque de ce qui l’entoure et de son propre état au milieu de ce qui l’entoure. Il reconnaîtra aussitôt l’importance de chaque chose, et la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle, à leur valeur, et pour elles-mêmes, – en dehors de leur valeur habituelle de signification, – sans choix et pourtant avec mesure, mais quelle mesure : la leur propre. En glissant de la notion de « vision » vers celle de « regard », Ponge rejetait le caractère statutaire de l’appellation de « poète » mais revendiquait sa pratique comme « recherche » qui, elle, pouvait recevoir le nom de « poésie » : Je ne me prétends pas poète. Je crois ma vision fort commune. Étant donnée une chose – la plus ordinaire soit-elle – il me semble qu’elle présente toujours quelques qualités vraiment particulières sur lesquelles, si elles étaient clairement et simplement exprimées, il y aurait opinion unanime et constante : ce sont celles que je cherche à dégager.
Quel intérêt à les dégager ? Faire gagner à l’esprit humain ces qualités, dont il est capable et que seule sa routine l’empêche de s’approprier. Quelles disciplines sont nécessaires au succès de cette entreprise ? Celles de l’esprit scientifique sans doute, mais surtout beaucoup d’art. Et c’est pourquoi je pense qu’un jour une telle recherche pourra aussi légitimement être appelée poésie.
Mais si Ponge affirme le caractère « commun » de sa « vision », il maintient, en s’y apposant, un ordinaire du regard inapte à une certaine synthèse. « Dégager les constantes » revient à dégager des dénominateurs communs – peut-être des dénominateurs du commun – en prenant pour objet, selon l’expression de Quintane, le « plus petit » plutôt que le « sublime ». Ce commun qui est un infime, que l’attention humaine ordinaire (« sa routine ») « empêche de s’approprier ». La « recherche » de Ponge révèle à cet « humain » générique une capacité (« dont il est capable ») inexploitée par défaut d’attention ; une attention qui puise dans les « réserve[s] » anthropologiques. Le début du 21e siècle, pour des raisons qui tiennent essentiellement au sentiment d’accélération technologique et à la fortune de la notion éthique de care (sollicitude, soin, bienveillance), est particulièrement requis par la question de l’attention. Dans un ouvrage collectif sur le sujet, Christophe Hanna signale les Remarques de Quintane comme exemplaires d’une plus générale « esthétique de la remarque », dont la performance tiendrait à ce qu’elle permet de « révéler », de « faire saillir tel ou tel aspect inaperçu du monde ordinaire et des usages communs ». Cette « hygiène du regard » serait le « paradigme dominant de la poésie contemporaine », tous courants confondus et par-delà les anciens clivages : Des auteurs aussi divers que Jean Cocteau, Paul Éluard, Francis Ponge, Yves Bonnefoy se rejoignent sur cette idée que la poésie peut être comprise comme une hygiène du regard, une autonomisation de l’attention qui se dégagerait des lieux communs et de l’emprise des concepts abstraits. L’ordinaire attentionnel est la norme à partir de laquelle Ponge et Hanna spécifient l’activité poétique, la moyenne à supplémenter ou à sublimer. La poésie s’attache, « très modestement », à réorienter l’attention du lecteur sur le « ténu » et le « négligé » quotidiens ; son effet repose sur « le plaisir », noté par la phénoménologie, « que nous prenons à remarquer ». En prêtant une ambition commune à des œuvres opposées, selon des axes divers (formaliste/lyrique, matérialiste/idéaliste etc.), dans la Modernité, Hanna tente une respécification de toute la « poésie contemporaine », soit une définition grand-inclusive d’un spécialement poétique de la deuxième moitié du 20e siècle. Sa pose de la question-de émousse également l’ancien point de partage entre un philosophe auquel serait dévolu le rôle de dénoter le commun, subsumer, dégager des constantes et des classes, et un poète auquel écherrait celui de reconnoter le commun, de revivifier la langue véhiculaire, voire de retrouver la mention sous l’usage. Elle maintient toutefois la poésie dans une opposition à une certaine conceptualité (sa vocation est d’aider à se dégager « de l’emprise des concepts abstraits »). Re-spécification de la poésieMais, bien que Ponge puis Hanna déplacent la ligne critique d’une différence essentielle vers une spécificité du regard, puis de celle-ci vers une spécificité de l’attention, ils reconduisent en partie le premier clivage entre vue et vision, correspondant à une caractérisation traditionnelle du poète comme voyant (doué de vision). Dans les deux cas, que la vision soit « ordinaire » (Ponge) ou que son statut ne soit pas précisé (Hanna), la poésie est spécifiée dans l’opposition à un état ordinaire de dupeté – de sorte que l’injonction qui accompagne la posture et le geste poétiques est celle d’un Regarde ! ou d’un Vois ! qui est aussi un Concentre-toi ! voire un Réveille-toi ! L’arraisonnement phénoménologique des Remarques conférait à l’autrice une capacité d’attention qualitativement incomparable à la capacité ordinaire. Il définissait ainsi l’objet de la poésie : un objet-énigme, irréductible au présentoir marchand et à l’instrumental quotidien. Hanna, lui, fait de la « poésie contemporaine » un art de la révélation qui n’est plus supposé sans commune mesure avec l’attention ordinaire, mais s’en distingue encore en s’y adossant. On va voir que Quintane et Tarkos, à l’instar de Hanna, tendent à relativiser les vieilles lignes de fracture (notamment celle entre lyrisme et formalisme) ; mais il semble que leur objection s’étende, dans un dialogue avec ceux de leurs contemporains qui maintiennent la poésie comme question, à l’idée même d’une spécificité de la poésie comme attitude ou disposition devant le monde historiquement constante.

1.3.« Pas spécialement poétique »

Introduction : Spécialistes de l'alogon

Le débat imbécile autour de la poésie oppose encore, sous divers déguisements, techniciens et inspirés. Ni hors-champ, ni plein-champ poétiquesIl n’est pas inutile de rappeler, d’abord, les mots de la fameuse quatrième de couverture de Chaussure, d’une part parce qu’ils occupent un espace crucial du livre à l’âge de sa consommation (la 4e est l’interface auteur/lecteur qui doit éveiller l’intérêt et en fin de compte susciter l’acte d’achat) ; d’autre part parce que ces quelques mots, en l’espèce, définissent sur un mode prescriptif les coordonnées de lecture de l’œuvre, dans un geste auctorial souverain traditionnellement cantonné à l’avertissement au lecteur. Chaussure n’est pas un livre qui, sous couvert de chaussure, parle de bateaux, de boudin, de darwinisme, ou de nos amours enfantines. Chaussure parle vraiment de chaussure.
Chaussure ne résulte pas d’un pari ; il ne présente aucune prouesse technique, ou rhétorique. Il n’est pas particulièrement pauvre, ni précisément riche, ni modeste, ni même banal. Ce n’était pas un projet, mais ce n’est pas un brouillon, mais il n’a pas encore trouvé sa fin.
Chaussure s’est gorgé de tout ce qu’il a croisé sur son parcours […]
Bref, c’est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas.
À un bout du texte (son début), « Chaussure parle vraiment de chaussure » dit le vœu de littéralité et le souci d’une nécessaire dicibilité de l’expérience de l’objet. La phrase indique aussi, par la valeur générique du singulier « chaussure », ce qu’on pourrait appeler, empruntant au vocabulaire de la programmation, une poétique object-oriented fonctionnant à partir d’une « bibliothèque » (library) ou d’une « collection » (set) d’objets regroupés par « classes » : « chaussure » est le nom d’une superclasse, d’une série d’objets répondant d’états et de comportements en partie identiques. En ce sens, la question de Chaussure est typologique, et sa méthode, bien que différant légèrement de celle de Saint-Tropez – Une Américaine, le récolement : recoupement des noms et des choses, recompte des étants d’une classe (récolement d’inventaire), vérification des usages, des effets, des déclarations (récolement de témoignage). Les questions du récolement sont, par exemple :
  • « Chaussure » maintient-il son terme ou « chaussure » varie-t-il ?
  • Si « chaussure » varie, dans quelles conditions se produit cette variation, et de quel état de fait ces conditions témoignent-elles ?
  • À partir de quel degré de variation y a-t-il avarie ou intrus, effondrement de la classe ou expulsion hors de la classe ?
À l’autre bout du texte, l’énoncé selon lequel Chaussure « est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas » situe en poésie le terme du problème ; ce problème est moins celui d’un arbitraire des catégories (génériques, en l’occurrence) que celui d’une identité d’intention qui perpétue le « poétique » comme effort ou forçage pour correspondre aux caractères d’une classe existante. Que le livre Chaussure soit « de poésie » est, en un sens, à la fois indéniable et parfaitement contingent ; c’est un accident à l’usage des balisticiens du biographique ou d’une science sociale réduite au relevé des concordances (effectivement, Chaussure a paru partiellement en revues « de poésie » ; effectivement, un livre du même auteur a été publié la même année chez un éditeur « de poésie », etc.). En revanche, que Chaussure soit un livre « poétique » se laisse mal dire si poétique s’entend comme agent spécifiant, catégorie tutélaire qui, précédant l’écriture et guidant la lecture, « force » l’émission comme la réception. Les deux préventions de Quintane sont donc
  • que Chaussure parle vraiment de chaussure (il n’y a pas de hors-champ allégorico-métaphorique, de « chaussure » mis systématiquement pour autre chose, de symbolisme biunivoque) ;
  • que Chaussure ne se force pas à être poétique (ou : n’appelle pas de lecture poétique ; autrement dit : il n’y a pas de plein champ poétique qui s’établirait depuis une définition ou un corpus stables).
Soit deux façons de refuser la double capture par le savoir symbolique et le savoir sémantique : il n’y aura pas de sens caché sous le sens obvie, « pas de deuxième sens », ni sous-entendu ni sur-entendu.
Soyons nous aussi littéral : « Chaussure est un livre de poésie pas spécialement poétique » signifie qu’il existe, quelque part, des livres de poésie spécialement poétiques, c’est-à-dire, à prendre l’adverbe au sérieux, de la poésie comme espèce ou comme spécialité.
Taxonomie schématique du vivant (Annina Breen, 2005, Creative Commons)
Poésie-espèce serait, sur certaines versions de l’arbre de Porphyre ou dans les taxonomies du vivant, un en-deçà de poésie-genre, en-deçà qui n’exclurait pas un dialogue souterrain, une ligne directe avec un au-delà de poésie-genre – par exemple la littérature. La littérature serait le règne (regnum) ou le domaine (regio) de la poésie, sans l’intermédiation redondante de poésie-genre. Poésie serait un spécialement littéraire. Cette hypothèse est le cadre des discussions entre Quintane (et Tarkos, dans une moindre mesure) et Christian Prigent (1.3.1).
Les différents modes de spéciation (Ilmari Karonen, d’après Dana Krempels, GNU Free Documentation License).
Mais poésie-espèce pourrait aussi jouer comme en-deçà de poésie-genre en tant qu’elle effacerait progressivement les traces endogames de son spécialisme, qu’elle se spécifierait d’une lente sécession d’avec son genre en gommant les traits taxonomiques qui l’y inscrivaient jusque-là, qu’elle protesterait de son assimilation à ce genre, en somme, en opérant ce que la biologie appelle une spéciation sympatrique, c’est-à-dire une série de différenciations intraspécifiques. Une telle image nous semble pouvoir illustrer la notion, centrale dans le travail poéticien de Jean-Marie Gleize, de « sortie interne » (1.3.2). Ces deux poses de la question-de-la-poésie sont autant de tentatives de maintenir le terme poésie comme nom d’une activité spécifique – en deçà de tout idéalisme et au-delà de la simple formule d’expressivité à laquelle la restauration lyrique des années 80 avait condamné son emploi. Elles constituent l’élément familier de ce que Quintane appelle la « génération de 90 » :
  • c’est à Prigent et Gleize que, naturellement, Tarkos et Quintane envoient leurs premiers textes après les avoir lus ;
  • Prigent s’adresse explicitement au premier (plus Pennequin et Beck), et incidemment à la seconde, dans Salut les modernes (2000) ;
  • Gleize, très vite, en fait des continuateurs, voire des illustrateurs de ses thèses.
Gleize, Prigent sont ces pères naturels en partie récusés, en partie assumés – selon la taille de l’audience et la proximité des interlocuteurs. Or il est, au début des années 2000, un espace particulièrement vaste et compact, homogène et clivé, au sein duquel la proximité des auteurs de notre corpus avec Gleize et Prigent est évidente : celui qu’on a appelé, après Quintane, la « psychologie poétique ».
« Monstres et couillons » Dans un texte polémique publié en 2004 sur Sitaudis, Quintane décrit un état du champ poétique dominé par une opposition entre les « Monstres » (autrement appelés « Formalistes ») et les « Couillons » (ou « Lyriques »). Au pôle formaliste elle agrège les écritures « plate[s] », « désaffublée[s »] et « objective[s] » (éléments du vocabulaire gleizien) ; au pôle lyrique les écritures de la « simplicité », de « l’origine », voire de la « naïveté revendiquée ». Cette « simplification » est autant tactique que pédagogique ; le texte s’adresse à la fois audit champ poétique et au spectatorat grand-public du Printemps des Poètes, c’est-à-dire peut-être à cet agrégat de malentendus affermis qui fait le bloc sans prises de la « psychologie poétique ». L’antagonisme décrit n’a pas lieu, pour Quintane, d’être résorbé : la « réconciliation » est « esthétiquement, éthiquement, philosophiquement, poétiquement impossible, [p]arce qu’elle est esthétiquement, éthiquement, philosophiquement, poétiquement motivée ». Ce que le texte de Quintane vise, c’est l’honnêteté vis-à-vis de ce partage, l’assomption de ses présupposés et de ses conséquences idéologiques. Parce qu’il engage son autrice vis-à-vis de ce champ – Quintane prend position –, il s’agit d’un « texte de combat ». Mais cette notion ne s’oppose pas absolument pour elle à celle de « texte de réflexion » : « Monstres et Couillons » a la brièveté que lui autorise son mandat (la description d’un état de fait) ; il est aussi, en son cœur, traversé de « grandes affaires ». Quintane ne se borne pas à la Sachlage ; elle s’attaque à la Sache même. « Ce qui se joue » dans cette « parabole des Monstres et des Couillons », c’est en réalité une opposition « tranchée (et erronée) entre émotion et pensée ». Le sujet lyrique contemporain serait fondé sur une récusation du sujet cartésien, à la maxime duquel il substitue celle-ci : « Je sens donc je suis ». Cette formule non seulement admet l’origine prérationnelle de l’émotion ou de la sensation (« un alogon venu d’un réel “brut” ») mais considère toute représentation de langue comme une réduction de l’expérience. Quintane reproche à cette attitude son inconséquence : ceux qui en jouent tirent les bénéfices d’une déclaration de non-dupeté tout en reconduisant, par forçage ou contournement, une pratique adossée aux certitudes de l’ancien état de dupeté. Voici, exposés dans une sermocination compacte (le « nous » est ici celui des « Lyriques » eux-mêmes), les dessous de ce tour de passe-passe : …certes, le sujet n’est plus ce qu’il était, il n’est plus que l’ombre de lui-même – et cela, nous l’acceptons, ou plutôt, nous ne pouvons pas faire autrement, dans l’état actuel de la pensée, que de l’accepter –, mais cela n’empêche pas qu’il y ait Sujet, quand même, malgré tout. Même raisonnement concernant l’image : d’accord, l’image est un piège stupéfiant auquel nous ne pouvons plus, nous ne devons plus nous laisser prendre, mais cela n’empêche pas qu’il y ait image, quand même, malgré tout – il suffit de lire Jaccottet pour constater que son soupçon à l’égard des images poétiques ne l’embarrasse guère pour réutiliser, retraiter – tradition moderne oblige – les images canoniques de la Poésie. Même chose quant au pataquès qu’est devenue la métaphysique sous nos climats : d’accord, Dieu est mort et pas de transcendance, mais nous gardons la Foi, tout de même, malgré tout ; d’ailleurs, c’est simple : il suffit de remplacer Dieu par Autrui, et le tour est joué, on peut continuer à gambader dans l’arrière-pays, explorer la clairière de l’être… L’alogon comme spécialitéCe qui, pour Quintane, qualifie le lyrisme, ça n’est donc pas seulement l’évidence du « ressenti », c’est aussi la sourdine du « malgré tout » qui permet de tenir une pose inconséquente (célébration d’un indicible daignant se dire, poétique de l’humilité tutoyant l’Être, en somme : kénose majestique). Pour Quintane, la profondeur métaphysique apparente des « Lyriques » a un double-fond, celui d’une conserve de ce qu’elle appelle, après Bataille, les grandes « différences non-logiques » : « le Sujet », « l’Image », « Dieu », « l’Être », « la Présence ». Bataille est justement « le meeting point de toute la poésie contemporaine » :
  • d’un côté, le « non-savoir » flatte une poétique « couillonne » de l’humilité – Quintane cite Antoine Emaz (« se vider, réduire la vanité, ne plus savoir ») et Bonnefoy (« la chose humble […], autorité absolue ») ;
  • d’un autre côté – c’est la teneur d’un article polémique d’Alferi et Cadiot, dans le premier numéro de la RLG (1995) – l’« excès » bataillien flatte la poétique anti-idéaliste des « Monstres » perçue comme « culte de la cruauté », complaisance dans « l’indicible », académisme de « l’expérience des limites », cliché poétique aussi éculé que les « fleurs bleues ».
En somme, ce que les « Lyriques » et certains « Formalistes » ont en commun, c’est l’alogon comme spécialité : l’indicible pépère, la négativité tranquille, la petite affaire de la « grande affaire ». Prigent protestera de ce que le « travail du négatif » s’oppose à un empire de positivité où précisément « l’être » et « la substance » prospèrent, et de ce que « l’innommable » fût sciemment confondu avec « l’indicible » au moment de solder les comptes. Il ne nous revient pas de discuter ici les termes de la polémique, mais notons que cet échange tendu entre pères et fils n’a pas alors directement concerné Quintane et Tarkos. Ce n’est qu’en 2014, à l’occasion du colloque Prigent organisé à Cerisy, que celle-ci revient sur la divergence générationnelle dont Bataille fut le prétexte et l’emblème. Prétexte, emblème : Quintane prête aux deux (« Tout le monde a raison parce que tout le monde a ses raisons ») ; certes, Bataille est ici l’occasion d’exposer un litige (ce que Prigent avait relevé à l’époque), mais le litige existe : Bataille, « tel qu’il a été pris » ou « s’est laissé prendre » après 1968, a contribué à un « repli sur la question de ce qu’est la littérature ». Ce « repli » est le reproche principal de Quintane à Prigent, lui-même emblème d’une génération.

1.3.1. La pose prigentienne de la question-de : radicalité et souveraineté littéraires

- Prigent nous a proposé de jouer avec lui, sur son terrain : parlons de la langue (mais pourquoi de la langue ?), de l’inconscient (mais pourquoi de l’inconscient ?), du corps (mais pourquoi du corps ?), de Bataille (mais pourquoi de Bataille ?), de littérature (mais pourquoi de littérature ?), et, au final, tout devient hypothèse (Dieu ? Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse).
- Passés lalangue, l’inconscient, le corps, Bataille, la littérature, Dieu, il n’est plus resté que les façons caractéristiques du discours d’importance, comme dit Pierre Bourdieu, un sociologue.
- Dieu, c’est-à-dire la littérature.

1.3.1.1. Spécialement littéraire

[I]l y avait ceux qui me paraissaient un peu « forcer sur le style », si bien que ce n’était pas le style voulu mais la volonté du style (le forçage) qui faisait littérature, mais comme, du coup, ça faisait trop littérature, on ne voyait plus que ça, et j’en étais gênée […]. Questions prigentiennes« La question de ce qu’est la littérature » est une tournure à la Prigent. On y reconnaît l’ascendance philosophique et, d’ailleurs, la manière philosophante. On a vu que la référence à la question hölderlinienne du wozu (question de la destination, du rôle, de l’usage de la poésie) menait Prigent à une formulation qui emprunte davantage à la question leibnizienne du warum – en VF prigentienne : pourquoi y a-t-il ça (la poésie) plutôt que rien, plutôt que l’ordinaire véhiculaire du langage, plutôt que la communication, plutôt que « les langues pacifiées et uniformisantes de l’échange civil », communes à « la masse […] des écrits qu’on appelle couramment “littéraires” » ? La-question-de-la-poésie se décline pour Prigent aussi à partir d’un autre modèle de phrase, également inscrit dans la tradition philosophique : « que peut la poésie ? ». La réponse de Prigent est connue, qui fait entendre un bredouillement : « Elle peut peu ». Moins connue la façon dont Prigent appareille la question, substituant au second verbe obvie de l’équation (faire) un autre verbe (être) : le « peu » que la poésie « peut » ne sanctionne pas tant une moindre puissance d’agir qu’une « improbable », mais constante, « possibilité d’être ». Voici encore une fois la très ancienne, très moderne, très éternelle question posée par Hölderlin : « à quoi bon des poètes ? ». Ou, plus directement formulée : « que peut la poésie ? »
Si on entend par « pouvoir » un effet transformateur sur la réalité (et, nommément, sur la réalité socio-politique), la poésie peut peu. […]
Que dire, alors ? Partir peut-être simplement de ce constat : c’est tout juste si elle peut, la poésie, être. D’où que la question traitable n’est sans doute pas la question de ce que la poésie peut faire – mais celle de son improbable possibilité d’être.
Il ne s’agit pas d’une question métaphysique sur l’être-en-soi de la poésie (sur l’essence du « poétique ») mais d’une question pragmatique sur ce qui rend possible (ou même inévitable) que cet être soit – plutôt qu’il ne soit pas. Dit autrement : il s’agit de la question de savoir pourquoi il y a de la poésie plutôt que rien – attendu que ce rien est un plein saturé : la masse commune des écrits qu’on appelle couramment « littéraires ».
En somme : « Pour quelles raisons y a-t-il de la poésie ? » plutôt que : « À quoi bon encore des poètes ? »
En dépit de l’évacuation du verbe « faire », Prigent revendique une pose pragmatique de la question de la puissance. Pourtant celle-ci concerne bien chez lui les raisons du « quelque chose plutôt que rien » ; elle s’inscrit fondamentalement dans le schéma métaphysique d’une nécessité de l’être (l’« inévitable » possibilité que la poésie soit), plus que dans celui de la puissance d’être (où s’inscrit le quid possit spinozien). Fatalement et avec constance, quoique improbablement, quelque chose est, qui s’identifie comme poésie ou s’identifie à la poésie. La poésie étant, la seule question qui se pose est la-question-de ; formellement ouverte, elle est fermée sur un terme non-négociable, toujours déjà admis au rang des invariants.
La question de Prigent est à ce point ouverte-et-fermée qu’elle n’appelle pas d’autre réponse que l’enregistrement des tentatives d’y apporter une réponse, dans un geste de déférence qui à chaque fois acte de la pertinence persistante de son terme (en le reconduisant) et de la pertinence persistante de la question elle-même (en repoussant les limites de sa responsibilité). Manège de la récusation Poser à la Prigent la question-de-la-poésie, c’est aussi opposer à un état de poésie la vivacité d’une pratique de la poésie ; c’est à la fois lui déclarer la guerre ou sa « haine », et ouvrir – par contournement ou par forçage – de nouvelles voies vers elle (le « nouveau », l’« inouï », l’« invention » : le vocabulaire prigentien est moderne). Interrogé en 2010 sur l’actualité de la notion bataillienne de « haine de la poésie », Prigent se demande : De quelle poésie avoir à notre tour la « haine » ? […] On ne saurait le concevoir positivement, bien sûr, ni l’énoncer frontalement – sauf à perdre du même coup les raisons qui font qu’on persiste à écrire quelque chose dont on aimerait qu’il refasse (à tous les sens de ce mot, y compris l’argotique) la poésie. Mais au moins sait-on que faire « poésie » consiste d’abord à résister à ce que, d’époque en époque, les poètes croient savoir qu’elle est. Donc à résister à l’aisance non problématique de la « belle poésie » (qui est le mode d’apparition rhétorique de ce « savoir »). Et à faire de l’ensemble de ce qu’on écrit une sorte de chambre d’enregistrement de la disparition de ce savoir immobilisé et positivé. Prigent, comme Quintane au dos de Chaussure, refuse d’indexer poésie-pratique sur poésie-patrimoine. Mais « poésie » reste chez le premier le terme-cadre d’une interlocution fermée : poésie-contre-poésie s’adresse encore à poésie – en termes batailliens : « La vraie poésie est en dehors des lois. Mais la poésie, finalement, accepte la poésie. » Tendanciellement, faire de la poésie consiste donc à défaire la poésie telle qu’elle existait jusque-là. C’est ce petit « manège » – pour reprendre le terme de Ponge – de la « haine de la poésie » dont Quintane, cherchant dans les livres de Prigent « ce que couvre et déplie simultanément » cette notion, décrit le trajet : a. le rejet d’une mauvaise poésie.
b. l’accomplissement même de la poésie.
c. la Haine comme passion pour la poésie (et non dédain ni indifférence)
d. la poésie comme ravissement : épreuve de l’instant, de la non-possibilité de l’instant : non-savoir : « déchéance et suppression de la connaissance » : souveraineté.
Dans le déploiement initial de Prigent comme dans la condensation proposée par Quintane, il s’agit bien, en fin de compte, de poser en « poésie » un rapport au savoir : ce que la poésie peut, c’est opposer une résistance à l’hégémonie du sachable, du nommable, du positivable, de l’objectivable.
« Combat littéraire », « taupe poétique »« Poésie », chez Prigent, est donc bien le nom de ce qu’on a appelé un négatif agrégateur de positivité symbolique. Mais il n’est pas seul : « littérature » lui est régulièrement adjoint – moins dans un esprit de restauration que dans un rejet de la proclamation « postmoderne » de sa mort. Dans le fameux numéro de la Revue de Littérature Générale, quelques pages en amont du texte de Cadiot et Alferi sur Bataille, Prigent revient sur la notion de montage en littérature, dans un texte dont un des derniers paragraphes donne à lire exemplairement ce mouvement d’agrégation symbolique : Ainsi les récits de Burroughs fonctionnent-ils sans doute, ni plus ni moins, comme les montages fatrasiques de Philippe de Beaumanoir, les romans travestis du XVIIe siècle burlesque, les listes recopiées de Rabelais, le mécrit de Denis Roche, les caviardages de Michel Vachey, le jeu de pistes pictographiques de Maurice Roche, le polyglottisme sinueux de Joyce, les collages polyculturels de Pound, le cut-cut-Kodak de Cendrars désossant et repétrissant poétiquement le Docteur Cornelius de Gustave Lerouge, les poèmes-conversations d’Apollinaire, les « mots-dans-un-chapeau » du dadaïsme, les détournements sarcastiques du nécessaire plagiaire Lautréamont, voire ce redécoupage, remontage, remixage de la Tradition que les Classiques appelaient « Imitation » (et qui est aussi un détournement cut-upé plus critique qu’il n’en a l’air). Tout cela : même combat (le combat littéraire). « Littérature » ne se laisse pas parasiter par les questions génériques qui traditionnellement situent les procédures dans une économie formelle et cadrent rhétoriquement l’intertexte. Les notions de montage et de composition, de plagiat et d’imitation, de collage et de caviardage, de détournement et de remix sont regroupés sous étendard unique. « Tout cela », « fonctionn[e] de la même manière », poursuivant sans la dépasser (« ni plus ni moins ») l’œuvre de la littérature, relançant sa question, assumant sa mission, continuant « le combat ». Prigent dit : faire de la littérature, c’est se prêter à certaines manipulations de la langue, certaines manœuvres face à elle, certaines opérations sur elle ; il ajoute : faire de la poésie, ce n’est pas travailler au sein de la littérature depuis une position générique identifiée, c’est mettre cette technicité au service d’une « radicalisation […] de la question de la littérature ». Je ne parle pas de poésie au sens générique : la poésie comme genre constitué et identifiable à des marques formelles spécifiques, à un dispositif typographique, à une posture d’énonciation particulière, etc.
Ce n’est pas que je croie la question inintéressante ou obsolète. Mais m’intéresse plutôt la question de la poésie comme radicalisation frontale de la question de la littérature. Je ne veux pas dire par là que la poésie serait le mieux de la littérature. Mais plutôt qu’elle écrit la littérature au pire : qu’elle essaie de prendre pour objet la question même de la littérature – déshabillée justement des spéculations sur ce que la littérature peut, par le vecteur de ce qu’elle nous dit de notre habitation commune du monde. Ce qui, soit dit en passant, veut dire que par « poètes » j’entends aussi bien (voire mieux) Rabelais que Ronsard, Lautréamont que Verlaine, Beckett que Du Bouchet, Novarina que Bernard Noël, Guyotat que Pleynet, etc.
La formule prigentienne des rapports entre question-de-la-poésie et question-de-la-littérature est celle d’une gigognité immédiate, directe. Infra littérature : la « vieille taupe » de la poésie. La « radicalité » poétique est une profondeur par rapport
  • à la superficialité nonchalante du faire, par un effort de réflexivité (« elle essaie de prendre pour objet la question même de la littérature ») ;
  • au confort véhiculaire, en ce qu’elle requiert, face à la langue commune, beaucoup d’art, une technicité propre (ensemble des opérations du « combat littéraire ») ;
  • à l’illusion d’un but, d’un usage, d’une destination de la littérature, en ce qu’elle ne se collimate sur aucune autre visée que celle d’être (elle est « déshabillée justement des spéculations sur ce que la littérature peut »).
Prigent, un ModerneRéflexivité, technicité, autotélicité : pour Prigent, faire de la littérature ou faire de la poésie, c’est savoir ce qu’on fait, savoir qu’on en fait.
Faire radicalement de la littérature « Se poser la question de la littérature »
Faire de la poésie « Se poser la question de la poésie »
Tableau des rapports entre poésie et littérature chez Prigent. (Horizontalement : « équivaut à ». Verticalement : « consiste à ».)
Poésie-pratique ne se stabilise plus, pour Prigent, depuis une histoire-stock : elle enjambe la critériologie des manifestations historiques pour rejoindre un souci dont la permanence anthropologique est garante d’un renouvellement formel. Cette invention permanente est « inévitable » sur le pied des raisons personnelles, et qui chez Prigent se dit, selon une caractérisation largement tributaire des deux patrons de la modernité récente (la linguistique et la psychanalyse) : singularité de l’expérience de chaque « parlant ». Toujours se pose à celui-ci, sur nouveaux frais, la question-de-la-poésie ; l’histoire de sa persistance est l’histoire de ses mutations. En ce sens, Prigent est un Moderne :
  • littérairement : il fait sien le paradigme du « geste poétique » comme « mise en crise » de la forme poème ;
  • politiquement : dans un emprunt à l’album révolutionnaire, il valorise le « mouvement » constituant contre les « corps constitué[s] ».
Aussi la conception prigentienne de la poésie est-elle en proie aux mêmes contradictions, aux mêmes tiraillements que les Modernes ; c’est à la fois un nominalisme (chaque poème est radicalement singulier, ni reproduit d’après modèle ni reproduisible) et un idéalisme (chaque poème se reconnaît comme tel à ce qu’il manifeste, en la revivifiant, l’Idée de poésie, intègre en l’augmentant la classe « poésie », rejoint après l’avoir attaqué le territoire de « poésie »). Fatalement, cette conception trouve sur la voie de son explicitation une autre contradiction : spécifiée en des termes non littéraires (« souci », « geste », « défi », « énergie », « mouvement »), elle se maintient « finalement » dans l’orbe de la littérature.
Il y a, chez Prigent, une extension de la poésie, un élargissement du poétique à l’attitude contre- ou anti-poétique : « poésie » est un infini actuel qui tendanciellement accueille toute recherche, tentative, trouée idiolectales dans le foncier sociolectal. Mais si l’erweiterte Poesie des Romantiques allemands tendait aussi à caractériser une expérience du monde sans référence intermédiaire aux formes canoniques et aux genres constitués, elle indiquait une voie de sortie de la littérature ; la « radicalisation » de Prigent, elle, est une hyperlittérarité, une intensification des enjeux de la littérature. Il y a un continuum moderne de la poésie, qui est une histoire exclusivement littéraire de ses enjeux ; et ce continuum mène justement des Romantiques allemands à Bataille : Sur la question de la poésie : au moins depuis l’Athenäeum des frères Schlegel, la poésie s’identifie à la question de la poésie (à sa crise). Les poèmes sont des propositions de réponse à cette question : ils doivent refondre et reformer à chaque fois les matériaux et les formes dites « poétiques », ils sont toujours métapoétiques (ils parlent, voire ne parlent que, de la poésie) et ils se donnent à chaque fois comme des réponses empiriques à la question de savoir primo pourquoi la poésie « existe » (pourquoi il y a de la poésie plutôt que rien), deuzio si cette existence est « admissible ». Chaque moment de forte rupture dans le tracé moderne (Ducasse, Rimbaud, Mallarmé, Dada, Roche…) relance ces questions. La réflexion de Bataille est la forme radicale que prend cette relance dans un contexte précis (les années 30/40) où remettre la poésie « en mouvement » consiste à la désengluer de l’idéalisme post-romantique et des logorrhées ornementales en quoi s’est finalement résolue, via le surréalisme, la crise ouverte vingt ans avant par Dada. La poésie comme sacré laïcLes premiers sont les formulateurs d’une question dont Bataille est le dernier et plus radical relanceur. La « réponse empirique » à cette question est encore cette question mais actualisée, soit : le poème lui-même, en tant qu’un poème authentique est un métapoème. Coordonnées batailliennes : « comme le sacré est conditionné par une suppression de l’objet-sacré, de la même façon la poésie est conditionnée par la suppression de la poésie » ; « la littérature n’[est] rien si elle n’est poésie, la poésie [est] le contraire de son nom ». Cette consécration du poème comme point incandescent de la littérature, centre igné de la langue, foyer des idiolectes à l’abri du véhiculaire et de l’utilitaire de « l’échange civil », représente ce que Quintane, en 2014, appelle une « hypostase de “l’écriture” comme forme d’un sacré laïc ». « Sacré » est ici un des noms de l’alogon, autant parce qu’il tient lieu de « tout autre » que parce qu’il résorbe les fuites de l’axiologie du haut et du bas, dissout un terme de droit (« sacer ») marqueur d’une violence exceptionnelle mais institutionnalisée (le « sacrifice »), dans le refus d’une hiérarchie des valeurs. « Sacrés » sont « l’horrible travail » et l’activité supérieure de la littérature, « sacrées » la mission « gratuite » et la tâche souveraine, « sacré » ce qui laisse le moyen de la langue (sa médiocrité utilitaire) se perdre dans le « temps social » pour s’ouvrir, lors de « séances d’écriture acharnées » à un « instant de fiction » (qui est aussi, étymologiquement au moins, un instant de dupeté) : Un livre, c’est d’abord des séances d’écriture acharnées – pas au sens d’héroïques, mais de voluptueuses, disons – dans le temps desquelles le temps social s’ouvre, dans le temps desquelles le pragmatisme linguistique tombe (on n’a pas besoin de dire passe-moi le sel…), tout se passe dans la gratuité de l’instant de fiction. La cérémonie prigentienne de la mise au travail est un moment individuel excepté du « temps social ». Le poète au travail a des attitudes de clerc sans en être tout à fait un : il ne se distingue pas par son savoir mais par sa suspicion devant le savoir constitué. « Sacré laïc », dit Quintane qui, dans ses remarques de 2013, se méfiait déjà de cette solennité attachée à l’activité d’écriture : Plus j’écris, moins je comprends cette idée qu’écrire (trimballée par l’écrire intransitif) serait une activité supérieure. […]
Souveraineté : en fait le propre de l’individu, de la littérature (la littérature comme valeur souveraine, opération souveraine).
GB [Georges Bataille, ndr], après guerre, place la littérature au plus haut – seul(e) nécessaire. Cette idée-là, ou ambiance, perdure jusqu’à mes études (début des années 80), puis fin. La « littérature » ne peut alors se déplacer qu’en descendant, puisqu’elle est prise dans cet imaginaire social du haut et du bas, du dedans et du dehors (du sacré et du profane, du calcul et de la dépense). […]
Supérieure comme quoi ? la médecine ? la connaissance du moteur à quatre temps ? député ? ministre ? compagnon du Tour de France ? vainqueur à Roland-Garros ? Britney Spears ? Lénine ?
Supérieure parce qu’on est censé écrire avec le cerveau, qui est placé dans la tête, qui elle-même n’est surplombée que par les cheveux, chez l’homme (sauf pour les chauves) ?
Idem pour cette poésie, cette littérature d’aujourd’hui : rien, en amont, ne facilite son abord, si bien que quand vous lisez dans une médiathèque, par exemple, ou dans la plupart des facs quand on fait lire un de vos textes, c’est toujours la première fois, toujours bizarre ou sans intérêt, jamais ça ne ressemble – ou ça ressemble trop et d’un air entendu à des choses que plus personne ne connaît.
Quintane relocalise la question de la littérature : des « séances d’écriture » de Prigent, qui convoquent immanquablement l’image de l’écrivain seul à sa table, on passe à une autre forme de « gratuité », celle de l’accès et de l’usage démocratiques (médiathèque, université) ; d’une pratique souveraine qui refuse un arraisonnement par le « savoir positivé », on passe à l’hébétude d’un lectorat à qui il n’est donné de « connaître » son objet que dans un jeu de ressemblances lointaines avec un ancien corpus qu’on pourrait appeler bouillon de culture littéraire – le non-savoir, comme la mobilité, est dans un cas choisi (libre, souverain), dans un autre subi (aliénant, sclérosant). Ce déplacement, de l’« activité privée » vers le « problème public », de l’individuel vers le collectif, résume à lui seul la distance qui sépare Quintane de la pose prigentienne de la question-de (la poésie, la littérature). Refusant l'écriture comme pratique de classe, Quintane ne se pose la question-de-la-littérature qu’inclusivement, en relation avec un tous supposé. Le littéraire, valeur suspecte Les références au caractère sacral de la littérature sont nombreuses chez Quintane ; elles sont unanimement adverses : dans Tomates, Quintane assimile la figure moderniste de l’écrivain comme conscience de la langue à celle de l’écrivain comme conservateur de la langue, gardien zélé d’un lieu de mémoire, célébrant d’un culte littéraire essentiellement patrimonial ; dans « Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature », la littérature dominante est décrite comme essentiellement performative de réalité, adossée à une idéologie du récit, à un régime « descriptif » et « compensatoire » du discours : elle est majoritairement « de constat » en ce qu’elle défère, même quand elle se veut critiquement chargée, au monde tel qu’il se représente et se reproduit, s’engendre et se stabilise, soit : à un capitalisme naturaliste où toute « dimension projective de l’acte littéraire » est désarmée, puisqu’il y va surtout, dans les jugements associés à la littérature qui lui concèdent une efficacité politique, de l’acuité d’une « conscience » et du saisissement par la « vraisemblance » – que celle-ci soit pure (humilité réaliste) ou que, sur la route parfaitement goudronnée du « réel », elle aménage, pour le frisson, quelques nids-de-poule d’invraisemblable (autofiction, non-fiction, fiction documentaire, expérience de pensée). Quintane est intéressée par la littérature, d’abord professionnellement (elle est professeure de Lettres) et culturellement (elle a fait des études de Lettres ; elle fréquente les bibliothèques municipales). Sa conception de la littérature comme adresse est polémologique : c’est pour le « “combat” littéraire » que certaines références, correspondant à certaines généalogies, sont assumées (Ponge et Perec, par exemple). Mais Quintane leur en oppose d’autres, sincères, invisibles sous la lunette des genres, et dont la littérarité est oblique en domaine français ; c’est le cas de Lichtenberg et ses Sudelbücher (« brouillards », livres de comptes), mais aussi des fragments de Sei Shonagon (« une pute médiévale même pas française »). Dans un contexte socio-éditorial garantissant la « littérarité » du produit, la disposition de Quintane face aux gages et attentes du domaine est celle de moins-disant ; il y a un déchérissement tactique du cours des valeurs littéraires et, concomitante, la certitude que le conduit conduit, que l’élément des échanges et des circulations symboliques est foncièrement inaltérable : L’une des raisons pour lesquelles Shonagon et Lichtenberg m’intéressent, c’est ça : c’est que c’était pas prévu pour… c’était pas fait exprès (la littérature, comme dit Saint-Just, c’est exprès)… je ne veux pas dire que j’essaye de retrouver une espèce de virginité, c’est pas ça je veux juste dire que, sur ces livres, je travaille un tout-venant qui, par situation plus que par vocation, devient littéraire. Les derniers livres de Quintane, qu’ils aient paru chez un éditeur traditionnel de littérature (Que faire des classes moyennes ? ; Un oeil en moins) ou chez un éditeur de textes politiques (Les années 10 ; Ultra-Proust) radicalisent à la fois le déchérissement du fétiche littéraire et la nonchalance vis-à-vis du critère littéraire dont Lichtenberg faisait le programme des Brouillards en laissant place, au lieu de la littérature, au « tout-venant » du « jour le jour ». Face à ces « comptes tenus », le critère littéraire est d’une pertinence amoindrie parce que la littérature est une adressée parmi d’autres, moins hostile que pittoresque, moins étrangère qu’étrangement familière ; le programme du brouillard n’est pas nécessairement celui de brouilleur de littérarité. Tout un pan de l’œuvre de Quintane se montre sévère envers la littérature, et singulièrement la littérature française : celle-ci est décrite comme une puissance annexante et collante ; le devenir-littéraire comme inévitable pour un contexte éditorial donné ; le critère de littérarité comme avant tout celui qui permet de juger d’une conformité à l’Idée de la littérature. Quand le terme « littérature » demeure chez Quintane, ce n’est pas comme jeton d’une monnaie symbolique qui permettrait les distinctions, mais dans sa valeur d’« usage “civil” et quotidien », sur laquelle nous reviendrons. « La littérature tient par la tenue » Tarkos n’est pas absent du dialogue avec Prigent sur ces questions-là pour des raisons simplement contingentes (il meurt avant que ne s’engage cette discussion publique) ; il l’est aussi pour une raison essentielle : on peut affirmer, aussi définitif que cela paraisse, que la littérature n’est pas sa question. Non seulement ses sources sont essentiellement non-littéraires (les carnets de travail en témoignent, par exemple Le baroque), mais le mot lui-même ne figure dans le corpus tarkossien qu’à de rares occasions. Un texte cependant, parmi les varia des premières pages de Pan, travaille à une définition du vocable sur le mode, récurrent chez Tarkos, de la série de prédicats : La littérature tient par la tenue, elle est tenue, elle ne se tient pas à rien, elle se tient à la bonne tenue qu’elle a tout à coup, la littérature tient le coup. Dans la trituration de les ses mouvements illisibles par les ses propres carrés soutenus forme s’assoit en tenant pour tenir à ses propres tiraillements. La littérature est tirée de deux côtés opposés et possède le don de s’opposer, a le don de s’autoopposer, a le don de s’avoir tiré, de se tirer de tous les côtés, des quatre côtés, est un carré, est un carré élastique, un carré en matière élastique d’où le de dire que c’est un pan élastique parce qu’il part de tous les côtés en restant toujours attaché au à le carré à tout ce qui n’est pas le bord, à ce qui lui fait faire la sa forme […] la littérature a des terrains est territoriale est attirée est attachée est tenue implacablement a des terrains dans tous les endroits, dans toutes les positions, elle retombe sur ses pieds, elle se réorganise automatiquement, quand elle écarquille, elle trouve partout où s’écarquiller, atteignant tous les pignons, elle est un carré élastique, en s’opposant, elle s’appuie toujours, en s’écarquillant, c’est comme ça qu’elle tient, elle est attablée épinglée et attisée oui attisée, appuyée sur l’attroupement. La littérature est littéralement tirée à quatre épingles dans tous les sens. L’ensemble des prédicats compilent un ce qu’on peut dire de la littérature. Cet ensemble fonctionne comme un corpus : ses énoncés donnent à lire une progression par inflation plutôt qu’une avancée vers plus de clarté ou de stabilité de son objet (ils s’autorisent la contradiction). Ils font penser successivement à la description d’un dandy (un « tiré à quatre épingles » souverain, selfsame et indisponible au jugement extérieur, « autoopposé »), d’un supplice (un écartèlement) et de la suppliciée de ce supplice elle-même (« écarquillée », c’est-à-dire à la fois béante et écartelée). Surtout, ce qui « tient par la tenue », ne tient que par la tenue, peut recevoir le nom de convention. La convention est cette loi tacite qui ne tient qu’à condition que la « tenue » (l’attitude, le vêtement) la perpétue régulièrement. Convention est le nom d’un cadre d’inclusion : l’image du carré élastique dit, comme la pan-carte du « port », l’indication obstruante, qui couvre en signalant. Le vocable « littérature » est toujours en régime tutélaire et signalétique, en régime pancarte : il dit tout, sait tout de son objet, ne dit rien d’autre que ce qu’il indique. « Littérature » est la seule entrée de l’index littéraire. D’où qu’on ne peut rien en dire qui soit autre chose qu’une confirmation de sa puissance, une célébration de son Idée. Comme l’écrivait Barthes dans Critique et vérité, la littérature est un objet imprédicable, qui condamne à en parler tautologiquement. De la même manière que l’énoncé de Quintane selon lequel « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau » contribuait à interroger la conventionnalité de la « psychologie poétique » (ses présupposés, ses attentes tacites), l’affirmation de Tarkos selon laquelle « la littérature tient par la tenue » peut se lire comme une démission devant le terme : la littérature n’a besoin ni de moi ni de personne pour « tenir », c’est une Idée qui se passe très bien de manifestations, d’objets exemplaires. En ce sens, faire de la littérature est une attitude intenable, toujours en deçà ; seule la littérature, comme Idée, est au niveau, sur ses pieds, stoïque et impeccable, tirée à quatre épingles.

1.3.1.2. Souveraineté

La génération de 90 reprend plus ou moins ce bilan de fin de partie à son compte : pas de souveraineté de la littérature, nécessité de défaire cette sacralité. […] Non seulement, donc, il n’y a plus d’exception littéraire, mais il faut sortir de la littérature, ou de la « poésie ». Triangle de la valeur d’usage de la litté­ra­tureNous n’avons trouvé dans notre corpus principal que deux conceptions positives de la littérature – toutes deux chez Quintane –, susceptibles de la sauver de son caractère conventionnel de « discours d’importance ». Elles engagent chacune un idéal relationnel de la lecture, contre un idéal absolu de l’écriture. Dans Crâne chaud (2012), Quintane constate l’importance que prend, pour surmonter une rupture amoureuse, la parole de l’animatrice radio et ancienne actrice Brigitte Lahaie. Un des trajets du livre, une de ses intrigues transversales, correspond à la façon dont cette parole informe la tentative de surmonter une autre rupture, la rupture littéraire entre l’expérience de l’écrivain et celle de ses lecteurs potentiels. En ouverture, Quintane interroge l’ambition à la fois « populaire » et « expérimentale » de son projet, soit, plus généralement, la valeur d’auxiliarité de la littérature, le quantum de secours d’un livre, et du coup la légitimité d’une adresse au tous : En signalant que ce qui suit concerne tout le monde, je ne viens pas poser qu’il y aurait là quelque chose démocratique d’emblée, littérature pour tous – c’est le genre d’option qui n’est jamais gagnée, pas plus en art qu’en politique, ça se travaille continûment, d’un bout à l’autre, avec des hauts et des bas, des rattrapages, des remords ; il ne faut pas être fainéant. À la fin du livre, Quintane tire de son écoute quotidienne du programme de Brigitte Lahaie une certitude méthodologique concernant la littérature, tributaire, via le lexique des médias de masse (émission / réception, expert / reformulateur), d’une pose pragmatiste de la question-de : La littérature pas plus que la philosophie ne sont déprofessionnalisées, pas plus que la connaissance sexuelle : si la connaissance sexuelle était enfin totalement déprofessionnalisée, Brigitte ne s’acharnerait pas deux heures par jour tous les jours sauf le week-end. Oui, mais la littérature peut être lue par tous et non par un, et tous écoutent l’émission et comprennent, de connaissance sexuelle. Ce sont des reformulations déprofessionnalisantes. Nous entrons en terrains professionnels : experts en sexe, experts en littérature. L’émission sépare assez nettement les deux instances : l’expert d’une part, la reformulatrice d’autre part. Cependant, même quand les deux sont fondus (expert et reformulateur confondus, comme c’est souvent le cas en littérature ou en recherche en général), le triangle est là ; tout bonnement il n’y a pas de texte possible sans ce triangle (expert, reformulateur, utilisateur – trois en un, séparés-fondus). Appelons cette dernière figure triangle de la valeur d’usage de la littérature. Elle répond à une question très éloignée des questions prigentiennes, substituant notamment à qu’est-ce que c’est ?, comment ça se fait ? et d’où ça vient ? les questions pragmatiques comment ça circule ?, qu’est-ce que ça transmet ? et où ça va ? Ce complexe de questions rappelle les théories de la communication selon lesquelles le récepteur et l’émetteur sont coproducteurs du message. Le livre serait une émission, l’écrivain se voudrait « une radio qui parle » – littéralisation de l’image spicerienne de l’inspiration : la radio ne me dicte pas ce que je dois écrire (elle n’est pas ma muse), elle me montre comment je peux écrire (elle est ma poétique – aussi bien ma poétique d’emprunt, mon onde provisoire). On est loin de la « gratuité » d’une « pratique souveraine » rétive à l’instrumentalité linguistique. Les questions de Quintane intègrent un lecteur putatif posé en termes inclusifs (il s’identifie par principe au tous des bibliothèques et des classes). « Reformulatrice », Quintane l’est au moins « en tant qu’enseignante » (sujet-agent du projet démocratique) ; « utilisatrice », en tant qu’auditrice régulière d’une émission diffusée sur un masse-media (sujet-patient d’un deuil, expérience commune et singulière par excellence). Si le dispositif antenne ouverte permet d’appréhender le problème individuel (rupture amoureuse) en l’articulant à des stratégies collectives d’émancipation (meilleure « connaissance sexuelle »), alors la littérature a quelque chose à apprendre d’un tel dispositif. Il arrime cet écrire intransitif, dont R.R. se moquait, à une adresse. Il empêche de concevoir « écrire » comme une activité spécifique ou une valeur en soi. Il interdit notamment de considérer « écrire » sans « lire ». « Repli », « recen­trage » : de l’enga­gement au langa­gement Quintane relève la tension, chez Prigent, entre « langue publique (langue d’intervention sociale) et langue privée (le style) » : cette tension corrige chez celui-ci les excès d’une ancienne foi dans l’efficacité politique de la littérature. De l’engagement politique, Quintane note que Prigent est passé au « langagement » – « recentrage sur la question de la forme, des formes, de la langue, des langues ». Ce « recentrage » est avant tout perçu comme un repli de la « révolution » sur une conception autotélique de l’art, une façon de mettre la pratique privée à l’abri des tempêtes idéologiques, une réécriture réformiste de la maxime de Ducasse : « Il s’agit de faire sortir, de la langue de tous, une langue singulière. » Quintane ne reproche pas à Prigent l’abandon de thématiques politiques – elle note d’ailleurs l’absurdité d’une telle requête et d’y céder, ce que Prigent appellerait probablement « un compromis littéraire avec la commande sociale d’époque ». Ce que Quintane reproche à toute une génération, c’est d’avoir jeté le bébé de l’action politique, de la pensée d’une efficacité « civile » de la littérature, avec l’eau idéologique des grands récits, et finalement de s’être arrêtée de penser le politique comme fait communautaire pour le penser exclusivement du côté de la liberté individuelle. En refusant d’inscrire leur pratique dans des rapports de production qui ont tout à voir avec le « temps social », en continuant, dans une marge de plus en plus mince, à jouir des bénéfices symboliques d’une « activité supérieure », certains des écrivains les plus évidemment engagés de leur temps ont joué leur partie conservatrice dans le mouvement de « restauration » des années 1980/1990 – c’est ce que disait en substance le texte d’Alferi et Cadiot en pointant le cliché du « culte de la cruauté » bataillio-artaldienne, « qui n’est pas moins un motif que les fleurs bleues des vrais-poëtes-lyriques-enfin-revenus ». Le sublime, concept moderne de l’alogon Quintane, après avoir noté que la conception kantienne du sublime est intimement liée à un genre d’épiphanies dont la « révolution », en tant que Grand Événement, est un des modèles, reproche en somme aux soixante-huitards d’avoir condamné tout volontarisme politique sur le bûcher de leurs propres illusions : Qu’est-ce qu’une révolution dont on n’attend que les moments sublimes – moment qu’on attend d’abord et avant tout pour avoir l’occasion aristocratique de les vivre, soi ? […] Et qu’est-ce qu’une littérature entièrement indexée sur ce sublime-là, si ce n’est une littérature pour la littérature ? « Sublime », chez Kant, est l’alogon par excellence qui dit le renoncement de la capacité de juger objectivement et de goûter subjectivement, le seuil au-delà duquel on admet ne plus savoir, l’impureté des états, le principe n+1 de l’infini mathématique, une sur-nature. La poétique du sublime est, de manière inhérente, une affirmation de l’insuffisance de la langue, a fortiori de la langue commune, à dire l’expérience individuelle ; à l’opposé, Quintane, comme d’autres de sa « génération », considère, on l’a vu, que langue littéraire et la langue véhiculaire ne doivent pas s’opposer : c’est en tant que l’usage est conventionnel (absolument : par exemple, l’ordre syntaxique contraignant ; ou relativement : par exemple, l’organisation de fait plus réticulaire que thésaurique du vocabulaire) que tout travail littéraire à partir de cet usage doit être, et toute efficace littéraire sur cet usage est nécessairement : différentiels, micrologiques – logiques donc, foncièrement indexés sur le moyen de la langue. Le sacrifice qu’il faut faire, à leur sens [ceux de « la génération de 90 », ndr], pour que vive encore quelque chose de la littérature en ce début de XXIe siècle, c’est le sacrifice du sublime – le sacrifice du sacrifice – ; abandon délicat de la souveraineté littéraire pour que la littérature puisse continuer. […]
Or, sacrifier le sacrifice, sacrifier le sublime, c’est commencer par renoncer à penser comme ultime et seul valable, le fait de vivre « au bord des limites où toute compréhension se décompose » [citation de Bataille dans La haine de la poésie, qui qualifie la liberté véritable, ndr], c’est faire porter à nouveau, et à nouveau frais, le soupçon sur la coupure qu’il y aurait entre le discours du penseur et celui du poète (le sublime est, pour Kant, ce moment où s’arrête le discours du philosophe et où commence celui des poètes), c’est reconsidérer la tétanie propre à une écriture poétique frisant le réel comme Kant frisa l’enthousiasme à l’annonce de la révolution française.
La littérature, pour « continuer », doit refuser le confort du recours à des alogons, que ceux‑ci célèbrent, de manière traditionnelle, une limite supérieure du jugement esthétique (c’est le cas du « sublime ») ou un seuil d’indicibilité ; car en célébrant ces limites, poètes et « penseur[s] » s’entendent pour célébrer leurs prérogatives respectives. À cet égard, la conception de la liberté comme souveraineté individuelle est idéaliste ; elle s’oppose, selon l’axe tracé par la critique quintanienne des positions de Kant et Bataille, au grand terme de la pragmatique libertaire : l’émancipation. Le sublime apparaît ici comme l’opérateur vestigial (ou le vestige encore opérant) d’une société d’ordres dans une société de classes. C’est cet aristocratisme littéraire qui fait l’objet d’une attaque dans Ultra-Proust. Lors d’un entretien radiophonique à l’occasion de la sortie du livre, Quintane prend l’exemple d’une métaphore de Cocteau à propos de la maison de Proust (« la poussière recouvrait les meubles comme une fourrure de petit gris ») pour relever le traitement précieux que les amoureux de la littérature réservent à leur objet : « Qu’est-ce que c’est que la fourrure de petit gris sinon l’idée qu’on se fait de la poésie ? » La poésie : une chose rare et précieuse, sublime. « La littérature », ainsi conçue, est « saisie dans l’émerveillement ». C’est l’objet d’une « possession », d’une « contemplation ». Le « réel », alogon prigentienMais le sublime est un alogon classique, symptôme d’un ordre et d’une manière en opposition auxquels la Modernité s’est en partie construite (le canon rhétorico-générique, le ton et les périodes accordés au sujet). Le terme est devenu suspect d’aristocratisme, parce que son usage est devenu essentiellement distinctif : dire « sublime », c’est immanquablement produire une intimidation, sinon de la capacité de juger, au moins de la capacité d’apprécier supérieurement. Ce qui, au 20e siècle, pour nombre de modernes et pour Prigent lui-même, nomme le retrait nécessaire des catégories positives et caractérise un certain arrêt la compréhension, c’est « le réel » – dont Quintane signale qu’il s’écrit tantôt avec, tantôt sans capitale, comme « roi » ; avec le réel (comme avec le roi) on s’entend sur le fait qu’on ne négocie pas. Impérieux, souverain, dans une sorte de « mimesis tonale », Lacan avait consolidé, par mille formules péremptoires, l’idée qu’il y allait, dans le « réel », d’un absolu seulement définissable, dans un retrait progressif du savoir, par ce qu’il n’est pas (ce que nous avons appelé supra un quod-non-libet, ou tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut). Prigent reprend une des définitions de Lacan, liant le « réel » à la « différence non-logique » qui caractérise, chez Bataille, la « matière » : « Différence non-logique » est une définition que Georges Bataille donne à la « matière ». Il désigne, je suppose, ce qu’à la suite de Lacan j’appelle le « réel », soit : « ce qui commence là où le sens s’arrête ». Le « réel », c’est l’inappréhendable, l’inarraisonnable, l’insaisissable, l’innommable : une « grande affaire » avec laquelle, pour Quintane, la figure prigentienne de l’écrivain a spécifiquement affaire. L’écrivain, c’est celui qui se nourrit de réel, ou du réel, pour se livrer ensuite à une activité supérieure, comme on chie des perles. Régulièrement, quelqu’un, dense, etc., dans le public, demande ce qu’il en est du réel (ou du Réel), qu’est-ce qu’on en fait, est-ce qu’on s’attache à le retranscrire, ou pas, est-ce qu’au fond on s’en fout, est-ce qu’on le vénère, est-ce qu’on le maquille, est-ce qu’on le masturbe. Le réel, c’est un peu comme la politique, si tu ne t’occupes pas de lui, il finira toujours par s’occuper de toi – et sévère. En même temps : je ne comprends pas cette question. Je ne suis pas sûre qu’on la pose vraiment, quand on la pose. On pose peut-être : maintenant, fini de rigoler. On pose : venons en aux choses sérieuses. On pose : arrêtez deux secondes de nous la faire. Poser la question du « réel », c’est poser, mais pas une question – une pose plus qu’une pose –, et cette pose est celle du non-dupe (« arrêtez deux secondes de nous la faire ») dans une humanité de dupes. La distinction d’avec la masse des dupes est le terrain d’une (re)spécification de l’« activité supérieure », d’une « poursuite du combat littéraire » comme épopée chevaleresque, et c’est là que Prigent est une sorte d’aristocrate nietzschéen plus que bataillien : d’un côté, ceux qui écrivent, de l’autre, le reste du monde. Qui écrit n’écrit que parce qu’il vit le rapport à la langue comme un drame, une difficulté. Qui est dans la langue comme un poisson dans l’eau, qui vit le rapport à la langue comme un rapport d’instrumentation naturel – n’écrit pas. […] Si n’a lieu que cette maîtrise, si l’on identifie de part en part le fait de parler à cet outillage socialisant, alors les hommes sont assujettis au leurre de l’adéquation des langages aux choses (à l’illusion de véridiction) et donc à la toute-puissance régulatrice (uniformisante) du discours contractuel : l’articulation des noms retire à l’expérience la vérité ouverte du réel (rétif aux représentations, inarraisonnable, non-idéologisable). Et là, peut-être, se profile au bout du compte quand même une bribe de réponse à la question de ce que peut la poésie : au moins témoigne-t-elle d’un effort de résistance à l’emprise que je dis. « Un certain type d’humains » : distinction, sacerdoceEt au sein même de cette typologie qui consacre les écrivains, les poètes se distinguent par leur radicalité, suivant la gigognité notée supra : Il y a d’un côté ceux qui font avec ce que la littérature dit : des histoires, des émotions, des points de vue sur la société des hommes… […] et ceux dont les écrits posent la question même de ce que la littérature est (et peut). D’un côté, le souci de la poésie appartient au commun, au fait anthropologique de la parole : c’est le symptôme à la fois de l’insuffisance du langage comme véhicule du sens, et de son excédence pulsionnelle. D’un autre côté, le souci constant qui fait la poésie est la marque d’une exception, minime mais décisive : il concerne un « type d’humain » peut-être « un peu plus intranquille que la moyenne ». Faire de la poésie, pour Prigent, c’est être en mesure de tirer les conséquences radicales de l’intranquillité du « parlant » ordinaire, depuis une intranquillité plus grande. En ce sens, un poète est un presque ordinaire d’humain, un humain radical parce que conséquent. La figure du « parlant » comme personne d’habitation de « l’homme ordinaire » (gemeine Mann) dépositaire d’un savoir insu, et donc de cet homme ordinaire comme sachant dupe de son savoir, est d’origine freudienne. Elle s’inscrit dans une typologie des états productrice de majoritaire et minoritaire. Michel de Certeau voit dans cette figure du « parlant » conséquent le « point de jonction entre le savant et le commun » et un avatar du schème du « débordement de la spécialité par la banalité » – par la simplicité, pourrait-on ajouter, puisqu’il y va en fin de compte, dans cette figure du poète comme ordinaire distingué (mais aussi bien relevé/dépassé : aufgehoben), d’un lieu commun de la sagesse face au savoir spécialisé : « de sérieux, je ne sais rien », au moins le sais-je. Le « style » comme distinctionCe resserrement – d’une typologie des pratiques sur une typologie des états, et d’une sorte d’éthique inclusive de la communauté des sorts sur une éthique exclusive de la vocation – a également à voir avec le maintien d’un vocabulaire dont le modernisme est un monadisme : le « style » est la marque ou le témoignage du caractère individuel du rapport à la langue (il s’agit de trouver la sienne, selon l’expression de Rimbaud dont Prigent fait devise). « La langue » comme sort personnel, possession intime, empreinte pulsionnelle, y est conçue comme résistante à la langue ordinaire, véhicule du sens commun, outil d’un pacte social, liant du milieu « pacifiant de l’échange civil », facilitateur d’un commerce des valeurs et des significations établies. Conscient de l’aliénation de « l’homme ordinaire, » le poète fait droit à l’« exigence » intime que l’ordre social de la communication bâillonne chez le plus grand nombre, et accède à « la sensation de liberté souveraine que donne ce qu’on appelle un style ». Malgré tout cela, le réel (le monde, les choses, la nature, les corps, les passions) exige qu’on le nomme, qu’on le symbolise, qu’on lui donne des manières d’équivalents verbaux, sonorisés, rythmés. Alors il y a une exigence de poésie. Cette exigence est ce qui fait être l’effort au style dit « poétique ». Provocativement peut-être, Quintane, en réponse à Prigent, aborde la question du « style » par le biais de la sociologie : c’est d’abord une notion distinctive, un écart relatif calculé, une stratégie de classe. Une phrase m’a frappée, dans Ce que parler veut dire : Bourdieu se demande ce qu’il arriverait si le milieu littéraire laissait tomber la question du style, ou plutôt : si l’on ne discutait plus du style (ou de la langue) de tel ou tel auteur, mais de la question du style même. D’un coup, vous vous apercevez que la vache qui rit, qui vous amusait et vous fascinait depuis toujours, est en réalité une boucle à l’oreille d’une deuxième vache qui rit et, vertige, que cette deuxième vache qui rit est elle-même une boucle à l’oreille d’une troisième vache, etc. Non seulement vous ne voulez plus discuter d’un style, mais vous ne voulez plus discuter de style du tout et même, vous ne voulez plus discuter de cette discussion sur le style. L’arrachement à la langue conventionnelle appartient au gestuaire prigentien de la distinction et de la protection, et en fin de compte à une poétique de la distinction individuelle. Le style, comme écart marqué avec la langue commune, est pour Quintane, suivant Bourdieu, l’outil d’une domination, la domination de la littérature, par la littérature et pour sa conservation. En ce sens, « style », pour Quintane, rejoint « genre » au rang des taxons conventionnels idéologiquement lestés : ils répondent à une nécessité de marché, assignent à des usages d’écriture et de lecture, ont une efficace signalétique. Mais Quintane ne les refuse pas absolument ; elle les désamorce en les anodinisant : ils appartiennent à une visibilité sociale de la littérature, plus qu’ils ne concernent son « efficacité sociale ». Prigent – […] tu es la plupart du temps embauchée avec les « poètes » (dans les revues, à l’occasion des lectures publiques…). Et il t’est arrivé de dire que tu voulais « multiplier les angles et les manières – en phrases, en blocs, en vers, en discours, en récits, etc. ». Voici les questions : quel type de texte écris-tu ? l’enjeu est-il « de poésie » ? en qui ? Que serait ce que tu appelles une « poésie qui ne se force pas » ?
Quintane – Je crois que la catégorie professionnelle pour laquelle la distribution en genres est la plus utile est celle des libraires. Je vois ma libraire crouler sous les cartons, et qui me dit : Au moins les romans je les mets là, la philo là et la poésie là. […] Par ailleurs, ce souci de « marqueterie » qui est le mien est historiquement lié à la poésie (voir le prosimètre à la Renaissance, le « glanage » au XIVe siècle, qui est l’ancêtre de nos « cut-up » et autres « prélèvements », etc.) ; il est associé chez moi à l’idée que les oppositions et les contrastes amorcent efficacement (= brutalement) une pensée critique (j’en ai fait l’expérience physique et psychique en lisant Lautréamont et Jacques le Fataliste à l’adolescence). La poésie, pour moi, c’est une pensée critique et la programmation de ses effets (de rupture et de trouble) chez le lecteur. S’il y faut « l’effort au style », allons-y, allons-y pour l’effort au style. Mais quand je lis les Poésies de Ducasse, je sens moins un style qui s’efforce qu’une manip’ d’une habileté et d’une efficacité diaboliques.
La question de Prigent est celle de la situation d’une voix (d’où parles-tu, camarade ?). Curieusement, alors que celui-ci maintenait poésie et littérature dans un au-delà du critère générique, la question du « type » semble réintroduire du discontinu dans le continu existentiel de « l’horrible travail ». Quintane fait une réponse en un sens plus prigentienne que son questionneur : il y va, en poésie, moins d’un « genre » (catégorie marchande) ou d’un « style » (catégorie souveraine) que d’une série de « manip’ » qui sont autant d’écriture – ce que Prigent définit ailleurs comme « une technicité propre au poétique » – que de lecture, et dont le caractère à la fois sincère et impur devant l’affectivité personnelle est revendiqué. Cette réponse, plus royaliste que le roi, indique nettement ce qui, chez Quintane, demeure au-delà d’une critique globalement sévère de l’aîné : l’idée d’un écrivain fictor (manipulateur, tricheur, feinteur, piégeur) mais pas nécessairement non-dupe ; l’idée d’une historicité des « manip’ » (de la Renaissance au cut-up, trajet prigentien), mais sans inscription de cette histoire dans l’épopée d’un « effort » littéraire, et sans figures héroïques de ce « combat ». La littérature, la poésie a fortiori, n’est plus chez elle la condition d’un « type d’hommes » vigoureusement désaliénés de la condition idiomatique commune, mais un « problème public » et une activité critique soucieuse de ses « effets » sociaux, mais aussi, après les Poésies de Ducasse, d’« effets de rupture et de trouble » avec poésie-genre. Au plan d’une épistémologie de la pratique, ce type de pose de la question-de s’éloigne de l’idée prigentienne que, faisant de la poésie, on saurait qu’on en fait et ce qu’on fait (rallier la première ligne du sempiternel « combat littéraire », se mettre en charge du symbolique et de ses contradictions dans une société trop « tranquille », etc.). S’en éloignant, elle semble se rapprocher de la pose de l’autre aîné majuscule et second « père », pour qui faire de la poésie, c’est savoir qu’on y est (au moins parce qu’on tente d’en sortir).

1.3.2. La pose gleizienne de la question-de : un héritage critique

Comment ne pas faire que la poésie soit la poésie, donc séparée de la Littérature et beaucoup plus mobile et sonore / vivante / lisible… Nioques signifie que la poésie n’est pas une solution, que la poésie n’est pas ce que nous croyons, que la poésie n’a pas encore de nom, ou n’a et n’aura que des noms impropres.

1.3.2.1. Un « métier d’ignorance »

Reste pour nous : la poésie. L’ignorance de ce qu’elle est. La faire, l’écrire « pour savoir ». Pour progresser dans cette ignorance. Pour savoir cette ignorance. Pour l’élucider. « Sorties » de la poésie« Sortir de la “poésie” » est, dans les années 90, une expression associée à l’œuvre poéticienne de Jean-Marie Gleize. Mais cette sortie chez lui est dite « interne » parce que, même si elle s’inscrit en partie dans une tradition de la question-de-la-poésie dirigée contre le vocable, elle prend acte de sa situation historique comme celle d’un après les départs de poésie. D’une certaine façon, le terrain de la « sortie interne » coïncide avec celui du « Manifeste Chou » : extensivement, ça ne peut pas continuer comme ça (sous la tutelle de conventions génériques et formelles) ; intensivement, ça va continuer malgré tout (parce que la variété des productions apparentées à la poésie n’est limitée par aucune définition de celle-ci). La focale poéticienne modifie toutefois le dernier terme : au malgré tout, au quand même, elle substitue le de fait : C’est un fait que la poésie ne cesse de renaître à partir de ses propres ruines. Il n’y a rien à « prophétiser ». La question est simplement pratique, et inépuisable : celle de la réinvention permanente de la « poésie » […]. Les deux maîtres dans la voie de la « réinvention permanente » s’appellent Francis Ponge et Denis Roche. Le premier est un Lesemeister, un maître en littéralité ; le second un Lebemeister, celui dont l’exemplarité et la radicalité tiennent dans un « geste », emblématique de tout véritable geste poétique « conséquent ». La sortie de Ponge peut légitimement se dire « interne » au sens de Gleize : son « coup de reins » concerne « le poème » comme « manège » et le poétique comme « ronron », mais la « poésie » est maintenue dans l’horizon d’une « recherche ». La sortie de D. Roche est plus difficilement appréhendable selon ces termes – elle semble sans retour dans le giron de la poésie. Mais La poésie est inadmissible est, en tant que geste éditorial réitéré, une adresse maintenue à la poésie comme affaire, cas, objet de litige et terme de procès. Dans cette double référence en tout cas, Gleize, qui rejoint le constat de Prigent, fait du mouvement de la « mise en questions » de la poésie la marque insigne de la poésie – soit : de poésie-souci l’index de poésie-pratique : [L]a poésie n’est pas autre chose, dans son histoire moderne (une fois effondré le consensus formel qui garantissait sa reconnaissance), que mise en questions, redéfinition, ou annulation de la poésie par la poésie, ou (tentative de) débouché sur « autre chose », un autre site qui n’a pas encore de nom. La pose gleizienne de la question-de s’appuie sur
  • une histoire de la modernité poétique qui force à poser la question d’un après la poésie ;
  • une conception « tactique » de poésie-pratique qui doit permettre de continuer sans s’embourber dans poésie-Idée, poésie-patrimoine ou anti-poésie.
Toutes deux sont exposées dans la série d’articles que compile le recueil Sorties, notamment celui intitulé « Intégralement et dans un certain sens ».
L’histoire de la poésie moderne selon Gleize connaît trois grandes périodes :
  • le 19e siècle, moment où la poésie se constitue comme « question à la poésie, recherche de la poésie, rupture avec la poésie » ;
  • le 20e siècle, âge d’une « seconde modernité », « expérimentale », sans domination incontestée d’une « formalité » sur les autres ;
  • le tournant du 21e siècle, où les différentes formes de poésie entrent dans une « coexistence indifférente », occasionnant diverses conceptions restauratrices de poésie-Idée et de poésie-genre.
Cette histoire de la modernité poétique n’autorise plus à définir fermement la poésie, ne permet plus d’en dégager des constantes formelles, périme l’idée d’un usage spécifique de la langue ou d’un rapport spécifiant au langage.
Une conception « tactique » de la poésieGleize propose de sortir de cette aporie en articulant une conception « tactique » de poésie-pratique – « tactique » parce qu’elle permet de « continuer » à écrire de la poésie après l’âge des départs de poésie, qui est aussi celui des radicalités poétiques. Cette conception tactique est dialectiquement triphasée :
  • Dans un premier temps, une « pseudodéfinition » de la poésie, dont le critère d’appréciation n’est plus la conformité à une Idée ou à une tradition, mais l’efficacité stratégique à motiver minimalement un nom. Une fois engagé, ce nom entraîne une série de déclarations initiales qui joueront comme support de discussion (éventuellement jusqu’à la contestation même de ce nom). Isolée, c’est une définition assez semblable à celle de Prigent (« poésie » est le nom d’une pratique exclusive du langage qui en conteste – tend à en abolir – le caractère conventionnel). Prise dans son mouvement dialectique, elle joue comme « fantasme pratique », c’est-à-dire comme duperie volontaire – ou, pour le dire à la Tarkos, oui initial. J’ai besoin d’une certaine définition minimale de la poésie comme la seule pratique verbale, littéraire, échappant (ou tendant à échapper) aux contraintes et aux dogmes de la représentation : la poésie comme branchement direct (ah! ah!) de la langue sur du réel (de l’inconscient, du physique, du pulsionnel), la poésie comme branchement direct (!) de la langue sur de la réalité « objective » (du réel rugueux à étreindre, du réel sans nom et sans images et dénué de sens, etc.)
  • Dans un deuxième temps, un « refus […] des définitions admises » de la poésie. C’est le moment la poésie est inadmissible de la conception gleizienne, et c’est peut-être celle où le fond spirituel de Gleize est le plus évident, où son franciscanisme (dénuement, dénudement, dépouillement, vœu de pauvreté) rencontre la tradition mystique de la dépossession (« autonégation », « autodestruction »), dans sa dimension dialectique. Je prétends que la poésie s’affirme ou s’invente par la négation et le dépassement de ses définitions données, admises, apprises. La poésie consiste, pour une part essentielle, en son autonégation, en son autocritique, en son autodestruction plus ou moins violente. C’est en ce sens que toute vraie poésie est antipoétique.
  • Dans un troisième temps : voie d’une mystique apophatique ou aphairétique, qui remotive inlassablement le nom en niant son adéquation ; non seulement il n’y a pas de définition possible de la poésie, mais l’ignorance de ce qu’est la poésie est « l’épreuve » ou « l’exercice » qui seuls spécifient la véritable poésie : Enfin (? !), je prétends que la poésie est sans définition, et qu’elle n’est que de cette ignorance. Poésie comme métier d’ignorance, et, d’abord, de ce qu’est la poésie. Épreuve, donc, ou exercice de l’ignorance.
Un « métier d’ignorance » L’expression « métier d’ignorance » (empruntée à Claude Royet-Journoud) dit la spécialité équipée et le généralisme amateur, la toute spéciale impéritie. On peut la lire comme opérant une synthèse des conceptions classique et moderne de la poésie :
  1. D’abord, métier de poésie fait entendre une ascendance classique, préromantique (l’expression sonne antérieure à la distinction de Schlegel entre Dichtart et Dichkunst) ; poésie-pratique correspond à un savoir-faire, à une « technicité propre » (Prigent), à un genre et une forme conventionnellement fixés.
  2. Ignorance convoque une histoire des revendications d’impéritie en poésie, à la fois préclassique (Guillaume d’Aquitaine, Rutebeuf) et moderne (figures de l’incapable, du désœuvré, de l’improductif dans le monde de la compétence, de l’utilité, de l’affairement).
  3. Enfin, métier d’ignorance perpétue par l’oxymoron le mode dialectico-mystique du deuxième moment : savoir, c’est savoir ne pas savoir et, suivant : le savoir-faire des poètes consiste dans la conscience de leur impéritie. Cette impéritie est fonction d’un « désaffublement », d’un « dégagement », d’un dépouillement radical, dont la figure à la fois accomplie et originelle est l’infans : pur de tout « costume » social (il est « nu »), son silence est à la fois parole en puissance (promesse) et refus de se compromettre avec le monde (il « claque la porte »).
D’emblée, chez Gleize, la question-de-la-poésie est un problème d’héritage, un rapport aux « costumes » ou au texte déjà là. L’expression « métier d’ignorance » rappelle d’ailleurs celle de « docte ignorance », qui caractérise, chez Bourdieu (qui l’emprunte à Nicolas de Cues), la condition des sujets de la ritualité sociale, en tant qu’ils en sont les opérateurs accomplis sans en être pleinement les agents : « c’est parce que les sujets ne savent pas, à proprement parler, ce qu’ils font, que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent ». Les poètes de l’âge d’après les départs de poésie ont à faire, comme les sujets de la reproduction sociale, à de pesantes questions d’héritage ; leurs faix généalogiques sont des faits sociaux, des tares culturelles. Ils sont acculés à une pratique opératoire située – qu’ils accomplissent dans la nuit stratégique. Ce ne sont pas des agents de la poésie, parce que leur pratique n’est pas celle de sachants : ils font de la poésie sans pouvoir compter sur savoir ce qu’elle est. La « grammaire semi-savante des pratiques » dont parle Bourdieu fait écho à la définition gleizienne de la poésie comme « activité de quasi-grammaire » ; toutes deux impliquent des sujets certes joués par l’ordre social ou « le système de la langue » (Saussure) mais tenant leur rôle dans le maillage des parentèles ou la chaîne reproductive. Chacun connaît sa tâche, son poste ; chacun se sait enfant c’est-à-dire héritier, engendré tenu par l’engendrement et lui-même tenu d’engendrer.

1.3.2.2. « Poésie, et après ? »

Il se peut que cela, cette démarche que je continue d’appeler poésie, n’ait plus de nom, ce nom. Écrire, en ce sens, n’appartient peut-être pas à la littérature. Ou serait ce qui, dans la littérature, n’appartient pas à la littérature. Ou ce qui, dans la poésie « n’a rien à voir avec la poésie ». Poésie : mission impossibleCar tâche il y a, tenace. Si joueuse soit-elle, si méfiante envers ses propres déterminations, si rétive à une définition positive de son objet, la conception de Gleize maintient l’idée d’une mission propre à la poésie : Je donne à la poésie pour tâche de dire le réel ou la réalité. Alors que la réalité est sans nom. Alors que la réalité est innommable. Alors que la réalité est hors d’atteinte. Alors que la réalité est sans commune mesure avec le langage. Alors que la langue ne peut que figurer le réel, que le renverser, que le convertir en image, etc. C’est parce que je donne à la poésie la tâche impossible de dire le réel, ou de me conduire au réel, à l’étreinte du réel, que je pense la poésie elle-même comme tâche impossible, inachevable, impensable, irréalisable, que je pense la poésie comme nécessairement toujours proche de son échec ou de son renoncement. Les termes de la mission sont encore très proches des traditions de l’alogon, tels que les relevait Quintane : l’indéfinissable « réel » (dans un emploi certes dégagé des acceptions lacaniennes, au regard desquelles l’amalgame avec la « réalité » confine au blasphème), l’« innommable » (un indicible par le bas, inspiré des inversions axiologiques de Bataille, puis Beckett et Blanchot), mais aussi l’élection d’un « hors d’atteinte » (qui appartenait en propre, dans le diagnostic quintanien, à la branche métaphysique de la poésie française). Poésie : mission impossible, dont l’impossible accomplissement est la seule certitude et le seul savoir de ceux qui l’acceptent et s’y vouent : En même temps il n’y a rien d’autre à faire. […] C’est la seule tâche utile. Les [poètes] savent qu’ils ne peuvent pas ne pas écrire. Qu’ils le « doivent » : Les [poètes] doivent savoir qu’ils pourraient ne pas écrire. Qu’écrire est proche de son échec et de son renoncement. Le verbe « devoir » autorise en français une interprétation en terme de nécessité intérieure et d’obligation extérieure (l’allemand a sollen et müssen) ; le verbe « pouvoir », en terme d’autorisation et de capacité (l’allemand a dürfen et können) ; les deux, en terme de probabilité (les poètes doivent bien savoir que… ; ils pourraient bien ne pas…). Aussi les termes gleiziens de la mission sont-ils sciemment ambigus et la formule globalement suggestive (ils disent à la fois l’impératif externe et la nécessité intime, le mode de survie imposé par un milieu hostile et une manière de conatus). Dans la plus pure tradition augustino-franciscaine, la disposition qu’elle requiert est, vis-à-vis du for intérieur, volontariste (vouloir colle à devoir pouvoir) ; mais elle se rapporte aussi à une tradition du devoir savoir qui soumet la béatitude à l’exigence d’un savoir liminaire. Ce principe de connaissance est d’autant plus nécessaire que
  • le « réel » est le nom ambivalent d’une clarté opératoire et d’une ténèbre stratégique (il est lui-même « intérieur et extérieur », muet et parlant, donné et arraché, caractérisé dans les termes oxymoriques de la proximité lointaine qui définit l’intimité pour une certaine mystique) ;
  • « écrire » est le lieu où toutes les certitudes s’absentent, sur le mode là encore mystique de l’oppositorum coincidentia : écrire frôle ne pas ou ne plus écrire, comme le sentiment de la grâce tangente celui de la disgrâce.
Litté­ralité, nudité, dés­af­fu­blementOn n’est jamais « [poète] », pour Gleize, qu’entre crochets, extérieur/intérieur aux citations originales, embarqué dans les références qui situent approximativement poésie, mis dans le bain d’une expérience d’écriture qui est expérience de savoir et de non-savoir. L’impéritie n’est plus ici simplement une impureté au regard de la spécialité, c’est une marge, un couloir extérieur depuis lequel la légitimité du savoir positif, sa systématicité et sa conventionnalité sont interrogées. Le savoir qui en résulte est hétérologue (incertain, étrangement familier aux objets dont il fait son discours, méthodologiquement trouble, comme emprunté) – ce que Barthes, dans son texte sur Le Gros Orteil de Bataille intitulé Les sorties du texte, appelle une « mathesis truquée », manifeste d’une foi oblique dans les savoirs constitués : Ce frottement de codes d’origines diverses, de styles divers, est contraire à la monologie du savoir, qui consacre les « spécialistes » et dédaigne les polygraphes (les amateurs). Il se produit en somme un savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un côté et de l’autre) : c’est déjà une opération d’écriture (l’écrivance, elle, impose la séparation des savoirs – comme on dit : la séparation des genres) ; venue du mélange des savoirs, l’écriture tient en échec « les arrogances scientifiques » et tout en même temps maintient une lisibilité apparente. On pourrait dire que, loin de l’assomption prigentienne d’une illisibilité « monstrueuse », la « lisibilité apparente » est la forme gleizienne de la radicalité poétique ; son vœu de pauvreté correspond à un usage du monde sur le mode de l’emprunt : costumes d’emprunt (la nudité intégrale est une nudité intégrante, le désaffublement un suraffublement), registres d’emprunt (le vœu de littéralité les aplanit, les privant aussi de l’arrière-monde des sens seconds et du relief stylistique des littérateurs). « Si on veut » : Gleize comme anti-non-dupeLa conception de Gleize procède d’une synthèse pratique des conceptions antérieures de la poésie ; elle est essentiellement inclusive et autorisante. Elle conserve « poésie », mais le terme n’est pas, comme chez Prigent, maintenu dans une négativité de quod-non-libet ; il l’est comme quodlibet, clé quelconque : la situation critique qui permet le dépassement gleizien est « le climat aporétique normal de ce qu’on peut continuer d’appeler “poésie”, si on veut ». « Si on veut » rappelle le « pas spécialement » de Quintane, et le malgré tout implicite du « Manifeste Chou ». Poésie continue, sous ce nom ou sous d’autres, « si on veut », comme pratique d’une question qui n’est plus à proprement parler la question-de-la-poésie mais la question de son après (où et après ? s’entend, comme dans son usage familier, à la fois comme défi et comme indifférence) : Je crois (vouloir) (pouvoir) (pouvoir vouloir croire) participer à la mise en œuvre ou en formes de la question : Y a-t-il quelque chose après la poésie ? La poésie comme pratique de cette question-là. Quel que soit le nom qu’on lui donne, qu’on lui donnera. La manière de Gleize devant la question-de-la-poésie diffère significativement des poses contemporaines, en ce qu’elle se laisse dépendre d’une dupeté liminaire (« croire » est le modalisateur tutélaire des autres modaux) ; poésie, et après ? signifie qu’il reste quelque chose à penser après le terme, au-delà des querelles définitionnelles, une fois le terme admis (ou rejeté, indifféremment), donc aussi bien depuis ce terme, d’après lui, sachant qu’on ne peut pas faire sans lui, qu’il continue d’agir même une fois récusé. « Poésie » était pour Prigent le nom d’un souci, d’une exigence ; c’est chez Gleize le nom d’un baptême, d’un milieu instituant, d’un bain collant. Mais c’est aussi de ce fait le nom, maintenu par défaut, d’un lieu qu’on peut ou pas pratiquer, qu’on peut ou pas fréquenter, qu’on peut ne faire que traverser – mode « ponctuel » et « non-systématique » qui réglait pour Quintane les rapports de sa « génération » aux « dernières avant-gardes » . La formule permissive du « père » Gleize autorise à pratiquer la poésie sans y croire, à l’utiliser sans s’y jurer. Poiesis truquéeEn 1998, dans la livraison d’une revue qui propose de faire le point sur la « poésie aujourd’hui », Gleize termine sa contribution en mentionnant des poètes que Quintane rassemble rétrospectivement sous l’appellation de « génération » (Cadiot, Tarkos) : dans un « espace “déstructuré” » ou « polycentrique », ceux-ci « ne se sentent nullement investis d’une mission restauratrice mais sont au contraire décidés à aggraver les choses ». Cette « aggravation » – terme-clé, dans les années 90, de la critique adressée par Jean-Michel Maulpoix aux poètes perçus comme les continuateurs de la tradition fatiguée de l’avant-garde – consiste dans un « mauvais genre » (qui peut être une « absence de genre »), dans un « engagement détaché (voire ironique) », dans une « inentamée passion du réel, de la langue, des langues, du mélange des langues » – ce que Gleize résume par le terme d’« excentricité », soit : non-centralité et non-congruité avec les attentes du genre poésie, non correspondance locale. La « poésie », conclut Gleize, n’est en ce sens « ni leur fait, ni leur lieu ». On peut en effet considérer, avec Gleize, la situation particulière des représentants de la « génération de 90 » en poésie comme ne relevant pas de l’habitation mais de l’usage :
  • si la poésie n’est « ni leur fait, ni leur lieu », c’est encore leur faix et leur lieue, leur souci et leur mesure, leur tare et leur échelle, leur héritage (il leur faut faire après, ce qui est encore faire avec) ;
  • la poésie n’est « ni leur fait, ni leur lieu », mais un de leurs terrains, et moins le terrain d’une mission, à laquelle on adhère et qui règle sa vie, que le terrain d’un jeu, dont le nom, « poésie », est aussi celui de leur handicap dans ce jeu.
Suivant le mot de Barthes à propos du rapport de Bataille à la mathesis, on pourrait dire de ce jeu, en ce qu’il constitue un piégeage de la traditionnelle mission poétique, que c’est une poiesis truquée. Son opération de référence, vis-à-vis d’une orthodoxie poétique perçue comme garante d’une homologie entre lieu du discours et lieu du savoir (faire de la poésie, c’est savoir qu’on en fait et savoir ce qu’on fait), est peut-être l’« hétérologie », mais pas tant au sens barthéso-bataillien d’un régime déviant du discours qui déposerait les discours consacrés, qu’au sens d’un Michel de Certeau dans sa réflexion sur le lieu d’énonciation du discours historique et, généralement, sur le point aveugle que toute localité du discours implique : l’hétérologie est l’« art de jouer sur deux places », le nom d’un rapport double, de saturation et d’incongruité, d’occupation et de désertion des lieux consacrés, fermés sur une logique propre, inaliénables. Or, dans l’ordre de ce type de consécration, la poésie, comme tout discours particulier, est « le produit d’un lieu ».

1.3.3. Pas spécialement ailleurs

L’ironie : Je ne sais où se trouve ce mot dans l’ensemble des mots et quels sont les mots qui le retiennent dans son sens.

1.3.3.1. Poésie-lieu, poésie-non-lieu

Le sens a été capté par les kilomètres de registres imprimés. La langue est allée s’accrocher à ça et est bien mal en point à moins de relire le registre. C’est difficile de se croire marchant dans une campagne. C’est difficile de se croire marchant, la pensée en liberté cherchant ses images, en liberté dans la campagne. L’agriculture est dépendante d’une certaine organisation administrative… Pas chez soi dans poésie-lieuLe « moderne », en poésie, est celui qui ne se sent plus complètement chez lui dans ce lieu, comme il se pressent ailleurs dans son je, d’emprunt dans sa propre subjectivité. Se découvrant autre, il se découvre aussi profondément iners, inapte à se connaître et resquilleur dans le savoir : tout lieu du discours contient sa tâche aveugle, toute énonciation son angle mort, tout sujet son refoulé, etc. Foucault, puis de Certeau, prenant la folie et la mystique pour objets, ont proposé une histoire de ce refoulé dans la culture occidentale. « Toute pensée, dit de Certeau citant Foucault, a sa vérité dans une “pensée du dehors” ». La poétique de Gleize d’inspiration apophatique – le lien possible entre « pensée du dehors » et théologie négative est évoqué, très précautionneusement, par Foucault – est une assomption de la contradiction inhérente à la condition poétique moderne, comme relevant de la condition culturelle après ces diagnostics : l’anti-poésie est un lieu de la poésie, l’« hors poème » (Ponge) un lieu du poème. D’où que la sortie ne peut qu’être « interne » : poser la question-de-la-poésie, c’est repasser régulièrement le pas de poésie-lieu, en actualiser les seuils, voire y placer ses pièges et passer les relever. Cette cautèle devant une localité du poétique demeure chez Quintane et Tarkos ; leur anti-idéalisme en la matière est un refus d’assignation qui embrasse la contradiction : ni « poésie » (un lieu de dupes, consacré, c’est-à-dire artificiellement excepté et indexé sur une Idée), ni anti-poésie (un lieu de non-dupes, enté sur son opposé, et à cet égard dépendance de la même Idée) : On pense, on craint, quand on prépare un bœuf bourguignon, de ne pas vraiment cuisiner un bœuf bourguignon, quand on écrit de la poésie (vers, champs, blocs, ou lignes, ou phrases, ou propositions) de ne pas être en train d’en écrire, quand on fait un film, de ne pas être suffisamment dans le cinéma – ou trop, ce qui revient au même, la posture consistant à vouloir à tout prix se situer dans la Nouvelle Cuisine, l’Anti-Poésie, ou le Non-Cinéma, produit des effets identiques, puisqu’elle présente l’assignation à un lieu, et l’obligation conséquente qu’aurait ce qu’on fait d’y entrer, ou de ne pas désirer y être, comme un impératif. Ce n’est pas un problème de savoir ou de maîtrise technique, mais le désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre le point d’ancrage, l’horizon rêvé où l’on fait du vrai bœuf bourguignon, de la poésie, du cinéma – ceux qui sortent, à reculons ou excités du cinéma / de la poésie, les refondent, mais ceux qui s’y sentent et le revendiquent ne font pas mieux, en les maintenant bien inaliénables, privés. Quintane, considérant atteint le nombre critique « de malentendus et […] de malentendants », finit par renoncer à « poésie », comme elle avait renoncé à « anti-poésie », en tant que terme dernier d’une récusation ou second terme d’une dialectique « refond[atrice] ». Tarkos, lui, maintient le vocable à la Gleize, comme quodlibet, comme « si-on-veut », mais aussi comme terme exemplaire, dans ses itérations, d’une supériorité de l’usage sur la définition. En effet, si les occurrences en sont très nombreuses, dans toute l’œuvre, cette répétition ne correspond pas, comme nous l’avons déjà entrevu chez Quintane via Stein, à un effort de stabilisation du terme ; au contraire, elle joue du mode affirmatif d’un épuisement des prédicats qui fragilise la référence. « Poésie », « poème », « poète » se voient administrés des prédicaments plus ou moins absurdes, mais qui tous partent, sinon du corpus attesté de leurs prédicats traditionnels, au moins du bloc affermi des définitions sèches, déclarations sentencieuses, qu’elles célèbrent ou récusent leur terme (les étreintes des uns et les empoignades des autres se confondent parfois). C’est à partir de ce milieu, de ce bain spécifique que Tarkos travaille les termes de la question-de ; c’est la dimension conventionnelle de leur inscription dans le discours qui inspire le jeu prédicatif outré. La poésie comme « registre » parmi les registresPour Tarkos, le discours poétique, en tant qu’il est discours sur la poésie – la poésie identifiée à sa question – est, comme les autres discours situés, partiellement construit à partir de « registres », qui sont comme des consignes lexicales et prédicamentaires. Tout discours est indexé sur un de ces « registres », inscrit dans un corpus régulier, quasi cadastral. Tout discours est situé, spécialisé. Ergo aucun n’est généraliste. Il n’y a pas jusqu’à la sentimentalité qui n’ait ses nomenclatures, ses normes, ses règles d’homologation, ses procédures d’admission.
On trouve, dans de très nombreux carnets de Christophe Tarkos, un véritable examen des « registres », et une mise au travail sous la forme de cartes lexicographiques ou lexématiques, de tableaux de vocabulaire technique, de diagrammes et de listes d’affixes grecs ou latins. (Ici, une page extraite d’un cahier du fonds TRK8 de l’IMEC.)
Mais, singulièrement, le registre poétique moderne est celui qui prétend ne pas en être un ; « poésie » serait une disposition générale, un passe-partout, l’angle d’attaque de tous les registres, et le poète l’intrigant de toute intrigue, le carottier de toute carotte, le grand auspice qui remarque, indique, découpe, cadre l’informe proliférant, scande le cours, « crispe le mou » du monde. C’est poésie-non-lieu – une consécration et une absolution. Consécration d’un espace, où tendanciellement les signes sont en mention, enfuis des « registres », arrachés au maillage référentiel. Absolution pratique puisque, ne participant plus des discours du monde, la poésie ne participerait plus de ses crimes. Or Tarkos ne peut que constater qu’il débarque, en poésie, à la fois sur un territoire social nettement défini (et objectivement étriqué, si l’on considère le milieu d’adresse d’R.R.), et sur un lieu conceptuel sans contours précis mais jonché d’événements discursifs plus ou moins contradictoires concernant ces contours : à propos de la poésie, tout a été dit et il semble qu’on puisse tout dire – mais un tout unanime (un ton définitif) et uniforme (la définition). Comme si tous les sillons n’avaient jamais été tracés, sur ce champ, que pour amender le cadastre. Sur ce site saturé, tout revient finalement à rien, et dire que de la poésie on ne saurait rien dire est un sillon de plus. Poésie : du lieu consacré au lieu saturéL’ambitus prédicatif du terme « poésie » balle entre «  tout et rien ». Quintane le notait, le terme fonctionne « comme Dieu », et plus précisément le dieu de la théologie mystique : Dieu, ça n’est jamais ce qu’on peut en dire (voie apophatique) ; Dieu, c’est tout ce qu’on peut en dire (voie cataphatique). Comme le dieu des « noms divins », « poésie » tend à devenir chez Tarkos un sujet fluent canalisé par ses prédicats. C’est patent dans le dispositif de la pièce à deux voix intitulée « Le voyage autour du monde », qui commence par l’échauffement d’un « fluide » cervical, préparation unique pour deux activités cérébrales bientôt distinguées :
  • La voix de Valérie Tarkos prend en charge le pôle subjectif du discours sur la poésie. C’est la voie négative, le mode sensible qui fonde le jugement intime et le goût personnel. Elle rejette l’accaparement de « poésie » par une idée et repousse la conception affadie de la poésie émanée de cette idée : complaisance dans l’intime, sensiblerie, thérapeutique de l’exutoire.
  • La voix de Christophe Tarkos prend en charge le pôle objectif du discours sur la poésie. C’est la voie affirmative, le mode intellectuel qui fonde la capacité de juger de tout et pour tous, de régler une norme selon des critères qui définissent l’inclusion dans le genre ou la classe « poésie », parfois au risque de la tautologie.
[…] Il existe des conditions indispensables pour créer un poème. Il faut que le résultat de la fabrication soit conforme à la définition donnée d’un poème. Il ne s’agit pas, si le but est de fabriquer un poème, de fabriquer autre chose qu’un poème. […] Le poème doit faire remarquer qu’il est un poème. Dans le cas contraire on pourrait le prendre pour autre chose. Il ne peut y avoir d’incertitudes quant au résultat. […] 3) Un poème doit être distinctement visible. 4) Les modes de production d’un poème sont libres. Le poème est un objet poétique non virtuel et non potentiel. […] 5) Les coups tordus, les mensonges et les malversations sont autorisés. Cependant, le résultat, après subterfuges, doit être un honnête poème. […] 6) Le poème peut prendre toutes les formes. L’important est qu’il ait un titre certifiant qu’il s’agit bien d’un poème. 7) Le poème doit avoir la forme d’un poème. Il peut exister sur tous les supports existants suivant ses besoins, mais l’œuvre finale doit correspondre à la forme d’un poème. Le poème est prostré dans la règle prosodique. 8) Le poème doit parvenir à une forme concrète. Le poème se doit d’être une chose. 9) Le résultat d’un poème doit être un poème. […] Ouvre la moindre page, ouvre n’importe quelle page. Ce que tu reçois, ce que tu lis, qui s’accumule, qui prend place, étalé, qui veut sortir sous la forme d’une poésie rêvée, accroché à l’Idéal poétique. Et qui tombe. Tombe des mains. Vois le résultat. C’est insupportable d’engluement. C’est de la poisse. En ligne de mire, la poésie seule, la notion élevée et certaine de poésie. La volonté de n’appartenir qu’à elle, L’imaginée, La notionnelle. Sans lien. Sans héritage. […] Ce qui sort de l’idée qu’il existe une sincérité, une écriture sans le poids d’une machine, une angoisse sincère typiquement poétique, est de la merde. […] C’est la bouillie qui est servie dans le but d’honorer l’idée d’une poésie sensible […] Le résultat est vide. Le résultat, lu comme « poésie », présenté avec tendresse et fébrilité, est de la merde chiante, toujours la même comme le récit des confidences psychanalytiques sincères vraies senties vécues est la même merde monotone et chiante. L’étoile de la poésie au-dessus. La plume sérieuse et approfondie. Le silence de l’intimité. Le drame de la sensation. Les malaises insensés insondables magiques virevoltants surnaturels les larmes la vision de la vérité, à offrir à la Poésie déesse des visions et des miracles. […] La poésie accueille les besoins de parler et les besoins sacrés, des besoins de malades. […] Elle se veut chiante, elle se veut merdeuse, elle se veut sensible et modérée, elle se veut sensible et intime. C’est de la poésie.
Le dispositif du « Voyage autour du monde » donne à voir l’intenable situation de poésie-lieu, pris dans l’étau de deux monologies irréconciliables :
  • d’un côté, un poème, pour être reçu comme tel, doit être indexé sur une certaine idée de la poésie (voie normative, idéaliste, de la Célébration) ;
  • d’un autre côté, tout poème qui se conforme à une idée de la poésie est dégoûtant, « poisseux », irrecevable (voie antinormative, nominaliste, de la Récusation).
Irréconciliables – ou presque ; la fin de la pièce fait entendre ce que les deux monologies partagent. Dans une « énumération » de noms qui rappelle celle du prologue de Bougainville à son Voyage autour du monde, les grands explorateurs, pionniers et antécédents, semblent tous en fin de compte devoir faire la même expérience, qui donne le modèle de phrase suivant : « [X] arrive à [P] le [jj/mm/aaaa] » (voix de Christophe Tarkos) « et découvre le soleil se levant » (voix de Valérie Tarkos). Les deux monologues se complètent, suggérant qu’on peut lire ce qui précédait comme les deux faces d’un même discours, les itinéraires d’un même voyage autour du terme ; tous deux mènent à l’extase ordinaire qui fait l’explorateur touriste ou poète : un lever de soleil. Comme le touriste vient constater qu’il avait raison de penser qu’il y aurait quelque chose à constater, comme l’explorateur constate, en criant terre ! à la vue de la Terre, qu’il a bien tourné autour de celle-ci, les deux monologies du « Voyage… » de Tarkos donnent à lire un tour de « poésie » sur elle-même, une tournée de ses propres critères, une visite de ses installations.
Poésie : « lieu indéterminé », « point de pinçage »Le constat du «  Manifeste Chou » est reconduit : poésie-lieu est saturé. Les deux monologies sur la poésie se rejoignent. Elles disent que la quête ou la recherche éminentes qui, dans l’idéalisme célébrant comme dans l’anti-idéalisme récusateur, fondaient la vocation poétique, ont laissé place à une exploratoire qui fait coïncider la carte des lots et le territoire d’arpent : poésie, c’est bien là comme ailleurs et c’est bien maintenant comme toujours. Pour autant, un voyage est possible, qui est un à faire avec le déjà-là, le déjà-vu, le monde usagé. La question gleizienne d’un après la poésie était une question-de-la-poésie d’après une situation poétique chaotique-normale, sous un climat poétique « aporétique normal ». Elle désignait la poésie puissance d’intervention sur les lieux consacrés du discours, négociation littérale avec ses codes. Pour Tarkos également, comme le note Philippe Castellin dans son introduction à L’Enregistré, « poésie ne marque pas un lieu déterminé » (non poésie irait tout aussi bien, ou poésie) » ; « c’est un nom fonctionnel », le nom du point d’accroche à partir duquel tout registre, tout « texte », tissu de discours et corpus d’inscriptions, est « ressaisi » : Prenez une nappe, posez-la sur une table, semez des agglomérats, nommez-les. Cela donne une carte ou un territoire. Maintenant, pincez un point de la nappe, n’importe lequel, et tirez vers le haut, angle quelconque. En entier le territoire se plisse et réagence, des chemins et des arêtes ­s’esquissent, des trous, des nœuds, des itinéraires apparaissent. Tout un voyage. Du nouveau ? Oui, mais à partir de tout ce qui était déjà là. Point de pinçage vs « point d’ancrage » (Quintane), pureté dénotative du geste vs machinerie connotante du rhéteur, opération contrariante plus qu’ordonnante, manipulation seconde du donné ; cette spécification de l’activité poétique emprunte manifestement aux caractérisations traditionnelles du moraliste et de l’ironiste, selon un trope moderne déjà mentionné : efficace embarquée du discours constituant dans la somme des discours constitués, d’un savoir vivant dans la bibliothèque des savoirs. Avec la contradiction, l’intenable de toute position thaumaturge : c’est du dedans que s’admet son dehors.

1.3.3.2. Dedans / dehors

Ce n’est pas le discours qui représente le dehors, c’est le dehors qui devient révélateur du discours. Tarkos : adhésif, adhérentMais « toute la question », note encore Castellin, est « ce que “dedans” veut dire » : Il y a une manière ironiste d’être « dedans », qui affirme, à l’instant même où elle s’énonce, qu’on n’y est pas vraiment ; qu’on est au-dessus, ou ailleurs, différent. […] Être « dedans » de cette manière gouailleuse est s’en extraire. L’on n’est pas dupe = on sait. […] Affirmer, à rebours, que l’on est un « poète français de langue française » (Christophe Tarkos) est constater un fait indubitable, vérité tellement banale qu’elle en devient louche et, de surcroît, la rendre pragmatiquement, performativement, « adhésivement » vraie en l’énonçant, puisque c’est bien dans la langue française qu’elle se formule. En déduire l’existence d’une solidarité irréfutable entre soldats et poètes ou, pis, d’une piteuse complicité entre la poésie et l’histoire militaire de la France, débouche alors non sur une proposition ironique mais sur une vérité gênante. Ici, on met les pieds dans le plat, on étale-déballe les secrets de famille. L’ironiste se fait agent infiltré dans les discours situés, « contrariété agissant dans l’édification de tout système […], rappelant au système que ce qu’il a nommé “hors sujet” n’est que la parole manquée qui lui ouvrit l’énoncé ». Son geste est justicier : il s’agit de faire voir quelque chose dont son constat l’excepte – et ce qu’il s’agit de faire voir avant tout, c’est peut-être les ressorts de la dupeté collective qui méconnaît les intérêts derrière l’altruisme, le misérable dans l’opulent, le singe sous le sage, etc. L’entreprise tarkossienne, telle que décrite par Castellin, n’est pas justicière ; elle est moins soucieuse de se distinguer de son objet que d’y « adhérer », et vise moins à faire voir ce qui était là de toujours qu’à explorer et éventuellement actualiser les « registres » où sont consignés les savoirs qui fondent les pouvoirs. Que le pouvoir soit une fiction ou une hallucination collective, un régimentement des savoirs ou une confiscation du savoir, que toutes et tous soient dupes et qu’elles et ils l’ignorent ou s’en contentent, c’est un genre de savoir conjectural opposé aux certitudes adhésives qui ne craignent pas la contradiction : « l’hypnotiseur soigne », l’hypnotiseur floue ; toutes et tous sont dupes et ça marche, ça ne peut que marcher. Si un discours de poésie existe, indexé sur ses propres « registres » (ce que nous nommions poésie-lieu), il est donc à distinguer d’une pratique qui continue « si on veut » (Gleize) de s’appeler « poésie », et qui, elle, fait porter sa question sur les cadres mêmes de la production d’énoncés situés en s’y insinuant, mais sincèrement, si par là on entend à la fois adhésivement et non-justicièrement : elle vérifie par l’usage l’état des efficaces en langue. La question de Tarkos, dans le texte mentionné par Castellin est simple, mais il est difficile de la poser avec conséquence : qu’est-ce que ça fait de dire « je suis un poète français » comme on dit qu’il y a des « soldats français » ? Quelle est l’efficace de ce genre d’énoncé si on le déplace d’un registre (par exemple, celui auquel appartient le manuel d’histoire littéraire) vers un autre, plus large ? Que produit cet énoncé si on le décantonne, si on étend son milieu de validité en ouvrant son environnement de réception ? La question est ultimement la même que celle de Quintane devant la chaussure de Caligula : de quel état du monde témoigne cet énoncé ? Quelle est l’extension encyclopédique maximale de ce savoir sémantique ? Quelles perles lexicales faudra-t-il enfiler pour relier « poète français » et « soldat français » ? Combien de poignées de main séparent ces deux personnages et de quel « petit monde » témoigne cette proximité ? La procédure est de dé-/en-registrement, de changement de registre, d’élargissement du corpus. (Que l’élargissement de tel corpus rende compte in fine d’un monde rétréci tend précisément à montrer la porosité des « registres »). L'« endo­poétique » de TarkosPoésie-registre reçoit à cet égard un traitement spécial chez Tarkos ; c’est d’emblée son corpus d’inscription : les « manifestes » ont la poésie pour sujet, objet, destination, et correspondent, dans une certaine mesure, à la pose moderne de la question-de (faire de la poésie = poser la question de la poésie). Mais son corpus d’emprunt est tout sauf poétique ; il tient plutôt de la compilation scientifique, constituée de traités de théologie, de la théorie mathématique des ensembles, de la physique des fluides, de l’histoire naturelle, de la nomenclature linnéenne etc. Les carnets en témoignent : ce qui nourrit la poésie de Tarkos, ce sont tous les discours qui font le dehors plus ou moins proche, plus ou moins frôlant, de la poésie conçue comme « registre ». Elle refuse par là même l’idée que la poésie serait le dedans d’une langue plus générale, ou le dehors d’une langue plus ordinaire. Il n’y a pas d’autre langue que la langue, il faudra entrer à l’intérieur, on a toujours été à l’intérieur, il n’y a pas à entrer à l’intérieur, on est dedans… C’est ce que Castellin, toujours, appelle « une poétique de l’inclusion, de l’immersion : une endopoétique ». Recevant littéralement la formule de Prigent selon laquelle « l’enjeu poétique […] est l’ennemi du dedans », Tarkos retraite et intègre le dehors des discours pour rompre le huis-clos du « registre » de la poésie : Le dedans, Christophe Tarkos le prend à la lettre ; rentrer dans le dedans est assumer le risque de s’y fondre pour en produire l’inventaire. […] Un grand plongeon, pour savoir, pour comprendre. Dedans. Dans la vie. La langue. Le corps et les corpus. Les écrits. Dans les livres, dans les millions de millions de pages des livres. Dans la Babel des mots. Dans l’infiltrant capharnaüm du parler qui nous assiège, dans les affiches, dans les pancartes qui saturent. À cet égard, la poétique de Tarkos est bien « hétérologique » : n’en habitant aucun, elle procède d’un « frottement de codes d’origine diverse » (Barthes), dont Processe est emblématique. Mais c’est l’un de ses « manifestes », « Le poème de dehors », qui explicite, à travers les motifs du frôlement, de la friction, de la tangence, le rapport de Tarkos à la profusion des signes qui passent, rasants. L’expression de Castellin, selon laquelle Tarkos « plonge dans le dedans », « s’y fond pour en produire l’inventaire », suggère une dissolution du sujet et de son objet dans un flux commun. Le texte du « Poème de dehors » fait justement, comme de nombreux autres, référence à la mécanique des fluides, et particulièrement à la mécanique des milieux continus : le « dehors », qui « pense », apparaît non seulement comme le milieu constituant et conducteur de la parole-pâte, mais aussi son milieu de résistance, selon une équation complexe dans laquelle le coefficient de viscosité de la « pâte » demeurerait largement inconnu et pourrait même, dans la variabilité de celui-là, manifester l’inhomogénéité de celle-ci (ce que la discipline appelle fluide turbulent). Or ce dernier aspect est central pour les applications aérodynamiques : c’est l’indice de « viscosité » – état de la matière récurrent chez Tarkos – qui détermine la capacité d’un avion, par exemple, à progresser dans le fluide ou l’ensemble de fluides qui constituent son « air ».
Deux images MFN représentant la pénétration dans l’air d’une aile d’avion (1) et d’un cycliste de course (2).
« Identité formelle et spécifique »La disposition d’un véhicule à pénétrer un milieu est donc fonction de la résistance qu’il lui oppose et qui organise la circulation des fluides le long de sa forme, selon cette « ligne de résistance ». Les aspérités profilées de sa carlingue – « ailes », « ailerons », « oreilles », formes « paraboliques » diverses – jouent là un rôle déterminant : c’est cet à peine saillant qui fait « tout le boulot » : Le poème est exactement latéralement en train de passer sur les côtés. Ce n’est pas moi qui sais. C’est la parole des grandes oreilles, des rétroviseurs géants des voitures des caravanes, des grandes ailes d’avions, des ailerons, des aéroglisseurs, des électrocutions, des becquets, des grilles, des aérateurs. Les grandes oreilles appareillent. Dehors complètement en avant ! La phrase et sa pâte. Pâte mots. Parole de dehors. Où as-tu vu un mot qui passerait ? Le ce qui est dehors. La vache, l’élastique, l’autoroute, la gnôle. […] Poème des grandes oreilles qui ferait tout le boulot à notre place. En avant sus à la substance si grande. Face à la grande substance. Droit devant en avant. On ne passera pas loin dehors. Dehors parabolique. Mais le flux est aussi une notion physico-théologique importante chez les Médiévaux ; Albert le Grand (13e siècle) affirme l’« identité formelle et spécifique » de ce qui flue – autrement dit : ce qui flue est la forme et la matière du flux (forme fluente et flux de formes). « Le dehors » du « Poème de dehors » est un milieu inclusif et labile, traversé de fluides dont la matière et la forme sont inséparables. Ce principe d’inhésion entre contenu et forme de la pensée connaît des variations dans d’autres « manifestes » (par exemple dans la proclamation qui ouvre Le signe = : « le signifiant = le signifié ») et entraîne des réactions en chaîne dans de nombreux textes et improcédures (par exemple celle du « Monde magique », selon laquelle « nous sommes dedans ce qui nous procède »). Mais ce « dedans » n’est pas celui de la subjectivité sentante ou sachante. « Ce n’est pas moi qui sais », c’est le dehors frôlant, c’est l’extime des « ailerons », de tout l’extérieur/intérieur pénétrant. La vérité du for sûr de ses sens est ici inséparée de la vérité du fors – puisque dehors est tout, infini actuel, baudruche inclusive et prodigue. Deus sive natura sive foris sive forum : les registres délibératifs intime et judicatoire sont chez Tarkos mêlés, comme ils le sont dans un monde considéré depuis l’évidence radicale d’une « identité formelle et spécifique » de tout discours en circulation : rien ne flue hors son flux ; aucune parole ne se soustrait à sa dimension rhétorique ; tout discours comparaît devant tous les autres, y compris le discours de celui qui juge du vrai et du faux. C’est ce capharnaüm de langues tribunales qui constitue le seul lieu possible d’un généralisme des discours, et la condition de leur désassignation des « registres ». « La pensée de dehors » est « l’unique pensée » – tout le reste est forçage (Quintane), corpus fonctionnel, spécialisme, gestion des flux, organisation hétéronome des usages.

1.3.4. Pas génériquement poétique

Le désir que j’ai de travailler pour l’utilité publique, m’a fait prendre le dessein de composer un livre qui se moque des autres, et qui soit comme le tombeau des romans, et des absurdités de la poésie.

1.3.4.1. « Rendre les costumes visibles en tant que tels »

« Performance de genre »Le genre est, en sciences naturelles, le rang taxonomique dont procède la division spécifique. Dans les arts, la catégorie semble émancipée d’un tel arrangement : « genre », seul, spécifie « littérature ». C’est à ce titre que la catégorie occasionne ici pour nous un détour : en tant que les genres fondent et maintiennent les spécialismes en littérature, ils posent exemplairement à Quintane et Tarkos le problème de leur inscription aux « registres ». S’y soustrayant souvent (l’immense majorité de leurs textes ne mentionne aucun genre), ils savent aussi, ponctuellement, jouer des assignations génériques. Jouer, ici, est une activité aussi versatile que celle décrite à propos d’R.R. : le genre, on s’en pare et on y pare, on s’en affuble et on cherche à s’en défaire, on y comparaît et on y parade. Prigent avait noté, dans Salut les modernes, le « peu d’intérêt » de la « génération de 90 » (Quintane) pour « le partage précodé des genres ». Ce désintérêt est aussi celui de Prigent lui-même, qui court-circuite les genres pour dire la ligne directe, l’étreinte particulière entre poésie et littérature. Ce qui spécifie la poésie à ses yeux, c’est une « radicalité », une « technicité », « un langage ». À ce titre, ce qui s’appelle « roman » peut relever « des interrogations esthétiques et des outils stylistiques du langage poétique ». La perspective de Gleize est, elle, d’emblée résolument post-générique : le genre est un donné, un sol parmi d’autres, avec ses « accidents », que l’« écriture » peut « utiliser », dont elle peut jouer. Barthes, d’ailleurs, pour caractériser le jeu de Bataille devant la mathesis universalis, opposait les « opérations » forcenées de l’« écriture » à la naturalité supposée de celles de « l’écrivance [qui], elle, impose la séparation des savoirs – comme on dit : la séparation des genres ». L’ambiguïté rétrospective du mot de Barthes (on ne lit pas « séparation des genres » en 2019 comme en 1972) mène au jeu de mot tout fait, recuit – pas inintéressant : en un sens, il y a bien, chez Quintane et Tarkos, quelque chose comme une performance de genre – car en littérature aussi, la notion est, longeant la définition de Butler, toujours adressée, spectaculaire, extime, tissée de codes et par là ouverte à la fantaisie de la variation sur ces codes (imitation, parodie, mélange). Mais – le contresens menace souvent la vulgate butlerienne – le genre n’est pas pour autant un vêtement dont on pourrait changer au gré des états ; c’est un donné, adventice mais adhérent, une greffe culturelle qui a pris – ou, dans les termes gleiziens : un « accident du sol » avec lequel il faut bien faire. Ces remarques peuvent se lire depuis le jeu de mots initial : les textes de Quintane et Tarkos performent des genres, avec ou sans annonce. Ils connaissent la valeur tutélaire d’une indication générique, la savent susceptible de cadrer la lecture ; ils connaissent aussi les grosses ficelles de son efficacité marchande. La « séparation des genres » ne devient toutefois pleinement leur problème que lorsqu’elle acte d’une « séparation des savoirs ». Utiliser / délaisser le genreLa poiesis truquée de Quintane et Tarkos, comme la mathesis truquée de Bataille (telle que Barthes s’en empare), connaît la condition de son trucage (on n’échappe pas plus à la « séparation des genres » qu’à celle des savoirs) et le but de son trick (refuser toute « consécration » sur la base de ces séparations). Il s’agira donc d’utiliser le genre, comme on se sert de la poésie. Chez Tarkos domine le « manifeste », genre « processif » et procédurier, sincère et piégé, franc et artificieux (nous nous y intéressons un peu plus loin). Sur la question, Quintane, de formation plus classiquement littéraire, oscille entre
  • un déni ingénu à vocation déflationniste, proche de ce que la ligne pongeo-gleizienne appellerait un « désaffublement » : l’absence de mention de genre n’est ni « une volonté [ni] un désir d’abolition des genres ni même des frontières entre les genres – je ne me suis même pas posé la question… » ;
  • et l’assomption de plusieurs genres à la fois, opération manifeste d’un jeu de suraffublement (c’est le cas de la composition générique singulière de Crâne chaud : « fantaisie réaliste critique »).
Le rapport de Quintane à la catégorie littéraire du genre est donc :
  • d’une part, de l’ordre de la cautèle fondée culturellement, justifiée historiquement. À propos du Rimbaud d’Une saison en enfer, de l’« attelage Lautréamont-Ducasse » (soit : aussi bien Les Chants de Maldoror que les Poésies) et du Nerval des « Nuits d’octobre », elle déclare : « Je ne sais pas s’il y avait de leur part une volonté d’abolir les genres… Sans doute se pensaient-ils poètes, d’une certaine manière, même dans l’anti-poésie à fond ». Posture d’ingénuité tactique, au fond, devant la rigidité supposée et la laxité réelle des critères génériques : si le genre va de soi, nul besoin de le mentionner.
  • d’autre part, de l’ordre d’un jeu avec le contexte éditorial, ses attentes tacites, sa commande permanente : moins on en dit sur sa position d’écriture, moins on éclaircit les raisons et les motivations, moins on inscrit ce qu’on fait dans les catégories en place, plus on se donne la chance de surprendre, et d’abord son propre éditeur.
Et puis ce qu’il s’est passé chez P.O.L, c’est qu’il y avait un contexte éditorial particulièrement porteur pour ça ; parce qu’en fait, chez P.O.L, il y a de tout […]. L’ouverture que me proposait Paul Otchakovsky-Laurens dès le début, c’était en gros : tout ce que vous écrivez, quelle que soit la forme que ça aura, donnez-le moi en premier et si ça me plaît je vous le prends. Et il a jamais dit non. Au début c’était presque des « tests » que je faisais avec lui. […] Tout était possible. À chaque fois, chaque livre chez P.O.L, je cherchais à « couvrir » le catalogue ; être une petite maison P.O.L à l’intérieur de la grande maison P.O.L. Le contexte éditorial est très fort, qu’on essaie de faire avec ou de « jouer » avec – ce qui est mon cas –, ou qu’on évite d’en avoir trop conscience.
La sorte de flou entretenue sur l’appartenance générique des textes ne l’est pas, à en croire Quintane, au profit de la notion, très en vogue dans les années 2000, d’« indécidable ». Quintane, qu’elle inscrive ou non génériquement ses textes, affirme procéder à de vraies décisions qui se font au moment de l’écriture ; pas des décisions préalables, pas des programmes […], non, la décision se prend dans l’écriture. Et ça forme une espèce de décision qui devient au bout du compte une « décision générique », a posteriori, presque. Mais jamais un programme (parce que j’en suis incapable aussi, parce que c’est pas mon truc). Ici, le non-vouloir est un nouloir, la non-inscription générique est un acte, qui équivaut à libérer les textes de leur camisole traditionnelle. Le genre est une forme de ce que Quintane appelle le « forçage », en tant qu’il recouvre à la fois des catégories normatives au moment de l’écriture (tout un « programme »), et des taxons mobilisés dans la réception des œuvres (il n’est d’ailleurs pas anodin que la plupart des déclarations de Quintane à ce sujet aient été suscitées par des questions d’étudiants en Lettres, lors d’une rencontre à l’université) : Sinon, je m’intéresse à tous ces textes qui auraient besoin d’une « ouverture générique », ceux qui perdent à être rapatriés du côté du roman ou du côté de la poésie parce que leurs traits spécifiquement romanesques ou poétiques me semblent trop faibles, partiels, ou tronqués. On ne peut les caser dans le roman ou la poésie que par forçage ; en forçant, donc en les dé-singularisant. Les Fragments de Lichtenberg, par exemple. C’est plutôt pour essayer d’affiner et d’éviter les abus, genre « roman expérimental », que pour proposer une énième étiquette, d’ailleurs. Une composition générique de QuintaneC’est là que le jeu de Quintane avec le genre se fait plus ambigu : pour « éviter les abus » (et le rapatriement dans d’autres catégories, sub- ou surgénériques, comme « expérimental »), il lui est arrivé de proposer une composition générique dont l’efficace ne soit pas celle d’une « étiquette » – d’une identification, d’une visibilité marchande –, mais celle d’une performance : contorsion dramatisée, sincère aveu de facticité. Cette composition est, dans le cas de Crâne chaud, un agrégat formé à partir de celui que Nerval propose pour ses « Nuits d’octobre » (« fantaisie réaliste ») : Comme le genre n’est jamais simple à dire, on pourrait avancer que ce livre est une fantaisie, ou plutôt une fantaisie réaliste, ou encore une fantaisie réaliste critique. La façon dont Quintane construit, comme sous les yeux du lecteur, ce genre ad hoc, donne une idée de la façon dont elle entend en faire jouer les trois termes : non par simple addition, mais par concaténation, reprise, ajustement, chaque terme venant corriger le précédent. Procédure zélée et spectacle bouffe : son premier terme, support des deux suivants, est branlant ; la « fantaisie » est non seulement
  • un genre mineur (non canonique) et déjà impur du point de vue des critères littéraires (incohérence, volubilité, excentricité y sont valorisées comme écarts par rapport à une norme d’écriture qu’on peut appeler, après Prigent, « la belle ouvrage »),
  • mais aussi, traditionnellement, un genre anti-genres.
Par ailleurs, la composition de Quintane reprend les deux termes d’une composition antérieure – celle, donc, de Nerval pour ses « Nuits d’octobre ». Ce texte en vingt-six tableaux est une sorte de dérive nocturne par la banlieue parisienne (le trajet précis est Paris-Meaux, via Pantin). Parue en feuilleton, l’œuvre porte, plus que celles de tel ou tel genre, les traces d’une composition adaptée à cette périodicité. Les « Nuits d’octobre » sont un loup garou générique, un tissu continu mais hétérogène, un patchwork de réalisme et de cabarettisme : la banlieue semble constituer le milieu informant de cette inscription générique flottante, mineure, et connexe aux genres strictement narratifs – dont le modèle est pour Nerval le récit anglais le plus foggy (Dickens), davantage que le roman français. Le pérambulateur des « Nuits… » est un contrebandier en sens inverse : il quitte le centre lumineux (Paris ; le récit vraisemblant) pour son envers « obscur » et « canaille » (Pantin ; le récit trouble). Engagé dans la nuit des signes retournés, ses mauvaises rencontres sont des hommes en costume : des censeurs et des juges, des spectres classiques. « Sapientia, Ethica, Grammatica » l’admonestent en ces termes : – Fantaisiste ! réaliste !! essayste !!!
Je saisis quelques phrases de l’accusation formulée à l’aide d’un organe qui semblait être celui de M. Patin :
– Du réalisme au crime, il n’y a qu’un pas ; car le crime est essentiellement réaliste. Le fantaisisme conduit tout droit à l’adoration des monstres. L’essaysme amène ce faux esprit à pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter Paul Niquet, – on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos, on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré !… 
J’essayai de répondre : j’invoquai Lucien, Rabelais, Érasme et autres fantaisistes classiques. Je sentis alors que je devenais prétentieux.
Ces voix sentencieuses s’opposent à une autre, qu’on pourrait appeler voix critique interne, et qui intervient dans les « Nuits… » à deux reprises, correspondant à chaque fois à un moment de suspens dialectique et à une mise en spectacle des états d’âme : il semble que l’auteur s’y entretienne avec son narrateur. On retrouve d’ailleurs, dans Angélique, ce dispositif de critique interne, toujours à propos de la fantaisie : – Vous avez imité Diderot lui-même.
– Qui avait imité Sterne…
– Lequel avait imité Swift.
– Qui avait imité Rabelais.
– Lequel avait imité Merlin Coccaïe…
– Qui avait imité Pétrone…
– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres… Quand ce ne serait que l’auteur de l’Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée…
L’inscription générique mène à la mise en boîtes du multiple (en un sens, c’est tout pareil) et au constat curieux que faire l’histoire d’un genre peut vouloir dire faire une archéologie des plagiats (de Homère au macaronisme, tout se tient, la différence est scalaire). Il semble donc bien que Nerval assume en partie, sous l’étiquette de la fantaisie, la tendance radicale (« fantaisisme ») dont l’esprit classique l’accuse dans les « Nuits… ». Mais d’où vient que Quintane dise celle-ci « réaliste » ? Que contient et qu’ajoute la seconde accusation des trois grâces ? L’attelage paraît bancal : on suppose la fantaisie spécialement aromanesque, incongrue, pleine d’irréalité, notamment pour ce qu’elle est censée se moquer de la vraisemblance. C’est précisément ce critère qu’attaque Nerval en ouverture des « Nuits… », préférant le « réalisme » à la vraisemblance terne du « romanesque », à cette fidélité au réel marquée d’une inaptitude au « comique, ou tragique d’un journal de tribunaux ». À cet égard, l’idéologie du « roman », c’est l’hygiénisme réelliste qui ne permet pas de saisir les « combinaisons bizarres de la vie ». « Critique intégrée »Crâne chaud, « fantaisie réaliste critique », est une fantaisie réaliste qui intègre, sur le modèle nervalien, la voix de la critique au moment de l’écriture ; une critique tatillonne, qui repeigne, épouille, va chercher la petite bête. Cette « critique intégrée » ne consiste pas seulement dans les précautions rhétoriques classiques devant le lecteur, mais aussi dans les dialogues avec l’amie A. P. (« comme Action Poétique »). La « critique intégrée » s’oppose à une autre, la critique d’affût et de reconnaissance, qui ne détecte que ce qu’elle vise : personnalité de l’auteur, rapports des événements décrits à la réalité, détermination générique du texte. Mais la « critique intégrée » n’est pas un simple jeu proleptique avec cette critique-là ; c’est une instance de dessus d’épaule qui accompagne la rédaction, « une forme de réflexion simultanée sur l’écriture, une correction sur le moment de ce qui est en train de s’écrire », et un rappel du projet tout au long du procès, un post-it au-dessus du bureau : d’accord la fantaisie, mais quand même réaliste, mais enfin pas sans critique. La « critique intégrée » double l’inscription générique. Elle aussi a sa généalogie : Nostradamus fait de la « critique intégrée » en « revers[ant] la poésie au politique » ; Nerval fait de la « critique intégrée » : il discute, dans les limites internes du texte (et pas dans une préface, un pro- ou épilogue), la composition du texte ; David Antin fait de la « critique intégrée » : il explore sa mémoire et son savoir en public, tentant, dans un socratisme assumé comme prestation (performance), la composition publique d’un poème en direct. Il y a bien précaution et ruse, cautèle, et en même temps ce suraffublement de qui ne craint pas de faire voir ses contradictions. En somme, le genre, tel que Quintane le conçoit dans Crâne chaud, c’est le registre, le compte tenu des « décisions d’écriture », ou le mille-feuille des états d’âme – si on parvient à entendre, dans cette expression, moins le confessionnalisme désarmé/désarmant, que les expressions parentes que seraient : états de faits, états de choses. Eux aussi, comme les « états d’une question », sont « mobiles ». Eux aussi, comme le genre, sont des objets de performance, des « costumes » de scène et des uniformes sociaux. Ainsi, plutôt que de se demander si ce qu’elle fait est bien du roman ou de la poésie, Quintane rend-elle, dans ses compositions génériques, les « costumes visibles en tant que tels ». Mais ces costumes ne sont pas des oripeaux autofictionnels, ce sont des façons, typiquement drag ou bouffe, de dramatiser l’affaire de l’identité personnelle, et de performer l’intériorité sensible en faisant défiler ou comparaître les états d’âmes successifs.

1.3.4.2. « Manifestes » de Tarkos

Christophe Tarkos :– Le signifiant = le signifié. C’est pour moi ce qu’il y a de plus important. Je vais expliquer en faisant un petit dessin et vous allez me dire ce qui est là, ce que vous voyez là.
Pascale Casanova :– Je lis « chat ».
C. T. :– Et donc quand on regarde et qu’on voit « chat », on a le signe = du signifiant = le signifié. On a tout : vous avez lu chat, et vous avez compris chat.
P. C. :– Hm.
Le signifié, c’est l’effet du signifiant. Liste des « manifestes »Chez Quintane, le genre est le terrain d’un jeu dont l’enjeu est la visibilisation du bordel expressif caché sous le tapis de l’identité écrivaine. Chez Tarkos, le genre est aussi le terrain d’un jeu, voire d’un spectacle : raisons, motivations, contradictions, inadéquations, sont disposées comme autant de plots, voire exposées comme une vitrine de chamboule-tout. Elles sont rendues « manifestes ». Le poème choisira d’y slalomer ou de s’y projeter. Listons les textes de Tarkos qu’on peut considérer comme des « manifestes ».
  • il y a ceux d’R.R., d’abord, évidemment pasticheurs (dramatisation de la prise de conscience et de décision, récurrence d’un « nous » qui annonce le « monde magique » et les déclarations tapageuses de « Gonfle ») ;
  • il y a aussi le « Manifeste Chou », dont nous avons montré comment il désamorçait les poses récusatrices de la question-de en affirmant la poursuite de la poésie par tous les moyens ;
  • il y a « Le poème de dehors », dont nous avons signalé qu’il prenait en charge un des attendus du genre « manifeste », l’explicitation des principes poétiques (en l’occurrence, l’inhésion du flux à ce qui flue) ;
  • il y a enfin Le signe =, qui radicalise le principe du « Poème de dehors », en transformant l’inhésion en pure équivalence (« le signifié = le signifiant »).
Les premiers cités sont des modèles du genre « manifeste » ; ils en assument le mandat : faire voir, expliquer, exposer les raisons. Ils en performent aussi la composure, l’humeur. Nous avons évoqué le caractère « processif » de ces manifestes ; le terme est une des entrées du dictionnaire qui constituent les exergues de Processe : Processif : Caractère paranoïaque marqué par une tendance à lancer continuellement des revendications.
Celui qui écrit un manifeste, comme le paranoïaque, semble effectivement occupé à parer aux reproches, à répondre à des objections que personne ne lui fait. Mais la processivité n’est pas la simple paranoïa : le processif « aime à inventer, à prolonger des procès » pour les procès eux-mêmes. C’est un revendicateur sans doléance, un « tambourineur » sans annonce. Sa parade est une offensive, brutalement séductive. Première contradiction d’une série. Contra­dictions du manifesteUn manifeste ne se signe pas d’une fidélité aux précédents historiques du genre. En ce sens, c’est formellement un non-genre. Il relève de la procédure située, du tirage au clair de l’époque, d’un aggiornamento : après un manifeste, si celui-ci remplit son mandat, ce n’est plus comme avant (alors que la plupart de ce qui se nomme « roman », par exemple, s’autorise d’une fidélité à des antécédents du même genre). Mais le manifeste est aussi, en un sens, un supergenre. Le genre scinde et juge, trace des lignes de division et d’équivalence ; le manifeste assume superbement les contradictions de la catégorie. Si le manifeste manifeste, c’est qu’il lui faut rendre manifeste ce qui l’est suffisamment pour être constaté par tous, et ne l’est (scandaleusement) pas encore pour tous : il y a une évidence cachée, cachée en évidence, qui reste inaperçue de certains ; et « ça ne peut plus durer ». Le manifeste est le genre de l’explicite qui veut s’expliquer, du visible qui veut se faire voir, du processif procédurier. Il entretient à cet égard un point commun avec un autre motif obsédant de Tarkos : la pancarte, en tant que mème de ce qui obstrue en signalant, signale en obstruant. « Manifeste » est d’ailleurs la seule mention générique chez Tarkos, et peut-être les manifestes sont-ils la pancarte de l’œuvre entière. Les contradictions ne s’arrêtent pas là : le manifeste est à la fois patemment littéraire (il est souvent très écrit, se veut éloquent, rhétoriquement habile) et pas spécialement littéraire (son appartenance disciplinaire dépend de son adresse et de l’objet de sa réforme). C’est un genre très identifié, nettement situé, mais à vocation généraliste : ses protestations sont en vrac la littérature c’est la vie, le dedans c’est le dehors, tout est politique. C’est un genre du grand large, du monde déliré, mais aussi un genre étriqué, un genre en boîte, le genre des comptes tenus et des règlements de ces comptes. Le manifeste est libre (vous ne nous jugerez pas ; nous dicterons nous-mêmes les termes de notre procès) ; il est aussi contraint en ce qu’il conjugue
  • littéralité : son adresse doit être d’une limpidité de nature à verrouiller sa réception (c’est une mise au point),
  • et déclarativité : c’est une annonce formelle dont la portée et l’espace de validité sont tendanciellement le monde entier, puisque ce que le manifeste déclare, il s’y jure, il s’y attache absolument.
À ces contradictions, Tarkos en ajoute une, d’importance : alors qu’un manifeste engage souvent un groupe, c’est chez lui le nom d’une pratique essentiellement individuelle, même dans R.R., qu’il décrit – malgré le pronom « nous » des manifestes qui y figurent – comme « [s]on atelier […] de production constante de manifestes ». Conjonction du déclaratif et du performatifGenre diseur et genre gesteur, le manifeste réussi réussit l’union du constatif et du performatif, et résorbe les fuites entre intentions et effets, vouloirs-dire et pouvoirs-dire. En vérité, il n’est crédible qu’à cette condition, presque intenable, de « manifester » sans que son jeu-de-mains ne soit perçu comme une manœuvre ; soit : de montrer ce qu’on dit qu’on fait en le faisant. Cette équation commande de rompre avec le régime apophantique du discours – celui du parler de, renseigner ou disserter sur. Fantasmé ou non, un tel régime permet à des poètes (Roubaud, Noël, par exemple), de spécifier la poésie a contrario : « la poésie », elle, « dit ce qu’elle dit en le disant » ; « elle “ne dit rien qu’on puisse dire autrement” » ; « elle ne dit pas quelque chose qui serait hors d’elle ». Sur ce point, Tarkos ne dit pas autre chose : Voilà, j’utilise la pâte pour expliquer ce que c’est que cette pâte. C’est pour ça que c’est un manifeste ; je ne trouve pas de langue en dehors de la patmo pour dire le manifeste de la patmo. C’est-à-dire qu’il n’y a pas autre chose, il n’y a pas un au-delà dans lequel je pourrais puiser pour faire l’explication de patmo. Patmo il vient avec la patmo. Je pourrais pas m’exprimer autrement que comme ça. Le manifeste est, pour Tarkos, le lieu de l’affirmation selon laquelle on ne fait pas de poésie sans faire de poétique, et vice versa. Si Tarkos a besoin du manifeste pour manifester cela, c’est qu’une certaine tradition en poésie a habitué à une séparation entre la théorie poétique et la poésie (les Arts Poétiques ne se font plus depuis longtemps dans l’espace même du poème). Le reproche d’absence de réflexion théorique, adressé par Prigent à la génération de Tarkos, est emblématique de cet état de fait : les manifestes de Tarkos ne sont pas de la théorie. Tout pourtant concourt, dans le ton, à faire des manifestes de Tarkos les dignes héritiers du thérorisme « tambourineur » des « dernières avant-gardes » (Quintane). Ceux-ci terrorisent et tambourinent au sens propre (à la « King-Kong »), prônent l’action directe et une forme de matérialisme : Christophe Tarkos – […] un manifeste c’est quelque chose de fondamental, qui assoit une histoire, et qui assoit un grand mouvement, historique, culturel, artistique et littéraire.
Gudrun de Geyter – C’est un peu comme King-Kong qui bat avec ses mains… ?:
C.T. – Ah, oui, oui, très bien, oui, tout à fait ! Et qui va dire, je vais faire beaucoup de choses, etc. Donc on va faire des tas de petits manifestes comme ça, qui sont assez microscopiques. Et parmi ces manifestes, il y a toujours une idée, quand même, de faire que les choses soient plus directes, plus concrètes.
La définition est largement classique mais un peu réécrite. Mani/feste :1. qui « bat avec ses mains » + 2. qui est « concret », palpable, tangible = 3. genre prestidigitateur et brutasse. Tarkos ajoute : 4. tout ça mais en tout petit, en confettique – un King-Kong de papier, ou de studio (et c’est le seul qui soit).
La déclaration « tambourineuse » qui ouvre Le signe = est à cet égard exemplaire. Intenable, elle constitue une pierre de handicap pour le reste du livre. le signifiant = le signifié Se placer sous une telle tutelle, c’est mettre l’écriture (et la lecture) sous contrainte. Sur quel pied se mesure cette équivalence ? Sous quel rapport s’inscrit-elle ? Les pages du texte qui suivent cette déclaration en suggère un, qui permet de s’échapper d’une conception mathématique : « = », c’est la marque d’une « distance », d’une « distension » et d’une « distanciation » ; ce sont « deux bandes » qui marquent la trajectoire après coup. =
distance
distant
la distance
distendu
le distant
un peu de distance
un distant
de la distance
distancée
distendue
une distance
sa distance
grincement et écrasement = substance
= les deux bandes noires laissées sur le sol
par les pneus du freinage juste avant
l’écrasement
Le manifeste, c’est un coup parti, une trajectoire d’après collision, qui radicalise la dimension projectile du langage lui-même. C’est un trop tard, un accélérateur de contradictions, un conduit pneumatique où sont propulsés, les uns contre les autres, des termes adverses. Le manifeste, comme le signe « = », est une tranchée depuis laquelle regarder l’explosion des contradictions, « la collision » du langage « avec le pan ». Ce que le manifeste manifeste ainsi, c’est l’intenable d’une position thaumaturgique, l’irréconciliabilité générale des mots et des choses : toute déclaration affecte le monde auquel elle s’adressait. Cette irréconciliabilité fonde justement la nécessité du « pacte apophantique » : la connaissance du monde passera désormais par dire quelque chose de quelque chose. Le signe = de l’opération apophantique est la copule est, dont la valeur est trouble (existentielle, véritative, déterminative) ; le signe = de Tarkos, lui, est un signe producteur ou effectuateur, qui affecte ses termes sans prétendre les véhiculer ou vectoriser. Écrire le signe =, ce n’est pas faire pouce dans le langage pour se laisser opérer, formuler, établir une législation ; c’est un acte de scription, un acte de langage : « Si on met deux traits l’un à côté de l’autre, l’un sur l’autre, on a un signe qui s’appelle le signe = ». Mani­fester : un geste idio­matique ordi­naireQu’il n’y ait pas, dans la langue, de signes exceptés du jeu et fournissant à son locuteur une position arbitrale, voilà qui définit une condition idiomatique ordinaire à laquelle n’échappent ni la logique ni la poésie. En ce qui concerne celle-ci, tout discours poétique qui prendrait son discours pour une manifestation de la réalité non seulement reconduirait la poésie comme discours transcendant et seul généralisme dans la babel des spécialismes, mais manifesterait malgré lui le fourbi de signes conventionnels sur le fond saturé desquels son discours opère. À une parole poétique idéaliste, qui s’autorise d’une égalité simple entre le signifiant et le signifié pour prétendre convoquer les choses-mêmes (ou les parler), Tarkos substitue une parole poétique pragmatique, qui considère cette égalité comme manifeste, par le caractère conventionnel de son « signe », d’une médiation – donc d’une séparation problématique – entre mots et choses. faire de la poésie rejoint faire de la poétique, dans l’affirmation que la « langue poétique » est aussi sincère et tricheuse, aussi sérieuse et joueuse, aussi authentique et poseuse que les autres – non exceptée des contradictions, et même manifeste des contradictions de tout parlant.

Conclusion : La question-si-la-poésie

C’est comme s’il fallait à chaque fois déblayer le terrain et mettre la poésie en crise, pour que resurgisse, nue et crue dans le trou ouvert, la question de la poésie. Comme s’il fallait toujours, devant cette brûlante question, installer un cordon sanitaire, un glacis aseptique, un « ce n’est pas ça » agressif qui dessine, autour du trou de la poésie, un bourrelet tuméfié de déclarations négatrices. […] Comme si, dans la logique perverse du dispositif, [la poésie] n’était que cette question toujours reposée, cette réponse toujours différée sur sa propre nature, cet empêchement à fixer sa propre définition, ce retrait aux formes sues, cette sempiternelle renaissance à partir d’autre chose qu’elle-même. Bilan des questions posées Notre première partie touche à sa fin. Elle devait permettre de discuter les aspects disciplinaires de notre question :
  • Quintane qualifie son deuxième premier-livre, Chaussure, de « pas spécialement poétique », pour corriger les malentendus autour de son premier premier-livre, Remarques. Que recouvre ici l’adjectif « poétique » ? À quelle poésie « spécialement poétique » l’expression s’oppose-t-elle ? Peut-on l’étendre à l’ensemble des œuvres de notre corpus ?
  • Tarkos commence son « Manifeste Chou » par le constat qu’« il y a quelque chose qui ne va pas dans l’utilisation du mot poésie ». Qu’est susceptible d’y désigner ce « mot » ? De quel trouble dans son « utilisation » est-il ici question ? Que distingue le choix du terme « utilisation » de celui, attendu, d’« usage » ? À considérer la dramatisation du texte (de « Ça ne peut plus durer comme ça » à « Ça va durer. Ça peut durer encore comme ça »), que signifie que « poésie » continue en dépit du diagnostic initial ? Une persistance têtue des pratiques ? Une subsistance nonchalante du vocable ? Une persévérance de la poésie dans son être ?
Au regard du mandat donné par ces questions, la partie qui s’achève aura pu paraître dense ; elle aura pu sembler fleuve, tortueuse, incertaine, prompte à déborder le lit de ses questions-sources. C’est que les liens de Tarkos et Quintane à la tradition de ce qui « dure » sous poésie – substrat du terme et souci de la chose – sont eux-mêmes complexes, et les démêler impose de répondre à des questions intermédiaires ; aussi nous sommes-nous senti tenu
  • d’élucider les rapports d’adhésion et de défiance des auteurs d’R.R. vis-à-vis du « Milieu » et de la « psychologie » poétiques (Quintane) ;
  • d’exhumer les raisons profondes du refus de Quintane d’être accaparée par une lecture « ontothéologique », et de comprendre les raisons de son égale méfiance face aux poétiques de l’objet ;
  • de déterminer les rapports des deux auteurs aux discours d’autorité et aux figures tutélaires du champ à l’époque de leurs débuts (en l’espèce, les œuvres poéticiennes de Christian Prigent et Jean-Marie Gleize) ;
  • d’appréhender les conceptions tarkossienne et quintanienne de la poésie comme genre, et de la littérature comme tutelle de ce genre, pour prendre la mesure de ce qui les sépare des conceptions de leurs aînés, reçues de Bataille (via Prigent) et de Ponge (via Gleize).
Poésie lieu, poésie non-lieu : consécration et absolution Ces tâches nous ont mené au-delà de questions strictement disciplinaires parce que poésie n’est, en France à la fin du 20e comme au début du 21e siècle, réductible ni à un corpus historique stabilisé (poésie-patrimoine), ni à un ensemble de travaux illustratifs de règles communes leur préexistant et s’imposant à eux (poésie-genre), ni à un ensemble de pratiques représentatives d’un même souci (poésie-pratique) ou constitutives d’un champ social (poésie-champ), ni même à un ensemble d’attentes, de désirs, de clichés affermis dans une « psychologie poétique » (Quintane). Poésie est aussi et peut-être avant tout le nom d’un lieu consacré du discours, le sujet de prédications interdites ou prodigues (c’est le couple quod-non-libet, ou tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut / quodlibet, ou tout-ce-qu’on-veut), et finalement l’objet de toutes sortes de cultes peu compatibles entre eux. « C’est comme Dieu ». Un de ces cultes a pour rituel, dirait-on, la relance d’une question que nous avons appelée, après Quintane et Prigent, la question-de-la-poésie. La question-de est tour à tour celle de ce que la poésie est et la question de ce qu’elle peut. La réponse prigentienne est, en apparence au moins, anti-patrimoniale : « faire “poésie” consiste d’abord à résister à ce que, d’époque en époque, les poètes croient savoir qu’elle est » ; la réponse gleizienne est une relance de la question, inscrite dans un mouvement dialectique de « récusation » partielle : « la poésie n’est pas autre chose […] que mise en questions, redéfinition, ou annulation de la poésie par la poésie ». La question-de-la-poésie est interne à la poésie ; elle maintient son terme outre sa récusation car, au fond, elle chérit le terme et ne récuse en lui que ce qu’il représente auprès de ceux qu’elle estime être ses mauvais chérisseurs. La question-de ne s’offre à la compréhension que de qui a fait sien l’indispensable axiome de toute rationalité religieuse : l’existence de l’objet de sa question. Elle travaille, comme la foi devant le mystère, dans l’évidence manifeste de cet objet (la poésie existe au-delà de la convention lexicale qui la nomme), et dans la promesse d’une meilleure compréhension de son mystère à raison même de l’éternité de sa question, donc de l’irresponsibilité de celle-ci ; dans l’orbe de la question-de, la poésie n’existe que de repousser les définitions de « poésie » et de ne jamais congruer dans les actualisations de son Idée.
  • En termes bataillio-prigentiens : la poésie se renouvelle de « haïr » ses manifestations consacrées.
  • En termes pongeo-gleiziens : la poésie ne se demeure fidèle qu’en ne cessant pas de se débarrasser des insignes de la poésie (c’est un des sens du fameux « désaffublement »).
Une différence, importante pour notre sujet, sépare ces deux conceptions :
  • pour Prigent, faire de la poésie c’est ne pas savoir ce qu’elle est mais savoir ce qu’on fait (on « radicalise la question de la littérature ») ;
  • pour Gleize, faire de la poésie c’est ne pas savoir ce qu’on fait mais, sinon savoir qu’on en est, reconnaître au moins qu’on y est en ce qu’on tente d’en sortir.
Les deux conceptions s’accordent sur un point : un poète se distingue moins par son savoir que par sa suspicion devant tout savoir constitué ; c’est la figure de l’anti-clerc chez Prigent, celle du mystique chez Gleize, qui sont toutes deux moins des figures sachantes que sapientielles, et dont le principe gnoséologique le plus aventureux et le plus cauteleux en même temps est, en substance : c’est quand on croit savoir qu’on ne sait plus. Les deux œuvres, en cela, sont bien solidement établies sur le terrain du « savoir moderne », « c’est-à-dire le savoir du non-savoir tapi dans les savoirs, la conscience du négatif, l’appel têtu du malaise ».
Docte ignorance, ignorance docte Curieusement, je considère aujourd’hui que ces malentendus sur des points capitaux sont moins importants que ce qui nous fait malgré nous ressembler à ces pères : une position marginale plus ou moins assumée, une inscription dans la littérature (ou la poésie, ou l’art, comme on veut) comme commerce politique, des goûts communs – quand je relis les notes de lecture écrites par Prigent dans Txt, je suis en général d’accord avec lui, contre quand il est contre, pour quand il est pour, même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons ! Quant aux positions de Jean-Marie Gleize, chacun sait ici que je les ai faites miennes, assorties de menues modifications, peut-être non-négligeables mais menues. Quintane et Tarkos, et avec eux une partie de la « génération de 90 », reçoivent en héritage à la fois le « désaffublement » gleizien, qui implique un renoncement aux prérogatives de la poésie consacrée, et le « carnavalesque » des auteurs issus de TXT, qu’on pourrait ici, pour l’effet de contraste, appeler « suraffublement », et qui implique un jeu sur les codes et les clichés de la « psychologie poétique ». Mais Quintane et Tarkos n’acceptent qu’en partie cet héritage, le considérant moins comme un bloc homogène que dans sa diversité, et s’autorisant de cette diversité pour être moins fidèles à son leg formel qu’inspirés par ses goûts et par ses tendances : ils radicalisent à leur manière ces tendances, accentuant le désaffublement et le suraffublement, étendant le rejet d’une religiosité poétique aux récusateurs eux-mêmes. La relative liberté des héritiers Quintane et Tarkos tient peut-être au contraire à leur légèreté qui, elle, tient peut-être à ce qu’ils arrivent après une époque abondante en théories, porteuse d’un savoir théorique et d’une culture critique eux-mêmes lestés de tout le bagage moderne. Tôt repérés et publiés par les aînés, ils sont assimilés à une histoire, tissée d’une intrigue longue (la Modernité) et d’une intrigue courte (les « dernières avant-gardes »), dont ils ne sont pas nécessairement familiers, pris dans un maillage de références qu’ils ne reconnaissent pas forcément, sommés de répondre à des questions qui ne sont pas toujours les leurs. Ils partagent à cet égard la condition des sujets de la reproduction sociale selon Bourdieu : ce sont des connaisseurs moyens de leur champ, les acteurs d’une histoire dont ils ne sont pas pleinement les agents ; ils participent sans le savoir – mais avec un certain savoir-faire – d’un savoir à l’œuvre dans les passations générationnelles et les stratégies lignagères. Nous avons relevé l’expression bourdieusienne de « docte ignorance » pour sa correspondance avec celle, que Gleize emprunte à Claude Royet-Journoud, de « métier d’ignorance ». Poésie-pratique est en effet pour Gleize un champ d’exercice de ce qui s’ignore, et qui ne porte un nom – « poésie » – que pour des raisons « pratiques » dont la moindre n’est pas d’autoriser à récuser ce nom. Gleize, étendant la notion hocquardienne de « modernité négative », avait relevé, outre les clivages (célébrants / récusants, désaffubleurs / suraffubleurs), une sorte de conjonction des alogons témoignant d’une commune « épreuve du négatif ». Il reconnaissait, dans des termes et des œuvres très différentes, « une dimension apophatique du fait poétique » : la « présence » (Bonnefoy), l’« ouvert » (Rilke), le « dehors » (du Bouchet), le « réel » (Bataille, Lacan), l’« impossible » (Bataille), l’« innommable » (Blanchot d’après Beckett). Autant de termes que le caractère privatif, indéfinissable, insituable dans un réseau logique d’antonymie et de proxémie, rapproche de notions théologico-mystiques ; comme celles-ci, les alogons désignent, positivement ou négativement, une « différence » absolue, « non-logique » (Bataille) ; Gleize cite la notion d’akatalepton chez Jean Chrysostome, mais on pourrait tout simplement parler de « mystère », objet ou phénomène évident dans sa quoddité et obscur dans sa quiddité, vérité révélée et inaccessible à la raison. Le recours à ces termes irréductibles fait l’unité affective de toute une poésie : le poète, depuis le même genre de principe heuristique que celui que les sourciers appellent « convention mentale », reconnaît à la vanité du dicible (du nommable, du connaissable) la profondeur qu’il prête à l’indicible (à l’innommable, à l’inconnaissable).
Une démonstration du principe heuristique de la « convention mentale », par GaelGeobiologue63 : « On va juste penser une phrase, se régler sur une fréquence, la fréquence qui correspond à de l’eau dans une canalisation (et pas à une source, ndr). J’avance et je dis « canalisation d’eau, canalisation d’eau » ; ça bouge. »
Mais derrière l’humble « mission » poétique, consacrée par l’alogon, c’est moins une « docte ignorance » qui se maintient que le vieux privilège sapientiel d’une ignorance docte.
À l’inverse, la condition de « docte ignorant » est, au début des années 90, celle de la plupart des sujets devant leurs objets quotidiens. Les « demi-savants » de l’ère « numérique » ont pour nom utilisateurs. Le terme nous a été suggéré par les premières lignes du « Manifeste Chou », où Tarkos écrit que « quelque chose […] ne va pas » « dans l’utilisation […] du mot poésie ». En 2019, « utilisateur » (calqué sur l’anglais « user ») a pris de l’envergure et peut constituer un outil critique pour prolonger la réflexion sur cette position médiane d’acteur sans agence. Nous avons, dans la première partie de ce chapitre, tenté de montrer ce qu’impliquait, pour les rapports des R.R.ristes à poésie-pratique et à poésie-champ, cette position : une impéritie relative – différant à la fois de la candeur poétique jouée (c’est le « feignons que je ne sache rien » de Sartre à propos de Ponge) et de l’exercice du « non-savoir ».
Utilisateurs de poésie Nous avons ouvert le dossier de l’héritage par la prise en considération de la polysémie d’utilisateur, à la fois synonyme de
(A) non spécialiste, opérateur moyen ;
et de
(B) manipulateur (utiliser la poésie, c’est avoir autre chose en vue, s’en servir, la mobiliser à d’autres fins qu’elle-même).
Le premier sens est moins-disant : il implique, dans le rapport au legs, un « désaffublement », un refus de la charge ; le second est renchérisseur : il implique un « suraffublement », un zèle d’aîné dans la gestion de l’héritage.
(A) Non spécialistes, Quintane et Tarkos le sont au moins en ce que leurs poétiques refusent, ou au moins atténuent les grandes lignes de partage qui spécifient la poésie et la perpétuent comme empire :
  • refus de la séparation des registres (notamment parodique / non parodique) et, par suite, conjugaison de ces registres ;
  • contestation de la séparation des genres, perçue comme la trace analogique de celle des savoirs et des tâches ;
  • prise en compte polémique d’un morcellement du monde en discours spécialisés et de la division des intelligences sur la base des compétences entretenues par ces discours ;
  • refus d’un partage du monde entre dupes et non-dupes, auquel certaines poses de la question-de sacrifient (la poésie comme pratique héroïque devant le langage, dans un monde dupe de la véhicularité de celui-ci) ;
  • atténuation du partage entre « lyriques » et « formalistes », et substitution d’un autre partage, entre poétiques exceptrices (ou poétiques de l’alogon) et poétiques inclusives ;
  • refus du partage entre activités souveraines (littérature, poésie) et marasme démocratique (éducation populaire, littérature générale), considéré comme un partage classiste (un idéal relationnel de lecture se substituant, explicitement chez Quintane, à l’idéal aristocratique de l’« écriture » souveraine) ;
    • de manière afférente, modération du partage entre pratiques marginales (ou « souterraines » ; Prigent) et pratiques majoritaires, consensuelles (ou « mainstream » ; le même) ;
  • refus du partage entre « expérience des limites » (trope bataillien) et expérience ordinaire.
(B) Manipulateurs, Quintane et Tarkos le sont au moins dans la mesure où le trouble introduit dans ces partages les rend suspects de triche et d’insincérité dans le jeu poésie. Leur trouble jeu se manifeste,
  • dans R.R., par des pastiches et styles d’emprunt, une diversité de tons et de registres, des ragots plus ou moins railleurs sur le « Milieu » (la capitale est de Quintane), des proclamations politico-théoriques bouffes ;
  • ensuite, dans les deux œuvres, par une critique des conceptions de la poésie qui dispensent celle-ci de récolement (de confrontation avec ses raisons) ; c’est ce que nous avons appelé une chasse du sans-pourquoi de la rose et au-delà).
« Tricheurs sincères » Le diagnostic prigentien devant ce type de pratiques, qui les assimile à un « éclectisme post-moderne […], [au] scepticisme […] sur les “grandes irrégularités” [et au] refus d’assumer des généalogies », peut se voir opposer l’auto-diagnostic de Quintane, celui d’une radicalisation du « jeu moderne ». Dans un texte de 2014, paru dans l’ouvrage collectif L’illisibilité en questions, Quintane y revient : Le jeu moderne, rappelle Jacques Rancière, c’est ce qui « sélectionne par excellence les spécialistes de la défiguration du jeu divin : les poètes. Ceux qui cassent la partition platonicienne entre sérieux (spoudé) et amusement (païdia) ». Ceux qui posent en mauvais joueurs, mais qui posent sincèrement en mauvais joueurs : des tricheurs sincères. Un des modes du jeu moderne – une façon caractéristique d’y déplacer ses pions, de s’y distinguer – est ce que nous avons nommé, dans un syntagme agglomérant des expressions de Ponge et de Prigent, le manège de la récusation, décrit par Quintane comme une procédure dialectique aboutissant, après s’être appuyée sur sa récusation, au maintien du vocable « poésie ». Ce manège est aussi celui que Tarkos rejoue avec outrance et en sens inverse dans son « Manifeste Chou ». Le jeu (playing) des deux auteurs dans le « jeu [(game)] moderne » est moyen, ou trouble : au non à la poésie, la « génération de 90 » substitue un oui mais informé des états antérieurs de l’usage du terme et des disputes passées. Dans R.R., ce oui mais n’est pas dialectique : il ne vise pas, comme la tradition récusatrice des modernes, à maintenir le terme en le relevant de ses clichés ; il est bouffe ou drag : il rejoue l’outrance, voire la componction des fâchés, dans un esprit moins directement parodique ou satirique qu’adhésivement critique. Adhésivement, parce que Quintane et Tarkos sont d’emblée sensibles à la dramaturgie du « merde » à la poésie ; critique, parce qu’ils constatent que ce « merde » a produit son académisme. R.R. est, dans le jeu de ses aînés, sincère et factice, sérieux et joueur : « tricheur sincère ». Les deux « R.R.ristes » qui nous occupent tirent de ce oui mais deux conséquences distinctes face au vocable :
  • du côté de Quintane, enterrement du terme sans pompe (son « Poésie, c’est mort » faisant écho, par la familiarité de l’expression, au « Poésie, c’est crevé » de Prigent, repris de Denis Roche) ;
  • du côté de Tarkos, mutation tactique qui, comme le dit Castellin, préfère « l’infiltration parasite » à la « guerre ouverte », et la poursuite d’« un “oui” plus qu’ambigu » au « non ! qui coupait court ».
Le réticence à souscrire aux partages traditionnels évoqués plus haut, et l’absence d’une dramatisation de la récusation de la poésie sur le modèle de la fâcherie des aînés, peuvent passer pour un refus de refuser ou une décision de ne pas décider – dispositions qui rappellent celle de Bartleby, cette « figure de ce qui déjoue et fait déchanter les anciennes formules (écriture, volonté, puissance, création) au cœur d’un espace littéraire où il vivote comme une silhouette ». Le lexique est ici moins ambitieux que celui des aînés : alors qu’un des verbes de Gleize, « démusicaliser », dit la mutation profonde, le passage d’une nature à une autre, le terme repris à son compte par Quintane, « faire déchanter », insiste sur la transitivité de l’action et la recherche d’effets pratiques. D’ailleurs, tout est bon pour arriver à ses fins, et c’est bien ce qui rend les utilisateurs de poésie suspects de manipulation : ils semblent n’avoir la poésie que comme moyen. Ponge disait « merde » au mot « poésie » ; Tarkos, au moment où la revue rue dans le « Milieu » de la poésie, écrit à son camarade R.R.riste (Stéphane Bérard) : « tout est bon pour foutre la merde ». Tout est bon peut s’entendre ainsi : il n’y a pas d’unité de moyen, de poétique à laquelle il s’agirait d’être fidèle comme à une éthique. Désaffublés et suraffublés, les perdreaux Tarkos et Quintane ne sont liés à poésie-pratique par aucun contrat et par aucun code qui réglerait les registres, les procédures, les emprunts. Leur rapport à la poésie est nonchalant, non proclamatoire, non « tambourineur » ; ce n’est ni le oui ou non vigoureux de la célébration/récusation, c’est le oui et non d’un accommodement, d’une négociation « normal[e] » avec les moyens et les fins, les raisons et les causes. Mais par [ce « oui »] on se fait normal, excessivement normal. […] Un peu plus que tout le monde, on est comme tout le monde, la question de savoir si c’est du lard ou du cochon devenue décidément indécidable… Prigent définissait le poète comme un « parlant » « peut-être un peu plus intranquille que la moyenne » ; Castellin parle d’une normalité éminente (« un peu plus que tout le monde » « comme tout le monde ») ; nous en resterons, de notre côté, à ce « comme tout le monde » : comme tout le monde, les utilisateurs de poésie sont avant tout des usagers de la langue dite courante – à condition de ne pas faire de cette currency le nom d’un fétiche de langue ordinaire ou d’une devise du bien commun. Il ne s’agit pas primordialement, pour ces usagers, de « trouver sa langue » – but du « jeu moderne » – mais de faire avec la langue, puisque à la fois chaque usage de la langue est nécessairement singulier, et « il n’y a pas d’autre langue que la langue ».
Repasser les seuils, tester les cadres Pour ces utilisateurs et pour ces joueurs, « poésie » est donc moins le nom d’un rapport au savoir que d’un rapport à l’usage, moins celui d’un rapport aux raisons que d’un rapport aux conséquences. Au « métier d’ignorance » des aînés – un savoir ne pas savoir qui tire sa dignité d’un réinvestissement de la posture du sage – succède une impéritie active devant les problèmes pratiques et autres « embarras de pensée ». Si « quelque chose ne va pas » en poésie, ce n’est « pas un problème de savoir ou de maîtrise technique, mais le désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre le point d’ancrage, l’horizon rêvé où l’on fait d[e la] vrai[e] poésie ». Ce « désir » exclusif de poésie est assimilé à un conservatisme (un désir de conformation à poésie-patrimoine) ou à un idéalisme (un désir d’adéquation à poésie-Idée). La permanence de la « psychologie poétique » tient pour Quintane à la permanence de ce désir de poésie. L’enjeu de Quintane et Tarkos est à l’évidence à la fois interne et externe à cette « psychologie ». Leur travail constitue une variante de la sortie interne de la poésie théorisée par Gleize : ils sont à bien des égards extérieurs aux préoccupations du champ mais s’adressent quand même à ce champ ; ils lui sont extérieurs-intérieurs, au sens où on parle du couloir extérieur d’une piste. Leur disposition a d’ailleurs autant avoir avec la « sortie interne » qu’avec une entrée externe, une effraction d’un seul pied. La déclaration du « pas spécialement poétique » est une façon de troubler l’inscription dans le corpus poétique constitué, en substituant à la question-de-la-poésie ce que nous avons appelé la question-si-la-poésie – un complexe de questions, en fait, adressées à la poésie depuis ce couloir extérieur, et portant sur les cadres de sa réception. La question-si est tangente et pourtant centrale (quand elle est tue, elle est assourdissante) ; elle est, comme le lecteur de Quintane étranger à la « psychologie poétique », pertinente du fait même de son impertinence ; c’est, par exemple, pour ce qui nous requiert ici directement, celle des conditions d’exercice d’une pratique souveraine (littéraire, artistique) et de ses rapports à la maîtrise. C’est, en somme, une question adressée à la poésie quant à sa prétention à être un lieu spécial du discours. À l’instar du grand modèle quintanien, d’ascendance pongienne, constitué par le « dispositif Maldoror/Poésies » – sur lequel nous reviendrons en détail –, le corpus d’inscription des deux œuvres est la poésie ; mais leur corpus d’emprunt est étendu aux bords encyclopédiques de la langue, en tant que les discours qui font cette langue générale sont tous et chacuns spécialisés, issus de « registres » particuliers – comme autant de discours poétiques à eux tous seuls. Cependant, poser la question-si-la-poésie n’est pas la raison d’être des textes étudiés – pas plus que lui dire « merde » ne résume l’œuvre de Ponge, ou la dire « inadmissible » celle de D. Roche. Les deux poétiques sont denses, complexes, et le présent travail serait malhonnête de les prétendre homologues. Une idée fait quand même son chemin – et s’autorise à le poursuivre à l’issue de cette première partie – qui permet de tenir, pour l’instant, un rapprochement des travaux de Quintane et Tarkos sur la base d’un rapport commun au savoir – position moyenne, impéritie relative, horizon généraliste du discours – que l’expression pas spécialement peut encore servir à caractériser. Sur la base de cette intuition, notre seconde partie va tenter de démêler le rapport des deux œuvres au partage canonique entre savoir spécialisé et pratique poétique, à la division des intelligences et des compétences, à la distribution épistémologique des maîtrises. Il nous semble, à l’orée de ce chapitre, que ce sont ces partitions consacrées qui maintiennent le genre poétique dans ses prérogatives traditionnelles, et que c’est en tant qu’elles les contestent que les œuvres des auteurs de notre corpus peuvent continuer à être dites pas spécialement poétiques.

2. La question-qui

Introduction : « Dé-spécialiser tout »

Au poète de droit divin, à celui qui dit la « vérité », Pindare oppose avec mépris, « ceux qui ne savent que pour avoir appris » : pareils à des corbeaux dans le bavardage intarissable, ils « croassent vainement ». Si notre première partie a rempli son mandat, elle aura permis :
  • d’une part, de casser le bloc, théoriquement impraticable, de la « poésie » en appareillant le terme pour en préciser les occurrences (poésie-vocable, -Idée, -pratique, -patrimoine, -champ, -Milieu, -espèce, -genre, -lieu-du-discours). Ces distinctions travaillent le terme, de l’intérieur, en épaississement (elles étoffent le problème qu’une « question » supposée immémoriale offusquait) et, de l’extérieur, en réduction (elles rendent patent le caractère absurdement générique du signifiant au regard d’un signifié en miettes) : « poésie » y apparaît, pour paraphraser une remarque de Quintane, comme ce qui « maintient la [poésie] dans sa peau ».
  • d’autre part, d’établir une distinction importante sous la forme de deux questions-types correspondant à deux dispositions devant le lieu du discours que désigne l’assomption du terme « poésie » : la question-de-la-poésie ; la question-si-la-poésie.
Religiosité de la question-de Nous avions commencé par noter les contours épistémologiques imprécis de la-question-de. Mais cette imprécision n’efface pas une permanence ; la question-de vit de l’évidence de son objet, même lorsqu’elle considère celui-ci comme « problématique » : la poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on sait que c’est. On a tenté – au risque d’un écart temporel et disciplinaire que seule justifiait l’hypothèse quintanienne d’une religiosité poétique – de rapprocher ce site épistémique et celui des Noms Divins, dont nous avons donné les formules dionysiennes. Peut-être la version maïmonidienne a-t-elle, à ce stade du travail, plus de résonance encore : de Dieu, « nous ne savons qu’une chose, qu’il est, mais non pas ce qu’il est ». Mais déjà la phrase de Quintane, selon laquelle « n’importe quel poète vous dira qu’il n’est pas sûr que la poésie existe (c’est comme Dieu) », suggérait un trouble séculier dans un champ poétique travaillé par la question-si.
  • La version de Quintane, d’une indifférence au terme, peut se dire dans les mots de Laplace devant l’objection de Dieu : « je n’ai pas […] besoin de cette hypothèse ».
  • La version de Tarkos, d’une trivialisation des débats autour du terme et d’une voie cataphatique avariante donc désacralisante, peut se dire dans les termes d’une aggravation du quodlibet gleizien : poésie, c’est tout ce qu’on veut, plus un.
Ce trouble séculier, aucun des deux n’en hérite de la tradition dont ils sont pourtant issus, celle de la récusation de la poésie. Plus ou moins paradoxalement, la fidèle évidence de l’objet poésie et le jeu ouvert par l’impossibilité de donner contenu au terme ont dégagé une voie spéculative de la question-de, où « poésie » est
  • toujours l’autre d’une foi positive, naïve, béate dans la poésie (Prigent) ;
  • « le contraire de ce que vous pensez, toujours le contraire, et même elle serait tout simplement le contraire, sa définition la plus simple serait d’être le contraire. » (Gleize)
Cette veine spéculative de la récusation, si elle refusait de définir positivement son objet, tendait néanmoins à en maintenir une détermination normative : il existe une bonne ou une vraie poésie, qui naît du refus de la mauvaise. La poésie y subsistait comme question-de – question interne à la pratique-de et inhérente au souci-de ; elle devait toujours renaître et se réinventer à la faveur d’une cognition de savoir ignorant« épreuve ou exercice de l’ignorance » (Gleize), « déchéance et […] suppression de la connaissance » (Bataille, informant Prigent) – qui la rapprochait d’une sagesse socratique, orgueilleuse et consolatoire : de mon objet je ne sais rien, au moins le sais-je. Encore faut-il ajouter que ces sages, dans leur ignorance, savent reconnaître, quand elle paraît, la bonne ou la vraie poésie. Cette qualité unique résorbant les insuffisances de toutes les autres prises isolément (ici : le discernement sous la forme d’une disponibilité au nouveau), c’est la condition de persistance du modèle sapientiel en régime philosophico-logique : le sophos « connaît toutes choses, sans avoir la science de chacune d’entre elles ».
Modèle épistémologique de la question-si Qu’elle considère la poésie radicalement inconnaissable (inappréhendable jusque dans ses manifestations) ou relativement telle (connaissable au moins en ce qu’elle serait reconnaissable), la question-de ressortit, dans des termes foucaldiens, à l’épistémologie traditionnelle de la connaissance-retard plutôt qu’à une « archéologie du savoir » attentive à la valeur culturelle et sociale des connaissances acquises. Dans cette perspective, la question-de-la-poésie est la question de la connaissance de la poésie qui pose « la nécessité de l’objet qu’elle contemple ». Ce que nous avons appelé la question-si, elle, ne pose pas la question de la « connaissance » de la poésie ; elle porte en revanche un regard soupçonneux sur le savoir à l’œuvre dans « le champ technique et culturel » qui fonde les « maîtrises », donc en premier lieu sur la pertinence du terme « poésie » et le cadre des énoncés s’y rapportant. La question-si s’intéresse au caractère conventionnel de l’inscription dans la classe « poésie » ; elle rejoint là les questions de cet autre de l’épistémologie classique, qu’on l’appelle « constructivisme social » ou « archéologie du savoir-pouvoir ». Ses questions seraient en l’espèce : de quel savoir la localité discursive « poésie » se réclame-t-elle et témoigne-t-elle dans sa dimension institutionnelle ? Quels sont les termes qui assurent sa subsistance, et son autonomie relative ou complète ? Quelles prérogatives informe-t-elle ? Quels privilèges maintient-elle ? Ces privilèges ont-ils l’extension du statut, de la fonction ? Les dépassent-ils ? Quels environnements rhétoriques et politiques véhiculent idéalement ce discours ? Quintane et Tarkos sont, on l’a vu, ce genre de relativistes au moins dans la mesure où leur rapport à l’objet est constructiviste : l’objet s’élabore dans le discours, notamment en testant sa prédicabilité sur l’échelle savoir sémantique - savoir encyclopédique. Sa variabilité même nécessite de faire comparaître l’objet pour récolement, comparaison avec les registres, mise à jour, réévaluation. Ce type de démarche s’intéresse à l’épaisseur institutionnelle des connaissances qui fondent le savoir cristallisé dans l’objet consacré, et de ces connaissances la capitalisation sous la forme de traditions, et de ces traditions le degré de vivacité et de nécrose dans les usages quotidiens. La question n’y est plus – ou pas primordialement – celle du fondement d’un discours, mais celle de sa performance. Et réflexivement : la question n’y est plus celle des raisons de la poésie, sous la forme qu’est-ce que la poésie ?, mais celle des cadres de production de la réalité culturelle « poésie » (la fameuse « psychologie poétique » de Quintane), soit : quelle est la position qui institue, légitime, perpétue tel usage, telle définition du mot « poésie », telle pose de la question-de-la-poésie ? Où la question-si rejoint la question-qui. La question-qui Qui parle ? qui définit ? qui sait ? creusent le qui statutaire du discours de savoir – l’intention sous l’institution, le pulsionnel sous le rationnel, la volonté de pouvoir sous la volonté de savoir –, c’est-à-dire sa situation fonctionnelle plus que sa provenance idéologique. Ici, la question-qui se distingue de celle fréquemment posée dans les années 60 : d’où parles-tu (camarade) ? Celle-ci misait sur la contribution du locuteur dans l’assignation de son discours, manifestant une naïveté rhétorique au résultat paradoxal puisqu’elle consacrait, en voulant la percer, la situation politique consciente comme « lieu sûr » du discours. La question-qui, elle, concerne moins cette situation que le statut épistémique des énoncés dans un environnement de réception aux contours élastiques. C’est que les temps ont changé : dans une France où, au tournant du siècle, le sujet politique ordinaire prétend ne pas faire de politique, il serait vain de chercher à obtenir auprès de lui les gages d’une interlocution rhétoriquement franche. Aux modèles de la situabilité énonciative et de l’autonomie cognitive, le relativiste répond pragmatiquement par la prise en compte du savoir comme fait institutionnel d’exclusion et de domination. Ce faisant il suppose, après la « superstition des logiciens » énoncée par Nietzsche, l’hétéronomie épistémologique qui gouverne aux interlocutions : Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut « je pense ». Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, c’est déjà trop s’avancer que de dire « quelque chose pense », car voilà déjà l’interprétation d’un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : « Penser est une activité, il faut quelqu’un qui agisse, par conséquent… » Le vieil atomisme s’appuyait à peu près sur le même dispositif, pour joindre, à la force qui agit, cette parcelle de matière où réside la force, où celle-ci a son point de départ : l’atome. Les esprits plus rigoureux finirent par se tirer d’affaire sans ce « reste terrestre », et peut-être s’habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit « quelque chose » (à quoi s’est réduit finalement le vénérable moi). On peut penser la suspicion envers le personnage légendaire du poète, au 20e siècle, sur ce mode : comme le pronom sujet « je », l’expression « le poète » tient lieu, chez de nombreux superstitieux de la poésie, d’un « lieu sûr » du discours autorisé de sa provenance archaïque. « Le poète est celui qui… » « transforme », « partage », « recommande », « fait entrer », « tourmente »… Célébrant, alchimiste, messager, inaugurateur, prescripteur ou « mauvaise conscience de son temps », « le poète » se distingue par une maîtrise et un savoir ancestraux. C’est le spécialiste par excellence, celui dont nul ne saurait contester la légitimité depuis le savoir fragmenté des âges séculiers. On se souvient que Quintane, dans l’épisode du « bœuf bourguignon » (Mortinsteinck, 45‑46), concluait qu’il n’y allait pas, dans le maintien de « poésie » comme objet, de célébration comme de récusation, d’un « problème de savoir ou de maîtrise », mais de « désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre » la vraie poésie. Dans un entretien avec Marie Richeux à l’occasion de la parution d’Ultra-Proust, l’autrice conclut sur le même binôme (savoir, maîtrise) une prise de parole qui concerne toute son œuvre : Ce que j’essaie de faire depuis le début : la place de non-spécialiste. […] Quand on vient me voir et qu’on me demande quelque chose en tant que spécialiste […], je ne peux pas répondre à ça en tant que spécialiste. […] J’ai essayé d’avancer sans être spécialiste […] ; quelque chose qui fasse l’aller-retour entre les moments de plongée et les moments où on sort de la flotte. Sans forcément que j’en sache beaucoup plus à la fin qu’au début. Ce n’est pas une idée de maîtrise ou de savoir, au terme de tout ça : c’est une idée de natation – même pas synchronisée. Si la question-qui est centrale pour Quintane, c’est parce que l’élément de conduction des discours n’est pas homogène : il est traversé de degrés divers d’accès à la parole et de légitimité à la prendre, la tenir, la diffuser. La société de spécialisation des savoirs particuliers risquant toujours de devenir une société d’exclusion du savoir en général, il faut, à chaque livre, repasser le seuil des spécialités, et plonger dans les langues spécialistes pour s’en extraire ensuite ; s’immerger dans la langue de quelques-uns, voire d’aucun, pour ensuite écrire dans la langue de tous. Pas de doute, à la lecture de Que faire des classes moyennes ? : pour Quintane, la société française au tournant du siècle est une société de classes. Et, dans le schéma marxiste (à l’auteur duquel Quintane rend « grâces »), une société de classes est essentiellement bâtie sur une division du travail, adossée à une fragmentation des usages, maintenue par une ingénierie sociale qui distribue les spécialités, donc les légitimités à parler. Savoir / maîtrise, métier / spécialité « Dé-spécialiser tout » est un énoncé – typiquement quintanien par la foi qu’il manifeste dans le pouvoir de la réversibilité – qu’on trouve dans le curieux sommaire disposé à la fin de Crâne chaud. Curieux, parce que celui-ci se présente comme une suite d’énoncés sans indices de renvoi (ni numéro de page, ni numéro de chapitre), donnant l’impression d’une synthèse programmatique de l’ouvrage. Mais ce sommaire, bien que libéré de sa stricte fonction d’index, réfère bien à des passages du livre. « Dé-spécialiser tout » renvoie aux pages 180 à 186 qui discutent de la dé-professionnalisation de la philosophie, de la littérature et de la « connaissance sexuelle ». La question des rapports entre savoir et maîtrise s’y trouve posée à nouveaux frais, notamment via la figure de Maître Eckhart, regardé comme un « reformulateur », en langue vulgaire et à destination de laïcs, de concepts philosophiques hérités de la tradition scolastique, de langue latine : Pour la première fois, Eckhart, au XIVe siècle, était parvenu à dire à des laïcs non latinistes des concepts en latin avant formulés pour des universitaires clercs, si bien qu’il avait premièrement pour lui inventé la philosophie allemande et deuxièmement transmis directement et quasi simultanément cette même philosophie allemande à des gens qui n’en avaient jamais entendu parler puisqu’elle n’était pas inventée, en des concepts aussi complexes que l’Un, que l’inhabitation, que le cataphatique et que l’apophatique, en allemand. Déprofessionnalisa-t-il la philosophie une bonne fois pour toutes ? Est-ce qu’une fois que c’est fait, c’est fait ? C’est ce qu’on croit. On croit qu’une fois que c’est fait, il n’y a plus à y revenir, le premier qui s’y est collé suffit. Or Maître Eckhart occupe une place singulière dans l’histoire de la philosophie : il est à la fois Lesemeister (« maître de lecture ») et Lebemeister (« maître de vie »), c’est-à-dire à la fois explicateur de texte, vulgarisateur de concepts, professionnel du prêche, et exégète, expert (en philosophie, philologie, théologie). La méfiance de Quintane devant la « maîtrise » n’est donc pas totale ; mais le discours magistral doit être médié, repris par une instance de « reformulation » auprès de « l’utilisateur », selon ce que nous avons appelé le triangle de la valeur d’usage de la littérature. En occupant deux fonctions de ce triangle (la docte et la didactique), et en veillant à rendre son savoir accessible au commun, le dispositif « Eckhart » chez Quintane fait le boulot, comme le dispositif de l’émission de Brigitte Lahaie dans le même livre. En risquant une prolongation de son discours dans la langue ordinaire, il confronte des concepts techniques à la compréhension commune. Ce faisant, il pose que ce qui se dit en langue docte (ici, le latin) peut se traduire en langue vulgaire. Le maître relativise en fin de compte, et même si c’est encore au prix d’une leçon (ici, sous la forme du sermon), l’autorité liée à son statut : ce que je sais, vous pouvez le savoir. La figure d’Eckhart, dans Crâne chaud, ne se juge pas sur un critère de fidélité historique à la personne du Maître. Elle fonctionne comme exemple d’un dispositif pragmatique qui illustre une différence, fine mais décisive, entre le métier et la spécialité. Cette reconstitution fait écho, pour notre sujet, à deux autres « contes théoriques », c’est-à-dire deux synthèses historiographiques mises à profit pour penser le présent : le premier, c’est le basculement d’une véridiction assertorique, privilège du poète, vers une véridiction apophantique, propre aux discours philosophique et logique ; le second, c’est la professionnalisation simonidienne de la poésie. Les deux contes ont lieu à la jonction de périodes que les études hellénistiques ont pris l’habitude d’appeler « archaïque » (celle des épopées d’Homère, de la Théogonie d’Hésiode, du poème de Parménide) et « classique » (celle, notamment, de la naissance de la philosophie et de la démocratie athénienne). Nous nous appuyons sur ces deux « contes » pour entamer une réflexion sur la spécialisation du discours poétique. C’est un cadre suffisamment large pour répondre aux questions posées, et suffisamment abstrait pour nous protéger d’une approche comparatiste du type « poésie et raison à travers les âges ». Il nous protège aussi de l’écueil du nez collé au corpus, du relevé des emprunts et références aux disciplines abordées, d’une dissémination de remarques sans axe de cohérence. Premier conte théorique : d’alètheia à doxa Nos questions seront dans un premier temps épistémologiques : en étendant, à l’issue de notre première partie, l’expression pas spécialement poétique à l’ensemble de notre corpus, à quelle spécialité poétique se réfère-t-on ? Autrement dit dans les termes de la question-qui, il s’agira de déterminer quelle position face au savoir spécifie traditionnellement la poésie, la distinguant des autres discours. Un des critères possibles de cette contrariété, au moins à partir du 5e siècle av., est que les autres de la poésie partagent un régime de véridiction adossé à ce que nous avons appelé, après Claude Imbert, le « pacte apophantique », qui pose une solidarité entre le logos et le monde des pragmata (des états de choses) sous le contrôle de notions problématiques, la vérité-correspondance, la clarté dénotative, la computabilité des savoirs sur le monde. En somme, le pacte apophantique part du principe qu’il est possible de rendre justice au monde par les mots. La définition strictement poétique du discours apophantique, qui inaugure les logiques vériconditionnelles, conçoit – contrairement à Parménide, et à la suite de l’Étranger du Sophiste de Platon – qu’on puisse dire ce qui n’est pas ; elle place simplement les discours sous le contrôle des notions logiques de vrai et de faux : il est vrai de dire que ce qui est est, et que ce qui n’est pas n’est pas ; il est faux de dire que ce qui est n’est pas, et que ce qui n’est pas est. Conséquence : il existe des degrés de vérité, sensibles aux degrés d’être. Le conte théorique se termine sur la mort d’une conception absolue et sacrée d’alètheia, et la naissance d’une conception relative et scientifique de celle-ci. Cette morale du conte affecte à la fois le poète et ses autres, et fait l’échangeur entre questions épistémologiques et questions rhétorico-poétiques, puisque le nouveau régime modifie radicalement la façon dont on juge, discerne, produit du savoir : non plus par les procédures – oraculaires, ordaliques, épidictiques – qui consacraient la parole efficace du poète, mais par la procédure logique de la démonstration, de nature à produire des énoncés dont la teneur de vérité tient au pacte mimétique entre un jeu de relations syntaxiques et la structure ontologique (substance, prédicat, attribut). Le poète est privé de son statut d’inspiré et des privilèges qui l’accompagnaient (dispenser une vérité que « nul ne […] conteste [et] nul ne […] démontre ») ; d’autre part, la vérité, l’exactitude, la justesse ne sont plus l’apanage d’officiers de la parole mais deviennent des objets politiques (et rhétoriques). Second conte théorique : simonide sécularise et professionnalise la poésie C’est là que s’insère notre second conte théorique : contemporain de ce basculement, Simonide apparaît, à la fin de l’ère des poètes spécialistes, comme le premier poète professionnel : le premier à vendre ses poèmes, le premier à techniciser sa pratique, et le premier à risquer sa parole dans le fourbi démocratique des doxai (les vérités relatives). Le premier, donc, à accepter de politiquement comparaître. Le point de départ du conte, c’est la place et la fonction de la parole poétique en Grèce archaïque telle que nous venons de la décrire : elle est liée au privilège d’un « type d’hommes » qui se soutient d’un « savoir inspiré » par les Muses. La parole du poète correspond à une fonction de l’ordre social : véhiculer la vérité-alètheia. Dans la notion pré-philosophique d’alètheia, la vérité ne se distingue pas fondamentalement de la justice ; de sorte que, dans les sociétés du « prédroit », justesse et justice adhèrent l’une à l’autre. Elles procèdent toutes deux d’une vérité sans partage qui ne donne aucune prise à la contestation ; la justice n’est pas ici soumise au régime de la preuve, pas plus que la justesse ne s’évalue depuis un quelconque état de fait. La poésie est le texte d’une herméneutique inspirée qui maintient la cohérence du récit mythique avec les travaux et les jours. C’est parce que le poète de cette ère « collabore directement à la mise en ordre du monde » que Detienne, dans Les Maîtres de Vérité..., n’hésite pas à le qualifier de « fonctionnaire de la souveraineté ». Là, l’expression est plaisante ; ici, elle est concordante : on se souvient que la notion de souveraineté servait d’appui à Quintane pour critiquer une tradition sacralisatrice en littérature. Cette concordance demeurerait anecdotique si une autre ne venait confirmer qu’il y va, dans le vague de l’intrigue superlongue, d’une même question : celle de la « sécularisation » de la poésie. On trouve l’expression chez Detienne à propos du « projet » de Simonide. Celui-ci sécularise la poésie en ce qu’il
  • en conteste l’institution (la légitimité du savoir dont s’autorise sa parole),
  • émancipe la poésie des rôles qui lui revenaient de droit dans la société archaïque (dire l’éloge et le blâme notamment),
  • fait d’une ancienne prérogative d’inspiré (la mémoire-mnêmosúnê) une compétence (tekhnê) du monde : la mnémotechnique,
  • et transforme ce que Platon nomme la « possession » poétique – c’est-à-dire un don qui fondait l’idée que le poète était sciens nesciens l’interprète de la providence – en pratique autonome (Simonide, notamment, monnaye ses poèmes).
Ce faisant, il récuse l’alèthurgie archaïque et affirme l’appartenance du poème au monde des doxai. Quand Simonide déclare que le dokein l’emporte sur l’Alètheia, d’une part, il rompt de la façon le plus nette avec toute la tradition poétique dont l’Alètheia est une valeur essentielle, mais, d’autre part, il affirme clairement sa volonté de séculariser la poésie, puisque, à un mode de connaissance exceptionnel et privilégié, il substitue le type de savoir le plus « politique » et le moins religieux qui soit.
D’une loi transcendante de la parole à une norme politique du discours Mais, selon une formule quintanienne récurrente, que ça ait été fait ne signifie pas que ce soit fait, une bonne fois pour toutes. L’idée d’une nécessaire sécularisation de la poésie, et son articulation au problème de la justification du savoir, nous la retrouvons chez Quintane, dans un texte figurant dans l’ouvrage collectif L’illisibilité en questions : Nous souscrivons tous (Jaccottet, Roubaud, Christian Prigent, Michel Deguy ou Jean-Marie Gleize), à divers degrés, plus ou moins mais quand même, à l’idée que séculariser la poésie (poursuivre la sécularisation de la poésie) est le seul moyen de pouvoir continuer à y croire, c’est-à-dire à en faire. D’une certaine manière, nous ne cherchons pas tant que ça à échapper au principe du tiers exclu, à construire un troisième terme. Il est symptomatique que l’exemple choisi par Quintane pour illustrer cette sécularisation se réfère au principe aristotélicien du tiers-exclu qui, articulé au principe de non-contradiction, fonde la logique classique, solidaire du schéma apophantique. C’est comme si Quintane nous ramenait à l’époque de nos deux contes théoriques. Les contes apophantique et simonidien éclairent peut-être aussi un curieux syntagme du « Manifeste Chou ». On a vu que Tarkos, dans ce texte, mimait la fâcherie en poésie : Cela ne peut plus durer. Cela part dans tous les sens, les poètes créent sans se soucier des lois des phores. On ne sait plus ce qu’on dit. Or ces « lois des phores » demeuraient pour nous jusque-là mystérieuses. Phore ne signifie rien en lui-même ; c’est un affixe grec qui a deux fonctions : dire le porteur et dire le véhicule. On peut imaginer, suivant les considérations de Detienne dans Les Maîtres de Vérité…, que cette double signification est la trace de l’indistinction archaïque entre le fait d’être porteur (statutaire) d’une parole, et le fait d’en être (par le don des Muses) le simple véhicule – le poète archaïque était bien, à l’instar du devin et du « roi de justice », porteur et « véhicule de vérité », porteur et véhicule de mémoire. La logique vérifonctionnelle contemporaine a par ailleurs inventé un mot pour indiquer ce qui, dans une proposition, « peut être dit vrai ou faux et rien d’autre » : truth-bearer, ou « vériporteur ». Le vériporteur ne désigne pas l’émetteur d’une parole mais la partie d’un énoncé qui rend cet énoncé vrai. Il n’y a donc pas de vériporteur dans les types d’énoncé non susceptibles de vérité ou de fausseté – ceux qu’Aristote exclut de l’orbe apophantique (commandement/ordre, prière/louange). Ce passage d’un paradigme alèthurgique à un paradigme vériconditionnel, et d’une figure aléthéphore incarnée à un critère logique de vériport, illustre ce qui relie Tarkos à notre intrigue longue : dans un monde où les lois hétéronomes du discours remplacent « les lois des phores », aucun savoir stable n’est plus possible. « On ne sait plus ce qu’on dit », et c’est à partir de ce constat « manifeste » qu’un poète conséquent devra désormais travailler, « trouver de quoi vivre », « des raisons de continuer ». L’ère post-simonidienne du soupçon se caractérise par le fait que la poésie n’est effectivement plus un lieu consacré mais un lieu ordinaire du discours. L’environnement de réception du discours poétique est potentiellement aussi vaste et aussi restreint que pour n’importe quel autre discours situé ; son audibilité n’est plus celle, absolue, d’une profération qui le traverse et d’une vérité inspirée, mais celle, relative, d’un énoncé techniquement travaillé et adressé à la sensibilité et l’intelligence communes. Ce passage, du non-lieu (excepté, absous, maintenu hors du jeu) au lieu commun, correspond au passage d’une loi transcendante de la parole à une norme politique du discours. Sur ce nouveau terrain, le problème du poète n’est pas la vocation ou le sort d’un « type d’hommes / d’êtres humains » (Prigent/Detienne) et le travail singulier de ce fatum, mais la distribution symbolique des paroles qui conditionne la performance de la sienne. Un poète est un généraliste ; il est un des porteurs du « bavardage » dénoncé par Pindare, et du savoir commun dont ce bavardage procède. Il parle de savoir, sait d’avoir appris, apprend de pratiquer, et surtout – renégociation des termes de la docte ignorance – il sait ce qu’il fait en ne sachant pas ce qu’il dit.

2.1. Le logothète et le parlant ordinaire

Introduction : Division du prophétariat

Le philosophe en généralisteAu centre de la société de spécialisation des savoirs, Platon a placé dans la personne du philosophe une figure médiatrice singulière, en partie héritière de celle du sage (sophós), mais d’un sage qui ferait de la politique, c’est-à-dire qui accepterait de faire comparaître son discours au même tribunal que les autres. La philosophie des Dialogues parle la langue de tous, et c’est de là qu’elle tire sa légitimité transversale à interroger les croyances de chacun, depuis des valeurs épistémiques elles-mêmes transversales, comme la vérité factuelle et la fiabilité des raisons. La chenille maïeutique des questions/réponses mime idéalement le mouvement de la pensée dianoétique (l’entretien intérieur) en produisant – comme on produit des témoins à la barre – les doutes et les atermoiements, ce qu’une idéalité de la fonction sociale armée de compétence interdit. Chacun parle de ce qu’il connaît ; le philosophe interroge ce savoir. Ce faisant, il compte sur la sincérité du vouloir savoir de son interlocuteur pour mettre au jour les illusions dont ce savoir procède et les abus de pouvoir auxquels il conduit. C’est particulièrement le cas dans le dialogue consacré à la poésie. Mais le grand thème de l’Ion est autant la place de la poésie, et ses prétentions à parler en connaissance de cause, que cette société de spécialisation où le savoir cocher appartient au cocher, le savoir bouvier au bouvier. La philosophie y joue le rôle d’instance de contrôle des savoirs spécifiques. Elle est cette thérapeutique fonctionnelle qui met au travail les esprits séparés dans le corps social. À l’esprit de spécialité, qui caractérise les corporations isolément vertueuses, le philosophe oppose un esprit de synthèse à vocation grand-inclusive, dont la procédure majeure est le questionnement tatillon des présupposés qui donnent l’illusion qu’on sait, donc qu’on est fondé à parler. Diagnostic platonicien sur la poésieDans la version socratique de la dispute avec la poésie, le philosophe est celui qui piège le poète dans les rets dialectiques pour lui tirer l’aveu penaud de son inutilité et prononcer, sous la forme humiliante d’une dernière concession, un jugement ordinaire (celui de l’honnête homme laissant agir son doute) qui entraîne un jugement décisif (celui d’un juge – en l’occurrence, le bannissement). Le philosophe triomphe de « l’ancien maître » ; il conquiert « le pouvoir de dire à l’autre ce qu’il est et ce qu’il fait, mieux et autrement que cet autre ». Et ce que cet autre est, en l’espèce du poète, c’est de trop dans le corps social. On sait qu’au bon gouvernement de la cité, Platon place comme condition première et absolue ce bannissement dont la justification tient en trois sentences :
  1. Le poète ne sait pas ce qu’il dit.
  2. Le poète n’est le spécialiste de rien.
  3. Le poète n’est capable ni de vérité ni d’opinions justes.
Platon place le poète en régime post-simonidien devant ses contradictions : il ne peut pas être à la fois « homme de métier » et « homme divin », homme de maîtrise et d’inspiration. Et c’est dans le métier que le poète resquille : fidèle au schème archaïque, l’auteur des Dialogues apparente la parole des poètes à celle des « devins » et des « prophètes » ; cette parole, comme le résume Detienne, « n’est pas la manifestation d’une volonté ou d’une pensée individuelle, elle n’est pas l’expression d’un agent, d’un moi. […] [E]lle est l’attribut, le privilège d’une fonction sociale ». Or cette fonction se périme dans la cité où la parole est à la fois bien commun et outil logistique d’organisation des savoirs. Dans ce schéma, l’interrogation critique du discours philosophique, sa dialectique tatillonne, s’oppose au caractère assertorique des vérités poétiques. Idéalisme archaïsantLa récusation platonicienne joue paradoxalement comme mythe fondateur pour les traditions célébrantes de la poésie ; son récit alimente l’idée d’un « âge des héros » où le poète garantissait, sous l’ordre des récits mythiques, la cohésion sociale et l’inerrance destinale de la communauté. Pour de nombreux Classiques (Vico, Rousseau, Hamann, Herder, jusqu’à Jochmann), notre poésie est un reliquat de la langue naturelle des Anciens, chez qui régnait l’unité cohérente de la parole et de l’action, du travail et du jeu, des passions et des intérêts. C’est le même mythème héroïque, dans tout le trivial de sa version chauvine, qui soutient la célébration heideggerienne de la poésie de Hölderlin : ayant traduit alètheia par Unverborgenheit (non-voilement), Heidegger fait du poète le héraut d’une poésie intime de l’Être, capable d’une connaissance prélogique et d’une véridiction non prédicative – mais par là-même paria de la société de rationalisation. La poésie, « c’est autre chose »Car la poésie ne prédique pas, ne compte pas ses billes, ne mesure pas ses effets ; elle n’utilise pas le langage au sens où – formule aristotélicienne de l’apophantique – elle dirait quelque chose de quelque chose. C’est le célèbre point de vue de Sartre, qui excepte (exclut et dispense) la poésie des procédures de vérité : Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. Or, comme c’est dans et par le langage conçu comme une espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s’imaginer qu’ils visent à discerner le vrai ni à l’exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l’objet nommé. […] Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c’est autre chose. […] En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. La poésie, parce qu’elle refuse le gambit auquel le pacte apophantique astreint (« le perpétuel sacrifice du nom à l’objet nommé »), est un art séparé du jeu ordinaire du langage (qui doit permettre d’exposer le vrai et de le discerner de ses voiles) ; la langue n’est pas son médium mais son matériau, et si les mots sont des choses parmi les choses, alors c’est le répons de la référence qui se brise. Sartre, à sa manière, poursuit le « conte théorique » qui fait l’Histoire congrue (« le poète » « a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique »). Sa dramatisation de l’épisode transforme la récusation du poète par le philosophe en récit d’un départ princier du poète ; ce faisant, Sartre maintient le mystère autour de praticiens de la parole exclus du tiers-exclu : ni ne parlent, ni ne se taisent. Qu’il lui refuse la capacité de dire le vrai, ou qu’il la consacre lieu privilégié des véridictions, pour le philosophe, semble-t-il, la poésie, « c’est autre chose » qu’une procédure consciente de connaissance des objets et d’examen des causes et des fins. La maïeutique platonicienne aboutissait à l’aveu consenti des dupes : je ne savais pas que je savais. Au 20e siècle, la « troisième blessure narcissique » (Freud), via le mythe œdipien, mène au soupçon de soi embarqué dans le moi : je ne sais même pas que je ne sais pas. Or si être parlé est la condition ordinaire, le motif platonicien du poète objet ou véhicule de sa parole ne peut se maintenir comme exception en regard d’un discours raisonnable qui, lui, aurait un sujet pour auteur. On se souvient que dans « Monstres et Couillons », Quintane note l’inconséquence des poètes-métaphysiciens : …certes, le sujet n’est plus ce qu’il était, il n’est plus que l’ombre de lui-même – et cela, nous l’acceptons, ou plutôt, nous ne pouvons pas faire autrement, dans l’état actuel de la pensée, que de l’accepter –, mais cela n’empêche pas qu’il y ait Sujet, quand même, malgré tout. […] Ah ! le Sujet pensant n’existe pas, ça c’est sûr, au feu Descartes! (je sens donc je suis), mais le Sujet existant, hein, hé hé, vous allez quand même pas zigouiller le Sujet existant, ce serait pas sympa, d’autant plus que du coup j’aurais du mal à le signer, mon petit poème, parce que vous comprenez, mon petit poème, il vient de mon expérience incompressible, il vient du sentiment de mon sentiment, il vient du cœur de mon cœur – vous allez pas me la voler, mon expérience extatique de moi-même, bordel ! Cette inconséquence est bien une sublimation, si on entend dans le terme l’écho de ses sens physique, psychanalytique et rhétorique : le « sujet » (cette position fonctionnelle dans l’énonciation, conceptuellement solide) y est remplacé par le « Sujet » (l’idéalité gazeuse d’une instance auctoriale sui-référentielle). Cette sublimation est aussi une forme d’exaltation et d’exceptation : les raisons du poète (« sentiment de mon sentiment », « cœur de mon cœur ») sont toujours personnelles, insondables et privées, comme celle du croyant en dernier ressort. Le poète métaphysicianisant se range ainsi à l’avis du philosophe le concernant : je suis « autre chose ». La poésie comme autre de la philosophieOn peut établir une liste restreinte des questions critérielles par lesquelles le discours philosophique spécifie le discours poétique comme l’autre du discours rationnel :
  1. la question des ressources spécifiques (lexique, syntaxe) ;
  2. la question de la représentation dans le discours des intentions ou vouloirs-dire ; posée de manière pragmatique, cette question couvre les distinctions traditionnelles de mention et d’usage, de nomination et de prédication.
La relation de la poésie à la philosophie selon ces deux axes tient à la fois d’une complémentarité et d’une concurrence :
  1. Au plan lexico-syntaxique, de même que la poésie est à la fois la trace d’une langue naturelle (cliché classique) et un langage spécifique (cliché post-romantique), la philosophie est à la fois la langue du bon sens, de la curiosité naturelle, de l’entretien intérieur de tout honnête homme, et la langue de l’abstraction métaphysique, de la technique conceptuelle.
  2. Au plan poétique, un cliché définit la poésie par ses ressources propres, comme relevant de la pure mention ou d’actes impérieux de nomination (par opposition à la rationalité discursive ayant les mots en usage).
De ce schéma, un portrait du poète amplement calqué sur le schème archaïque (« pré-simonidien », dans les termes de notre conte), notamment dans sa proximité avec la figure du prophète :
  • sa parole est une institution du langage ;
  • sa langue est ab-solue, détachée du tissu référentiel qui fait les usages ordinaires.

2.1.1. Permanence du schème archaïque

Nous sommes encore en domaine romantique – d’un seul tenant, la fin du XVIIIe et aujourd’hui.

2.1.1.1. « Le poème », « le poète »

4717. LE poète ? ouille ! Des poètes, oui.
4718. « Poète » est un nom, un nom propre avec, éventuellement, le supplément d’un qualificatif, d’un nom de rue, d’une statue, d’un monument…
4719. Un nom de poète mis sous un poème est comme un mot indo-européen reconstruit :
4720. Les poètes ? Peut-être.
Une parole exceptéeDans son Petit manuel d’inesthétique (1998), Alain Badiou oppose, après Platon, la poésie à la dianoia, cet « entretien de l’âme avec elle-même ». Il y retient moins la dimension intime que le caractère discursif, moins l’interrogation des raisons que l’exposition ordonnée de ces raisons : À quoi, dans la pensée, la poésie s’oppose-t-elle ? […] Platon est très clair sur ce point : ce que la poésie interdit, c’est la pensée discursive, la dianoia. Le poème, dit Platon, est « ruine de la discursivité de ceux qui l’écoutent ». La dianoia, c’est la pensée qui va à travers, la pensée qui enchaîne et déduit. Le poème, lui, est affirmation et délectation, il ne va pas à travers, il se tient sur le seuil. Le vis-à-vis de la dianoia permet de reconstituer ce commode autre de la pensée philosophique, « le poème », dans les moules de la statuaire archaïque : parole hiératique et charmeuse (vs démonstration probante), arbitraire princier des raisons (vs leur motivation rationnelle). Considérons l’hypothèse depuis les contes grecs de notre introduction : « le poème » précède, sourd et terrible, la pensée articulée. Sa permanence « sur le seuil » dit la disposition anthropologique aussi ancienne, constante et nécessaire que le sacré . « Le poème », c’est le début de l’histoire toujours reraconté (de tous temps les hommes ont…) ; la philosophie c’est une ère nouvelle, un pas gagné, le premier coup de l’Histoire. Cette tendance archaïsante devant la poésie n’est pas propre au philosophe français le plus célèbre du tournant du siècle ; c’est celle de nombreux discours portés sur la poésie par la philosophie et les sciences humaines de l’âge classique à nos jours. Alors que partout ailleurs la thèse fixiste est considérée comme un idéalisme poussiéreux, il semble que « le poème » doive demeurer la marque d’une aspiration essentielle, manifeste à toute époque en tout lieu. « Le poème » des philosophes fait comme la France des Mémoires du Général de Gaulle, motif d’hébétude chez Quintane : il « vient du fond des âges ». La distinction essentielle entre poète et philosophe se fait pour Badiou sur le plan des raisons :
  • le poète n’a pas à donner les siennes : il est comme sa rose, ohne warum, aut-hentique (Badiou dit après Lacan : il « ne s’autorise que de lui-même ») ;
  • le philosophe, lui, est tenu par un système de légitimation, responsable de son usage des mots devant l’usage commun de ces mêmes mots.
La polarité de la « vieille opposition » est celle-ci : parole exceptée (sans fond) et libre d’attaches (sans fonds) vs parole indexée (fondée) sur l’usage commun. La philosophie est une adressée universelle, attentive aux raisons particulières, à leur co-ordination, à leur caractère véritatif ; la parole poétique est impérieuse et autonome, à la fois « libérée » de la civilité discursive qui canalise les vouloirs-dire, et relevée du Fond Diffus Doxologique (la rumeur démocratique des discours et des opinions) qui conditionne les vouloirs-ouïr.
Représentation du fond diffus cosmologique (Cosmic microwave background) par l’Observatoire Planck de l’Agence Spatiale Européenne. Le fond diffus cosmologique est une sorte de « photo de l’univers primordial », 380 000 ans après le Big-Bang.
Le partage badiousien repasse le seuil des deux contes théoriques mais le maintient comme frontière :
  • la parole philosophique n’est l’apanage d’aucun, c’est simplement la voie de qui ne se prévaut pas d’être quelqu’un ;
  • parce qu’elle est anti-statutaire et non-fonctionnaire, elle s’oppose à la parole des « roi[s], [des] devin[s], [des] prophète[s] », figures de l’« inspir[ation] » ou du « pouvoir ».
L’absente du sens communSi le philosophe peut compter, pour convaincre, sur « l’impavide enchaînement des preuves » dont procède son discours, c’est que le sens commun est placé sous la condition stable du pacte apophantique. Dans les termes de Foucault : l’énoncé philosophique, sous ce régime, est censé établir un rapport entre ce qui est dit et ce dont il est dit « au seul niveau (toujours idéal) de la signification ». De là la certitude du philosophe quant à son adresse : c’est dans la mesure où celui-ci dispose ordinairement des mots que sa parole est partageable au-delà des contours singuliers de son expérience de parlant. Cette mesure ordinaire n’est pas celle du poète, qui, même s’il a pour objet de « charmer les contemporains », a moins « la langue » comme étalon d’une sensibilité commune que comme fortune individuelle, ressource et sort, ressort. Le poème, à cet égard, est une manipulation linguistique sans opération de sens commun : La poésie en tant que telle est toujours affirmative dans son essence, parce qu’elle est une profération qui, ne s’autorisant que d’elle-même, n’a pas à traverser négativement quelque chose venu de l’extérieur pour se constituer dans son affirmation propre. […] La seule chose qu’elle traverse, c’est la langue. N’ayant pas à faire avec le dehors contraignant des usages, « le poète » est tenu quitte d’une participation au double idéal démocratique d’égalité et de responsabilité des discours. Parce qu’il est issu de l’obscure ère du « prédroit » où la parole était un acte, d’un « âge héroïque » où les hommes congruaient dans leurs statuts, on lui accorde, dans la cité, de n’être pas tout à fait un civil. Pour les perpétuateurs du schème archaïque, « le poète » n’est pas un parlant parmi les parlants, c’est une figure-signe de l’ordre social, dont le mode de présence n’est pas la représentation politique mais la lieu-tenance héraldique : « le poète » tient lieu, du 5e siècle avant au 21e siècle après, d’un fond-des-âges où tout était poétique et rien franchement politique.

2.1.1.2. L’instituteur princier du langage

Il faudrait faire voir que le langage contient des ressources émotives mêlées à ses propriétés pratiques directement significatives. Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en évidence et en action ces puissances de mouvement et d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle, qui sont confondues dans le langage usuel avec les signes et les moyens de communication de la vie ordinaire et superficielle. Le poète se consacre et se consume donc à définir et à construire un langage dans le langage… La poésie n’est pas un « emploi » de la langue. […] Tous les mots d’une langue ne se prêtent pas au même degré à l’intention poétique. Mythème de la logothétieDans l’ordre de ce type de discours, « le poète » est, pour paraphraser doublement Baudelaire, celui qui s’aime mieux « saint pour soi-même » qu’« homme utile ». S’il n’a pas à motiver sa pratique, s’il n’a pas à faire comparaître politiquement ses raisons, c’est que son adresse n’est pas soumise à l’exigence ultime d’univocité. Ses équivoques sont celles des dieux, de leurs raisons, de leur justice. Sa parole est efficace dans le cadre symbolique garanti par les institutions « prépolitiques » (ordalie, divination) qui lui donnent mandat ; parmi ces institutions : celle du langage, elle-même cosmique (elle participe d’un monde clos, soumis à l’ordre de ses générations premières). Dans un monde en deuil d’une telle efficacité, « le poète » est celui dont on aime imaginer, au-delà de la réserve platonicienne, qu’il remotive l’institution du langage que fatiguent la querelle politique quotidienne, les malfaçons sophistiques et les bavardages rhétoriques. Un mythème soutient l’archaïsme du poète retrempeur des mots : celui de la logothétie, c’est-à-dire du privilège de la création en langue. Le logothète est, dans sa version originale (« adamique »), un nomothète ; il donne leur sens aux mots, non pas, progressivement, par l’usage, mais par une sorte de juste frappe ; et dans la mesure où ces mots sont des noms, ce sens est nécessairement, en termes logiques, prépropositionnel, ou antéprédicatif. C’est seulement sur la base du registre adamique que les noms s’offrent à l’usage – usage dont on jugera d’après la conformité au registre, l’écart à la valeur de frappe initiale. Institutio nominis et geste nomenclateurLa proximité d’un certain discours de la philosophie sur la poésie avec le mythème de la logothétie – et, plus largement, l’idée d’une vocation de la poésie à la (ré)génération du sens – est sensible jusque dans le lexique : de même que l’activité du logothète est, chez les Scolastiques, l’institution des noms (institutio nominis) ou l’imposition de sens à des mots (impositio vocis ad significandum), le poète, chez Heidegger et ses émules francophones, stiftet (institue, instaure, fonde) son être par un « dire » dont la résonance est fonction de l’accord entre lui et le monde. La fertilité mystique du thème adamique et du vocabulaire de l’institutio est attestée, par exemple par de Certeau qui, lisant Jean de la Croix, Angelus Silesius, Hölderlin ou René Char, conjugue les deux motifs de l’autonomie et de la possession : Est poésie ce que rien n’autorise, ni l’ordre d’un signifié, ni le référentiel d’une réalité. Le poète obéit à une nomination instauratrice dont il devient l’énonciateur. […] Le poète est dérobé par cet excès qui nomme et qui n’est pas nommable. Il est « frappé » par ce qu’il joue. […] L’originaire se rapporte non à ce qui le précède, mais à ce qu’il instaure. « La poésie ne naît pas : elle engendre. » Elle se reconnaît à ce qu’elle fait naître. Le « Mot poétique », une hypostasePlus amont, l’histoire naturelle d’un Vico baptise les premiers parlants « poètes théologiens » : les sons de leurs mots adhèrent aux choses pour dire les « universaux fantastiques » d’un temps d’avant la Querelle. Vico pose qu’au fond de toute nomination il y a baptême, et nom propre à l’origine de tout nom commun ; aussi l’onomatothétie adamique est-elle pour lui un acte de nomenclature augural : chaque chose du monde n’y gambade qu’une fois inscrite à l’inventaire. L’étymologie, vérifoncteur ultime chez Vico, en atteste : en grec et en latin, « les mots nom et nature sont synonymes ». Le modèle de découpe et de composition est encore celui de l’héraldique : la langue est composée d’unités discrètes (les mots), dont certains (les noms) tiennent lieu d’éléments tangibles et sensibles de la réalité. L’origine du langage n’est envisagée que sous la forme d’une ontogenèse monosyllabique, où une catégorie de mots succède à une autre ; l’instrument systématique du pouvoir-dire canalise les vouloirs-dire individuels (« l’ordre des idées doit suivre l’ordre des institutions »). C’est encore le « Mot » qui constitue le matériau poétique par excellence pour un Barthes. Valéry concevait la poésie comme « langage dans le langage » ; Barthes semble en faire un lexique dans le lexique. « Le poète moderne », contrairement au « poète classique », « institue [sa] parole comme une Nature fermée » dans les langues naturelles, comme un trésor dans le trésor. L’autonomie du « mot » poétique tient à la « rencontre d’un signe et d’une intention », à l’adhésion de la parole et du parlant au-delà des « figures de l’Histoire ou de la sociabilité ». Alèthurgie prophétiqueLe motif d’une parole poétique « sans fond », franche de tout contexte, pure profération et pure « présentation » du « Mot » hypostasié, confirme l’ancrage prophético-mystique du mythème. Son vocabulaire est celui du sublime esthétique : beauté terrible, incommensurable, incommunicable, des hauteurs et des profondeurs. La « poésie moderne », ça n’est décidément plus une simple affaire de technique ou de goût ; ça n’est plus ce sous-continent des Lettres aux préoccupations mondaines : le « Mot » du poète moderne est l’opérateur « total » d’une véridiction insensible aux critères logiques de vérité et de fausseté (on retrouve ici la ressource, plus ou moins mythique, de l’alèthurgie archaïque et de l’Unverborgenheit de Heidegger). Le vrai et le faux sont des fonctions de la langue ordinaire ; or, dans les mots de Barthes, la poésie « détruit la nature spontanément fonctionnelle du langage ». Dans ceux de Heidegger : Le sculpteur use (gebraucht) bien de la pierre comme le fait, encore qu’à sa manière, le maçon. Mais il ne l’utilise (verbraucht) pas. Cela n’arrive, en un sens, que lorsque l’œuvre échoue. De même, le peintre use (gebraucht) bien de couleurs (Farbstoff), mais de telle sorte que leur coloris (Farbe) non seulement n’est pas consommé (verbraucht), mais parvient par là même à l’éclat. Et le poète use (gebraucht) bien de mots, mais non pas comme ceux qui parlent ou écrivent communément (die gewöhnlich Redenden und Schreibenden) et, ainsi, usent (verbrauchen) nécessairement les mots. Il en use (gebraucht) de telle sorte que le mot devient et reste vraiment une parole (das Wort erst wahrhaft ein Wort wird und bleibt). Mot, Parole, VerbeLa distinction entre gebrauchen (user de quelque chose, l’utiliser) et verbrauchen (user quelque chose, le consommer ; mais aussi : instrumenter quelque chose, l’utiliser dans un but précis) institue une polarité morale entre deux usages du monde, dont l’essence distincte est comme prouvée par une distinction lexicalisée : d’un côté, la sublimation artistique qui transforme et raffine ; de l’autre l’usure, l’instrumentation qui consume et abîme. Le matériau élémentaire du raffinement poétique, c’est le « mot ». La traduction citée (W. Brokmeier) fait bien de traduire les deux occurrences du mot « Wort » par deux termes distincts (« mot » puis « parole ») ; le texte heideggerien joue en effet du double sens du singulier Wort : les première et deuxième occurrences sont censées être aussi différemment connotées que le Farbstoff (la couleur comme substance chimique) et la Farbe (la couleur comme teinte, comme matériau expressif dans la peinture). Le jeu sur Wort ne devient cependant explicite qu’au pluriel, dans la suite des Holzwege :
  • les mots comme unité lexicales, c’est die Wörter ;
  • les mots comme unité expressive continue de la parole (formule biblique, parole prophétique, promesse), c’est die Worte.
« Juste frappe »On retrouve ce que nous avons appelé l’idéal héraldique du cliché archaïque : le poète est l’homme de la juste frappe, qui sait donner aux mots la valeur d’une parole. Cette transformation est un chérissement, contre la dépréciation des mots à laquelle les expose l’usager ordinaire. Le poète a les mots comme devise, valeur indicielle ; le parlant ordinaire les a comme monnaie de singe dans un monde où le quidam – le man – est essentiellement dupe de ses usages du monde. La parole idéale est parole économe : « la langue devrait […], pour nommer ce qui est régnant dans l’Être [das Wesende des Seins], trouver un seul mot, le mot unique [ein einziges, das einzige Wort] ». Dans Violence et langage, paru cinq ans après la première édition française des Holzwege, Paul Ricœur reprend les éléments de lexique heideggerien : « la particularité violente du poète » s’exprime « dans la frappe du mot, dans la force de frappe du mot ». « Le mot poétique » est « une ouverture » et « une capture ». « L’homme violent surgit au point même où l’être et le sens se déploient : dans l’événement, dans l’échéance du mot. Le poète est ce violent qui contraint les choses à parler. C’est le rapt poétique. » Événement, échéance, occasion : le poète est l’homme du kairos, dont la frappe juste et sèche libère la fruition commune de l’être et du sens. Le vocabulaire tient à la fois du sublime rhétorique (le grand style est seigneurial : il frappe juste et fort) et du sublime esthétique (le « rapt » : Erhabene chez Kant, « frappant » et « ravi[ssant] » chez Boileau). La poésie y tient du geste synthétique, rituel, presque auspicieux, qui effectue une découpe nette dans ce qui, pour le commun, demeure informe ou sans mesure. De Heidegger à Barthes, tout un pan du discours sur la poésie établit une connivence entre Modernité et Âge archaïque, reparcourant le trajet d’une sécularisation de la poésie mais en sens inverse : la poésie moderne ré-instaure le mystère de ce qui était devenu, à l’âge « classique », une habileté technique, un vis-à-vis décoratif de la prose, un métier. Le conte théorique est rétro-simonidien ; c’est l’histoire du passage de la petite cuisine d’une technè du langage à l’expérience limite d’une alchimie du verbe. Le « mot poétique » de Barthes doit probablement s’entendre, à cet égard, d’après la distinction heideggerienne entre Wörter et Worte. Cette fine différence, entre le kit analytique de la langue instrumentale et le matériau synthétique de la langue poétique, est centrale dans le regard, essentiellement apologétique, porté par toute une philosophie sur la poésie : la langue du philosophe tend au langage formel ; la poésie, elle, porte authentiquement la trace des langues naturelles.

2.1.2. Le mot

2.1.2.1. Les mots ne veulent rien dire

Pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire. La « pâte-mot » de TarkosLe poète-logothète des philosophes modernes est un Adam à la fois dispersé et isolé dans la foule des parlants ordinaires qui, eux, usent du langage (le double sens du verbe « user » fait résonner le programme de rénovation d’un logothète déclaré : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu »). Au présent, un poéticien comme Jean-Claude Pinson, dans une veine à la fois barthésienne (« la chair des mots ») et badiousienne (« les emboîtements et les enchaînements » de la dianoia philosophique), perpétue la vieille opposition entre le philosophe, utilisateur conséquent du langage, et son autre, requis par la matérialité des mots : Attachée qu’elle est à « l’or du signifié », à l’analyse de ses emboîtements et enchaînements, la philosophie est aussi encline, presque constitutivement, à se détourner de la chair des mots. Elle use des mots, note Sartre, comme de simples signes, là où le poète en pétrit la « pâte » comme s’ils étaient des choses. Ou encore, comme le souligne la réplique fameuse de Mallarmé à Degas, la poésie ne se fait pas avec des idées ; elle se fait avec des mots. Cette opposition tranchée entre poésie et philosophie trahit déjà une théorie du langage : l’hypostase du « mot » d’un côté, des « idées » de l’autre, comme l’étrangeté supposée du langage-instrument au langage-matériau, structurent deux vocations institutrices en langue, et empêchent de penser la langue dans sa dimension la plus ordinaire, la plus conventionnelle, comme élément d’interlocutions où vouloirs/pouvoirs-dire et vouloirs/pouvoirs-ouïr négocient constamment le sens. C’est cette dimension que permet d’appréhender la notion tarkossienne de « pâte-mots » – notion qui, nous allons le voir, a moins à voir avec la « pâte » des « mots » dont parle Pinson qu’avec les philosophies pragmatiques du langage. Les définitions que Tarkos donne de la « pâte-mots » sont toutes solidaires de déclarations selon lesquelles « les mots n’existent pas » ou, selon la version d’une des Caisses : Le mot mot ment. Le mot mot ne veut rien dire. Pas un mot ne se met à être. Pour qu’un mot existe il faudrait qu’il veuille dire quelque chose. Un être pourrait être désigné. Un mot pourrait vouloir dire quelque chose. Un mot désignerait un être. Le mot saurait faire le mot mot. Le mot mot n’existe pas. La condition d’une réflexion sur la langue dont « pâte-mots » serait la notion unique (et essentiellement descriptive), c’est la reconnaissance du caractère trompeur du contrat référentiel qui lie monde et langage. Cette reconnaissance naît d’un triple refus :
  • le refus de la correspondance entre unité lexicale du sens et unité expressive du discours ;
  • le refus d’une limitation de la question du sens à la catégorie de signification, qui s’attache traditionnellement au contenu propositionnel (Tarkos lui préfère la notion pragmatique de vouloir-dire) ;
  • le refus de la confusion entre lieu-tenance conventionnelle du signe et présence de l’objet dans le nom (« un mot désignerait un être »).
Si les termes de ce contrat référentiel sont irrecevables, c’est d’abord le fait d’une entrave : nous n’avons pas la liberté d’associer mots et choses parce que les mots, qui viennent « par groupe », sont déjà engagés dans un rapport qui adhère à tout vouloir-dire : Tout colle. […] Il n’y a plus de mots. Tout ce qu’on va dire, tout ce qu’on peut dire, c’est fait de groupes de mots. Le sens est donné par des groupes de mots, pas par des mots tout seuls, […] et ces groupes de mots sont attachés à des relations, et les relations […], on sait ce qu’elles sont les relations en général : elles sont pas très bonnes en général. […] Elles sont déjà toutes fourrées d’intérêts et de structures. Création de sens / négociation du sensIl n’y a donc pas, pour Tarkos, création de sens à proprement parler, mais négociation de sens avec une nature saturée (le signe), prise de sens aussi peu décisive qu’une « petite bulle, un petit soufflé comme ça sur les relations qu’on a déjà ». Dans sa version radicale, la thèse affirme qu’« on pourrait utiliser n’importe quelle expression c’est pas grave de toutes les façons les relations elles restent ce qu’elles sont ». L’idée d’une précédence des relations, dont les vouloirs-dire ne sont qu’un « reflet », informe une position sceptique devant l’expression, corollaire d’une position identique devant l’intériorité, qui toutes deux rappellent un livre important pour Tarkos, le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein. Le scepticisme linguistique de Tarkos concerne avant tout le pouvoir des mots à modifier les « relations » (une définition possible de cet attribut du poète archaïque qu’est la parole efficace). Tarkos est moins sceptique devant la participation au langage que devant l’abus de créance faite aux « mots tout seuls » pour signifier, véhiculer, communiquer les intentions. Pour autant – et même si « la langue […], c’est hormonal » –, l’expression n’est jamais simplement symptomatique d’un état intérieur antérieur. Le paradoxe des « nominalistes du Moyen Âge », tel que Tarkos le formule, est en partie le sien : « d’un côté, […] monde et langue sont séparés, et de l’autre, […] si on change la langue, ça va nous faire du bien ». Mais la séparation de la langue et du monde qui, chez les Nominales, tient à la conventionnalité foncière du langage, est contestée par Tarkos sur un autre plan : il y a « une réalité au niveau verbal », une efficace du langage, pas « alèthurgique » mais événementielle – ce que Foucault, pour caractériser le jeu situationnel de la dispute rhétorique, par opposition au jeu réglé de l’apophantique, nomme « l’opération sophistique, éristique ». Chaque coup de ce jeu est comme un « coup de feu », un événement effractif qu’on ne peut faire semblant d’ignorer. « Pâte-mot » comme holophraseDire n’est pas l’opération d’un jeu réglé qui aurait les « mots tout seuls » comme des pions, des exécutants du sens ou comme des unités comptables (des « allumettes »). Au niveau des ressources communes à l’explication et à l’expression, pâte-mot tend à coaguler unité discursive et unité sémantique : il n’y a de vouloirs-dire qu’actualisés dans une phrase, conçue comme élément fondamental du discours (les mots n’étant qu’une unité grammaticale a posteriori). Dans la langue des linguistes, on dirait de pâte-mots que c’est un principe holophrastique. L’holophrase est un modèle morpho-linguistique qui permet d’appréhender les langues procédant d’une agglutination de tous les éléments d’une « phrase » dans un seul « mot », sans que ces catégories, propres aux langues isolantes, ne permettent de caractériser la continuité sémantico-discursive des langues agglutinantes. L’exemple suivant est un des innombrables mots (ou une des innombrables phrases) que l’on peut produire dans le dialecte Kangiryuarmiut à l’aide de la base umingmak- signifiant boeuf musqué :
umingmakhiuriaqtuqatigitqilimaiqtara
(= je ne retournerai plus chasser le boeuf musqué avec lui).
Sartre, dans L’être et le néant, à l’occasion d’un développement sur le caractère « situationnel » du sens, qualifie d’« holophrastique » le mode de signification du mot lorsqu’il « paraît seul dans le discours ». Il reprend et résume l’usage du terme par les psycholinguistes, qui voient dans le phénomène de l’holophrase chez l’enfant la preuve d’une primauté du discursif dans les velléités expressives : « le mot n’est pas l’élément concret du langage ; la structure élémentaire du langage, c’est la phrase ». Le mot est, dans le discours, « intégré à un contexte comme une forme secondaire à une forme principale » : Le mot n’a donc qu’une existence purement virtuelle en dehors des organisations complexes et actives qui l’intègrent. Il ne saurait donc exister « dans » une conscience ou un inconscient avant l’usage qui en est fait : la phrase n’est pas faite de mots. Sartre, philosophe exemplaire des vocations distinctes de la poésie et de la philosophie – « la poésie », c’est « autre chose » qu’« utiliser le langage » – fait donc sienne l’idée d’une primauté de l’usage sur le sens institué, du discours sur l’abstraction grammaticale. Qu’est-ce à dire en fin de compte, sinon, à la lettre, que le poète n’est pas un phraseur et que la poésie n’est pas du discours ? C’est toute cette construction refondatrice du privilège cantonné de la logothétie et de la séparation entre une poésie spécialiste et une philosophie généraliste, que la notion de « pâte-mot » bat en brèche. « Il y a pâte-mot » pour tous, philosophes, poètes, parlants ordinaires.

2.1.2.2. L’expression est « toute faite »

L’humain possède la faculté de construire des langues qui permettent d’exprimer chacun des sens [jeder Sinn] sans avoir la moindre idée ni de la signification de chaque mot, ni de la façon dont chaque mot signifie [wie und was jedes Wort bedeutet]. De la même manière, on parle sans savoir comment chaque son individuel est produit. La langue ordinaire [die Umgangssprache] fait partie de l’organisme humain et n’est pas moins compliquée que celui-ci. « Complètement collé »Le fameux « complètement collé » est exemplaire du principe holophrastique de la pâte-mots : je veux dire que c’est pas une fois je dis « c’est mon problème » et après je dis « c’est complètement explicite »mais c’est simplement quand je dis « j’ai un problème c’est complètement explicite » y a que « j’ai un problème c’est complètement explicite » est complètement collé ensemble Et c’est avec ce « complètement collé » à l’esprit qu’il faut entendre, dans l’« explication de pâte-mot » donnée à Caen en 1998, la séquence qui fait circuler le terme « expression » d’un sens à un autre en l’appareillant diversement : c’est comme une expression une expression toute faite quand on a une expression toute faite on va pas chercher à comprendre chacun des mots on a l’ensemble de l’expression qui nous donne le sens on utilise comme ça tout ce qu’on fait comme phrases c’est une sorte d’expression c’est pas les mots pris un par un c’est c’est un ptit bloc d’expression alors de là si on prend le petit groupe d’expression(s) qu’on utilise tout le temps je crois que les expressions qu’on utilise tout le temps le sens qu’elles ont c’est lié aux relations qu’on a entre nous Le premier syntagme, « expression toute faite », laisse peu de doutes sur le sens de son premier terme : « expression » désigne à l’évidence une séquence idiomatique du discours. Le troisième syntagme incluant ce terme, « l’ensemble de l’expression qui nous donne le sens » rend sa signification plus incertaine. La quatrième occurrence du terme (« un ptit bloc d’expression ») fait passer celui-ci de l’autre côté du sens initial : le sens obvie d’« expression » est ici manifestation en langue d’un état. On peut alors entendre à neuf que « l’expression » serait « toute faite » : le jeu (le set, l’ensemble des cubes ou des blocs dont on dispose pour dire) est toujours « complet », comme le « jeu de langage » (cette fois au sens de Spiel, le jeu dans sa dimension processuelle) qui, chez Wittgenstein, permet de tester les cadres de « l’image augustinienne du langage » où le sens des mots s’acquiert progressivement, sur un axe menant de la simple désignation d’un objet à l’expression (d’un souhait, par exemple). Le vouloir-dire et le pouvoir-dire congruent toujours dans l’expression conçue comme événement d’une interlocution, parce que l’état du monde que cette interlocution actualise est équivalent à l’état T des mises constitué par ce jeu. Donc à à à la limite on peut se demander pourquoi on on dit que dire veut dire quelque chose puisque à ce moment-là ça veut plus rien dire du tout ça veut simplement dire on va masser la relation qu’on a entre nous on la masse on la masse dans tous les sens et on arrive jamais à à un sens particulier. […] bon évidemment on peut pas on peut pas aller très loin de de ce fait de ce fait faut pas faut pas vouloir aller bien loin avec la pâte-mot si on l’utilise on va pas loin, voilà Ce qui, dans la langue grammairienne, désigne habituellement des parcelles du discours identifiées comme appartenant, non seulement à l’usage courant, mais à une sorte de tectonique proverbiale constituée d’allégories culturellement ancrées (expression idiomatique, tour ou tournure de phrase ou du discours), reçoit chez Tarkos une périphrase légèrement différente (« petit groupe d’expression(s) qu’on utilise tout le temps ») et une autre caractérisation : l’« expression toute faite » (sens 1, idiomatique) est l’élément de base de toute expression (sens 2, expressif) ; par conséquent, le vouloir-dire est nécessairement limité par le pouvoir-dire, dont l’extension est elle-même balisée par les « relations » qui canalisent l’interlocution. En ce sens, « pâte-mot » est la langue dans son cours, mais au sens double et doublement propre de l’anglais currency : la valeur indexicale de ce cours (sa devise, son étalon conventionnel) et sa petite monnaie (ses jetons, ses cubes, ses unités de construction). « Pâte-mot » comme courant de la langueQu’en matière de langue, pâte-mots soit le courant, ce n’est pas simplement dire que c’est tout ce qu’on a, tout ce qu’il y a et tout ce que c’est. C’est aussi affirmer que « c’est quelque chose de fluide ». Cette fluidité peut se dire dans les termes du débat scolastique que nous mobilisions pour lire « Le poème de dehors » : le flux s’identifiant au fluent, il est à la fois forma fluens (forme fluente) et fluxus formae (flux de formes). Après avoir défini, en ouverture du Tractatus, le « monde » comme « tout ce qu’il y a », Wittgenstein définit la substance comme « ce qui subsiste indépendamment de ce qu’il y a ». Il retrouve par là le « rébus » boécien du substrat et de la subsistance, à laquelle Tarkos s’est intéressée. La substance est matière universelle en tant qu’elle est substrat des formes accidentelles ou essentielles (sens issu de sub-stare) ; elle est forme en tant qu’elle subsiste, c’est-à-dire maintient sous elle, en la stabilisant, cette matière (sens issu de sub-sistere). Wittgenstein ajoute, revenant à une dualité que Tarkos semble contourner : la substance « est forme et contenu ». Lorsque Tarkos écrit que « pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire », ou que « la substance est déjà faite », il faut y entendre la double résonance de ces théories médiévales et des philosophies du langage qui, du second Wittgenstein à Cavell en passant par Austin, posent la question de la dicibilité de l’expérience depuis une attention à la langue ordinaire ou à la langue courante (ordinary language, everyday language / Sprache des Alltags, Umgangssprache). Les « conventions tacites » qui canalisent cette langue sont complexes à la mesure de son organicité, et aucune loi de saurait en contraindre l’usage autrement que les règles d’un jeu ne contraignent le jeu, c’est-à-dire autrement qu’une contrainte minimale ou suffisante, à la fois nécessaire au commencement de la partie et motrice, par l’incomplétude de la règle même, de la poursuite de la partie. C’est cette contrainte suffisante que nous entendons dans la définition de pâte-mot comme « substance de mots assez englués pour vouloir dire » : si pâte-mots est globalement autorisante, son unique contrainte implique toutefois quelques « on ne peut pas » : Pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire, on peut se déplacer dans pâte-mot comme dans une compote, pâte-mot est une substance dont on peut mettre à plat la substance, […] il n’y a pas de loi, les lois ne se sont pas en cohérence, les lois sont molles, les lois ont fait face au plus pressé, on est pressé, les ennemis sont partout, le droit est mou, ne s’applique pas, n’arrive pas à appliquer, la bosse de la vie est inapplicable, le droit n’est pas la bonne application de pâte-mot, le droit est aussi malaxé, aussi rapide, aussi pressé, aussi mou que pâte-mot, on est trop pressé pour atteindre à l’ordonnancement. La substance est toujours-déjà indistincte de ses éléments ; les lois du jeu sont toujours-déjà indistinctes du déroulement de celui-ci. C’est en ce sens que pâte-mots désigne le fait accompli, le fait « tout bête » de l’« expression toute faite » : pour dire (la position déflationniste de Tarkos nous fait préférer ce verbe à « s’exprimer »), il n’y a que des contraintes immanentes, qui ont à voir avec la constitution d’un discours, et « pas de loi » transcendante, qui garantirait l’échange inaltérant du sens ou de l’affect inaltérés. Autrement dit, toujours selon une distinction chérie des Médiévaux, « les lois ne se sont pas en cohérence », elles sont en inhérence (ou en inhésion) ; « les lois sont molles », aussi molles que la pâte glutineuse dans laquelle elles ne peuvent pas ne pas s’énoncer. Elles s’appliquent mal, intègrent le flux des usages sans le dompter, et ultimement ratent la vocation de toute loi normative du langage : maintenir la propriété de ces usages en parant aux équivoques. « Les lois ont fait face au plus pressé », ont laissé fuiter tout un tas d’exceptions, « les ennemis » – ces héros de l’équivoque latine lexicalisée – « sont partout », dans l’intention comme dans l’expression, dans le subjectif comme dans l’objectif (metus hostium : « la crainte des ennemis »). Reportée sur le terrain du savoir dans les pages du Baroque, cette équivoque génitive est lourde de sens pour la question-qui : Connaissance du terrain
Connaissance de l’ennemi
Connaissance de soi
Dessin de Tarkos, extrait du cahier Le baroque (p. 73), et reproduit en couverture de l’édition Al Dante.
De fait, le monisme linguistique de pâte-mots nie qu’une loi permette d’établir infailliblement la distinction spécieuse entre modalité « objective » de la langue – dont la vocation serait de décrire un « état de choses » (state of affairs) partageable cognitivement –, et modalité « subjective » – dont la vocation serait l’expression d’un état intérieur partageable affectivement. L’infiltration de « l’ennemi » a généralisé l’équivoque, l’a étendue au moi-sujet ou moi-objet, au terrain ferme ou meuble, etc. Mais on aurait tort de voir dans le monisme de pâte-mots le principe d’une condition tragique (l’Humanité trahie par son langage), comme d’ailleurs d’un matérialisme épique (la densité adverse de l’aventure de la parole) ou sensualiste (la pâte serait le nom de la « chair des mots » en tant qu’elle serait singulièrement « pétri[ssabl]e »). Il est plutôt à rapprocher de la critique pragmatique de la division cognition/affection chez un Austin qui, en retrouvant l’acte sous le discours (speech act), a fragilisé l’idée selon laquelle la dimension rituelle du langage serait simplement vestigiale : l’énoncé « performatif » fait ce qu’il dit en le disant (efficit quod dicit, comme – encore eux ! – disaient les Médiévaux à propos de l’acte sacramentel). Dans la perspective ouverte par Austin, tout utilisateur de la langue est un célébrant, tout parlant l’opérateur d’une ritualité qui, comme nous le disions après Bourdieu, l’habilite et le soumet, dans le même genre de chien-loup diathétique que l’amphibologie de la « crainte » ou de la « connaissance » : dans le rituel, le parlant ordinaire est à la fois actif (logothète, locuteur felis, créateur de sens) et passif (logopathe ou logophore, véhicule efficace ou porteur contagieux de ce sens). Or si tout parlant est un célébrant, alors tombent à la fois le privilège du poète archaïque et celui du philosophe : les opérations rituelles à vocation descriptive, normative, appréciative ne sont que des modalités, parmi d’autres, de l’action « illocutionnaire » ; elles ne s’opposent pas selon un axe émotif-cognitif, et « ne jouissent d’aucune position privilégiée », notamment « quant à la relation aux faits », sous le rapport de la vérité et de la fausseté. Il n’y a plus d’un côté le « Mot » poétique, opérateur « total » des véridictions, et de l’autre l’informe courant des usages instrumentaux de la langue ; il y a que tout « acte de parole » (speech act) est à envisager comme « acte de parole intégral dans une situation de discours intégrale » (total speech act in a total speech situation). Centralité de l’interlocutionQue la langue ordinaire est lieu d’équivoques, qu’elle est l’élément d’énonciations à la valeur cognitive et émotive trouble, qu’elle est forme fluente et flux de formes, fébrile et variante à la mesure de la fébrilité et de la variabilité des relations elles-mêmes, c’est ce que la notion totale de « pâte-mot » doit permettre de garder à l’esprit. Mais la notion interdit aussi de penser la logothétie comme activité souveraine, parce que la production de sens n’est pas exclusivement le fait d’une agence individuelle ; elle est l’actualisation, dans l’interlocution, de « relations » linguistiques et extra-linguistiques entre plusieurs agences. En ce sens, « pâte-mot » ressortit au holisme sémantique, qui considère que « la signification des mots (dans un langage en général […]) n’existe pas indépendamment de celle d’autres mots, de leurs occurrences dans des phrases, et en dernière instance, des significations des phrases de l’ensemble d’un langage ». Il a pour alliés historiques des logiciens opposés, de façon moins brutalement analytique qu’obstinément pragmatique, à tout idéalisme et à tout naturalisme. Aux 12e et 13e siècle, la sémantique médiévale se pose la question de la création de sens en des termes nouveaux : pour Pierre Abélard (12e s.), tout homme est logothète (il a « l’initiative onomastique ») ; son unité sémantique n’est toutefois ni les choses ni les mots dans leur dimension matérielle, mais les sermones, c’est-à-dire « les mots pris dans la dimension sémantique de l’intention de signifier, du “vouloir dire” originel qui préside à leur emploi effectif dans le discours ». Pour Roger Bacon (13e s.), tout homme est logothète dans la mesure où il se fait interprète d’un langage dont la nature est « d’être toujours recommencé » et ouvert, dans ce recommencement qui est une conjonction ou une superposition à partir du courant, à l’équivoque – mais à une équivoque « pleine ». Toute énonciation participe pour Bacon au processus de réimposition des noms « dans le sens de la situation linguistique ou extra-linguistique proposée dans le discours. Du même coup, chaque locuteur peut et doit être considéré comme l’impositeur originaire du langage ». De là le caractère socialement construit de la création en langue : le sens est un effet de la rencontre d’un pouvoir/vouloir-dire et d’un pouvoir/vouloir-lire ou d’un pouvoir/vouloir-ouïr. Cet élargissement de la logothétie aux cadres de l’interlocution permet d’intégrer « tout ce que notre bon vouloir de locuteurs peut décider d’inclure dans l’extension » d’un terme. En termes contemporains : la signification intentionnelle, propriété d’un locuteur, participe de la signification conventionnelle, propriété d’un énoncé en contexte, sur le fond plus ou moins estompé d’une signification « naturelle ». Qui parle ne dispose donc pas simplement d’une convention, pas plus qu’il ne la subit (comme on subirait une « loi » dure) ; il l’actualise, et l’actualisant il la fait, refait, réforme. Pour la pragmatique du langage, l’espace de la locution est l’interlocution, et l’espace d’une invention en langue est celui de la convention de la langue. Inventer, c’est toujours conventer. Faire, c’est toujours faire avec, depuis, après, d’après.

2.1.3. La référence

2.1.3.1. La convention, une possession collective

« Si rien n’est si mobile... »La centralité donnée à l’interlocution renouvelle le vocabulaire de la création ou de l’invention en langue, qui sert le plus souvent au philosophe à qualifier le mode poétique de la logothétie. Elle desserre l’étau de la référence idéalement fixée par une « signification pleine », que Wittgenstein dénonçait en des termes voisins de ceux de Tarkos. Le mot n’est, pour celui-ci, pas plus l’unité de base des dérogations et licences qu’il n’est celle de la langue courante ; c’est bien plus, nous l’avons évoqué, une abstraction de la loi de classement dans ces consignes de la langue que sont les « registres ». Avec Abélard et Bacon, le pragmatisme linguistique avait déjà déplacé la question de la signification vers le vouloir dire, en soumettant le fait liminaire de l’arbitraire relatif (de la relative motivation) des signes institués au fait constant des bon-vouloirs (des mal-pouvoirs) qui abondent dans l’interlocution, rejoignant et informant le cours des usages. Tarkos, à la fin du 20e, contourne l’aporie de la « Privatsprache » (l’idiolecte) via l’hypothèse hardie que le lit de ce qui se dit suit le sillon des « relations ». L’idée d’une limitation du vouloir-dire au pouvoir-dire, conjuguée à celle d’une variabilité du sens dont le fin mot n’est pas le mot, rappelle l’équivalence posée par le Wittgenstein du Tractatus entre « limites du langage » et « limites du monde ». Avec pour conclusion qu’il n’y a « valeur » ou « sens » que dans le débord indicible de ces limites. Mais, chez Tarkos, la détermination du dicible par les « relations toutes faites » ne débouche pas sur ce scepticisme réduit et séduit par l’hypothèse mystique ; c’est une incitation à revenir régulièrement sur les lieux du langage (les énoncés, les « expressions ») pour éprouver le vacillement du sens. On peut même proposer à ce stade une variation-Tarkos du théorème de Quintane cité en 1.2.3.2 : Si rien n’est si mobile que les relations, alors rien n’est si mobile que les significations. Et réciproquement, dans la mesure où « le parlé est de la relation », « les relations sont aléatoires, flottantes ». Ce à quoi « les relations sont liées par elles-mêmes », ce sont « des forces d’imposition, comme les mains posées sur la tête » : « c’est posé et ça ne se voit pas, c’est comme un arrondissement » sur une ville. La double image explicitant le motif du « posé qui ne se voit pas » indique l’efficace disciplinaire du sens institué auquel les relations sont « liées » : son imposition est à entendre comme une punition individuelle (mains posées sur la tête) et comme une gestion des usages collectifs (cadastre pesant sur la ville). « Tambour et tombola »Contre cette imposition hétéronome, Tarkos propose une pensée de la convention comme possession collective. C’est ainsi que nous lisons l’improcédure dont la transcription a été publiée sous le titre « Tambour et tombola ».
Tarkos y joue avec le privilège du poète dans le cliché des philosophes, celui de la logothétie souveraine, de l’idiolecte impérieux : « à la place de dire “tambour” », on peut tout aussi bien « dire “tombola” ». La première raison en est simplement que « ça marche très bien ». Presque toute l’improcédure consiste en une série d’exemples d’usages possibles à partir de cette substitution : c’est-à-dire qu’au lieu de dire « je vais toucher un tambour mou » on dirait à ce moment-là on met « tombola » à la place de « tambour » parce que « tombola » ça marche très bien pour-----pour----pour remplacer « tambour »-------------------------------------------------------------au lieu de dire « je vais toucher un tambour mou » on peut dire simplement « on va à la tombola »-----------------------------------------------------------------c’est-à-dire que tombola à chaque fois on------on appelle tout simplement on appelle « tambour » « tombola »
En arabe tchadien, une fois les deux mots translittérés en alphabet latin, tambour et tombola ne se distinguent que par leurs accents. (P. Jullien de Pommerol, Dictionnaire arabe tchadien-français, Paris : Karthala, 1999)
Les raisons, tout au long de l’improcédure, demeurent aussi inexplicites que le « ça marche très bien » initial : de la proposition d’une nouvelle convention (« on pourrait dire »), au bon vouloir individuel (« je mettrais volontiers », « ça me plaît de dire », échos au « bon plaisir » [bene placitum] et au « si on veut » [sicut volumus] de Roger Bacon), en passant par la licence collective (« on peut dire »). Une précision émaille le milieu du texte : « à chaque fois on pourrait dire » ; la génération du sens est ici fonction d’une itération, d’un usage coutumier. Une des dernières raisons invoquées pour la substitution de « tombola » à « tambour » est que « quand on dit » l’un « en fait on veut dire » l’autre : puisqu’il en est, implicitement, ainsi, autant mettre explicitement l’un pour l’autre. La fin de l’improcédure prend cependant un tour énigmatique, et radicalise l’arbitraire – qui pouvait jusque-là, dans l’oreille de l’auditeur, s’autoriser d’une porosité phonologique des deux mots : mais ça me plaît de dire « nous formons le monde magique »---------d’où-------le fait que « nous formons le monde magique » on peut dire------« nous sommes magiques »----------------------------------------------------et ça c’est beau------------------------------------------------------------« nous sommes magiques »-------------------------------------------------------au lieu de dire ça on pourrait tout simplement dire « allez on va à la tombola » et quand on dit « allez on va à la tombola » on veut dire par là, en fait on veut dire « nous formons tous un monde magique, nous sommes magiques, le monde est magique »------------------------------------------voilà La convention référentielle : bien commun, sort communNotons d’abord que l’énoncé « nous formons le monde magique » est un import littéral d’une autre improcédure auquel il donne son nom. On y retrouve une porosité consonantique (d-/v-) qui suggère un dévalement, comme celle de « Tambour et tombola » (t-/b-) rappelle le français tomber (anc. fr. tumber donnant l’ang. cont. tumble : tomber, dégringoler). Quelque chose, donc, d’un dévalement ou d’un tumbling commun, dans les cascades consonantiques de « Tambour et tombola » et du « Monde magique ». Notons aussi que Tarkos ne fait là qu’exploiter une porosité phonologique que la langue française : en important des mots étrangers, celle-ci souvent place son accent sur la dernière syllabe du mot phonologique, effaçant au passage l’accent des langues d’origine de tambour (tabῑr, persan) et tombola (tòmbola, italien). Les accents d’origine rétablis, la porosité phonétique devient inévidente. Tarkos part donc d’une ressource propre du français, celle d’une indistinction relative des accents d’origine, pour établir une indistinction d’usage entre deux mots vaguement consonants. Il y a bien ici proposition de convention – négociation des usages sur la base des signes institués. L’irruption de l’énoncé « nous formons le monde magique » peut à partir de là s’interpréter en deux sens :
  • dans le sens d’une alchimie communautaire : former le monde, c’est constituer ce monde ;
  • dans le sens d’un façonnement actif : former le monde, c’est le faire.
Soit une autre porosité, diathétique cette fois : former le monde, c’est le former passivement et le façonner activement.
Le logothète comme conventeurLa convention est précisément un des lieux de l’équivoque diathétique. Affirmer (à l’issue d’une proposition – diversement motivée – d’usages indifférents parce que phonologiquement proches) que « nous formons le monde magique », c’est affirmer que l’unique matière de ce monde est d’une ductilité qui en fait à la fois le milieu des jouissances individuelles (des usages dérogatoires ou princiers, des bon-vouloirs) et l’objet des lois collectives (qui fixent dans l’usage par l’usage le rapport de référence). On a décrit supra la convention comme un niveau de légalité indécidablement autonome et hétéronome (arbitraire et négocié, positif et coutumier), le lieu d’un régimentement par le sens collectif et d’une création collective. En tant qu’elle est conventionnelle, la référence est une possession collective – au sens actif (un bien commun) et passif (un sort commun).
Si on en croit le rayon « images » de Google, Christophe Tarkos, avec son improcédure « Tambour et tombola », a réussi à briser le monopole des brosses pour balayettes autoportées de marque Kärcher sur l’expression « tambour mou ».
« Tambour et tombola » est un logiciel qui tourne sur le fond de ce qu’on pourrait appeler le conceptualisme magique de Tarkos : le sens est un construit, un négocié, un bricolé, et chaque objet du monde est susceptible d’être renommé en fonction des états de ce monde. Cette mise à jour du nom n’est pas une mission individuelle ; c’est bien plus une actualisation des sorts et des biens, des sorts aux biens, des affections aux cognitions, des sujets aux objets. Mais cette conventionnalité générale n’épuise pas le mystère des vues particulières sur ce monde que les bon-vouloirs individuels actualisent (« ça me plaît » de dire tambour pour tombola), parce que se savoir possédé n’est pas de nature à annuler les effets de la possession (« l’hypnotiseur soigne », bien qu’il hypnotise et qu’on le sache). La convention est une hallucination collective parfaitement opérante, une fiduciarisation communautaire, quasi totémique – et qui « marche très bien ». Le parlant-logothète n’est plus, dans cette optique, un instituteur du langage, pas plus qu’il n’en est un inventeur ; il en est un des conventeurs. Les conventeurs ont en partage les « mots de la tribu », les totems et tabous en langue ; un sort commun les tient ; ils sont pris sous le même feu, la même avalanche.

2.1.3.2. La référence rigide

Il y a une chose dont on ne peut dire qu’elle mesure un mètre ni qu’elle ne mesure pas un mètre, c’est le mètre étalon de Paris. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, de lui attribuer une propriété extraordinaire ; il s’agit seulement de signaler son rôle particulier dans le jeu de langage consistant à mesurer au moyen du mètre. Fragilité et insuffisance des normesQue la convention est une créance collective, la motivation précaire des signes institués le prouve. Et si on demandait aux conventions les plus intangibles leurs raisons, elles s’effondreraient sous le poids de leur promesse, celle d’une fixité indicielle des rapports. Chez Tarkos, c’est le cas, par exemple, pour
  • la situation des lieux : la logique de l’adresse conduit l’utilisateur ordinaire de la langue et des rues (et jusque les professionnels de l’adresse, les facteurs) à des impasses. Le suivi strict des normes, en matière de numérotation des voies, rend le monde moins clair, moins lisible, moins praticable, et ce en dépit des noms qui les nomment d’après des particuliers univoques (noms de personne, de lieux, de batailles) ;
  • la mesure du poids : le kilo est improprement nommé, immotivé, hypersensible (tout soin d’entretien le menace d’altération matérielle, donc de nullité fonctionnelle).
Il y a du jeu jusque dans le cadastre, du vide dans le kilo qu’on croyait compact, et ce jeu, ce vide, sont sensibles à la mesure de la prétention de la référence au sens plein. L’idée qu’une norme parfaite est non seulement impraticable, mais d’une perfection saturée d’intentions et d’interventions, rejoint la position – sinon sceptique, du moins soupçonneuse devant le savoir en tant que pouvoir – selon laquelle tout droit collectif, positif ou conventionnel, est déterminé par de l’idéologie, du superposé qui ne veut pas se faire voir. La question de la référence apparaît bien comme un des « points névralgiques » (Castellin) de l’œuvre, un de ces échangeurs entre politique et poétique sans lesquels, effectivement, on pourrait penser que Tarkos ne nous parle que de la langue. D.C. – Et avoir des papiers, il faut aller les voir avant qu’ils nous les demandent ? :
C.T. – Bin, pour avoir les papiers : c’est là où la loi est floue. C’est-à-dire que… les papiers demandés pour avoir des papiers, qui sont des justifications d’être présent et travailler en France depuis des années, ne sont pas pris en compte comme la loi le dit parce qu’il y a d’autres raisons qui viennent superposer là-dessus. Il n’y a pas qu’une chose toute simple et administrative : apportez-moi vos justificatifs et vous aurez vos papiers de droit de travailler ici mais il y a une raison supplémentaire qui est une sorte de quota… ; on va trouver des raisons pour ne pas donner les papiers. Mais là, on est dans le hasard et le flou total. Il y a beaucoup de moments comme ça où on est dans le flou par rapport à la loi.
Le regard porté sur la référence est quasi satirique quand, considérée radicalement dans sa valeur d’objectivation, celle-ci a pour index un tableau à une seule entrée. Le monde est comme aplati par cette sobriété critérielle ; et puisqu’on applique un même mode d’objectivation (le « quota ») à l’importation des tomates et à la migration des êtres humains, on pourrait aussi bien tout mesurer sur le même pied : (La vie d’un homme ne se mesure pas à sa longueur ?)
Que voulez-vous mesurer sinon la longueur ?
Une épaisseur est une longueur
Une hauteur est une longueur
Une vitesse est une longueur
Un trajet est une longueur
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.
Le kilo, un kiloLa norme et la loi sont obéies selon le même principe de fiduciarité : y faire référence est un acte de créance aux raisons non complètement explicitables, la manifestation d’une foi dans l’universalité du critère. Or rien ne garantit la stabilité référentielle d’« un kilo ». « Un kilo » ne recèle ni un savoir sémantique (la définition du kilo ne donne pas sa mesure) ni un savoir encyclopédique (le poids d’un kilo n’est pas censé dépendre d’un état du monde).
Franck Bielsa, physicien spécialiste en métrologie au Bureau international des poids et mesures, explique au journaliste Karim El Hadj le choix de la constante de Planck pour la redéfinition du kilogramme, dans une vidéo diffusée le 12 novembre 2018 par Le Monde (lien).
La philosophie contemporaine, dite analytique, voire cognitiviste, propose régulièrement des modèles d’analyse des notions de référence et de convention que combine et trouble une norme telle que le kilo.
  • On peut considérer « un kilo » à partir de ce que Dan Sperber appelle, dans une opposition aux savoirs sémantique et encyclopédique, un « savoir symbolique ». Un des exemples de Sperber est la proposition E=MC2. Un groupe de locuteurs l’utilisera sur la base d’une confiance dans l’autorité garante de sa validité (l’autorité scientifique, en l’occurrence), pas sur la base d’une connaissance objective, d’un examen des preuves, d’une démonstration renouvelée.
  • La confiance dans l’utilisation courante de l’expression « un kilo » tient aussi, dans les termes de la célèbre thèse de Putnam de la « division du travail linguistique », du « stéréotype » véhiculaire, c’est-à-dire d’un « tout fait » dont la valeur d’usage est fournie par une communauté d’experts (et pas par l’or d’un sens commun issu d’une exploration permanente des critères d’extension).
  • « Le kilo » de l’Observatoire fonctionne encore comme le « mètre étalon de Paris » dans l’exemple de Wittgenstein : de lui, et de lui seul, on ne peut dire ni qu’il pèse ni qu’il ne pèse pas un kilo. « Le kilo » et « un kilo » ne peuvent pas être prédicats l’un de l’autre, comme si le premier était le nom propre du second. Le vide et le plein de la référence fixe sont ceux qui servent à Wittgenstein à caractériser
    • la tautologie : Le kilo pèse un kilo laisse la totalité de l’espace logique (der logische Raum) à la réalité (Wirklichkeit) ;
    • et la contradiction : Un kilo pèse le kilo sature tout l’espace logique.
  • Mais, dans les termes de Saul Kripke, on peut aussi considérer qu’un énoncé selon lequel « le kilo pèse un kilo à t0 » est possible (il est recevable, n’est ni tautologique ni contradictoire), à condition de distinguer :
    • son « statut épistémologique » (sa modalité de dicto – relative au langage), qui est celui d’un savoir a priori (la convention suffit à considérer l’énoncé vrai, sans qu’il soit besoin de prendre quelque mesure que ce soit) ;
    • et son « statut métaphysique » (sa modalité de re – relative aux choses du monde), qui est celui d’une « vérité contingente a priori ».
C’est là le statut singulier d’une convention fixe, et qui la distingue de ce que nous avons appelé convention fluente : elle fonctionne, dans l’usage courant, comme un nom propre. Pas au sens où « le kilo » correspondrait à un concept individuel (Carnap), à une « description définie » (Russel), ou à un champ dénotatif particulier (Frege), mais au sens où la référence d’un nom propre à t0 est causée par une imposition collective (Kripke). Le nom propre « Aristote », comme le terme « le kilo » sont des « désignateurs rigides », dont les référents respectifs sont identiques quel que soit l’état du monde (ou : « dans tous les mondes possibles »). Quels que soient la description et les attributs du kilo de l’Observatoire, quel que soit son niveau d’altération par rapport à son état initial (celui dans lequel il se trouvait quand il a été choisi pour étalon), « le kilo » demeure la référence d’un kilo. Il a une valeur d’index souverain, comme le nom « Aristote » réfère souverainement au particulier univoque Aristote – quel qu’eût été le degré d’amour de ce particulier pour les chiens. Ce que la critique tarkossienne de la référence tente de penser – après les approches pragmatiques du langage, anciennes ou modernes, et les réflexions de la philosophie analytique sur le statut de la convention –, c’est « la relation entre le système de la langue, les signes, les énoncés et les conditions précises d’énonciation », soit l’actualité de la langue à un état du monde, l’écart entre savoir sémantique et savoir encyclopédique, la congruence des « registres » (qui consignent les usages) aux usages (que ces « registres » déterminent), la pertinence de ce que nous avons appelé la procédure de récolement.
Titre et sous-titre d’un article de Nathaniel Herzberg (lemonde.fr, 12/11/2018). Jusqu’à la 26e réunion de la Conférence générale des poids et mesures, du 13 au 16 novembre 2018 à Versailles, le kilo était la dernière unité de mesure à avoir pour étalon un objet matériel (le « kilo de l’Observatoire », ou « grand K », qui a tant intrigué Tarkos). Il est désormais défini à partir de la « constante de Planck ». Dans un article, daté du 20 décembre 2018, à propos du mouvement des « Gilets jaunes », le satiriste libanais Karl Sharro, raillant le regard fréquemment porté par la presse européenne sur les événements politiques du monde arabe, note : « En dehors de France, [la nouvelle définition du kilo] fut traitée comme une historiette scientifique de plus. Mais dans les campagnes françaises, son annonce eut pour effet quasi immédiat la destruction du pouvoir représenté par Paris. L’autorité de l’ordre cartésien émanant de la capitale s’affaissa, comme un fromage vieillissant ».

2.1.4. Le nom

2.1.3.1. Nommer sans instituer. Dire le comment plutôt que le quoi

La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose. …car le nom n’adhère pas à la personne ; s’il la détermine, la constitue ou la façonne en partie, c’est à la longue, non de naissance, par incidence peut-être, comme une boule de billard frappée par une autre boule de billard au côté part exactement dans le trou, plus exactement que frappée au beau milieu, quelquefois. Les livres de Quintane et Tarkos manifestent souvent ceci que, politiquement, les cas de non-congruité des « registres », de non-pertinence de l’inventaire, les cas où la langue rêve l’état du monde en l’objectivant massivement, se logent dans la prétention des normes, des lois ou des discours à l’universel, à un monde de référence sans temps ni lieu. Ici, ce sont bien les discours normalisateurs, formalisateurs, supposément spécialistes, qui apparaissent comme parole sans fond – pas la poésie. Nommer-baptiserDans Descente de médiums, Quintane fait sienne la critique de l’anthropologue Robert Jaulin envers les énoncés universalistes qui, en s’adossant à un état inactuel du monde, croient pouvoir affirmer, par exemple, que l’Indien mange du manioc : L’ethnologue Robert Jaulin prend l’Indien qui mange du manioc : L’Indien mange du manioc. L’Indien mange du manioc ne nous dit rien. Pour que L’Indien mange du manioc commence à nous dire quelque chose, il faudrait savoir avec qui il mange ce manioc – en quel lieu à quel moment, naturellement –, comment il a été préparé et par qui, quelle sorte de manioc et en quelle quantité, dans quel type de récipient, etc. Dire les Indiens mangent du manioc est une proposition « subjective ». Dire que tel groupe indien, pris comme une unité fonctionnelle, restreinte, s’est nourri, durant telle période, de manioc, ce manioc étant cuisiné de telle façon et par telle(s) personne(s), consommé à tel moment de la journée, en telle quantité réparti, distribué entre tous les Indiens, ou quelques-uns d’entre eux, ces sous-groupes correspondant à des familles restreintes, ou à des unités de production, ou à des classes d’âge, etc. Émanant d’une autorité spécialiste, le discours généraliste qui affirme que les Indiens mangent du manioc est le fait d’une science cosmothète, qui institue en prétendant restituer. L’Indien mange du manioc ne dit rien des Indiens, ni du monde des Indiens, ni du manioc de ce monde, ni de ce que manger implique et signifie dans ce monde. L’Indien mange du manioc se donne comme pur savoir sémantique, qui ne requiert aucune attention à la réalité indienne, donc (aussi) à la réalité colon, donc (aussi), pour ce qui « nous » concerne au premier chef, à un état actuel du monde depuis le 16e siècle. L’utilisateur conséquent de la langue – qu’il s’agisse d’un anthropologue ou d’un poète – est juste un parlant conséquent, qui élargit le contexte propositionnel aux bords encyclopédiques du langage. Et si le savoir encyclopédique dépend d’un état du monde, alors il ne peut éthiquement se donner sous la même forme qu’un savoir sémantique. Les Indiens mangent du manioc est un énoncé qui, sous couvert de description, assigne. La pente de Les Indiens mangent du manioc, c’est
  • Ils sont comme ça, les Indiens ! (exotisme colon),
    • et : C’est tout les Indiens, ça ! (ravissement touristique),
      • puis : Ça c’est bien les Indiens ! (essentialisme raciste),
        • et enfin : Tous pareil, ces Indiens ! (paradigme génocidaire).
La proposition l’Indien mange du manioc institue, nomme ; elle baptise les mangeurs de maniocs « Indiens ». Comme le dit Judith Butler à propos du discours de haine (excitable speech), elle « constitue son destinataire au moment de l’énonciation ». Suivant une autre anecdote de Jaulin rapportée par Quintane, on pourrait ajouter que l’anthropologue qui dit « Les Indiens mangent du manioc » baptise les Indiens à la missionnaire : […] on voit un père, missionnaire catholique, s’avancer bras ouverts dans un grand enthousiasme vers des Indiens en s’exclamant : Ah ! mes frères ! je vous apporte l’Évangile ! : l’un d’entre eux ouvrit les bras, leur déclara bien fort (et en anglais) qu’ils étaient ses frères en Jésus-Christ, et se précipita hardiment vers eux. On le tua sur-le-champ. Il y a une autre façon de nommer les objets ou les sujets du monde que de les baptiser, les bras ouverts, à la manière du colon-missionnaire. Dans les termes de la proposition 3.221 du Tractatus de Wittgenstein, par exemple : nommer, c’est dire le comment, et pas chercher à dire le quoi. Comment les Indiens mangent permet de relativiser le nom de baptême donné par le colon (« les Indiens » < « des Indiens » ou « ces Indiens »). La question-qui, à propos des Indiens comme des autres, est solidaire de la question-comment. Et c’est dans la mesure où tous les noms sont susceptibles de naturaliser ce qu’ils nomment qu’il est important de poser régulièrement la question de leur actualité. Celui qu’on préfère sans commentDans Crâne chaud, Quintane donne un exemple conjoint de naturalisation du référent et de fatale inactualité de ce référent naturalisé. Il concerne le nom « l’Arabe » dans un monde dont le paradigme est la postcolonialité, en France : Déjà, quand nous disions arabe – que ce soit marocain, tunisien, algérien, libyen ou syrien – nous savions que nous disions algérien : arabe pour algérien, algérien pour arabe ; un Tunisien était un Algérien, un Palestinien était algérien. Et tous les Blancs français ? La péremption de ce paradigme périme du même coup le référent du terme « l’Arabe », dont la stabilité était garante d’un état stable du monde. Une frange réactionnaire s’en trouve rageusement endeuillée : Ce n’était pas vingt ou vingt-cinq ou trente sur cent ou les surfeurs du Figaro mais tous, toutes, la totale, qui se prenait à soi-même son bras comme Harpagon en criant : Rends-moi mon Arabe, voleur ! car on nous avait volé notre Arabe, on nous l’avait volé et on l’avait substitué, et ce substitut, bien que semblable, n’était pas pareil – c’est ça qui rendait fou. Il avait ses cheveux frisés, voire crépus (lui, notre Arabe), mais sous une casquette ; il sortait toujours des mots d’Arabe (en arabe) mais dans un global sabir bizarrement poulbot ; il habitait dans sa cage à poules en banlieue (avec des Arabes) mais voulait voir Vesoul ; il n’avait pas de travail (lui, l’Arabe paresseux) mais trouvait ça grave. Pour les « surfeurs du [site internet du] Figaro », le référent du terme « l’Arabe » (son porteur), au tournant des années 2000, trahit son nom. « L’Arabe » ne désigne plus ce qu’on s’était habitué à ce qu’il désigne exclusivement en France ; « l’Arabe » se ferme à l’essence et s’ouvre à des manières d’être :
  • manières d’être spécialement Arabe, mais selon des modalités différentes que celles délimitées par l’assignation postcoloniale à l’algérianité (par exemple : un barbu en vêtements du Golfe) ;
  • manières d’être pas spécialement Arabe, c’est-à-dire dire singulièrement quelconque (un touriste à Vesoul, un chômeur impénitent).
« L’Arabe » est ici « l’Indien » intérieur, celui qu’on préfère sans comment. Quand il modalise sa présence, quand il fait ou prend des manières, il trahit son nom, le monde de sa donation, les fonds de son baptême car :
  • son nom était garant d’une fixité conventionnelle (on voyait immédiatement et nettement ce qu’on voulait dire quand on disait, en France, « l’Arabe ») ;
  • cette fixité conventionnelle était elle-même garante du souvenir d’un état préféré du monde (l’état d’un monde où la France est une grande puissance, dont l’idéal universel se réalise dans un empire colonial).
Dans ce souvenir, « l’Arabe » demeure connaissable, objectivable, « utilisable » : - Donc, tout le monde s’était mis à chercher son Arabe là où il y a de la lumière, sous le réverbère de la République, jusqu’à ce qu’il n’y rencontre plus que son bras, en fait de fidélité (si ce n’est pas de l’amour !). C’est le fort-da de la colonisation : un jour un empire, le lendemain plus rien – ou plus qu’un souvenir d’empire qu’on cherche à plat ventre sous les meubles. « L’Arabe », en se modalisant, fait symptôme du déni français logé dans la prétention névrotique à la fixité des rapports qui a pour nom-calque « l’universel ». Cette prétention est la sempiternelle « parade » de la République Française – au sens double du terme : un show et une riposte, une danse de séduction et d’intimidation. « L’Arabe » était res publica, bien commun. La colonisation l’avait baptisé, et la « chaîne de communication » qui avait assuré la conduction inaltérée de cette référence baptismale remontait à un point temporel, indistinct mais conventionnellement fixé dans les esprits, où la France était grande, étendue, impériale. Cette « chaîne de communication » est l’Histoire elle-même, en tant qu’elle apporte des garanties sur le contenu, la forme, la circulation de « notre Arabe ». Ayant varié (s’étant modalisé), le porteur du nom « l’Arabe » a trahi cette Histoire ; il y a eu rupture non-conventionnelle de la convention : l’objet-étalon a changé de son propre chef, il est devenu « inutilisable ». En imposant la diversité de ses comment, il a laissé le nom chargé de dire son quoi en souffrance d’une référence pleine. Dès lors, il ne s’agit peut-être pas d’actualiser « l’Arabe » (comme il ne s’agissait pas de faire varier « l’Indien » en fonction de l’état du monde), mais de renoncer à l’un comme à l’autre pour dire quelque état du monde que ce soit.

2.1.3.2. Le nom propre : un commun

On donne aux enfants et aux animaux, aux établissements publics et privés, aux organisations, des noms en forme de pense-bête : Lionel Jospin, Plan Quinquennal, Médecins Sans Frontières, Cour des Comptes. Si quelqu’un ne vient pas me combattre je devrai porter cette armure :
Toute ma vie.
Idéalisme et nominationLe mode missionnaire et colon de la perpetuatio nominis est la fidélité au nom de baptême, en tant que le baptiseur s’arroge le monopole du pouvoir instituant et naturalise son objet. Le nom propre est d’ailleurs, dans la tradition platonicienne, parent du nom commun « naturel » : à chaque chose, à chaque être, correspond « le nom d’après nature » (to tè phusei ónoma) qu’aura trouvé le « bon instituteur de noms » (ónomatôn thetês) s’il est attentif à faire descendre « l’Idée » dans le nom. La ligne directe entre le nom et l’essence est aussi celle de la sacralisation de la poésie en philosophie. Heidegger fait du poète celui dont le privilège en langue tient au pouvoir de nommer, au sens où le nom transcende l’usage commun et « appelle [ruft] l’objet dans le mot ». C’est toujours le « mot » qui, en régime poétique, « maintient la chose dans son être », et le « mot » qui, en tant que « source de l’être », rétablit le contact au sein du poète entre le « métier » (Beruf) et la « vocation » (Berufung). L’intrigue heideggerienne de l’étymon ruf-, comme celle de l’étymon stimm-, indique qu’il y a propriété des termes quand il y a authenticité de l’instituteur, au sens d’une fidélité du « dire » (Sage) à la « voix » (Stimme), et du métier à la vocation. Comment nommer sans arraisonner  ?C’est peut-être Derrida qui résume le mieux le paradoxe de l’essentialisme par le « propre » du nom, à la fois violence et consécration : « l’acte de nomination “magnifiante” » (qui donne par exemple une majuscule à « l’Indien » ou « l’Arabe ») consiste incertainement à « donner à un nom propre la forme d’un nom commun […] ou l’inverse ». La chose « dénommée » est à la fois « appropri[ée], expropri[ée], réappropri[ée] ». Elle est « magnifique et classée, élevée au-dessus de toute taxinomie, de toute nomenclature, et déjà identifiable dans un ordre ». « Donner un nom », c’est toujours « sublimer une singularité et l’indiquer, la livrer à la police ». La question de Derrida fait écho à celle que l’on posait plus haut, en se demandant comment nommer sans baptiser : Comment nommer sans arraisonner ? Est-ce possible ? […] Celui qui nomme, dénomme – le grand dénominateur officie tout près de l’échafaud, au moment où ça tombe. Cette institution, loi qui pose le nom déposant la tête, ne se passe pas d’un cou. La nomothétie de baptême est un acte de légitimation et de condamnation. Recevoir un nom « propre » est un privilège (on le retrouve sur les papiers rares, « d’identité » par exemple) et l’assurance d’être identifiable (donc « expulsable », par exemple). C’est ce dernier aspect qui semble surtout retenir Tarkos et Quintane : la nomination est pour eux bien plus une sanction qu’une consécration. Par exemple, dans Processe, où « le nom » clôt la liste des procédures de codification, de normalisation, d’en-registrement, d’inscription ou d’archivage : La notation de la musique, la notation des comptes, des bilans, des mathématiques, l’affichage des décrets, les langues officielles et vernaculaires, le rythme et les lois d’usage, la notation des langues orales au moyen d’un moyen ou d’un autre, l’enregistrement des registres, le nom. Le nom comme garantieMais le nom n’est pas pure indexation hétéronome. Chacun cherche son nom ou le nom de sa vie. Le nom rassemble sous soi, en sanctionnant, la diversité de l’expérience vécue : pour tous les errants sans identités attestées, le nom, c’est le Graal, comme pour: tous ces chevaliers paumés des romans médiévaux qui viennent de poignarder un dragon, pulvériser un nain méchant ou couper de haut en bas en deux parties égales un autre chevalier, et qui n’ont qu’une obsession : connaître le nom de l’aventure.
Une double-page du cahier « Process II » de Tarkos (IMEC, TRK2, ca. 1989) témoigne de lectures sur la question du nom proches de celles que nous mobilisons (philosophie analytique, philosophie du « langage ordinaire »).
Le nom, en ce sens, accorde le héros et son monde dans une identité enfin trouvée. L’identité : le repos du guerrier. Si aucun autre ne vous a reconnu, ne vous a mis à nu en vous nommant à neuf, vous êtes condamné à ne jamais vous départir de l’armure qui fait l’apparat des chevaliers errants. Jack Spicer, dont Quintane a préfacé la traduction française des poèmes complets, fait dire à Perceval dans Le Saint Graal : Si quelqu’un ne vient pas me combattre je devrai porter cette armure
Toute ma vie. Je ressemble au bûcheron en fer blanc des Livres d’Oz

Méconnaissable sous la rouille [rusted beyond recognition].
Je suis, Sire, un chevalier. Troublé [puzzled]
Par la façon [By the way] dont les choses arrivent sur moi et de derrière. Et finalement jusque dans ma bouche et tête et sang rouge
O, foutues choses qui cherchent à m’atteindre [to maim me]
Cette armure
Dupée
Vivante en
Elle
-Même.
[Fooled
Alive in its
Self]
Le nom, comme tutelle et comme norme, c’est la garantie que l’expérience vécue est bien enregistrée, que la quête est bien achevée. Nommer son vécu, lui chercher et lui trouver un propre, c’est, dans les termes de Barthes à propos de l’« aventure » amoureuse, un « asservissement au Grand Autre narratif » et en fin de compte « le tribut [à] payer au monde pour se réconcilier avec lui ». Parmi ces noms propres, le patronyme a un statut particulier chez Tarkos. Ce n’est pas un signe arbitraire ; il est motivé, légal dans ses formes. Il suit des règles coutumières proches de celle du nom commun (comme lui, le patronyme a des registres, des lexiques, des règles de construction). Le patronyme, c’est l’élément nodal du complexe d’identité, en ce qu’il ressortit à la fois à l’intime, à la généalogie et à l’état civil : comme « un nom commun ancien », comme un vieux signe en usage, le patronyme dénote et connote ce qu’il nomme. Nom.
Les Noms ne sont pas construits à partir de lettres au hasard.
Ils suivent des lois phonétiques nationales et régionales, et les variations de transcription.
De plus il existe un stock de Noms qui a un rôle de poids. Car les Noms théoriquement ne doivent pas varier à partir de ce stock.
(Surtout depuis qu’il n’est plus question d’une variation orale ou de transcription):
Le mieux est de prendre un nom commun ancien ou de métier, ancien.
Les noms propres sont des communsUn nom propre, aussi connoté qu’un nom commun, retient particulièrement Quintane au début des années 2000 – un nom dont elle modifie l’élément hérité, lui ôtant sa particule pour le communiser, l’« immuniser ». Comme Grenoble avait été renommé, pendant la Révolution Française, « Grelibre », Quintane rebaptise Jeanne d’Arc, à l’époque où le FN monte : ce sera désormais « Jeanne Darc », le nom d’une Mireille, d’une Michu, d’une quidame. Le nom ordinarisé est adjoint au prénom original de la Pucelle, qui est aussi le second prénom de l’auteur ; ce qui peut se lire suivant un schème quintanien classique : Jeanne Darc, c’est à peu près n’importe qui, c’est-à-dire moi, mais un moi inclusif. Gertrude Stein avait dit : les noms communs (nouns) sont des noms propres (names) ; avec Jeanne Darc, Quintane dit : les noms propres sont des communs. Leur usage a une « incidence » beaucoup plus décisive que leur acte de baptême. Le nom institué est anodin à côté des transformations que lui imprime cet usage. Un nom, bientôt et fatalement, n’a plus de porteur connaissable : il est porté par le courant. Il fait partie, comme n’importe quel nom commun, du terrain des jeux de langage dont l’économie lexicale est réticulaire plus que thésaurique – un lexique où chaque mot tient lieu d’une position du champ agonistique des conversations, où chaque terme a des alliés, des pelotons, des bataillons, des vis-à-vis, des opposés qui sont aussi des opposants. Donner son nom à une ru(s)eQuintane, par une coquille similaire à celle qui transforme le trope Saint-Tropez en Tropes, Tropé, Torpez, substitue à la datio nominis la plus conventionnelle qui soit (le fait de donner son nom à une rue) un acte à la fois arbitraire, héroïque, et très ordinaire : donner son nom à une ruse. - Je ne désespère pas d’ajouter au répertoire des ruses celle qui portera mon nom
Car la préparation à la guerre me donne le goût de l’invention.
Il s’agit de rendre les choses concrètes par l’action.
Plus les batailles s’accumulent, plus ma virginité s’étend
- Pour le moment, je suis plutôt radicale et spontanée :
si tu n’aimes pas la guerre, change de guerre.
On est là pile entre l’imposition post-adamique (l’impositio comme reimpositio nominis) et l’inscription au « répertoire des ruses » (le pacte stabilisé des stratégies en cours) ; soit : entre l’invention et la convention. Jeanne Darc sans la particule, Jeanne Darc qui ruse avec son nom consacré, c’est la figure sécularisée, démocratisée, qui porte un nom commun. Un nom partiellement choisi (sur la base du nom institué, mais sensible aux usages du monde et de soi), un nom sans adresse fixe, sans référence intangible, à l’inverse du nom d’une rue, d’une place de pèlerinage extrême-droitier, d’un peuple constant dans l’Histoire (le Français, l’Anglais).
Inscrire son nom au répertoire des ruses, c’est historiser ce nom en le relativisant car, en tentant d’inventer une nouvelle ruse, « on n’obtient, au mieux, qu’une nouvelle association de ruses anciennes, l’emboîtement d’une ruse dans une autre, ou un enchaînement inattendu ». La grammaire des ruses est relative aux ruses en usage ; de même l’impositio nominis est toujours generatio nominis en ce qu’elle est superpositio nominis – il n’y a pas jusqu’aux relations entretenues entre le prénom et le nom qui ne soient analogues à celles que les noms communs entretiennent avec leur famille : préfixation / suffixation : - Jeanne s’interroge sur le bien-fondé de nommer maintenant sa fille future Catherine, alors que le prestige et l’efficacité du nom Jeanne ont partout été prouvés par les batailles, effaçant partiellement ceux de Michel et Catherine en s’y superposant.
- Par la transformation qu’elle s’est imposée (cheval, cheveux) par l’influence conjuguée de Michel et Catherine, elle, Jeanne Darc, s’est extraite, fille, d’une ancienne et plus enfantine Jeannette. C’est à présent la Jeanne soldate qui veille et surveille la gardeuse de moutons :
- Voilà pourquoi Jeanne étant fille de Jeanne, elle ne peut nommer sa fille future Jeanne sans se déposséder de sa propre partie postérieure.
En plus de la substitution rue / ruse, une autre doit attirer notre attention : Quintane fait dire à Jeanne que « plus les batailles s’accumulent, plus [s]a virginité s’étend ». On s’attendrait à ce que ce soit la réputation ou la renommée qui grandissent avec les faits d’armes. Mais c’est que la réputation – étymologiquement : la purification – a tout à voir avec la virginité (la pureté comme immaculation). Dans les sociétés où elle importe, la fonction de la virginité féminine tient d’ailleurs essentiellement à la réputation de virginité. « Pucelle » est un statut, un nom commun réinstitué qui nomme en propre, fait d’une qualité commune une propriété. Ce commun-là est garant d’un ordre social : la virginité est une convention, un pacte passé avec les têtes juges, celles qui réputent et répudient, et qui finiront par s’y perdre : Mon nom de Pucelle n’est pas le fait du hasard, elles peuvent y mettre les mains, il tient à l’intérieur, et par deux fois il tient.
- Car c’est par ce titre que bien des têtes indirectement furent coupées :
Et voilà qu’entre mes jambes ils font leur procès.

Trans. : Logothétie seconde

Les croyants et certains pratiquants s’en sortent en expliquant que la littérature (et singulièrement, le roman) nous livrerait une richesse, une complexité du monde inaccessibles autrement, et parce qu’elle le ferait (double effet, atout et ratatout) en lavant en quelque sorte le langage de tous les péchés de la communication (et de citer à ce propos la phrase de Mallarmé qui continue à laver plus blanc les mots de la tribu). La langue que parle la littérature est spéciale et, sinon supérieure et sacrée, du moins à part, voire coupée. Dans une manière d’isolationnisme esthétique, la littérature nous léguerait, immémorialement, des textes beaux et complets mais ouverts, tombés là pour nourrir l’incomplétude du lecteur et l’ouvrir, ce pécheur qui, dès le livre refermé, part traîner sa langue à tous les caniveaux. Philo­sophie, poésie, modèles épisté­mo­lo­giques concur­rentsL’antipathie socratique entre philosophe et poète, leur incompatibilité dans l’ordre social, procèdent de deux modèles épistémologiques concurrents :
  • Le philosophe parle de ne pas savoir. Dans le monde des savoirs fragmentés, son unique compétence tient dans une ingénuité critique qui constate, n’affirme rien que l’entretien, dans sa poussée dialectique, n’ait déjà rendu patent. En ce sens, il a le monopole de la question-si.
  • Le poète, lui, en tant qu’il hérite du schème archaïque, parle de savoir – ce savoir répondant à un principe d’inspiration (ou de possession) que le philosophe ne lui conteste pas mais qu’il cantonne, en quelque sorte, à sa dimension révélée : ce qu’il sait, le poète ne peut de toute façon pas en « rendre compte ».
Mais les termes épistémologiques de la relation offusquent une autre équation, sémantico-poétique ; avant d’y avoir solution de continuité entre les savoirs, il y a rupture entre deux régimes de langue :
  • d’un côté, la « parole » poétique, qui affirme, proclame, institue ;
  • de l’autre, le « discours » philosophique, qui articule, raisonne, objecte (c’est cette sorte de liturgie dianoétique que Tarkos doit avoir en tête quand il écrit que « la philosophie fait la chenille »).
Doublure poétique de la « vieille opposition »La doublure poétique des modèles épistémologiques qui structurent « le vieux combat » est elle aussi travaillée par la figure de l’utilisateur. On a fourni un aperçu des positions de la philosophie sur ce sujet : la poésie, « c’est autre chose » qu’utiliser les mots (Sartre), autre chose que la langue ordinaire aux prises avec « les figures de l’Histoire ou de la sociabilité » (Barthes), autre chose que l’« impavide enchaînement des preuves » et des idées (Badiou). Autre chose que la langue et pourtant la même chose en tant que la chose même, selon le gambit heideggerien. Une tradition idéaliste l’affirme avec une vigueur péremptoire : « le poème » est à la fois
  • le cœur igné de la langue (où les « mots » ont gardé leur motivation d’origine),
  • et son foyer de (re)création (où les « mots » prennent, par le fait d’un seul, un sens nouveau pour tous).
Logothétie d’institution / de négociationDans les deux cas, et selon les versions, « le poète s’en tient au langage », « ne traverse que la langue », n’est pas « l’expression d’un événement vécu mais l’événement vécu de la langue », est « un forçage de la langue par avènement d’une “autre” langue à la fois immanente et créée ». À la fois immanente et créée ; l’expression de Badiou rejoue les éléments de la synthèse que le verbe heideggerien stiften – dont on a souligné la parenté avec le vocabulaire de la logothétie mystique – opère pour dire le caractère conjointement « donateur et fondateur » du langage poétique : « le poème » est ce lieu magique où les signes institués n’ont jamais paru aussi naturels. « Le poète », dans ce schéma, est au service de « la langue » (puisque celle-ci « parle » d’elle-même : die Sprache spricht) avec toute l’humilité requise par son « ministère ». Chiasme des vanités : la prétention, qui rendait le poète grotesque chez Platon, passe du côté du magistère philosophique. On a constaté, dans le discours des philosophes sur la poésie, la prégnance du mythème de la logothétie, et l’inadéquation de ce vocabulaire aux œuvres de notre corpus.
  • On a avancé que, pour Tarkos, la poésie a moins à voir avec l’inventivité qu’avec ce qu’on peut appeler la conventivité : dans le sillage des Nominales médiévaux et des philosophies de l’ordinary language au 20e siècle, la convention y est considérée dans sa dépendance radicale à un courant de la langue. Tarkos, dans une certaine mesure, antiphrase Sartre : la poésie, c’est utiliser le langage.
  • Quintane interroge également le trope moderne de l’invention, dont Ducasse a pour elle initié la critique avec ses Poésies. Comme Ducasse, Quintane, dans une large mesure, ne trouve pas, elle « controuve », fait avec les paroles en cours, qui pour être signées sont comme sans auteurs et dispensent, en fait de sagesse immémoriale, une science du général inapte à saisir la spécificité de ses objets. Réinvention, donc, sur la base des paroles instituées et instituantes : le nom (propre et commun), dans son actualité, est le produit des « incidences » de l’usage. L’impositio nominis dans Jeanne Darc est une reimpositio, mais pas à la manière d’une « retrempe » à la source de « l’origine », qui doit sauver les mots de l’usure à laquelle leur emploi « commercial » les expose.
Si logothétie il y a, chez Quintane et Tarkos, elle est scrupuleusement indexée sur l’usage courant : elle décantonne le savoir sémantique pour tenter de l’accorder à un état actuel du monde. Tarkos en particulier est logothète au sens que Barthes donne au terme dans son Sade, Fourier, Loyola : c’est un « formulateur » qui s’oppose à l’auteur d’un « système » (« le philosophe, le savant, le penseur »). La procédure du logothète barthésien est de « découper le texte sans fin » ; son « opération première » est de « “mordre” sur la nappe pour pouvoir la tirer ». On se souvient que c’est à peu près la même image (le pincement de nappe) qui servait à Castellin pour caractériser la sorte de géoformation du discours de Tarkos. Le logothète barthésien et le Tarkos de Castellin ont en commun de faire avec un donné. Mise au jour / mise à jourCette logothétie seconde a plus à voir avec la thesmothétie (qui acte, dans le droit, de coutumes et d’usages, met la législation à jour) qu’avec la nomothétie (qui fonde une norme de reproduction, et « modifie la langue comme le juriste modifie les lois »). Mais elle n’est l’apanage ni de « le poète » ni de « le philosophe », n’est l’apanage d’aucun, est l’apanage de tous, c’est-à-dire de n’importe qui. Un parlant conséquent, quel qu’il soit, met les mots à jour, plutôt qu’il ne les « met au jour ». La convention est le terrain de cette mise à jour ; ce n’est pas l’espace libéral d’échange des vouloirs-dire individuels, c’est le lieu de circulation d’énoncés qui échappent aux interlocuteurs et par là appartiennent en propre à l’interlocution qui les actualise. La distinction heideggerienne entre usage-sublimation (gebrauchen), propre aux arts, et usage-usure (verbrauchen), propre au bavardage courant, est parfaitement étrangère à Quintane et Tarkos. Pour eux, l’instrument de la langue s’use en s’usant, s’invente en s’éventant : « il y a pâte-mot », pour tout le monde et par tout le monde. Il n’y a pas la valeur indicielle de la langue d’un côté, et la petite langue des échanges de l’autre ; la mot-nnaie poétique n’est pas différente de la mot-nnaie courante ; le « mot » lui-même n’est d’ailleurs ni une unité sémantique, ni une unité expressive, mais une découpe postérieure au « flux », à l’« expression toute faite », au « complètement collé ».

2.2. Poétique des spécialités

…les philosophes aimeraient que chaque homme soit philosophe, les économistes que chacun soit économiste, et les poètes que la poésie soit faite par tous. Génie poétique chez toi si et seulement si génie poétique chez tous les hommes, puisque tu es tous les hommes (un homme quelconque). Ceci continue à être un coup de force, une « invraisemblance », plus adéquate que tout le monde ne peut pas être poète – voir On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.

Introduction : Les trois critères platoniciens

AccomptabilitéC’est l’aveu, arraché par le philosophe au poète, du caractère hétéronome du savoir inspiré, qui justifie le fin mot platonicien de l’exclusion : les conditions d’admission dans la Cité sont l’ascription juridique des propos, l’inscription politique de la parole, mais plus généralement la disposition à « rendre compte » (un des sens de legein) de ce qui a été énoncé. Cette accomptabilité des locuteurs doit être distinguée de la responsabilité politique et juridique qui règle les rapports civiques sous l’égide du vrai et du juste ; ce qu’une telle exigence impose, c’est la mise à profit des discours individuels dans l’établissement ou l’accroissement d’un savoir conçu comme computable. Sous ce rapport, « le poète », confit dans son schème archaïque, est ce « possédé » sans discours, simple porteur-conducteur d’une parole éventuellement véridique, accidentellement claire, inutile au savoir. Si le conte théorique de « la vieille opposition » peut paraître éloigné de notre corpus, on espère avoir justifié sa convocation dans ces pages par sa centralité dans le discours de certains philosophes modernes sur la poésie. On a identifié une doublure poétique de la distinction épistémologique héritée de Platon, qui tend à définir la poésie comme langue dans la langue, marquée du caractère originel d’une parole instituante, pré-rationnelle et non instrumentale. On a tenté de montrer ce que cet idéalisme doit au schème archaïque de l’alèthurgie prophético-poétique, à laquelle le livre de Marcel Detienne Les Maîtres de Vérité… nous a initié. Revenant à notre corpus, on a observé que l’élément de conduction, de réception et d’évaluation de la poésie était, pour Tarkos et Quintane, la langue en général, mais d’une généralité moins soumise à des critères platoniciens affaiblis par la critique nietzschéo-foucaldienne du « pouvoir-savoir » et de la norme apophantique, qu’à une condition partagée par tous les « parlants », celle d’une réinstitution des noms, de fait, dans le courant de la langue. C’est ce qu’on a appelé logothétie seconde, dont est apparue l’affinité avec la tradition, méconnue en France jusque dans les années 1980, du pragmatisme philosophique de l’ordinary language. La poésie, c’est du discoursLes vues communes de Tarkos et Quintane sur les rapports entre poésie et « langue ordinaire » ne mènent toutefois pas les deux auteurs aux mêmes conclusions. Du côté de Quintane, la littérature doit retrouver une « valeur d’usage », c’est-à-dire une capacité d’intervention à l’efficacité critique. C’est peut-être sous ce rapport – celui de l’activité critique et du souci pragmatique des effets – que les Sachen d’une certaine poésie et d’une certaine philosophie convergent. L’exigence wittgensteinienne de « clarification logique des pensées » (logische Klärung der Gedanken) fournit des éléments de programme ; l’attention d’un William James aux copules ou « petits mots » un modèle méthodologique ; elles s’opposent explicitement chez Quintane aux gros mots, troubles et confus, du jargon idéaliste (le « Poème » comme « projet éclaircissant de la vérité ») et au « pataquès [de] la métaphysique » (« l’Être », « la Présence », voire « le Sujet »). Du côté de Tarkos, et comme symétriquement sur le plan de la clarté et de l’utilité, philosophie et poésie partagent les mêmes insuffisances : le texte philosophique est un « super-poème », qui « n’est pas plus clair, ni plus utile qu’un poème ». Sous ce rapport, la poésie, ça n’est ni plus ni moins du discours que la philosophie. Tout le monde fait avec la même « pâte ». L’idée d’une condition générale de la création de sens (dont la seule mesure est l’usage) et celle d’un élément général de la conduction de sens (le courant de la langue) s’opposent au régime spécialiste des discours, solidaire d’une distribution sèche des missions et des tâches. Et « le poète » a sa part dans cette distribution ; c’est lui aussi, au tournant du siècle, un spécialiste, avec ses registres, son lexique, ses formats. Aussi n’y a-t-il plus de sens à le tenir exclu du cadastre des tekhnai et doxai, surtout si cette exclusion se retourne en exception princière. La poétique des spécialitésCe qui justifie de considérer le cadastre platonicien et l’idéalisme de la possession comme participant d’un même ordre, c’est une poétique commune, qu’on pourrait appeler poétique des spécialités. La poétique des spécialités procure des « lieux sûrs » du discours, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, en s’appuyant sur deux thèmes en apparence contradictoires : celui de la naturalité des pratiques et celui de la spécificité des missions. Le discours de l’invariant anthropologique, à propos de la poésie comme de la philosophie, surdétermine l’ensemble des manifestations historiques subsumées sous les termes, en plus de survaloriser, de manière critérielle, la notion même d’invariance ; il mène au cliché, transposé depuis la remarque de Foucault à l’endroit de la philosophie, selon lequel « tout le monde est un peu » poète, surtout certains. La poétique des spécialités et le discours de l’invariant anthropologique organisent le passage des questions poétiques abordées dans la partie précédente, qui supposaient la diversité des parlants, aux questions ontologico-éthiques abordées dans notre dernière partie – qui s’intéressent aux « types d’hommes ». Entre les deux, la poétique des spécialités nous plonge dans la complexité d’une question épistémologique au long cours, celle des rapports entre la vocation et la profession, le privilège statutaire et la spécialité technique, le mythe et l’institution. En matière de poésie, la poétique des spécialités perpétue face à la philosophie l’idée d’un mode discursif propre, libéré des critères platoniciens (dire vrai, parler clair, discourir utile). Elle opère une substitution-sublimation au profit du poète : au contenu de vérité des propositions, elle oppose l’intégrité du cœur ; à la clarté des enchaînements logiques, la clarté des évidences dévoilées ; à la profitabilité des discours, l’utilité supérieure de la poésie. On va voir maintenant comment Quintane et Tarkos échappent à l’alternative proposée par cette situation moderne de l’ancien champ de bataille, poursuivant le travail d’une « dé-spécialisation » de la poésie (Quintane).

2.2.1. Véridicteur ou parrêsiaste ? La vérité comme rapport

La vérité n’a de constante que sa prétention à être et cette prétention est formelle. Le redimensionnement des questions et des échelles de vérité est une affaire de poésie […] qui doit aller bien au-delà de la seule activité de la poésie.

2.2.1.1. Une vérité sans norme de véridiction

La « vérité » n’est […] pas une chose qui existerait et qu’il s’agirait de trouver, de découvrir ; mais une chose qu’il faut créer et qui fournit un nom pour un certain processus, plus encore pour une volonté de faire violence aux faits à l’infini ; introduire la vérité dans les faits, par un processus in infinitum, une détermination active, ce n’est pas la venue à la conscience d’une réalité ferme et définie par elle-même. C’est un des noms de la « volonté de puissance » […]. Dans son Petit manuel d’inesthétique, Alain Badiou tente de résumer les relations à la vérité que la philosophie prête traditionnellement à la poésie en isolant trois schèmes :
  1. Le schème « didactique », de tradition platonicienne, affirme que la poésie, inutile et incertaine, quand elle n’est pas simplement trompeuse et « complice […] de la sophistique », n’est pas porteuse de vérité. Le schème didactique instaure un partage entre le Poème et son autre depuis le critère d’une vérité-réalité (dire ce qui n’est pas est certes possible, mais n’a aucun sens).
  2. Le schème « classique », de tradition aristotélicienne, ne donne à la poésie ni le rôle ni la prétention de dire une vérité « cognitive ou révélante ». La poésie tire son privilège d’un autre projet, qui donne sa mesure au vrai : dire le vraisemblable. Le schème classique instaure un partage entre la poésie et son autre depuis le critère d’une vérité-actualité (dire ce qui n’est pas, sous la forme de ce qui pourrait être, a du sens).
  3. Le schème « romantique » considère le poème seul capable de vérité. Une formule heideggerienne donne un aperçu de ce qu’implique un tel sacre : « En tant que mise en œuvre de la vérité [das Ins-Werk-Setzen der Wahrheit], l’art est Poème [Dichtung]. […] L’essence [das Wesen] de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’institution [Stiftung] de la vérité. » Le schème « romantique » opère un partage entre le Poème et son autre depuis le critère d’une vérité-authenticité (la vérité ne se disant pas, mais s’instaurant, aucune norme instrumentale du langage ne peut venir la juger).
La thèse badiousienne, elle, est conservatrice des licences de la poésie devant l’utilisation du langage : le poème est une « procédure de vérité » affirmative qui ne passe pas par une procédure de connaissance objective. Il ne « traverse » pas la langue, qui est à la fois son véhicule et son unique objet, mais pas son instrument. La vérité poétique, pour Badiou, est
  • immanente (elle ne se dit pas autrement et ailleurs que dans le moment et le lieu de son « actualisation », qui est peut-être ce qui s’appelle « poème » en propre),
  • singulière (dans la mesure où il n’existe pas une vérité mais des vérités),
  • partielle (car une vérité est par essence incomplète, toute véridiction contenant sa tache aveugle – son « innommable »).
Badiou tente de s’arracher à la contradiction du Législateur (inhérente à tout discours vrai censé statuer ce qu’est un discours vrai), en donnant à la vérité un caractère effractif et en exceptant la philosophie de toute charge véridictive : la tâche de la philosophie vis-à-vis du poème est « de le montrer comme tel », sans chercher à totaliser le « multiple pur » qu’il actualise. La philosophie est la « maquerelle du vrai », c’est-à-dire la laide « entremetteuse des rencontres » de l’art avec la vérité – mais aussi, doit-on compléter, celle qui fixe les prix et qui contrôle les chambres. Le philosophe, « professionnel » de la véritéQue la philosophie soit l’instance de contrôle et de validation du vrai, ou l’auxiliaire d’appréciation des degrés de vérité du discours, c’est l’idée qui se maintient, à la fin du 20e siècle, en dépit des hommages et politesses de la philosophie à l’égard du « Poème ». Qu’il s’en tienne à la lecture révélante, de type herméneutique, ou à la description des « effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art », distinguées et comme édifiées par son intérêt, le philosophe apparaît encore, juste- ou injustement, comme l’arbitre de profession de toutes les vocations. La lettre que Tarkos adresse au Collège de Philosophie ne dit pas autre chose ; que l’adjuration qu’elle contient (« besoin de vous pour savoir », « un signe de vous ») soit feinte ou sincère, elle s’adresse de manière évidente à des professionnels. Je vous écris pour vous demander un coup de main. Me voilà avec un projet philosophique qui m’apparaît suffisamment cohérent pour me motiver. Mais j’ai besoin de savoir : je ne suis pas assez philosophe pour savoir si cette recherche est digne d’être poursuivie, je crains, en effet, de répéter en une sorte de mémento, la vision commune […] Je ne me trouve pas dans le milieu de la philosophie, ni de l’université, mais seulement dans l’activité de l’écriture poétique, seule ma jeunesse justifie mon outrecuidance. Je serais heureux d’avoir un signe de vous pour savoir. […] Je pars de l’existence de ce qui est, ainsi que nous commençons à le connaître. Je crois à ce que nous savons, et c’est l’idée de temps qui est changée. La caractérisation que le même, dans l’entretien avec Bertrand Verdier, donne de cette profession à partir de l’opinion commune, semble la lier aux trois critères platoniciens sur un mode qui emprunte à la fois à la qualification légendaire d’une caste et au privilège acquis d’une corporation : [O]n va te dire : Il y a quelqu’un qui s’occupe de la vérité, ça s’appelle les philosophes, et qui disent la vérité, eux. Mais ils font des super-poèmes. Personne ne va se servir d’un texte philosophique comme d’un texte qui dit quelque chose, parce que, sinon, on aurait une addition d’axiomes. Et donc quand il essaie de dire le maximum de ce qui est vrai, ça nous fait un bon texte inutilisable, au sens où c’est la seule chose qu’on puisse faire. Il n’est pas plus clair, ni plus utile qu’un poème. C’est la même chose. D’emblée, en passant de « s’occupe[r] de la vérité » à « di[re] la vérité », Tarkos articule les deux termes de notre intrigue longue : charge et mission, profession et vocation. Ce qui rend le passage de l’une à l’autre absurde, c’est l’idée que, d’un texte :
  • un accès est possible dans toute la rigueur de la règle apophantique (« dire quelque chose » de quelque chose),
  • un usage est possible dans toute la rigueur d’une conception computative du savoir qu’il contient (« une addition d’axiomes »).
La règle apophantique effectue un découplage, au sein des actes de paroles, entre la teneur des propositions et les moyens de leur énonciation, et lie les énoncés au monde par un pacte qui identifie contenu véridique et contenu de vérité. Or, même à imaginer une somme « maxim[ale] », idéale, des axiomes vrais empilés, le texte est « inutilisable », en vertu d’une conception pragmatiste opposée à l’idéalité du texte-silo : un texte, ça n’est pas un contenu disponible ; c’est tout – et ça c’est rien que – ce qu’on peut en faire. La conception pragmatiste est pré-juridique : force du lecteur fait droit du texte, ou, pour le dire dans les termes de la critique sophistique de la philosophie : force du « dehors » fait sens du « discours ». Un « texte philosophique » n’est qu’en droit « un texte qui dit quelque chose », c’est en fait un « super-poème », « pas plus utile, ni plus clair qu’un poème ». S’attaquant au statut philosophique, c’est bien, comme les Sophistes, le rôle du Législateur, en tant qu’excepté de son propre discours, que Tarkos vise. Or le contrat qui fonde, maintient et parfait l’ordre idéal de ce Législateur, c’est précisément ce « pacte apophantique » déjà beaucoup évoqué jusqu’ici : Ce qui est très bizarre, qui m’étonne toujours, mais qui m’afflige totalement, c’est qu’on va te dire que pour dire la vérité, il faut faire un essai, qu’on a un instrument, la langue, qui est parfaite pour ça, vraiment précise, au cordeau quoi, toute fine, et en plus tu peux passer partout avec parce qu’elle passe partout et donc tu l’utilises pour dire une vérité. Ça m’affole complètement, les gens qui arrivent à croire ça. Alors que simplement t’as Patmo, quoi, tu n’as pas grand-chose et tu vas vraiment dire la vérité avec ça. Tu ne vas pas l’utiliser pour faire une explication, tu vas l’utiliser directement, pof, c’est ça, Patmo, c’est ton plat, c’est le seul plat d’ailleurs – simplement, il faut que le plat soit vrai. C’est vraiment la poésie, la poésie est toujours comme ça. Dé-légiférer le rapport à la véritéLa véridiction apophantique est solidaire d’une conception correspondantiste de la vérité, selon laquelle un contenu propositionnel peut rendre compte d’un état de fait et exprimer une « vérité du monde ». Mais le rejet de cette norme ne mène Tarkos ni à une exclusion sceptique du critère de vérité, ni à une exception de droit du discours poétique. La déclaration selon laquelle « il faut que le plat soit vrai » est à rapprocher de cette autre : « Tu vois, dire la vérité, c’est le poème. […] Le poème ne veut pas dire la vérité du monde, mais il veut dire la vérité » (on souligne). Une telle vérité n’est pas à « trouver » dans la mesure des états de fait ; elle ne vise pas la réconciliation entre « les poèmes et les choses » (Ponge). Elle est à constituer dans la mesure éthique d’un devoir, que l’archaïsme provocateur de « l’honneur » vient ici indiquer : C’est une contrainte dont on ne peut pas se débarrasser. Si je suis là à dire la vérité, tu vois les problèmes que ça crée. Parce que c’est en parole que ça se fait et que c’est précisément avec rien d’autre. Il n’y a pas à trouver la vérité, c’est plein de parole. La révolution que ça fait. C’est comme l’honneur comme la vérité est l’honneur de l’homme. C’est la révolution. Le problème de la véridiction est, comme celui de l’expression, « complètement explicite », et dire la vérité en poème ne diffère pas de faire la vérité en parole. Le poème, en ce sens, est un discours poétique (au sens large, poéticien du terme), un lieu ordinaire du discours où règne la condition générale de la parole, en tant que cette parole est à la fois
  • sans le secours d’aucune loi morale, mais tenue par / contenue dans un impératif éthique (Tarkos écrit que le poème « est l’endroit où on ne peut pas dire n’importe quoi comme ça nous arrange » ; en ce sens, « arranger les poèmes et les choses », ce serait surtout « nous arrange(r) » nous-mêmes) ;
  • sans le secours d’aucune norme véridictionnelle.
Cette situation est résumée par Jacques Rancière, dans un entretien à propos de son « essai de poétique du savoir » : le discours poétique – toujours au sens poéticien – est « sans position de légitimité et sans destinataire spécifique » et « implique un rapport à une vérité […] qui n’ait pas de langue propre ». Situation extrême, qu’on peut s’accorder à qualifier, avec Tarkos, d’en tous points « révolution[naire] », et qui n’est pas sans rappeler l’étau du « Manifeste Chou ». Elle en diffère toutefois significativement : le « Manifeste Chou » se tenait dans le petit espace déontique constitué par on ne peut pas dire et on doit quand même dire ; la contrainte d’une véridiction sans norme de véridiction est exposée au grand large éthique, perdue entre on ne peut rien dire (exclusion) et on pourrait tout dire (licence). Rancière note que ce double bind est la condition du poème pris sous le feu croisé des schèmes platonicien et aristotélicien : Ce qui m’intéresse dans la vérité, c’est cette absence de langue propre […]. Il faut la dire et il n’y a pas de mode de discours propre à la dire. Cette impropriété brise les séparations entre les genres du discours. « C’est ici qu’il faut avoir le courage de dire vrai quand on parle de la vérité », dit le Phèdre. La plaine de la vérité est le lieu à la louange duquel aucun poète n’a pu chanter d’hymne approprié. Mais pour parler en vérité du lieu de la vérité, pour nouer le temps et l’éternité, c’est encore un récit que Socrate doit faire. C’est cela qui m’intéresse : la différence qu’il faut marquer et dont la marque pourtant se dénie aussitôt, le point où la philosophie pour dire ce qui lui est le plus propre et qui la sépare de toute performance poétique doit encore se confier à une poétique qui est une contre-poétique. La poétique d’Aristote, c’était, au fond, la tentative de règlement radical de ce trouble de la pensée : plus de contre-poème philosophique mais une philosophie qui met le poème à sa place en lui donnant ses lois « propres », ce qui est plus simple et plus radical que d’exclure les poètes. Dans le diagnosticien ranciérien,
  • le schème platonicien-didactique (a) est une « torsion » – un sale coup et un mauvais pli : Platon oppose au poème un (« super- ») poème qui ne dit pas son nom et s’excepte des « performances » ; il définit les règles du discours vrai en constituant le sien comme non-lieu du discours ;
  • le schème artisotélicien-« classique » (b) est le véritable acte de légifération quant au poème, en ce qu’il règle unilatéralement le différend sans recours à l’exclusion (qui est autant un jugement qu’un non-lieu) : le poème sera excepté, et son autonomie aura l’extension de son cantonnement.
Rancière oppose aux deux schèmes la cohérence du « commun » (actualisé par la « littérature »), cohérence de qui assume une « performance poétique » qui ne se donne pas de loi a priori, et fonde « le poème contre le poème » : La vérité est bien là au travail sans qu’un discours ait la possibilité de dire la vérité des autres. Parler d’une poétique ordonnée à l’idée d’une vérité, quelle qu’en soit la figure, c’est refuser le simple partage entre philosophie ou sophistique, discours de la vérité ou catastrophe rhétorique, textualiste… La poétique du savoir retourne à la torsion platonicienne : le poème contre le poème. Ce qui est aussi une définition possible de la littérature : le poème qui défait toute légalité dans l’ordre des poèmes, tout partage légitime des discours. La littérature, c’est la puissance commune de l’être parlant. La « poétique du savoir » de Rancière lie dé-spécialisation du politique et décantonnement du poétique. Elle tente d’arracher, dans un même mouvement, la parole commune aux institutions discursives de légitimation, et la poésie à sa propre version de la poétique des spécialités. Pour y parvenir, elle cherche à retrouver ce qui, dans la « puissance commune » du parlant, délégifère le rapport à la vérité, sans se constituer dissident du discours philosophique ni libéré-conditionnel, réduit par son absolution. C’est au prix de cet effort que la cohérence devient adhérence, soit, dans les termes de Tarkos, qu’a lieu un « poème », « seul moment où ça [l’expression et la lettre, l’écrit et le sens] se colle ». La condition pour que « ça colle » est donc que la colle ne soit pas fournie. Sans colle, on dispose de « pas grand chose », sinon du tout-venant « pâte-mot », cette sorte de « plat » qui colle déjà, parce que le liant a toujours-déjà été ajouté – mais qui ne colle à rien. Et, dans la misère ordinaire de ces moyens, « il faut faire avec », se débrouiller pour « que le plat soit vrai ». Voilà qui demande effectivement un peu de « courage ». Tarkos parrêsiaste et filouCette exigence éthique, le courage de la vérité, c’est celle qui définit le dire-vrai du parrêsiaste, expérience d’une épreuve plus que résultat d’une enquête. La parrêsia est une modalité alèthurgique intrinsèquement liée à l’idée d’un danger de la vérité, d’un risque de la véridiction. Le parrêsiaste s’expose, il comparaît, c’est un « témoin vivant de la vérité ». Mais son témoignage ne contribue pas à l’« enquête apophantique » qui détermine le jeu des relations pour fonder le jugement ; le « témoin vivant de la vérité » ne saurait répondre aux questions qui ? et quoi ? posées dans les termes procéduraux d’une vérisanction, parce que toute véridiction se constitue pour lui dans la mesure relative de son énonciation – de son moment, de son lieu. Aussi la vérité parrêsiastique n’a-t-elle pas à proprement parler de critère d’évaluation ; elle a en revanche des critères éthiques de constitution quasi intenables :
  • la vérité du parrêsiaste tient à l’adéquation du discours à l’objet, un type de « conformité » qui diffère du critère épistémologique de la « correspondance » aux états de choses, en ce qu’elle nomme un rapport de congruence : toute la vérité, rien que la vérité ;
  • l’exigence de vérité du parrêsiaste tient de la discipline, de l’ascèse, du dépouillement, ce qui lui donne le caractère solennel d’un serment, celui du discours intégral parce qu’intègre, intègre parce qu’intégral.
Mais le tout-dire du parrêsiaste diffère significativement de celui de l’aveu ou de la confession, et son vrai se passe de « maquerelle » comme de directeur de conscience. L’idéal de franchise que constitue la parrêsia est en particulier incommensurable à une loi transcendante du discours susceptible de sanctionner les propos. « TU » est un texte de Tarkos publié dans le recueil oui (1996). À partir du pronom par excellence de l’interpellation (intérieure, divine, policière, publicitaire, militante), le texte dérive vers le son par excellence de l’interpellation (le « TUT-TUT » d’un klaxon), pour aboutir à une sorte de bibelot sonore – anodin, inexcellent – contenant le phonème de départ (l’adjectif « bitumineuse »). Le texte commence par ce qui peut se lire comme le monologue d’une conscience, d’une voix intérieure qui galvanise ou dicte une profession de foi : Tu tiens sur tous les fronts. Tu retires de tous les fronts. Tu ne vas pas sur tous les fronts pour rien, tu tiens, tu ne te laisses pas faire, tu retires ce que tu dois retirer, le reste que tu dois rejeter, tu le rejettes, tu tiens sur tous les fronts à la fois, tu ne t’es pas laissé faire, tu retires du front ce que tu veux, tu rejettes le reste, tu as tenu, tu tiens, on voit bien que tu tiens sur tous les fronts et que tu peux encore attaquer. Ne pas se laisser faire, retirer ou rejeter ce qu’on doit introduisent au paragraphe suivant, qui place tu dans des situations régies par une loi contraignante : Tu sais très bien ce que tu dois dire à la ferme. Tu dois dire. Tu sais très bien quoi dire dans la préfecture de police, tu sais ce qui doit être dit dans le cabinet médical et aux pompes. Tu dois dire. Tu sais ce que tu dois dire à l’illustre. Tu sais ce que tu dois dire, tu dois dire aux agents commerciaux, tu dois. Tu dois répondre & Tu sais quoi répondre. Alors que le premier paragraphe cherchait à accorder les termes d’une adéquation, celui-ci établit un rapport de correspondance entre une conscience et le monde qui l’interpelle : dès que la norme extérieure du discours s’applique, le ce que tu dois dire procède d’un « savoir » acquis, et dire ce que tu dois revient à dire ce qu’il faut, ce qui convient. Ce qui convient n’a pas forcément pour mesure une vérité factuelle ; si – principe du mensonge pieux – ce qu’il convient de dire préserve l’intégrité, « l’honneur de l’homme », alors ce qui est dit est « vrai » : Ça passe, c’est vrai, ce n’est pas mensonger, comme un seul homme, ça passe, tu t’envoies, pure vérité, il n’y a rien de tel, qu’il ait pu, c’est vrai, ce n’est pas tant, c’est entier, pas de mensonges, c’est vrai, ça passe entièrement, que ç’ait pu, c’est si vrai, en une seule fois car, après tout, ta position est tenable / réelle / sensible / pertinente / car, après tout, ta position est la position qu’il était possible de conserver. Mais, comme dans un jeu de langage dont la règle unique serait de « tenir », le principe du mensonge pieux est ici élargi : si « ça passe », et tant que « ça passe », tant que la « position » est « tenable », alors « c’est vrai, ce n’est pas mensonger ».
Christophe Tarkos, un jeune homme radicalisé avant Internet, écrit dans un de ses carnets (sans titre, couverture illustrée d’un monument aux morts de Compiègne et d’un paquet de cigarettes Lucky Strike, IMEC, boîte TRK3, ca. 1991) : « Comment éduquer la jeunesse pour qu’elle se venge des flics ? Je ne sais pas. Il faudrait des clubs anti-flics à la base qui s’organisent en une hiérarchie puissante et non détectée bien sûr par les rats. Un flic mort est-il un bon flic ? Je ne crois pas, car il a été flic. On ne suppose pas qu’il ne fait des bêtises ; il a déjà fait des bêtises ayant été flic. »
Il est difficile, et peut-être pas primordial, de déterminer si ce texte est une dérision de la noble parrêsia dévoyée en dogme culturel (« L’homme, en Occident, est devenue une bête d’aveu »), ou s’il y va d’une actualisation de cette parrêsia à des exigences de transparence intenables, des usages sécuritaires drastiques, des exigences de lisibilité et d’identification qui dessinent peu à peu, pendant les années où Tarkos écrit, les contours d’une nouvelle condition « occidentale » ordinaire. (L’homme, pour l’Occident, est devenu un gibier de caméra thermique.) Ce qui semble certain, c’est que ce jeu de langage où tous les coups sont permis pour se maintenir, ce jeu de langage qui place le parrêsiaste dans la position de « tricheur sincère », a tout à voir avec le « jeu moderne » (Rancière, cité par Quintane). Peut-être en radicalise-t-il simplement les contradictions. Tarkos post-moderne ?La devise du « tricheur sincère » (continuer tant que « ça passe ») est parente du « tout est bon pour foutre la merde » de la lettre à Stéphane Bérard ; toutes deux disent l’éthique commune de la révolte et de la resquille. Le type de playing (manière, mouvements, marge) qu’une telle éthique permet dans le game (l’espace normé) n’est certes pas sans rappeler l’autre révoquée du platonisme, la sophistique, cette contrebandière de l’activité législative, pleine de tics, et qui fait un usage routinièrement dépensier de la parole. Il n’est pas non plus sans rappeler deux notions-phares du tournant du 21e siècle, chacune explicitement dirigée contre l’idéal démocratique du « consensus » et contre la réaction politique et artistique de l’époque :
  • L’« agonistique générale » des actes de langage (Lyotard, 1979), environnement épistémologique propice aux expérimentations et gestes éruptifs (en matière de « science » comme de poésie), et qui annonce une interrogation sur la valeur d’échange des « phrases » après le linguistic turn et la chute des normes transcendantes de légitimation commune.
  • Le fameux « dissensus » ranciérien, cette « organisation du sensible » littérale et pluraliste qui forme le lieu, agonistique lui aussi, où « n’importe qui », le tout venant des « hommes sans qualités », vient contester « la distribution des capacités et incapacités ».
La situation post-moderne (au sens littéral, temporel du terme) du « Manifeste Chou » et des textes de oui se laisse ainsi considérer depuis la perspective ouverte par notre intrigue longue : si le modèle antique substituait à une loi transcendante de la parole une norme politique des discours, les pensées critiques de la fin du 20e siècle remettent cette norme en question, parce qu’en verrouillant les discours dans le « consensus », celle-ci perpétue la démocratie sous la forme, politiquement étrécie, d’un simple espace d’échange des libéralités. Bien sûr, Tarkos, qui se moque de la proclamation d’une fin des avant-gardes, et qui déclare « faire la révolution seulement avec des prés » est tout sauf un « postmoderne », si par là on entend ce que le mot a fini par désigner au terme des malentendus, des opportunismes, des malentendus opportuns de la décennie 80 (et qu’attaque le Prigent du dernier TXT, par exemple). Ce postmoderne-là est, en effet, suspect à maints endroits de réaction politique ; peut-être fait-il passer son scepticisme pour un relativisme conséquent, et son « œcuménisme » (Prigent) pour un goût des hybridations. Peut-être en cela appuie-t-il le retour aux bonnes vieilles valeurs qui font le consensus, et au bon sens qui fait de la démocratie libérale une fin de l’Histoire ; bref, peut-être appuie-t-il le retour au vrai sens des mots et à l’ordre naturel des choses – tout sauf un relativisme. Tout le monde n’a pas pensé le « postmoderne », depuis l’affect sceptique, comme une liquidation des illusions modernes. Lyotard, pour dissiper les malentendus autour du terme, publie dans Le postmoderne expliqué aux enfants (textes de 1982‑1985) un plaidoyer pour la « recherche » en littérature, contre les injonctions à la « lisibilité », à la « réalité », à « l’unité », à la « simplicité » et à la « communicabilité » : Le post moderne serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable. Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l’œuvre ou le texte recherche. L’artiste et l’écrivain travaillent donc sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait. De là que l’œuvre et le texte aient les propriétés de l’événement, de là aussi qu’ils arrivent trop tard pour leur auteur, ou, ce qui revient au même, que leur mise en œuvre commence toujours trop tôt. Postmoderne serait à comprendre selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo). Lyotard le dit : le jeu postmoderne « fait partie » du jeu « moderne », les deux partagent un plateau conceptuel commun, un vocabulaire commun. Chacun se joue toutefois selon des règles différentes. Où l’écrivain moderne jouait avec les formes canoniques et les partages génériques, l’écrivain postmoderne travaille dans une radicale immanence des discours : étant soumis au régime du « futur antérieur » de sa forme, il ne peut « rendre compte » immédiatement des règles qui gouvernent sa pratique. Schématisme éclectiqueEn revanche, un trait souvent associé au « postmoderne », son « éclectisme », a du sens sur le plan épistémologique. Effectivement, le joueur postmoderne conserve l’état des mises qui constituait les « blocs » de véridiction dans le « jeu moderne », mais il décide d’occuper toutes les places du jeu :
  • Empruntant au schème « didactique » (a), il affirme qu’on ne peut effectivement pas dire ce qui est, ne serait-ce que parce qu’on ne peut pas dire tout ce qui est (deuil d’un discours de la totalité : le jeu postmoderne ne compte pas les points).
  • Empruntant au schème « romantique » (c), il déclare qu’aucune norme de vérité ne s’appliquera a priori (fin d’une légalité transcendante des discours : le jeu postmoderne ne permet pas qu’on l’arrête pour s’en déclarer vainqueur).
  • Empruntant au schème « classique » (b), il acte de la permanence des enjeux éthiques (ou thérapeutiques), moins en vertu d’une puissance poétique à troubler la vérité historique que d’une mesure immanente des discours (le jeu postmoderne n’exclut pas sceptiquement le critère de vérité ; il en fait simplement un rapport plutôt qu’une norme).
Le « Manifeste Chou » l’annonçait : ce bouleversement des règles survenu, il va falloir « quand même » « continuer » (à dire, à jouer), dans la poix d’un rapport constituant à la vérité, seule solution pour que « ça colle ». « Le poète est obligé de dire la vérité. C’est un problème, car ce n’est pas gentil. »

2.2.1.2. « On pourrait tout dire… »

L’effet apparent de vérité qui vient jouer dans le sophisme est en réalité un lien quasi juridique entre un événement discursif et un sujet parlant. De là, le fait qu’on trouve chez les Sophistes les deux thèses : Tout est vrai (dès que tu dis quelque chose, c’est de l’être). Rien n’est vrai (tu as beau employer des mots, ils ne disent jamais l’être). Le « modus loquendi » est l’effet de l’opposition entre la récession de la confiance faite aux discours et l’affirmation théologale que la parole ne saurait manquer. Il joue entre ces deux pôles pour trouver, quand même, des façons de parler. Aussi bien, derrière les tactiques illocutoires qui inventent « des mots pour ça », il y a, en dernier ressort, le principe d’une « convenance » entre l’infini et la langue. Il y a un certain courage à affronter ce qu’on est en train de dire. Paradoxe du véridicteur« Continuer », en l’espèce, c’est persévérer dans « la puissance commune de tout être parlant » (Rancière), dans l’attitude parrêsiastique de « témoin » d’une vérité à la fois ample (dire toute la vérité) et restreinte (rien que la vérité). « Continuer », c’est s’essayer à dire une vérité qui ne passe pas avec la parole l’arrangement selon lequel certains énoncés (déclaratifs, descriptifs, constatifs) constituent, dans l’absolu de la norme apophantique, le mode probatoire du discours : Les textes c’est l’endroit où on ne peut pas dire n’importe quoi comme ça nous arrange. C’est qu’on ne peut pas tout le temps se servir de parler pour faire en sorte de s’en tirer en parlant parce qu’alors à un moment donné on ne sait plus où est la vérité parce qu’on a dit trop de n’importe quoi mensongers qui ne veulent rien dire et on ne sait plus ce qu’il en est, je veux dire la vérité :
J’existe. Évidemment cela ne prouve rien. Cela ne prouve pas que j’existe. Mais je suis là. Et je ne suis pas fou. Je suis un vrai témoin, je suis capable de dire la vérité telle qu’elle me semble, je peux témoigner.
« J’existe » est la vérité solipsiste par excellence : purement déclarative, sans objet ni contexte, elle est « nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon Esprit » (Descartes). Que je puisse la prononcer suffit à m’attester sujet. On connaît la critique que Hume adresse au cogito cartésien : un « moi » constant et continu ne saurait se prendre comme mesure de sa propre certitude, car seules des impressions fugitives et changeantes l’attestent ; la perception est une hétéronomie, et aucune unité du moi ne peut se décréter de l’intérieur du moi. Moins connue est cette sentence qui préfigure les réflexions de Wittgenstein à ce sujet : « toutes les questions délicates et subtiles sur l’identité personnelle ne peuvent jamais être tranchées et elles doivent être considérées comme des difficultés grammaticales plutôt que philosophiques ». De ce point de vue, « je suis », « j’existe », sont des énoncés aussi paradoxaux que celui du Législateur (je dis le vrai). En affirmant que « j’existe » « ne prouve rien » à part que « je suis là », Tarkos formule, sur le modèle du célèbre paradoxe du menteur (dont une solution, la cassatio, affirme en substance qu’ego dico falsum est un « n’importe quoi […] qui ne veu[t] rien dire »), un paradoxe du véridicteur qui aurait pour biais d’identifier contenu de vérité et contenu propositionnel véridique. Si je ne peux m’attester de moi-même, je peux en revanche témoigner de ce qui me traverse, du fagot (bundle, Hume) de perceptions dont je suis l’actualité. Reste que, dans cette actualité même, le paradoxe du véridicteur vit, perçoit, conçoit, projette, s’active, parce que les velléités à dire « vrai », ou ne serait-ce qu’« un vrai », supposent le vrai, sinon comme norme, au moins comme ressource : la parrêsia, dans cette optique, est « une thérapeutique de la lâcheté devant la vérité » (Badiou, à propos de Brecht). Ambivalence tarkossienne du tou-direUne formule de Tarkos, lisible comme une devise – « [a.] ne pas faire tout ce qu’on peut dire et [b.] dire tout ce qu’on pourrait faire » – complique encore l’équation du sui-véridicteur, du témoin-de-soi, du plaidant-son-existence, en confrontant un principe d’économie ([a.] : si on peut le dire, on n’a pas à le faire) et un principe de congruence ([b.] : seul « dire tout » maintient les velléités du côté de la puissance). Ce degré de complexité introduit à l’ambivalence tarkossienne du tout-dire, qui apparaît exemplairement dans un des poèmes du recueil Caisses. Rappelons que le recueil est lui-même régi par un principe d’infélicité économe (le texte est stoppé au bas de la page, c’est-à-dire en haut de la « caisse ») et un principe de félicité par la congruence (la nécessité formelle sera la nécessité du texte lui-même ; en l’espèce : le texte sera tout ce qui a été placé dans la caisse). Par égard pour la totalité à laquelle cette forme s’applique, nous reproduisons ici toute la caisse du « caillou » : D’une certaine manière nous parlons des cailloux ou nous parlons d’un caillou et nous ne parlons que d’un caillou parce que nous n’avons qu’un caillou pour parler comme nous pourrions parler de tout de tout ce que nous parlerions nous parlerions alors d’un caillou c’est comme si nous parlions d’un caillou car nous n’avons qu’un caillou à nous mettre sous la langue c’est comme si nous parlions d’autre chose que d’un caillou ce serait d’un caillou que nous chercherions à parler ce serait en fait d’un caillou rond et lisse que nous parlerions nous pourrions tout dire d’un caillou c’est ce que nous voudrions dire de dire tout ce que nous pouvons à partir d’un caillou parce que c’est tout ce que l’on a pour le moment c’est un caillou et le caillou dont nous parlerions si jamais on se mettait à parler serait tout pour nous serait comme si nous parlions de tout serait parler de tout serait parler parce que la parole serait ronde comme un caillou rond et arrondie comme un caillou arrondi et ressemblerait le plus possible à un caillou aussi rond qu’arrondi nous ne savons parler que d’un caillou parce que parler d’un caillou serait parler de tout ce dont on parle de tout ce que nous aimerions parler serait tout ce que nous aimons parler parce que nous aimerions parler d’un caillou. Le parrêsiaste est celui qui fait solennellement droit à sa velléité au tout-dire (son je se fait nous). Il est comme le « tambourineur » des manifestes, qui précisément manifeste qu’il « pourr[ait] tout dire », qu’il en a le courage, qu’il est prêt à assumer le poids d’une parole affranchie. Mais si « il faut qu’un poème parle de tout », si « tout » est « notre sujet principal », « notre loi, notre règle », ce tout n’est pas ici d’un bloc ; il est au moins bistable :
  • « Nous pourrions tout dire d’un caillou » = nous pourrions épuiser le prédicable « caillou » (tout = totus, la totalité) ;
  • « Nous pourrions tout dire d’un caillou » = nous pourrions dire n’importe quoi d’un caillou (tout = quodlibet, le quelconque).
Soit
  • L’objet d’une velléité définitionnelle, dans les limites de la totalité supposée (tout ce qu’on prédiquera du caillou rejoindra le « sac » de prédicabilité du caillou – pour mobiliser une forme tarkossienne).
  • L’objet d’une variation potentiellement infinie, d’un travail d’« indéfinition » dans un monde radicalement pluraliste à la structure « additive », où tout prédicat « traîne un et qui l[e] prolonge » (il reste toujours quelque chose à dire du caillou).
L’objet n’est pas ici indifférent : le caillou est un cas exemplaire pour ce surgeon contemporain du nominalisme cher à Tarkos, la « logique floue », qui propose d’approcher les objets en diluant le critère de « vérité » (la valeur de vérité est assignée relativement à une échelle de type 0,1). La logique floue s’oppose à la logique « modale », qui apprécie ses objets depuis les seuls degrés-positions du vrai et du faux (ce qu’on appelle, en logique, une paire de booléens). La logique floue est adaptée à certains des plus vieux problèmes de la logique : à partir de quand une pierre est-elle un caillou ? à partir de quand un caillou est-il un morceau de gravat ? Ces questions, d’apparence triviale, tentent de concilier
  • une intuition quant à la variabilité des appréciations sur l’échelle caillou - pierre,
  • et une convention qui admet le caractère réducteur (ou « limité ») des deux termes-positions (« pierre » et « caillou ») au regard de la diversité du monde (en l’occurrence, la diversité des formations minérales).
Sous cet aspect, le texte de Tarkos manifeste l’inadéquation de la vérité du parrêsiaste à la vérité du monde, puisque
  • les velléités du parrêsiaste sont « modales » (ses deux seules « positions » sont tout-dire ou ne-rien-dire, comme ouverte et fermée pour une porte),
  • et les objets du monde sont « flous » (on pourrait donc décréter à tout moment en avoir tout dit, et on pourrait décider, à tout moment également, qu’il y a encore tout à en dire).
Mais le texte dit aussi que « nous n’avons que des cailloux pour parler », ce qui signifie, selon la grille de lecture qu’on propose (principe d’économie / principe de congruence), que notre langue, dans ce que Tarkos appelle sa dimension « matérielle », est elle-même constituée d’objets, et qu’elle est à cet égard à la fois pauvre (elle dispose d’objets de distinction mal adaptés, les mots) et riche (le répertoire des énoncés possibles à partir de ce peu d’objets est potentiellement infini). « Nous n’avons que des cailloux pour parler » est un énoncé éminemment sophistique : il ouvre sur une différence, une faille du langage dont Aristote reprochait aux sophistes d’abuser en utilisant, pour leurs raisonnements équivoques, les mots comme on utilise « des cailloux pour compter ». Cette matérialité des mots, Tarkos ne cesse d’y insister pour moquer le pacte apophantique des philosophes : comme l’écrit Foucault à propos des sophistes, si les mots ont leur réalité matérielle spécifique, au milieu de toutes les autres choses, il est clair qu’ils ne peuvent pas communiquer avec ces choses : ils ne peuvent pas les signifier, ou les refléter ou les exprimer, il n’y a pas de ressemblance entre les mots et les choses dont ils sont censés parler. […] Le discours est séparé de ce dont il parle par le seul fait qu’il est lui-même une chose, comme ce dont il parle.
« Caillou » est le terme qui, dans la Caisse du caillou, pose un monisme matérialiste concurrent de pâte-mot, par lequel est désignée une identité des mots et des choses. Mais qu’est-ce que c’est que ça, au juste, « caillou » ? Cette identité est-elle spécifique ou formelle ? « Caillou » a la profondeur idiomatique (la diversité des formes et l’unité symbolique) des personnels de conte (voir le Petit Poucet) ; il désigne à la fois
  • une forme idéale : le caillou est par excellence celle du particulier, de l’unité individuelle, de l’être isolable et comptable parce que bien « rond », bien contouré, précisément délimité ;
  • et un symbole : le caillou est une image naïve, parce que « matérielle », du token comptable mais à valeur propre, de la pièce de monnaie.
Que parler de tout revienne à parler des cailloux est une hypothèse, non définitive, de la Caisse du « caillou », et cette hypothèse est radicalement pluraliste. « D’une certaine façon, nous n’avons que des cailloux pour parler » : nous n’avons qu’une mot-nnaie de noms particuliers à la fois parfaitement congruents (« ronds ») et parfaitement flous, à la fois nettement délimités (puisque à disposition sous une espèce commune) et totalement indéterminés (puisque soumis à l’érosion et aux « arrondi[ssements] » de l’usage). Le caillou est encore l’exemple-type de la théorie logique des homéomères :
  • Un homéomère est un étant constitué de parties semblables. Lorsqu’il est brisé, un homéomère distribue ses propriétés essentielles, de sorte qu’1x/2 = 2x. Exemple : Un caillou. Tu le brises. Il y a (au moins) deux cailloux.
  • Un anhoméomère est un étant constitué de parties dissemblables. Lorsqu’il est brisé, un anhoméomère ne distribue pas ses propriétés essentielles, et ne les conserve dans aucune des parties obtenues, de sorte que 1x/2 = x-brisé + non-x. Exemple : Un humain. Tu le brises. Il n’y a pas deux humains.
Et qu’un humain brisé ne fasse pas deux humains, voilà peut-être la formule du drame du parrêsiaste en chacun : celui-ci tient à son intégrité.
La distinction entre homéomères et anhoméomères appelle « caillou » n’importe quelle unité minérale née du bris d’un caillou. Elle est en cela éminemment réaliste (une réalité nommée caillou subsiste, suffisamment appréhendable pour résister aux bris successifs). Le nominalisme de Tarkos, lui, est plus proche d’une conception pluraliste, qui admet la divisibilité infinie des objets seulement en tant que ces objets sont des prédicables indéfinis, dont on peut toujours dire quelque chose de plus et dont chaque occurrence, chaque mention, dit plus – car bien qu’en cassant un caillou on obtienne du « même », ce même est un de-même-espèce (in specie) et pas un de-même-nombre (in numero). La vérité comme rapportRésumons : « Le poème », pour Tarkos, « veut dire la vérité » au monde, « mais pas la vérité du monde ». À celle-ci, Tarkos oppose « la vérité du texte ». « Le texte est vrai » dans la mesure où est établi, sous le double régime de l’économie forcée et de la nécessaire congruence (dont la forme des Caisses est emblématique), « qu’il y a tout dans le texte ». L’intégr(al)ité du poème – « seul endroit où ça colle » –, Tarkos l’oppose explicitement à l’absoluité de la norme apophantique : B.V. – [La vérité du texte] n’est pas une vérité de quelque chose ; puisque les mots n’ont pas de référent.
C.T. – Oui, c’est pour ça que ce n’est pas une vérité absolue. C’est plutôt la vari/ la var/ la vérit/ la variété…, la variété matérielle de l’imprimé.
L’idée d’une vérité comme analogie unique, entre un système de référence et les objets d’un monde constant, est un légalisme. (Et même l’imprimé, qui promettait d’étendre au monde « matériel » l’applicabilité du concept de mêmeté, est d’une « variété » rebelle à la mise en ordre légale du monde). « Il faudrait (pou)voir s’ouvrir à la dimension de la vérité comme variable », ce que Lacan appelle « la varité, avec un petit é avalé, la variété ». La vérité assertorique du poète archaïque était garantie par la loi des dieux. L’espace démocratique des doxai réglait la véridiction sur une norme politique, dont le philosophe était le législateur. La vérité du parrêsiaste a pour seule mesure celle que l’ambition de celui-ci – une « adresse » au « monde entier » – lui donne : un rapport entre l’infini de la parole et l’indéfini du monde. La généralité de ce rapport signifie de fait une dilution des critères d’évaluation absolus (vérité / fausseté) dans le grand bain des speech acts et de leur performance, tels que définis par Austin. Ce rapport refuse au mode descriptif-constatif du discours une « position privilégiée dans les actes illocutoires » (comme dire le vrai et le faux), et prend pour seule mesure, non pas le moi ou le sujet (relativisme subjectif), mais « l’acte de discours intégral dans la situation de discours intégrale ». Cette extension ne correspond pas à la réaffirmation d’une licence dans le cadre d’une poétique des spécialités, mais à la reconnaissance
  • d’une condition poétique commune où les façons de dire sont au « futur antérieur » (Lyotard) des velléités à dire,
  • d’une condition épistémologique commune où les « vérités [sont] plurielles et analogiques » (Veyne).
Le rapport à la vérité est toujours à négocier ; c’est un rapport de fait, pas de droit. Le caractère indéfini du monde pluraliste n’annule pas les velléités à « dire la vérité » et à faire sens, mais il interdit de penser à la fois que le sens puisse être donné dans et par le monde (légalisme des seuls objets) et qu’on puisse dire un « n’importe quoi » sans objet ni adresse (légalisme des seules paroles). La pensée de Tarkos trouble la distinction entre une vérité dont la mesure serait les choses (a parte rei) et une véracité dont la mesure serait le soi parlant (a parte veridicentis) ; comme le dit Castellin, elle est : comme tout, elle se développe dans, visant à comprendre, classer ou nommer, ce qui la sert et l’intéresse. […] Elle ne domine pas le monde, elle en fait partie […]. En ce sens elle est toujours vraie, porteuse de positivité, jamais gratuite serait-elle radicalement limitée. Devant la vérité : une condition communeC’est ce caractère embarqué qui soutient l'énoncé selon lequel « il n’y a pas à trouver la vérité, [que] c’est plein de parole. » L’environnement, la condition de la parole d’un poète, chez Tarkos, est celle du parrêsiaste-en-tout-le-monde, est celle du parlant ordinaire, est celle que décrivent Lyotard (travailler « sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait ») et Rancière (« défai[re] toute légalité dans l’ordre des poèmes »). Tous tentent de penser un contenu de vérité des œuvres qui ne réfère pas à un contenu propositionnel véridique. Tous tentent de penser une légalité formelle des œuvres, une ratio autonome, indépendante de la rationalité philosophique. Tous tentent de penser, au-delà de la dichotomie infra- ou extra-poétique de la forme et du fond, une vérité immanente des œuvres, c’est-à-dire un rapport constituant de ces œuvres à (ce qui doit continuer de s’appeler) « la vérité ». Tous tentent de définir l’élément commun et la condition commune d’une parole a priori « illégitime » (Rancière), et le caractère instrumenté mais non instrumental de l’expression, rationnel mais non légal du discours, sans tomber dans l’idéalisme d’une poésie comme langage dans le langage ou d’une philosophie comme langage du langage. Pour décrire cet élément et cet instrument, Quintane et Tarkos inventent, bricolent des termes, au risque du solipsisme (« forme-langue », « pâte-mot »). La question qui se pose alors est : Comment ce qui se dit dans cet élément et par cet instrument peut-il demeurer partageable, sans déférer à l’injonction d’en « rendre compte » dans une autre langue supposément plus commune et plus claire ?

2.2.2. Licencieux ou strict-parleur ? Le discours constituant

Partout raideur et entrave, langage alambiqué, néologismes et maniérisme, tonalité infantile, incohérence, stéréotypes, allitérations vaines, mots bouche-trous et rajouts banals ; le sens du style, de la distinction entre langage poétique et idiome courant, a complètement disparu chez le poète, des formules vides se sont substituées à des notions claires. En somme : un texte difficile est une erreur de la nature.

2.2.2.1. Rien d’innocent

Le réel raconté dicte interminablement ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire. […] Cette institution du réel est la forme la plus visible de notre dogmatique contemporaine. Ça ne sert à rien d’essayer de comprendre ce qu[e le poète] a bien pu vouloir dire, car entre ce qu’il a bien pu vouloir dire et ce qui est écrit il n’y a rien. La « nudité descriptive » comme étalon de la clartéDans le texte final des Années 10, « Pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature ? », Quintane identifie, dans l’« idée que la nudité descriptive se suffirait à elle-même », le trait dominant du récit contemporain, et son idéal de clarté dans une « langue de rédaction, transparente, ne dissimulant aucune charge, demeurant neutre parce que la plus “plate” et ordinaire possible. Or la forme-langue n’est jamais idéologiquement neutre ». Cette « langue ordinaire »-là n’est pas l’ordinary language des philosophies pragmatistes. Elle est moins indexée sur le courant (elle méconnaît par exemple l’argot et les formes non-normatives) que sur une idée du registre et du type de phrase qui conviennent à l’objet littéraire, tel qu’il circule et se consomme sous cette étiquette. Sous ce rapport et sous cette étiquette, le « littéraire » est la réponse à ce que Prigent a appelé la « commande sociale d’époque », l’allié d’une forme de lisibilité qui emprunte à l’intelligibilité indexée de la marchandise : identifiabilité et partageabilité immédiate du sens sont supposées offrir des garanties sur l’expérience de lecture. Le récit – espèce de loin la plus produite sur le marché littéraire sous la forme roman – se prête particulièrement à une telle lisibilité, parce que son environnement de réception et ses règles de composition semblent mieux continues, plus homogènes, comme si l’objet devait exprimer un consensus, entre l’écrivain et son public, sur des valeurs, à commencer par la sobriété référentielle (personnages et faits vraisemblables signalant un ancrage dans « le réel ») et la pudeur formelle (la modestie du point de langue signalant la modestie du point de vue). Mais parce qu’il s’ignore produit, souvent le récit vraisemblant est plus apprêté idéologiquement que ce que son apparent dénuement ne le suggère ; sa « nudité descriptive » est, comme dans une certaine poésie, une façon de « jouer la modestie », et cette affectation est pour Quintane esthétiquement réactionnaire (en ce qu’elle semble s’excuser des excès de la modernité et de sa post-) et politiquement conservatrice (en ce qu’elle souscrit à un état actuel du monde en naturalisant un état actuel de la langue) : Il y aurait une position éthique de la littérature qui nécessiterait qu’elle n’en rajoute pas, ni dans la langue, ni dans les faits, par attention aux choses, ou preuve de son attention à autre chose qu’elle-même, pour se racheter du péché moderne de s’être prise elle-même comme but ultime et but propre, à ce qu’on raconte, et du péché post-moderne d’avoir tout saisi comme texte, d’avoir abandonné la quête impossible du réel et la quête du réel impossible pour nous vautrer tous dans le simulacre, à ce qu’on raconte. Cette littérature de constat (ou cette vision « constative » de la littérature) barre les lectures projectives et la dimension projective de l’acte littéraire. Le passage de la modalité « descriptive » à la modalité « constative » est analogue à la substitution opérée par Austin, chez qui le traditionnel « énoncé descriptif » est absorbé par la catégorie des « énoncés constatifs ». Ce remplacement entraîne un renversement typologique : alors que l’énoncé descriptif se rangeait au côté de et face à une série d’autres (informatif / appréciatif, par exemple) selon une modalité cognition / affection arbitrée par le critère nébuleux d’une « participation » du locuteur aux états de choses, l’énoncé performatif s’oppose à son autre selon un critère d’efficacité (il fait ce qu’il dit en le disant) sous certaines conditions contextuelles et institutionnelles. Lisibilité / illisibilité, transparence / opacitéC’est dans cette opposition sourde au performatif que « constatif » dit aussi, chez Quintane, le renoncement à toute « dimension projective », à toute effectivité sociale de la littérature : Dans ces conditions, un texte est littéraire (et son auteur innocent) quand il ne produit que des effets de réel (et non des effets sociaux), effets de réel que certains prennent à tort pour des effets sociaux. Formellement, la position de Quintane est peut-être en partie héritée d’un Prigent qui, dans les années 1990, a beaucoup écrit, en des termes parfois proches de ceux de Quintane, sur la « restauration » littéraire des années 80‑90 et le « faux langage » de la « littérature médiocre (mondaine, talentueuse) ». À la littérature donnée pour lisible, Prigent oppose un « travail de la langue » irréductible à la supposée « loi naturelle des modes de communication du sens et de partage des émotions esthétiques ». On trouve une synthèse des remarques prigentiennes à ce sujet dans le volume L’illisibilité en questions, qu’on peut présenter sous la forme d’un syllogisme :
  • Prémisse majeure : L’expérience du monde n’est jamais « une expérience de la clarté » mais celle d’un « chaos, d’une opacité », « une expérience de l’absence de sens ».
  • Prémisse mineure : La littérature véritable, dont la poésie est la pointe, est le mode d’exploration par excellence de « l’absence de sens », tout entier adverse à « la positivité des énoncés » communicants, théorisants, informatifs.
  • Reprise et conclusion : « Si le monde est clair, l’expérience simple et la vie lisible, il n’y a pas d’œuvre d’art […]. Il y a donc une fatalité de l’illisibilité dans toute œuvre d’art ».
Mais la familiarité de Quintane avec Prigent s’arrête ici encore au vocabulaire, et cette différence de registre indique une différence de corpus. Quand la première pense, dans une perspective pragmatiste, la littérature en terme d’efficacité dispositale et de « valeur d’usage », le second maintient les termes de l’équation moderne, assumant le « reste » maudit de cette équation : l’obscurité contre la clarté (maintien de la métaphore photologique), l’absence de sens contre le sens (maintien du critère sémantique), l’illisibilité contre la lisibilité (réaffirmation du « texte » souverain en ses propriétés). Dans cette perspective, la littérature telle que l’entend Prigent a pour licence un « droit à l’obscurité », et pour missions de « former le goût » et de « rétablir la valeur ». Pour mesurer l’écart entre Prigent et Quintane sur ces questions, on peut relire les remarques de celle-ci à propos du texte que Bataille consacre à Baudelaire dans La littérature et le Mal, intitulé « Le monde prosaïque de l’activité et le monde de la poésie ». Quintane voit, dans l’opposition frontale entre les deux « mondes » – la poésie serait « tout enti[ère] le contraire » du monde de l’activité productive – et la résolution de l’antagonisme par la sécession individuelle du poète, un idéalisme vernis de matérialisme : la berceuse du « tout entier le contraire » maintient la littérature comme pratique exceptrice, et la réserve, en tant qu’« activité souveraine » (répondant à la seule « exigence intime »), à ceux qui ont le cœur d’endurer cette contrariété absolue. Or, pour Quintane, les termes de l’intrigue bataillienne exagèrent la contrariété et négligent la dimension sécularisante d’un certain projet romantique : Si tous les hommes, par le génie poétique, sont égaux, alors dedans et dehors sont une seule et même chose. Le monde prosaïque de l’activité est le monde de la poésie, le profane est sacré, sacré et profane sont immanents. La méfiance de Quintane face à la littérature « de constat » est donc moins à chercher, semble-t-il, du côté de la version moderne de la poétique des spécialités (qui fait de l’activité poétique la part obscure de l’époque et le foyer sacrificiel de la langue) que d’une tradition anti-idéaliste, dont l’épistémologie déprécie les critères de clarté et de transparence sans assumer comme des stigmates ses envers (l’obscurité, l’opacité). Une telle méfiance pose qu’en réalité personne ne croit vraiment qu’il y ait une « forme-langue […] idéologiquement neutre », et que la déclaration d’« innocence » d’une certaine littérature contemporaine trahit une posture (l’humilité) plus qu’une condition (le prosaïsme du commun). Cette « innocence »-là est proche de celle que Nietzsche identifie dans le « moralisme mensonger » des « livres modernes » : c’est un « idéalisme » de « tartuffes » avant d’être une illusion de dupes, un maintien de l’ordre autant qu’une certitude intime, une dévotion commode. La « clarté » ainsi entendue, c’est cette propriété transcendante que l’homme pieu tient de l’image du dieu : « simple [einfach], transparent [durchstichtig], d’accord avec soi-même, constant, toujours égal, sans repli, sans volte-face, sans draperie, sans forme [ohne Falte, Volte, Vorhang, Form] ». Parce qu’elle substitue à l’idéalité du texte propriétaire (dont toute bonne lecture doit identifier les propriétés) ou religieux (dont toute bonne lecture doit reconnaître les valeurs) le fait d’une lecture appropriative, Quintane, on l’a vu, est proche du constructivisme épistémologique (devant « l’objet » comme devant « le texte »), qui considère la connaissance (et la lecture) comme une production plutôt que comme une appréhension. La variabilité des objets et du sens sous ce rapport rend absurde toute prétention à la transparence comme à l’opacité, qu’on les considère comme critères empiriques ou valeurs transcendantales. C’est probablement l’introduction de Louis Althusser au premier volume de Lire le Capital qui expose le mieux, en les résumant, les raisons d’une opposition à la conception « empirico-religieuse » du texte comme « donné » par et dans un monde qu’il serait offert de lire « à ciel et à visage ouverts ». Le texte d’Althusser s’ouvre sur la déclaration qu’« il n’est pas de lecture innocente », qui fait écho à celle de Quintane selon laquelle il n’est pas d’écrivains « innocents » : [P]our le moment, et jusqu’à preuve du contraire, le roman que je vois se lire ou se vendre encore est plutôt dix-neuviémiste local, calmant et consolatif, parfaitement ad hoc au dernier capitalisme parce qu’il ne fait pas que s’y adosser, il continue à en être l’une des productions les plus achevées, et les récits excessifs qui entendent le tuer sur le papier l’augmentent – comme les adeptes du go-fast, officiellement délinquants, sont les entrepreneurs rêvés de l’ultra-libéralisme. Car je ne crois pas que les écrivains d’aujourd’hui, même les plus bénins, soient « innocents » – ou alors à l’insu de leur plein gré… La référence à la notion de production (et notamment aux moyens de production) dans la critique épistémologique plus ou moins baignée de marxisme est datée des années 70 ; on la trouve aussi bien chez Althusser que dans L’archéologie du savoir de Foucault (1969) ou le S/Z de Barthes (1970), mais encore chez de Certeau, dans un sens moins directement tributaire de son usage marxiste (1980) : écrire un texte, tenir un discours, exercer une lecture ne sont jamais des actes « innocents » ; tous opèrent depuis des rapports de production et de distribution, une division des tâches et des légitimités, et tous ont un état de langue en partage avec les discours idéologiques de résolution de ces antagonismes. Poser cette nécessité n’est toutefois pas se résoudre à en être le jouet : si la lecture s’assume comme « ruse » (de Certeau), et l’écriture s’admet comme « piège », « qui fait de l’anticipation des réactions du lecteur pris à ce piège l’un des motifs, voire l’enjeu, de la littérature » (Quintane), celles-ci peuvent devenir le terrain de jeu de cet état de fait ; elles dépassent leur caractère opératoire en assumant un projet « manipulatoire ». Chez Quintane, cette conception dispositale de la littérature, notamment inspirée par l’attelage « Chants/Poésies » de Ducasse (mais aussi, on l’a vu, par une émission de radio ou l’enseignement de Maître Eckhart), oppose une éthique de l’intervention dans un réel codé à l’inscription naturelle d’une pratique dans un partage existant de l’intelligible – inscription qui caractérise le « récit » contemporain : que celui-ci prétende adhérer au « réel » dans une langue dépouillée d’artifices, ou produire une critique de l’idéologie dominante dont le vocabulaire et la syntaxe seraient des véhicules du « sens » épargnés par cette idéologie, il est condamné à en être le reflet. Il maintient l’acte littéraire dans l’orbe d’une valeur littéraire établie, et ne peut faire de cet acte que le signe redondant d’une allégeance à l’état de fête – puisque « la littérature », comme le capitalisme – la littérature sous condition capitaliste –, est « une fête ». Faire parler la littérature« Mais si la littérature est une fête, qui pour y voir encore un piège possible ; un enjeu ? » Le régime festif de la littérature valorise abstraitement « le livre » et « la lecture » ; il dépossède en incitant (je lis un livre rejoint la cohorte des énoncés incitatifs de forme descriptive : j’aime mon quartier, je ramasse ou je monte, je valide).
Affiche pour le festival « Lire en fête », édition 2018 en Moselle.
« La littérature » s’en trouve désarmée ; « la lecture » devient un bienfait abstrait ou une vertu citoyenne, « le livre » une sorte de pain d’émancipation.
Devant ce démocratisme indolent qui multiplie les pratiquants, promouvant une littérature qui serait « à la portée de tout le monde », la Grande Littérature, elle, se maintient comme différence mineure, effet de classe, chez les derniers de ses célébrants. Leur célébration est d’ailleurs transparente à leur vocabulaire : la critique journalistique, comme les « post-it » des libraires, disent les livres « savoureux » (noblatif d’enjoyable) et « jubilatoire[s] » (noblatif d’entertaining). La référence de Quintane à la saisie par la police du livre L’insurrection qui vient insiste sur ce fait : il n’est pas jusqu’au polar anti-terroriste pour consacrer le livre de littérature en l’appréhendant ; mais est-ce si étonnant ? La preuve et la marchandise toutes deux se reconnaissent plus qu’elles ne se connaissent, elles congruent dans des présomptions ou des besoins, viennent jouer le rôle que seule une scène de crime bien entretenue sait leur donner. L’investigation policière qui mène à l’arrestation, à Tarnac, des « auteurs » supposés (puisque, en domaine littéraire, il en faut) du « pamphlet », est une exploratoire de célébrant. Tombant sur le livre comme sur l’alpha et l’oméga du mode de vie des perquisitionnés, comme sur la preuve que tout ça a un sens, comme sur une providence de papier, le mot de la police est le même que celui qui ponctue les opérations rentables : bingo ! La police et nous pensons parfois que seul le texte direct arme direct. Nous transportons des livres et la police dit Bingo ! quand elle les trouve, et nous disons Bingo ! à son Bingo, parce que nous tenons tous alors, police, non-police, ce livre pour un Bingo – le Bingo de l’autre, si l’on veut. Or, je ne suis pas sûre que le livre soit un Bingo ni une fête. Le mode d’action d’un livre n’est pas binguiste ni festif ; sa performativité spécifique n’est ni binguiste ni festive. Je sais bien que les livres qu’on remarque sont souvent conçus en termes binguistes et pour produire un Bingo ! chez le lecteur, l’éditeur, les médias et toute la chaîne-du-livre. Autrefois – autre, autre, autrefois – j’aurais dit qu’en ce cas ces livres sont des livres et non de la littérature ; aujourd’hui, un livre de littérature bon peut se concevoir binguiennement, tout replié sur lui pour produire l’élan typique qui le projette en tête de gondole, et sidère les gondoles, et dispatche les petits cœurs post-it scrupuleusement remplis par les libraires d’adjectifs binguiens tels que jubilatoire, savoureux, etc., et tous ces mots culinaires avec lesquels en France on décrit la littérature, et qui ne datent pas de Bernard Pivot, non, Bernard n’a fait qu’entériner une habitude plus ancienne : j’ai lu les mêmes adjectifs dans une série de fiches pédagogiques destinées aux lycéens des années 60, qui décrivaient indifféremment Colette, Paul Guth et Cholokov. Et quelle photo de lui-même a choisi Passouline pour son blog littéraire ? Passouline en chemise (bordeaux) dégustant un café dans sa tasse (blanche), tel George Clooney titillant de sa langue qu’on devine délicieuse un Nespresso – la littérature, what else ? What else ? est le slogan du contentement total, du comblement. La police attestant, le journaliste reconnaissant, le libraire goûtant forment l’environnement de réception de la littérature. Une telle réception a les idées claires : elle sait ce qu’elle cherche, et opère depuis là un partage, sur le fond d’un texte général du monde, entre le remarquable et le quelconque, le lisible et l’illisible, le signifiant et l’insignifiant, le probant et l’anodin. Son « littéraire » est une estampille certificatrice : elle pourvoit les textes en sens et les faits en réalité, les accordent à un monde conçu dans l’évidence sensible ou l’intelligibilité de bon sens, les y font assentir. Cette « lisibilité »-là, prise dans le répons de l’offre et de la demande, de l’écriture-production et de la lecture-consommation, est de l’ordre de la propriété d’un texte : bien cuisiné, celui-ci crache son sens et on voit bien où il voulait en venir – ou on ne voit pas, et c’est un déficit culturel ou éducatif : l’incitation citoyenne à « la lecture » se double d’un enseignement des Lettres qui, en France, étend l’accomptabilité des locuteurs aux petits lecteurs, sommés de « rendre compte » de ce qu’ils ont bien compris. Pour une « lecture coupable »Considérer le texte en sa clarté comme le reflet d’une intention, la lecture comme une opération du libre esprit et le sens comme un arbitrage dans le corps établi des significations, c’est le type de biais qui constitue ce que le marxisme appelle traditionnellement « l’idéologie ». En tant que genre par excellence de cette clarté et de cette opérativité supposées, la « description nue », au tournant du 21e siècle, est l’œil du libéralisme. Même quand cet œil pose un regard critique sur celui-ci, sa critique participe d’une éthique désarmée de « la plus honnête réforme » dont Adorno et Horkheimer ont montré que, « recommand[ant] la nouveauté dans un langage dévalué » et se conformant à une injonction à la « clarté [Klarheit] », elle ne peut que « renforce[r] le pouvoir de l’ordre existant ». Que cet œil ne se perçoive pas comme lentille, lunette, appareil de visée ou instrument de collimation ne doit pas étonner : il est le produit d’un monde qui perçoit sa propre reproduction comme l’œuvre d’une « main invisible », forcément innocente. La lecture (philosophique) qu’Althusser propose de faire de Marx est « tout le contraire d’une lecture innocente. C’est une lecture coupable, mais qui n’absout pas sa faute dans son aveu. » La culpabilité n’est pas ici prétéritive, apéritive ; c’est la présence critique d’une pratique à elle-même. L’exigence d’affronter le biais ou la situation de sa lecture s’oppose au « fétichisme » de la « lecture immédiate », au « mythe religieux » du « livre-ouvert ». Ce mythe est solidaire d’un autre, épistémologique celui-là, « le mythe spéculaire de la connaissance comme vision d’un objet donné, ou lecture d’un texte établi, qui ne sont jamais que la transparence même – tout le péché d’aveuglement, comme toute la vertu de clairvoyance appartenant de plein droit au voir, – à l’œil de l’homme ». Une telle conception cantonne, pour Althusser, la lecture à une « logique unique », celle « de la vue et de la bévue » : il y aurait un voir et un ne pas voir, qui seraient toujours un quelque chose à voir, ou à bévoir. Qu’il s’agisse de la critique althussérienne de la lecture « empirico-religieuse », ou de la critique foucaldienne du donné de « l’objet », le constructivisme conséquent s’attaque au vocabulaire même de l’idéal transparentiste ou neutraliste de la clarté, visant notamment la vieille métaphore photologique. C’est peut-être sous le rapport établi par une telle critique que la question de la clarté s’apparente à la fois à celle de la vraisemblance et à celle de la clairvoyance ou de la vision. La première, fétiche romanesque, appuie la prétention à « présentifier du réel, parler au nom des faits et donc faire prendre pour du référentiel le semblant qu’elle produit » (de Certeau). La seconde, fétiche poétique, est tributaire de la conception « traditionnelle » d’un « réel invisible » ; clairvoir y signifie dissiper le brouillard des signes équivoques pour accéder, par effacement, à la vérité de la Lettre. En proposant d’« abandonner le mythe spéculaire de la vision, et de la lecture immédiates » et de « concevoir la connaissance comme production », Althusser formule une théorie de la lecture et de la connaissance critique à la fois de l’idéalisme et de la réification : il signale la distribution qui, dans l’à disposition du texte ou de l’objet, s’opère entre les valeurs du lisible et de l’illisible, du visible et de l’invisible. Dans cette configuration, la vue n’est pas un sens – innocent ou coupable, d’avoir vu ou d’avoir bévu – mais un « rapport » d’exposition et de réflexion. Le mode censément neutre de la description, tel que Quintane l’identifie dans les romans-romans, n’échappe pas à cette redéfinition ; prétendant donner à voir l’existant sur le mode de la vraisemblance spéculaire, la description en donne en réalité un « rapport » qui, comme tout rapport, découpe le champ de son regard : elle produit ses objets dans une intrigue, les expose et dispose dans une « réflexion » particulière, comme des témoins sont produits et des preuves exposées dans un procès particulier. La description romanesque n’offre pas une vision du monde, elle compose – et dans une certaine mesure conditionne – une vue sur celui-ci. La méfiance de Quintane devant l’« innocence » du récit tient peut-être dans cette suspicion : tout ce qui décrit un état du monde prescrit un état du monde : …on en vient à décrire l’ordre social existant comme le seul ordre connu et connaissable, et cet ordre de fait est au fond le seul crédible, celui auquel on doit croire en tout cas le temps de la lecture, puisque celle-ci dépend de la croyance au récit (il faut suspendre toute incrédulité pour pouvoir se plonger dans l’histoire). L’impossibilité de mettre en doute le récit contamine la possibilité de mettre en doute l’ordre social – on le critique, on le condamne, mais on perçoit mal ce qui pourrait être s’il en était autrement ; on perçoit mal qu’il pourrait en être autrement. L’intention critique réalisée dans la langue de la vraisemblance spéculaire feint de s’ignorer comme vue, rapport de réflexion, « piège » de lecture ; elle s’ignore comme effet – comme procédé, comme truc (Quintane parle après Prigent d’« effet de réel », Althusser d’« effet de société ») –, limitant ses effets – ses conséquences produites (« effets sociaux », dit Quintane). En cela, la critique la plus honnêtement réformiste en littérature s’inscrit parfaitement dans le vieux régime modal et tonal, et s’adresse à une intelligence qui se laisse prescrire passivement l’éloge et le blâme. (Qui, plus que les rhéteurs et les politiciens, prétend ne pas faire d’idéologie, décrire sans prescrire, constater sans biaiser, présenter sans altérer ?) Le roman contemporain, genre « consolant » en tant que récitatif majeur du capitalisme, est pour Quintane au service d’un certain ordre sous ce régime. Mais la façon moderne d’opposition stigmatique au clair de l’époque est un maintien de l’« activité souveraine » – et cette poétique de la souveraineté se fait agente de la poétique des spécialités jusque dans sa forme la plus noble : la poésie, « tout enti[ère] le contraire » du récitatif, fonctionne comme l’aria majeur du même monde. Ni le récitatif ni l’aria ne risquent de produire d’efficacité sociale émancipée des rapports produits par ce monde : « “poésie” et “récit” », « “lisibles” [ou] “illisibles” », tous deux opèrent depuis leurs « formes », et sont susceptibles d’être retraités par « l’énorme machinerie idéologique [qui] n’a pas de visage », et censément pas d’œil. Les romans ne savent pas mieux « dire le réel » ; « les poètes ne sont pas plus voyants que leurs voisins de palier ». Ajoutons que la « nudité descriptive » du récit contemporain n’est pas la « rédaction rasée de près » des phrases de Chaussure. On a vu que les objets de Chaussure étaient produits sous un « faisceau de rapports » (Foucault), plusieurs fois convoqués, dans divers procès, pour être confrontés (c’est ce qu’on a appelé une procédure de récolement), et qu’à l’occasion de ces comparutions le savoir sémantique véhiculé par leurs signifiants ne congruait pas dans le savoir encyclopédique sur leurs signifiés, que jamais un état de langue ne recoupait un état du monde. En cela, la langue parfois dite « plate » de Chaussure ne fantasme pas un état « neutre » ou stable de l’idiome ; elle s’intéresse à ce qu’elle « rase », à la tonte des connotations personnelles, sociales, invisibles. « Il n’y a pas de deuxième sens »Aussi bien, lorsque Tarkos, citant une des formules gleiziennes de la littéralité, déclare qu’« il n’y a pas de deuxième sens », il rejette le type de distinction par la profondeur de vue ou la clairvoyance que seule une conception propriétaire du sens autorise : il n’y a pas plus à saisir qu’à lire, rien d’autre à lire dans le texte que ce que lire peut faire au texte. Qu’il n’y ait « pas de deuxième sens » implique qu’il n’y en ait pas non plus de premier, mais pas qu’il n’y en ait qu’un. La littéralité gleizienne dans sa reprise par Tarkos et Quintane n’est pas « nue » ; elle est saturée – d’un sens qu’éventuellement « il faut défaire totalement » pour qu’il puisse « reprendre ». Elle réfère chez Gleize à des opérations d’écriture (« rendre les costumes visibles en tant que tels », par exemple) plus qu’à une propriété du texte donné à lire. Par là elle s’oppose au sens littéral comme sens premier ou propre, ce degré d’entendement pour âmes simples, que de Certeau a décrit comme l’outil clérical d’une normalisation. Le plan de la littéralité gleizienne n’est pas celui de l’univocité/équivocité de l’écrivain, mais celui de l’omnivocité tendancielle du fait de lecture : lire, « ce sera pouvoir reconnaître le plus de voies ou de voix possibles dans le réseau d’un texte, ouvrir ces voies, les parcourir, établir toutes les liaisons possibles entre le mot, la chose, le texte, les sons, les lettres, etc., dans tous les sens ». Au niveau de la clarté, le rejet de tout « deuxième sens » est à rapprocher de deux autres déclarations en apparence contradictoires mais qu’on considérera plutôt, une nouvelle fois, comme des ambitus déontiques ou des étaux éthiques.
  • D’une part, Tarkos affirme que tout est déjà très clair, mais cette clarté acquise concerne essentiellement ce qu’il « faut faire » pour produire un effet certain, obtenir un résultat précis, accorder une pratique à un corpus technique. Ce qui est clair, en somme, ce sont les énoncés prescriptifs donnés pour descriptifs. Je crois que toutes les choses sont bien dites, très clairement, elles sont très bien écrites, très clairement. Il y a une foule de gens qui sont là pour expliquer des choses qui sont déjà très claires, et peut-être il n’y a pas le besoin d’y ajouter. D’ailleurs, c’est bizarre, parce que cette volonté de vouloir entendre quelque chose de clair, ça me paraît toujours étrange dans le sens où j’ai l’impression que ça existe déjà, qu’il y a déjà suffisamment de clarté. Par exemple, dans les livres de cuisine, dans les livres de jardinage. On explique très clairement ce qu’il faut faire !
  • D’autre part, Tarkos déclare « essaye[r] […] de dire les choses très clairement et de dire des choses très importantes le plus clairement possible pour que ça fasse un effet, un effet important, une mention importante, un effet vital ! » Cette clarté-là soumet la question du sens à celle de l’efficacité, mais une efficacité – que Quintane disait « sociale » et que Tarkos dit « vitale » – qui n’est pas nécessairement braquée sur un effet déterminé chargé de « rendre compte » du réel. Elle désigne plutôt, après Prigent cette fois, la clarté opératoire d’un piège littéral, qui ne se cache pas comme truc, machine, dispositif, et expose même son fonctionnement. Cette clarté-là évoque l’efficace des énoncés de « l’hypnotiseur », figure chère à Tarkos.
La clarté opératoire de l’hypnotiseur tient à la réciprocité littérale de la description et de l’énonciation. Elle part du principe que tout ce qui peut être fait (faire) peut être clairement fait (faire), en le disant. Ses énoncés se veulent constituants d’un état plus que prescriptifs d’un changement ; ils s’opposent à la description-prescription des discours didactiques, que Tarkos dit « manipulatoires » parce qu’ils ont une intention constituée (ils ont quelque chose à dire). Est franche de « manipulation », pour Tarkos, la clarté de l’hypnotiseur, qui permet de penser une éthique de la clarté débarrassée de l’idéal de transparence aux intentions ou vouloirs-dire, une éthique de la sincérité armée – par opposition à la morale désarmée/désarmante de l’honnêteté bigote, au « moralisme mensonger » du jeu d’innocence (Nietzsche) et de modestie (Quintane). L’hypnotiseur dit ce qu’il fait en faisant ce qu’il dit ; fait ce qu’il dit en disant ce qu’il fait. Espace contractuel de la littérature séculariséeLe monde mal sécularisé des poétiques spécialisées est travaillé par une contrariété qu’illustre le tiraillement de la question-de-la-clarté :
  • En régime littéraire marchand, où la réification relaie la sacralisation, la clarté comme critère d’évaluation rétrospectif est réduit à une norme de lisibilité établie par le rapport entre ce que ça dit et ce que ça veut dire, et maintenue dans l’oblitération du rapport entre ce que ça décrit et ce que ça prescrit.
  • En matière de littérature, et spécialement de poésie, se perpétue un paradigme religieux de la lecture selon lequel il y a des sens seconds ou cachés, et globalement plus à lire (saisir) ou moins à lire (sentir) que ce qui est écrit.
Tarkos et Quintane, plutôt que de perpétuer les spécialités en opposant à l’empire de la lisibilité une « fatalité » d’illisibilité (Prigent), voire à l’exigence de clarté un vœu d’obscurité, adoptent un jeu de principes, ou plutôt d’implications réciproques, issu à la fois de la littéralité gleizienne et du corpus pragmatiste, qui consacre le primat de la lecture sur le texte propriétaire, et qui définit un espace contractuel de la littérature en régime séculier (voir fig. infra).
Espace contractuel de la littérature en régime séculier

2.2.2.2. Il n’y a rien à dire, il n’y a qu'à dire

Il n’y a pas de langue ordonnée silencieuse. C’est, en somme, déjà mélangé. Pas de maîtrise et pas de magistère pour le poète qui, comme tout un chacun, se met à écrire / parler sans savoir vraiment ce qu’il va dire. Improcédures de Tarkos : un modèle « oral »La clarté est ce terme commun à l’opérativité réglée des énoncés prescriptifs-descriptifs et à l’opération constituante du discours. Dans le premier cas, la clarté est une propriété du texte, dont il est donné au lecteur de discuter l’extension ; dans le second, c’est une possibilité permanente du discours qui joue comme veille littérale sur sa constitution. De nombreuses improcédures de Tarkos donnent à lire cette constitution comme un processus d’accordage, où un énoncé déclaratif à la teneur simplexe (« je ne fais rien », « je me peigne ») se complexifie en cherchant à gagner en clarté, c’est-à-dire à actualiser la velléité à faire dire quelque chose à l’énoncé de départ en le déclinant, le développant, le testant dans d’autres rapports syntaxiques, d’autres appariements lexicaux. Or, rien n’étant effaçable dans l’ordre du proféré, toute reprise est un rapiéçage, toute précision, à partir de cette « impulsion logique », est un rajout, et toute clarté la recherche d’un état stable où signifier aura satisfait vouloir dire, non pas en dépit des hésitations-précisions, mais avec elles, sinon grâce à elles. C’est ce modèle de la « tentative orale », d’une « verbalisation en acte » (qu’une poétique des figures dirait « épanorthotique ») qui s’applique encore à de nombreux textes écrits, et c’est pourquoi, chez Tarkos, le verbe « dire » est étendu dénotativement (non réduit au proféré) et restreint connotativement (ne signifiant pas « signifier ») : …et puis, quand on essaye de dire quelque chose, il se trouve qu’on dit plusieurs phrases à la fois et puis une fois qu’on dit une phrase et puis une autre pour essayer d’être clair, on en colle plusieurs l’une à côté de l’autre. Depuis ce modèle « oral », l’élément de constitution des vouloirs-dire n’est pas réductible aux unités de la clarté analytique (découpe propositionnelle) et computative (empilement ordonné par « addition d’axiomes »). Cet élément est la « phrase », moins comme manifestation d’un ordre syntaxique qui réaliserait celui de la pensée, que comme lieu de rencontre d’une velléité antéprédicative (dire quelque chose) et d’une convention syntaxique (qui suggère des rapports entre les termes). Comme le note Prigent, on assiste, dans certaines improcédures de Tarkos, à la « naissance d’un phrasé ». Mais cette naissance n’est pas l’aube glorieuse de la pensée vouée à dissiper tout brouillard ; c’est une naissance heurtée, et qui peut donner vie à un monstre syntaxique : La pensée, je ne l’appelle pas. Une phrase je dis je me mets à aller penser quelque chose ça a un sens a pour conséquence l’apaisement où je cherchais les phrases qui conviendraient ne trouve pas l’apaisement dépliant interminablement des phrases est une phrase a un sens ne fait pas de bien d’à ah aller chercher des pensées est une phrase a un sens. Je m’en nourris, je m’assis, je me rassasis, je m’amuse, je me marche dessus, je n’avais jamais pensé à ça. La phrase, élément du discours constituantAussi n’est-il pas certain que Tarkos « ne nous dis[e] rien » d’autre que : « “voyez comment va cette phrase”, comment elle vient, se ressasse, fait sa bulle d’inanité sonore, balbutie son bibelot, s’amuse – et s’abolit. ». Il nous dit peut-être aussi quelque chose de la façon dont une phrase cahotante peut non seulement être bonne chercheuse mais aussi – pour reprendre les termes un peu désuets de Ponge – faire faire « à l’esprit […] quelque pas nouveau ». Mais la licence syntaxique, en domaine français (et a fortiori littéraire français), n’a que quelques héros, tenus pour des singularités sublimes (Mallarmé), monstrueuses (Rabelais) et obsessionnelles (Beckett) – alors même que la langue orale la plus quotidienne est continuellement licencieuse. Celle-ci aussi ne nous dirait-elle « rien » ? La phrase est, en français, à la fois une institution grammaticale et une forme rhétorique, qu’on associe volontiers au critère de clarté sous ces deux aspects : le moment syntaxique du devoir est sa mise au propre, qui fixe les intuitions ; le moment phrastique du discours est son premier gage de civilité, censé tirer au clair les sentiments indistingués. La phrase, en somme, est cette convention la plus naturelle qui, spécialement au pays de Boileau et de l’idiome incomparablement clair, adhère à l’évidence d’une précédence des vouloirs-dire aux pouvoirs-dire : une phrase bien pue, c’est une phrase bien voulue. L’idéal d’efficacité d’une telle phrase est celui, déjà évoqué à propos du geste nomenclateur de la logothétie, de la juste frappe, de l’empreinte sèche, et il n’est pas illogique de retrouver cet idéal chez le traducteur du Traité du sublime. Or il existe une conception de la phrase, qui paraîtrait presque contre-intuitive tant le modèle Boileau s’est naturalisé, une conception qui trouble en réalité des distinctions plus anciennes (dont celles entre le sermo et l’oratio, le discours mental et discours verbal, la raison interne et la raison proférée) en affirmant moins, comme Boileau, l’indistinction des composants de la pensée et des composants de la phrase ou la tutelle du se concevoir sur le s’énoncer, que la motivation commune de la conception et de l’énonciation. Cette autre de la théorie de l’expression d’un contenu constitué, on peut l’appeler théorie du discours constituant. Pour la génération de Tarkos et Quintane, elle est défendue et illustrée dans le petit livre de Pierre Alféri, Chercher une phrase, paru en 1991. La phrase n’y est pas considérée comme la mise au propre d’un brouillard intime, ou la mise en ordre d’une pensée préparée dans le for intérieur (tête, cœur, foyer ou cage, mental.e ou sentimental.e), mais comme l’opération de phraser. Par là, c’est toute la présomption d’un discours intérieur-antérieur qui est rejetée, comme l’effet d’un rursus (« rétrospection active », ou ressaisie critique, mise en scène ou mise en ordre). L’idée d’un discours intérieur passé dans le discours extérieur est pour Alféri une « illusion rétrospective », à partir du seul élément attestant qu’il s’est produit quelque chose : une phrase. Non seulement aucune phrase intérieure n’a précédé la phrase conçue, mais aucune pensée n’a pu s’attester avant de se risquer dans la « décision » de phraser :
  • « la pensée n’est pas un empire dans l’empire de la langue, mais l’avance que le langage prend sur lui-même » ;
  • la clarté n’est pas la propriété d’une phrase bien conçue mais un événement de sa conception – événement bavard ou pas, mais de « surface », où sont « déployées, mises à plat les possibilités du langage ».
À ces égards, la phrase comme phrasement constituant s’apparente à la grande « hypothèse gnoséologique » du constructivisme : la connaissance est un « processus » plus qu’un « résultat », « l’actualisation ou l’invention de possibles » plutôt que « la découverte des nécessités ». Reste que ce genre de formulation, flatteuse, a peu de chance d’être autre chose que consolatoire dans le « monde totalement administré » – et dans no hay caminos, hay que caminar, la prémisse est propitiatoire : il y a des chemins, que les algorithmes, par exemple, rendent coutumiers, voire coutumiers-sans-le-savoir. Que le discours constitue la pensée, sous la forme alanguie d’une formule libérale, est à la fois de l’ordre de l’éthique aristocrate de l’« instant » (cursivité virtuose, modèle funambule de la liberté de phraser) et du principe gestionnaire du « lendemain » (« actualiser / inventer les possibles », c’est établir à coup sûr un avantage concurrentiel). Mais qu’implique, sur les plans politique et épistémologique, une assomption conséquente de la thèse du discours constituant, qui ne s’arrête pas aux libéralités envers l’incertitude, aux politesses envers l’indétermination, aux licences pour hommes stylés (qui ont du style-c’est-l’homme) ? L'élaboration progressive de KleistUn court texte de Kleist, devenu classique bien après sa rédaction en 1805, tente de remonter ces implications. De l’élaboration progressive des pensées par le discours propose d’abord une méthode pour s’extirper de ce que Quintane appellerait un « embarras de pensée » : « l’idée v[enant] en parlant » comme « l’appétit vient en mangeant », il s’agit de sortir parler de son problème « au premier venu [mit dem nächsten Bekannten darüber zu sprechen] », non dans l’intention de l’instruire, mais de « [s]’instruire [s]oi-même [dich zu belehren] ». Ayant « commencé hardiment » à dire quelque chose sans savoir quoi dire, le locuteur se trouve pris dans le processus d’accordage et de rapiéçage que nous avons décrit chez Tarkos, « mêl[ant] des sons inarticulés, rallonge[ant] les mots de liaison, introdui[sant] même inutilement une apposition », « [s]e ser[vant] […] d’artifices qui donnent de l’extension à [s]on discours et permettent de disposer du temps nécessaire à la fabrication de [s]on idée ». Mais l’originalité du texte de Kleist tient moins dans cette facétie – qui consiste à substituer au répondant en mousse des Dialogues (Si fait, Socrate ! À la bonne heure ! Se peut-il autrement ?) un interlocuteur muet – que dans l’illustration de la méthode par la transcription annotée du célèbre discours de Mirabeau, à l’issue duquel celui-ci proposa à ses camarades de se constituer en Assemblée Nationale souveraine et inviolable : Je pense à la foudroyante « sortie » de Mirabeau clouant le bec au maître des cérémonies qui, le 23 juin, une fois levée la dernière séance monarchique du roi, où ce dernier avait enjoint les trois ordres à se séparer, était revenu dans la salle plénière où ils se trouvaient toujours et avait demandé s’ils avaient entendu ce que le roi avait ordonné. « Oui, répondit Mirabeau, nous avons entendu l’ordre du roi » – je suis sûr qu’en commençant ainsi, de façon affable, il ne pensait pas encore aux baïonnettes avec lesquelles il allait conclure : « Oui, monsieur, répéta-t-il, nous l’avons entendu » – on voit là qu’il ne sait pas encore très bien où il va. « Mais qu’est-ce qui vous autorise » – poursuivit-il, et voilà soudain que surgit en lui une foule d’idées prodigieuses – « à nous donner ici des ordres ? Nous sommes les représentants de la Nation » – il tenait là ce qu’il lui fallait ! « La Nation donne les ordres, elle n’en reçoit pas » – pour atteindre aussitôt le comble de l’audace. « Et afin que je me fasse bien comprendre de vous » – et ce n’est que maintenant qu’il arrive à exprimer toute la résistance dont son âme est bardée – « Allez dire à votre roi que nous ne quitterons pas nos places, si ce n’est par la force des baïonnettes. » Le discours, ici, ne donne pas seulement l’idée, ne constitue pas seulement la pensée, il constitue une communauté politique – en l’espèce, un sujet d’énonciation au nous, face à un vous réduit au corps fonctionnaire du monarque destitué. « Les idées et leur formulation avancent de pair, et les actes de l’esprit concernant les unes et les autres congruent » dans des phrases qui n’auraient jamais existé sans le « commencement hardi » où sujet et objet du discours n’existaient pas. C’est « l’urgence [Not] » de ne pas savoir quoi dire qui excite et engage à produire des pensées audacieuses dans des phrases brouillonnes, inattendues, non-conformes, presque illégales : la légitimité d’une pensée révolutionnaire, susceptible de redéfinir « l’État » et « la propriété », n’est pas celle d’un savoir constitué, mais celle d’une « tension [Spannung] » ou « excitation [Erregung] » constituante. « Car ce n’est pas nous qui savons, c’est une certaine situation [Zustand] en nous qui sait. » Des poètes aussi différents que Philippe Beck, Jean-Michel Espitallier et Nathalie Quintane voient dans « l’élaboration progressive » à la Kleist ce qui spécifie ou caractérise la poésie, par opposition à la « prose » (Beck) ou au « roman » (Quintane). Le texte de Kleist est plus radical que ce lieu commun ; il en fait la condition ordinaire, universelle. L’exemple de Mirabeau est hyperbolique : il n’y a pas jusqu’au discours gravé dans le marbre de la République qui n’ait été conçu ex tempore. Le lire doit revenir à l’entendre, au présent, dans la puissance que lui donne sa fragilité même. Le lire doit l’actualiser, voire le reenact – convoquer la situation dans laquelle il fut prononcé. Quintane reprend le principe de l’exemple hyperbolique : et si le plus clair des philosophes, Kant, « improvisait » lui aussi, dans ce genre de « tension » / « excitation » ? C’est l’hypothèse qui sert de base pour la « retranscription », dans les pages de Crâne chaud, de « l’élaboration progressive » d’une phrase de la Critique de la raison pure : « Il n’y a pas de “monde intelligible” et il faut dénoncer l’emploi abusif de ce terme ». il n’y a pas       de monde intelligible déjà et d’une       n’y a pas de monde       intelligible       c’est abusif       de dire ça comme ça et ensuite                  j’ajoute qu’il faut dénoncer l’emploi abusif de ce terme                 il n’y a pas de monde intelligible et d’ailleurs                     il faut dénoncer l’emploi abusif de ce terme                  objets de l’entendement tels qu’ils sont              emploi abusif de ce terme je rectifie            encore un abus de langage donc confusion      lever la confusion    alors        des objets de l’entendement mais pas dans un sens transcendantal           c’est pas transcendantal c’est empirique    ni plus ni moins ni plus     ni moins    ni plus ni moins c’est empirique et non transcendantal   mais simplement                   dans un sens empirique                     oui c’est cela                des objets de l’entendement « tels qu’ils sont » mais non dans un sens transcendantal                 c’est à savoir        simplement dans un sens empirique           si et seulement si on ne se laisse pas          et quand je dis on je dis :        les philosophes            si et seulement si mes confrères ne se laissent pas                               aller à des abus de langage qui     il faut bien le dire       leur sont coutumiers   non ne pas ajouter ça              c’est à savoir simplement en un sens empirique point Quintane, comme souvent, se place dans la position d’une « première venue », auprès de qui Kant viendrait, dans les termes de celui-ci, « concevoir » une « intuition ». Car même s’il y va de l’activité intérieure du plus froid des penseurs, du discours le plus légal, judicatif, voire justicier qui soit (« il faut dénoncer » un « abus »), c’est en fin de compte toujours bien du « chaud » du crâne et des « hormones de Kant » que procèdent les pensées, et c’est toujours bien dans des phrases tentées que celles-ci peuvent se constituer (le « point » final rappelle qu’il y allait bien, dans cet accordage, d’une tentative de cette nature). En « réchauff[ant] » par sa lecture la phrase écrite de Kant, en y « mettant du sien », c’est-à-dire en reproduisant pour elle-même le mouvement de pensée que la phrase manifeste, jusque dans ses hésitations et ses amendements, Quintane se la rend « familière » ; elle « s’[…]identifi[e] à la phrase dans sa lecture », et peut-être lit-elle à cette occasion de la philosophie comme un « super-poème » (Tarkos). L’essai de phrase, de Mirabeau comme de Kant, et dans l’écriture comme dans la lecture, est le processus expérimental qui constitue son sujet et son objet, sans que le respect d’un ordre syntaxique garantisse la mise au propre ou le tirage au clair. L’essai de phrase est la fois une formalisation savante, technique, ordonnée à une syntaxe logique (passages indiqués en gras dans la citation ci-dessus) et une instrumentation prosaïque (passages sur fond rouge) : dans l’essai de phrase, impéritie et expertise, grands thèmes de Crâne chaud, s’annulent l’une l’autre – c’est pourquoi il faut les arguments de la « culture », voire de la « civilisation » pour perpétuer les distinctions : est barbare, en français, qui ne sait même pas faire une phrase correcte ou complète. Antin : parler est expérimentalSi « penser veut dire : chercher une phrase » (Alferi), alors penser est l’expérimentation la mieux partagée ; ça n’est pas forcément « trouver une langue » ou « asticoter les structures », ça peut être, plus ou moins « pépère[ment] », « parle[r] d’amour dans une prose sobre ou alambiquée ». Chez Quintane, la condition de ce type d’expérimentation est à la fois
  • la sensibilité ordinaire : éprouver de manière conséquente qu’on ne sait pas ce qu’on va dire ;
  • et la plus radicale des éthiques scientifiques : ne pas soumettre la recherche à des questions préposées.
Ce n’est pas à ces questions que j’ai prévu de répondre – aussi bien, je n’ai pas prévu de réponses puisque je n’ai pas prévu de questions auxquelles je pourrais répondre. Je n’écris pas pour vérifier ou dire mieux ce que je sais déjà, pour la bonne et simple raison que je ne sais jamais rien avant d’écrire : c’est le moment de l’écriture qui révèle des choses, lève les lièvres.
Cette double disposition rappelle, comme la forme de la retranscription de l’improvisation de Kant, les « poèmes parlés » (talk poems) de David Antin, et ce sont peut-être les principes de cette pratique qui résument le mieux nos conclusions au sujet de la clarté chez Quintane et Tarkos :
  • élaborer un discours, c’est to address, c’est-à-dire s’adresser à quelqu’un et traiter une question ou un problème, ce que synthétise l’expression d’Antin : « dialoguer avec une idée avec » quelqu’un. Une telle modalité trouble la définition simple du « monologue » pour la réconcilier avec le « dialogue intérieur » (Wittgenstein) ;
  • « parler pour découvrir » est le genre discursif de la subjectivation ;
  • élaborer un discours, c’est « penser à ce qu[’on va] penser », et expérimenter la récursivité de parler et penser, plutôt que l’inquiétude d’une fidélité du parler au pensé ;
  • l’élaboration du discours est un « accordage » (tuning) entre la nécessité de dire et le rien (de spécial) à dire, où rien n’est effaçable mais tout est amendable.
Si le programme wittgensteinien de « clarification logique des pensées », qui a inspiré d’autres poètes, n’est pas suivi dans toute la rigueur du principe (logique), il semble que la poésie, pour Quintane et Tarkos, soit le lieu d’une clarté opératoire, littérale, non réductible à une norme de lisibilité intangible, et « accordée » – non selon le principe éthique d’une fidélité à ce qui est voulu-dire, mais selon l’exigence politique d’une actualité de ce qui est pu-dire – à la complexité des « embarras de pensée ». C’est à cette condition que « les lectures étroites que nous faisons à nos mesures (étroites) pourront prendre du champ, respirer, inclure dans le texte tout le hors-texte sur lequel il se dégage et qui rend sa découpe lisible ». On va voir que le dernier critère platonicien, l’utilité, tient, dans sa discussion par Quintane et Tarkos, à cette inclusion.

2.2.3. Utile ? Inutile ? « Il faut changer de question(s) »

Derrière un sens, déceler une constellation filamenteuse de rapports sociaux. Qui dit cela ? À qui ? Quand ? Où ? Pourquoi ? C’est alors que les énoncés sont des actes, des déclencheurs. Et qu’un énoncé peut, circonstanciellement, viser, et tuer. Ou plus commu­nément : faire sens. C’est ça qu’est la poésie : une langue qui n’est pas séparable d’une forme d’action. On passerait moins de temps à pleurer. C’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît.

2.2.3.1. « Supérieurement in/utile ». Idéalismes platonicien et anti-platonicien

La poésie est le foyer de résistance de la langue vivante contre la langue consommée, réduite, univoque. [L]a bonne poésie contre le Mauvais Monde Marchand […] [L]e poète (tandis qu’il libère ses lecteurs reconnaissants) se retrouve, lui, associé à la Valeur Poésie revenue en grande pompe. Utilité / Mutilité : l’axe platonicien de l’ôpheliaLe critère platonicien de l’utilité dépend, comme ceux de la vérité et de la clarté, de l’exigence fondamentale de « rendre compte » (legein [λέγειν]) des propos. Dans la cité des spécialités, tout savoir s’autorise d’une compétence, donc d’une participation au corps social, à sa santé et à son profit, à son bien au sens double du bénéfice (comptable) et du bienfait (constatable). Cette unité morale des utilités productive et civique se dit ôphelia [ὠφέλια], un terme discuté dans le Cratyle, et placé sous la tutelle du fameux « bel et bon ». Il est présent dans presque tous les Dialogues où la place de la poésie et la valeur des savoirs sont discutés, contrastant avec une série d’autres termes selon un axe utilité-bénéfice-bienfait / mutilité-préjudice-méfait :
Utilité (ôphelia [ὠφέλια]) Mutilité
physique / général accroissement de la puissance diminution de la puissance
polémologique avantage gagné dommage subi, avarie
moral / légal bénéfice préjudice
pharmacologique (moyen) douleur nécessaire plaisir facile et fugace
thérapeutique (effet) bien, bienfait mal, méfait
épistémologique profitabilité du savoir particulier dans la computation générale des savoirs usage dépensier de la parole, dupli- / multiplicité
politique / rhétorique contribution à la situabilité des discours séduction par l’agréable, le flatteur
(biais sophistique / rhétorique)
civique participation au « bien » commun tort fait au bien commun
Tableau des usages de la notion d’ôphelia dans le corpus platonicien. Sur fond rouge, les significations déduites.
Selon cet axe, et par-delà les catégories, sophistes et poètes se trouvent presque systématiquement associés : tous deux mutilent le logos. Aux plans politique et moral, ils font un usage déviant de la parole, qui vise à séduire plutôt qu’à guérir. Au plan épistémologique, leur incompétence se double d’une prétention bavarde à être des hommes « multiplices », enfreignant la loi de gouvernement qui veut que chacun s’en tienne à ce qu’il connaît. En somme, la question platonicienne de l’utilité se pose en rapport avec l’accroissement du savoir conçu comme computable et selon l’idéal politique d’une parole comptable ; au contraire, poètes et sophistes la dépensent inconsidérément. Mais cette dépense est d’une efficacité redoutable : elle exalte et pousse à l’action. Or la poésie, n’ayant aucun savoir à enseigner, n’est admise par Platon que dans la mesure où elle met cette efficacité propre au service des sentiments nationaux : louer les dieux, célébrer les héros et chanter les victoires doit donner un contenu collectif aux cœurs individuels, cultiver en chaque citoyen le « soldat » possible. La poésie participe de l’« ophélimité » générale si elle est au service de la compacité idéologique de la communauté, si elle respecte la soudure vertueuse entre civilité et martialité, si elle mobilise. Au premier abord, le critère platonicien de l’ôphelia, plus que ceux de la vérité et de la clarté, rend artificiel le dialogue à distance proposé par notre intrigue superlongue : les termes platoniciens de la mise à profit semblent aujourd’hui périmés. L’autonomie de l’art en régime esthétique et l’idéal révolutionnaire de la modernité (du « changer la vie » de Rimbaud au « transformer le monde » de Marx) ont rendu suspecte l’idée d’un « génie civil » de la poésie (Prigent), d’un service de l’art, d’une profitabilité des œuvres. L’« engagement », terme phare du 20e, avait commencé par désigner une responsabilité de l’écrivain (dont « chaque parole a des retentissements ; chaque silence aussi ») dans une conception holiste de la société où tout homme, en s’arrachant à sa fonction, peut échapper à la sommation et faire une différence. Mais le terme s’est déprécié, et avec lui cette « responsabilité » historique qui relevait encore du schéma des missions et des tâches, aménageant à la « parole intellectuelle » un destin propre au sein de la communauté des parlants. La littérature, revenant à sa place, s’y est faite turbulente ; dans un emprunt aux avant-gardes pré-surréalistes, elle a substitué à la praxis révolutionnaire et à la mise en question de son régime propre la révolution permanente de ses formes. Les « années 68 » ont achevé de disqualifier « l’engagement » à la Sartre pour consacrer la littérature « lieu de résistance aux langages idéologiques qui saturent l’espace social » et « subordonn[er] la transformation de l’ordre économique à la remise en cause de l’ordre symbolique ». Cliché 1 : Faire de la poésie, c’est déjà politiqueMais la résistance n’est pas nécessairement offensive : la littérature comme « lieu » spécifique du discours, c’est en puissance un bastion en période de repli. On connaît la caractérisation, par les poètes de notre corpus secondaire (Gleize, Prigent), des années 80 aux plans politique et littéraire (restauration, conservatisme, retour aux valeurs sûres), et on a vu comment chez certains ce constat se doublait de la certitude d’être ailleurs ou autre chose. Cette certitude s’accommode d’un retrait relatif de l’espace politique ; chez Prigent, par exemple, l’engagement est devenu, selon la remarque incisive de Quintane, « langagement », et la question-de-la-poésie s’est déclinée dans la double question de sa puissance. La réponse, déjà mentionnée, est celle de son micro-« pouvoir » (« elle peut peu […] faire ») et de son opiniâtre « possibilité » (elle « peut être »). Une telle apologie flirte avec l’argument circulaire : la poésie est la preuve sans cesse renouvelée qu’il n’y a pas que « le reste », c’est-à-dire pas seulement autre chose… que la poésie. De l’argument, une conviction : « écrire de la poésie », dans la société de la parole comptée, « c’[est] déjà politique ». L’idée d’une dimension nécessairement politique de l’activité poétique est d’origine romantique ; c’est d’abord celle d’une « connexité des révolutions poétiques et des révolutions sociales » (Hugo), et d’un progressisme fondamental : les Romantiques « sont des libéraux de fait et de nature, même quand leurs opinions inclin[ent] en arrière » (Sainte-Beuve). En somme, la poésie est ce discours qui échappe aux critères politiques de l’accomptabilité : on ne la juge pas sur ce qu’elle dit, les propos qu’elle tient, les positions qu’elle prend. Mais les mages romantiques se risquaient encore, hors cette licence, au ministère ou à la députation, et quelque grandiloquents qu’ils paraissent aujourd’hui, ils ne confondaient pas l’élection destinale avec le suffrage populaire. Lorsque Hugo jette « le vers noble aux chiens noirs de la prose » et déclare l’égale puissance révolutionnaire des genres et des formes, ce qui, certes, reste une allégorie, s’indexe au vocabulaire le plus politique de l’époque. Et pour cause : il n’y a qu’une langue (contre l’ancien régime rhétorique du lexique, de ses ordres), qu’une mission révolutionnaire, qu’une destination émancipatrice – tous les ont en partage. Cliché 2 : La poésie est supérieurement (in)utileTout autre est le schème romantique perpétué dans la version moderne, dont on a vu ce qu’il devait au cliché archaïque : la poésie se voue au hardware (au « symbolique », au « Mot », à sa « chair », à la « langue-même ») quand le reste des parlants n’a accès qu’au software (fait des phrases, formule des opinions, communique des informations). Le premier sublime la langue ou s’y confronte ; le second l’utilise, voire la consomme. Cette assurance qu’il y va, de la poésie au régime ordinaire de la parole, d’une différence qualitative, voire ontologique, fait l’actualité d’un romantisme second dans le cliché moderne : la poésie, d’être inutile, est « supérieurement utile », c’est-à-dire d’une utilité sans objet : C’est qu’aujourd’hui, déclarer que la littérature est inutile, c’est participer à sa mise en bière. Il est donc devenu indispensable, chez les pratiquants comme chez les croyants, d’affirmer qu’elle est utile « à la société », sans toujours préciser plus avant à quoi elle le serait. La littérature ne peut pas être utile au même titre qu’une petite cuillère ou qu’un service à la personne mais elle n’est pas inutile non plus, puisqu’elle est supérieurement utile, ce qui n’est pas facile à penser. Les tenants de l’art pour l’art revendiquaient autant une inutilité pratique qu’ils ne moquaient la tartufferie d’une « utilité spirituelle » de la littérature, perçue comme une notion bigote. Le cliché de l’utilité supérieure de l’inutilité, lui, mène à une série de « paradoxes de supermarché » qui consacrent, en s’y opposant, les valeurs de l’utilité-ôphelia :
  • Dans le monde de la profitabilité intégrale, la poésie est « sans prix », comme la rose « sans pourquoi » ; elle est inestimable.
  • Dans le monde de la marchandise, la poésie échappe par sa rareté supérieure au système de la rareté comptable ; elle est inépuisable.
  • Dans le monde de la comptabilité-accomptabilité, elle a la grâce et la gratuité de ce qui passe et qui pousse (un coucher de soleil, une rose) sans répondre de soi ; elle témoigne sans comparaître.
Bref, la poésie, par sa persistance même, constitue une résistance de fait à l’ordre marchand du monde, et une valeur refuge – un « or » – dans une société qui, décidément, manque de rareté (comme on manque de pudeur).
Ce sont ces termes de la question-de-l’utilité qui se sont « usés », et c’est eux qu’il « faut changer » : la pratique de la poésie (en « écrire », en « lire ») ne peut plus se satisfaire de ce « tout entier le contraire » qui ne contrarie plus ce à quoi il s’oppose. Par nature / par destinationOn se souvient du mot de Tarkos, dans l’entretien avec David Christoffel, qui renvoyait dos à dos poésie et philosophie en matière de clarté et d’utilité. La catégorie générique de « super-poème » venait plaisamment désigner les textes de l’une et l’autre, par opposition à ceux qui « disent clairement ce qu’il faut faire » – ce que Tarkos appelle la « pédagogie », coupable d’un « mensonge » spécialement vicieux : prescrire en prétendant décrire, ordonner en prétendant transmettre, tromper le Wissensgier en lui dispensant un savoir déjà éprouvé. Les « super-poème[s] » informent le monde d’une manière tout à fait différente que ces textes didactiques ou informatifs ; ils ne contiennent pas du savoir (dont il faudrait prendre connaissance, et qu’il s’agirait de computer), mais du savoir se réalise dans leur lecture, et c’est seulement sous cette forme que du savoir peut être réellement considéré disponible – au sens, donc, d’inoccupé. L’opposition à une conception computationnaliste de l’acquisition de savoir, on la retrouve chez Quintane, lorsque celle-ci met en doute, dans un entretien radiophonique, l’utilité pratique du savoir informatif : On est tous particulièrement sachants et connaissants – et de manière précise et chiffrée, etc. – mais toute cette avalanche de précisions, de chiffres et d’expertises, c’est comme si ça installait une sorte de toile cirée et qu’on glisse sur cette toile cirée et qu’on finit par aller peut-être plus vite dans le mur. Si la news chiffrée, la statistique, fait de nous des « sachants et connaissants » particulièrement inaptes, ce n’est pas qu’elle aurait pour propriété d’être absolument inutile ; c’est qu’elle est impraticable par le commun à qui elle prétend s’adresser, pour qui elle prétend parler, qu’elle prétend « refléter ». Elle n’est praticable que par qui fait profession de la constituer, jouit du temps-plein de l’expertiser, dispose des moyens techniques et financiers de la computer. Ce type de savoir remplit une fonction, celle de convertir « le social » en « la société », c’est-à-dire de stabiliser dans une objectivation une infinité de propos, pratiques, mœurs, attitudes. Un tel savoir, n’étant pas vérifiable expérimentalement, est exigible en vertu d’un pacte qui distingue la cité ophélime de la société des experts : pour la première, participer au bien commun c’est s’en tenir à ce qu’on sait ; pour la seconde, se laisser traduire en données c’est se voir promettre une existence de plein droit sur le marché politique, à raison de sa tranche d’âge ou de sa catégorie professionnelle, de ses habitudes et de ses opinions. La distinction entre savoir disponible et savoir exigible permet, plus que la paire utile/inutile, de penser la production et l’acquisition de savoir à l’âge de la consommation des connaissances et des informations, de la coupure technique des spécialisations, de l’objectivation du « social ». Elle permet aussi de penser le littéraire ou le poétique comme des rapports plus que des formes ontologiques – rapports entre ce qu’on exige d’eux et ce qu’ils rendent disponibles en se libérant de ces exigences. Elle incite enfin à penser une « valeur d’usage » du savoir et de la poésie, dans une société qui privilégie leur « valeur d’échange » ou leur valeur somptuaire. Ce qu’on a identifié comme le passage de la question-de-la-poésie à la question-si-la-poésie amorçait déjà un change de ces termes. Si elle désertait les débats sur sa nature, la question-si demeurait adressée à la poésie, discutant depuis ses limites supposées sa prétention à être un lieu spécifique du discours. En élargissant les cadres de sa réception et de son évaluation, elle tendait à en faire une activité critique capable de troubler le partage des savoirs. Sans l’affronter directement, elle introduisait au problème de sa destination plus que de son utilité – par nature, rien n’est utile ; un pèle-pomme n’en est un que par destination. Aussi « la poésie » comme activité immédiatement résistante, confiante dans sa nature et négligeant sa destination, ne peut-elle effectivement qu’être, pas faire. Elle constitue un « acte politique simple » à la portée symbolique aussi évidente que son innocuité réelle, une sécession individuelle « entièrement satisfaisante et entièrement insuffisante », comme la décision d’Annie Ernaux, mentionnée par Quintane dans Les années 10, de ne pas se servir du scanner d’une caisse automatique à l’hypermarché : Ernaux écrit : Acte politique simple : refuser de s’en (le scanner) servir. C’est, je crois, une phrase entièrement satisfaisante, et entièrement insuffisante – et c’est ce qu’on pourrait dire à propos de l’acte : entièrement satisfaisant, entièrement insuffisant (la littérature n’est rien d’autre que le hors, même sous une autre forme). […] Mais cette dernière phrase ne se distingue pas du dernier et du seul acte possible, selon l’hypermarché : soit vous utilisez le scanner, soit vous ne l’utilisez pas. Le fait de ne pas utiliser le scanner (compris, en quelque sorte, dans la possibilité de l’utiliser tant qu’il n’y a pas obligation de l’utiliser) n’est un acte politique que pour vous – bonne conscience du consommateur engagé. L’hyper, les caissières, les autres clients, n’y verront qu’une panne individuelle face aux « nouvelles technologies », un retard à l’allumage. […] Il est, aussi bien, probable que la plupart des cadres ou décideurs divers de ce type d’entreprise n’envisage même pas que le fait de ne pas scanner soi-même la marchandise soit le signe d’un refus (l’important, c’est que ça roule). Des refus non identifiés comme tels par les autres n’en sont pas. L’acte de refuser de se servir du scanner est un acte que je m’adresse à moi-même, un acte qui me permet de vérifier que je ne « lâche pas » […]
Des manifestants transforment du mobilier de chantier et des cailloux en armes par destination, à Marseille, le 1er décembre 2018.
Reprenant le slogan le plus honnêtement réformiste de l’époque, on pourrait dire que la littérature assurée d’être « le hors », la poésie certaine d’être « tout[e] entièr[e] le contraire » du « monde prosaïque de l’activité » (Bataille), est de type « on ne lâche rien » (même pas les chiens). Ni utile ni mutile, elle perd la puissance propre qui la rendait menaçante pour la cité ophéliaque et donnait sa force au schème classique hérité de Platon, celle d’émouvoir et rallier – au sens émeutier d’émouvoir (mettre en mouvement, agiter, disposer à la sédition). En littérature, le changement de sens d’émouvoir peut servir à caractériser un changement plus profond : de la même manière que son « lieu sûr » est devenu celui de son cantonnement, l’inutilité revendiquée de la poésie est devenue le nom de son impuissance. Quand on dit qu’elle émeut, on signifie qu’elle touche sans activer. La littérature qui « émeut les esprits », comme le disent les lois de censure jusqu’au 19e siècle, devient justiciable au régime général du droit. Au 20e, sa nature la protège en principe de l’hétéronomie morale, mais c’est précisément cette nature qui, plaidée avec succès, entérine l’inoffensivité de la littérature. Bernard Noël, après son procès (1973) pour Le Château de Cène, nommera cette victoire légale (l’innocence) synonyme de défaite pratique (l’innocuité) « sensure », ou « privation de sens » ; son avocat, en réaffirmant une nature, niait toute destination : puisque c’est de la littérature (et de la pure, et de la bonne), ça ne saurait outrager ni troubler. La licence littéraire, au 21e siècle, tient encore au respect d’une nature sans destination : si un texte « incite » ou « provoque » (s’il émeute au lieu d’émouvoir), c’est qu’il « participe en vue de commettre », signifiant par là qu’il a renoncé aux privilèges de l’équivoque et de la fiction. Parce que s’y conçoit sérieusement la possibilité qu’une œuvre opère, les tribunaux sont parfois, sous l’impulsion d’avocats « rendus presque spécialistes de l’ontologie de l’art », le lieu de « “débats” […] intéressants » sur la littérature.
Lorsque, en décembre 2016, un homme a recouvert Manuel Valls de farine, les avocats de l’ancien Premier Ministre ont envisagé de demander la qualification de la farine comme « arme par destination ».
Mais le caractère modal auquel le principe juridique du contradictoire accule les positions y limite les enjeux : « ceci n’est pas de la littérature » / « c’en est ». Les procès « littéraires », en sanctionnant ou absolvant, statuent sur la nature ; ils établissent ainsi le partage entre les « effets de réel » et les « effets sociaux », entre le bon usage de la licence et son abus – moins au sens d’excès que de fraude, notamment celle qui consiste à faire de la politique sous couvert de littérature : Comme au XIXe siècle, la littérature, quand elle a un effet social, produit son procès, à tous les sens du terme. Dans ces conditions, un texte est littéraire (et son auteur innocent) quand il ne produit que des effets de réel (et non des effets sociaux), effets de réel que certains prennent à tort pour des effets sociaux. S’il atteint ou s’il « touche » pour de vrai, alors ce n’est pas de la littérature, car la littérature ne doit rien produire d’autre que de littéraire. L’écrivain est condamné parce qu’il n’est pas écrivain, et l’on ne peut être pleinement reconnu comme écrivain que si l’on écrit des textes à effet social nul.
Effet de réel / effet socialDans le célèbre article de Barthes à propos de Flaubert et Michelet, l’« effet de réel » est le geste gratuit du conteur, une dépense descriptive qui augmente le « coût de l’information narrative ». Il tient tout entier dans la mention d’un « détail inutile », c’est-à-dire ne participant ni de la nécessité de l’intrigue, ni du « vraisemblable esthétique », ni de la fonction référentielle de la description : l’effet de réel ne réfère que superficiellement à un objet du monde, sa valeur profonde est de signifier le réel intotalisable. Les effets de réel sont présents dans les mots mais comme retirés de l’économie narrative et de l’index de l’œuvre ; ils apparaissent pour témoigner seulement de leur nature. « Ils ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel. » Chez Prigent et Quintane en revanche, les « effets de réel » rejoignent la cohorte des « effets de » qui servent à capter l’attention (effets de mains, de prunelles) ou à produire une impression (effets de torse, de jambes). Ce sont des caricatures de leur genre, des vraisemblants en carton-pâte. L’effet de réel est une sorte de vieil effet spécial de la littérature, un truc de métier, un élément de la quincaille romanesque, comme l’effet de manche ou de tribune pour le discours rhétorique. La mention contiguë des deux « effets » permet à Quintane de critiquer la vraisemblance romanesque comme témoignage fidèle à un « réel » général abstrait, en lui opposant une littérature qui « produit son procès », cette fois au sens opératoire, non essentiellement juridique du terme : « produire son procès », c’est faire apparaître, dans la participation d’un texte à un contexte, un état de fait qui n’existait pas sans ce rapport. C’est framer – cadrer, découper, formuler, extraire, mais aussi piéger – ce qui, dans l’usage, passait pour évident, naturel, presque pour incréé (une forme de l’insignifiance qui intéresse tout particulièrement Quintane). Mais la mention contiguë des deux « effets » est elle-même un effet ; elle joue d’une homonymie dont le démêlage (à l’aide de l’anglais et l’allemand, par exemple) permet de saisir les distinctions impliquées par le passage d’un sens à l’autre :
  • Dans « effet de réel » (reality-effect, Realitätseffket), le terme indique une conséquence interne : l’effectivité, dans la lecture, d’une indication mimétique. Le « réel » est identifié, reconnu, à l’aune d’un monde-référence, et évalué depuis le critère de vérité-fidélité à cette référence (« ce qui est […] ou a été »).
  • Dans « effet social », il indique une conséquence externe : l’effectuation de la lecture outre la lecture – qu’il s’agisse d’une incidence (social impact), ou d’une activation (soziale Auswirkung). L’effet est vérifié ou attesté à l’aune d’un monde-circonstance (c’est ce dont le vague de l’adjectif « social » semble tenir le lieu), et depuis le critère de félicité-performance (au sens austinien : accomplissement relatif à un projet ou une intention, ou réalisation d’un état de fait dans la rencontre avec un monde institué).
Le passage d’une pensée de la référence effective à une pensée de la parole efficace, et avec lui l’arrachement au fétichisme du fait constitué dont il faudrait fidèlement témoigner, est parent de celui opéré par la pragmatique linguistique à partir des années 1950. Celle-ci a renouvelé l’idée d’une efficace du discours, mettant en avant ses « forces illocutionnaires », et faisant remonter l’un des plus pesants refoulés des sociétés dites séculières : le caractère rituel des actes de « communication » et des « échanges » verbaux, signe d’une épaisseur cérémonielle des rapports « libéraux ». Opérativité, effectivité, efficacitéL’appropriation par l’art de la notion de performance, bien au-delà de son usage austinien, a en partie assumé cette dimension cultuelle de l’acte de discours, en appliquant le terme à des procédures artistiques dans lesquelles la création de sens ne s’évalue plus tant en terme de réalité (what is made) qu’en terme d’actualité (what is done). Près d’un demi-siècle après Dada, la vulgate artistique a entériné le passage d’une pensée de l’œuvre (faire exister en créant : to make something real) à une pensée de l’acte (to do something for real – « pour de vrai »). Mais en penchant sérieusement du côté de l’opératoire rituel, la performance a pour l’essentiel perdu sa relation avec l’élément manipulatoire contenu dans les notions classiques de forme et d’information. Elle a subi le sort des rituels auxquels on ne croit pas ; elle est devenue un format vériste dans lequel un célébrant dispense sa parole, manifestant une foi grotesque dans l’efficacité de celle-ci. Dans la Modernité, une prétention de la poésie face au monde a pu être d’en constituer le « hors » ; la performance, elle, s’est pensée comme le « dans » de tous les « hors » du monde, le foyer sacrificiel de l’ordre social, le lieu par excellence de l’implication rituelle, dans un monde où règne l’inconséquence des petites dramaturgies quotidiennes. En 2019, la performance, surtout quand elle est dite « poétique », est souvent habitée par la prétention au dire « brut ». Cette prétention souligne un autre impensé, qu’une lecture plus politique de la pragmatique des speech acts aurait pu prévenir : celui des conditions institutionnelles de production de sens et de conduction des discours. Car il ne faut pas oublier que la « performance » des actes illocutoires chez Austin tient essentiellement à la réalisation d’intentions dans des cadres protocolaires, voire à l’actualisation du seul sens possible en vertu du contexte et des positions instituées (oui je le veux, je déclare la séance ouverte, vous êtes en état d’arrestation). Un pacte social, le plus souvent solidaire d’un ordre hiérarchique, garantit, comme un milieu de conduction parfaitement homogène, la félicité des énonciations : le « bonheur » y dépend de la propriété d’un usage (critère de l’in/appropriate). Or quelle performance réussie pourrait bien viser une poésie soucieuse de sa propre sécularisation, a priori peu encline à dispenser une parole efficace en vertu d’une dramaturgie des rapports inscrite dans un contrat social, une convention sacramentaire, une norme discursive ou un pacte de lecture ?

2.2.3.2. Différence de nature, différence d’usage. L'économie sophistique des discours

[L]a sophistique n’est pas seulement le pavé qui casse les vitrines de la régulation philosophique du langage ; ou alors il faut singulièrement réévaluer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse. La poésie ne saurait parler le langage simplificateur de la consommation sans y perdre sa nature. La poésie « sécularisée », en tant qu’elle n’est « pas spécialement poétique », doit fonder sa performance sur l’efficace commune du discours. On a vu, à travers l’étude des critères platoniciens de la vérité et de la clarté, que les traits de cette condition ordinaire tendaient à se substituer, chez Quintane et Tarkos, à l’idéal sémantique hérité de la norme apophantique :
  • dire une vérité qui ne soit pas vérité légale ou « vérité du monde » (à la fois fidélité au monde et probation de ce monde), mais vérité d’un rapport ;
  • dire depuis ne pas savoir ce qu’on va dire, « parler pour [le] découvrir » (Antin).
C’est en des termes comparables, ceux d’une radicalisation des pouvoirs et impouvoirs du « langage ordinaire », qu’il est possible d’envisager la question-de-l’utilité sans re-sacrer la poésie à la fois héritière du privilège de la parole efficace et placée hors du courant de la parole – qu’elle soit de ce cours la devise, de cette petite monnaie l’instance émettrice, régulatrice ou garante, ou qu’elle soit simplement, par égards de strict-parleurs, exemptée du régime de l’accomptabilité. La logologie sophistique (Cassin)L’axe tracé par les usages d’ôphelia dans les Dialogues nous a donné une profondeur de vue sur les rapports qu’entretiennent ces deux réprouvées de la philosophie platonicienne, la poésie et la sophistique. Toutes deux se signalent par un usage dépensier de la parole – reproche que Pindare (poète réclamé par Platon) faisait déjà à ces « bavards » qui, comme Simonide (poète à maints égards affin des sophistes), « croassent vainement », et qu’Aristote fera à ces sophistes radicaux qui, complaisamment, « parlent pour parler ». Prenons ce redoublement pour ce qu’il dit en premier lieu : une absence de visée. Contrairement à ce que suggère l’assimilation platonicienne des uns et des autres à la rhétorique, poètes et sophistes ne parlent ni pour plaire ou flatter, ni pour persuader ; leur scandale est plus grand, en quelque sorte : ils discourent simplement, sans objet ni projet – « en pure perte » dirait Lacan. On retrouve ce redoublement dans la caractérisation que Barbara Cassin donne de la discursivité sophistique : c’est une « logologie ». Schématiquement, et sans rentrer dans le détail d’un travail minutieux : à rebours de l’ontologie, qui prétend décrire le monde (son sens est : « de l’être vers le dire »), la logologie « lui donne forme, l’informe, le transforme, le performe » (son sens est : « du dire vers l’être »). En d’autres termes, qui apparient les taxinomies aristotélicienne et austinienne, la logologie s’oppose au discours ontologique (tissé d’énoncés « locutoires » ou « constatifs » dans la terminologie d’Austin, « apophantiques » dans celle d’Aristote) qui consiste à « parler de » quelque chose (saying of something chez Austin ; dire quelque chose de quelque chose chez Aristote), ayant pour critères d’évaluation le vrai et le faux. La logologie sophistique conteste le sémantique (qui fait équivaloir dire et signifier quelque chose) comme régime général du discours (Austin, symétriquement, conteste que les énoncés locutoires, constatifs ou descriptifs, jouissent d’« une position privilégiée », notamment « quant à la relation aux faits »). Elle manifeste que la performance idéale de l’ontologie repose – paradoxe du Législateur – sur une neutralisation de son propre discours comme performance. « La sophistique produit la philosophie comme fait de langage » et langage qui fait ; elle insiste sur l’« autonomie performative du langage » et sur « l’effet-monde qu’il produit ». Elle expose que le discours ontologique, qui se donne comme « fidèle », est en réalité, au même titre que tous les autres, un discours « faiseur » – précisément le reproche de la philosophie à l’endroit de la sophistique. C’est la démonstration de Gorgias dans son Traité du non-être, que Cassin lit comme une critique littérale – désarmante et appliquée – du Poème de Parménide : son Poème est un poème ; il ne signifie pas ce qu’il dit, il le fait (poiei, au sens que Diotime donne au terme dans Le Banquet : « faire passer du non-être à l’être »). Dans cette perspective, l’« artefact » platonicien (la sophistique comme « mauvais autre » de la philosophie) se défait sous l’évidence d’une « logologie généralisée » :
  • tout le monde est au même régime du discours ;
  • tout le monde fait des « super-poèmes » (Tarkos) ;
  • « parler pour parler » est une condition commune.
La sophistique, elle, n’est plus ce fait d’histoire que la philosophie périme ; c’est une façon critique – « seconde », adressée, pointilleuse – qui peut lui survivre dans ses principes. Les « sophistes d’aujourd’hui » sont tous ceux qui ne cherchent ni à « dire une vérité du monde » (Tarkos) ni à « arranger les choses » (Ponge), et dont l’attention se porte aux « petits bouts » plutôt qu’aux « gros » (Quintane), à l’« expression toute faite » (Tarkos) et aux modèles de phrases usuelles (comme il y a des types de pinces ou des « formes d’automobiles » dans R.R.), aux paradoxes des discours législateurs et régimenteurs, au non-sens ou à l’omnivoque en puissance dans l’univoque des strict-parleurs et l’équivoque des licencieux, et aux conséquences en cascade de la relative « autonomie discursive » qui fait les délires de tout le monde, i.e. de chacun, i.e. du parlant ordinaire comme « super-poè[t]e ». Pour Foucault c’est Roussel, Brisset, Wolfson ; pour Cassin Carroll, Borgès, et bien sûr Lacan. Dans ce sens large, grand-large, désarrimé d’une histoire spécifique, on peut ajouter Tarkos – anacycle de Sokrat –, mais également Quintane ou Hocquard, si la sophistique est bien, dans sa littéralité et son pragmatisme, une « sorte de […] poésie de grammairien qui s’efforce de dévoiler les mécanismes de la grâce efficace du langage ». Cet abus de la catégorie de sophiste est susceptible de pousser l’implication qu’on faisait supra : faire de la poésie, c’est faire de la poétique ; faire de la poétique, c’est faire de la mécanique. Ergo faire de la poésie, c’est faire de la mécanique. Mécanique de la « grâce », si on veut, mais alors d’une grâce ordinaire, séculière, qui fonctionne, et dont les effets sont mieux dits produits que créés. La « grâce efficace du langage » ne tient pas, dans la discursivité sophistique, à la transition parfaite des paroles aux actes dans un conduit huilé par le pacte sacramentaire ou la fonction sociale. Il tient à ce qu’aucun discours, dans le Fond Diffus Logologique, n’est a priori sans écho, sans incidence. L’ôphelia comme vertuLa question-de-l’utilité est un des nœuds du différend entre philosophie et sophistique, précisément en ce qu’elle manifeste le caractère profondément religieux de la première, et séculier de la seconde. L’ôphelia platonicienne a le caractère légal et moral d’une vertu (ce qu’elle deviendra formellement, mais de manière éclatée, dans le dogme chrétien) : un parlant ne participe à l’ôphelia générale que quand il se possède – c’est-à-dire se domine et se contient. Les possédés et les incontinents – que leur « vain bavardage » soit prétentieux ou simplement inane – sont des hérétiques, des séparés qui s’excluent eux-mêmes de la cité, de la communauté des parlants, de l’humanité. La profusion, dans le discours, est suspecte de dé-penser, de dé-lirer. Face à la sophistique, le fin mot de Platon est d’ailleurs explicitement religieux ; les Lois corrigent Protagoras : « le dieu doit être la mesure de toutes choses ». Qu’il y ait une valeur indicielle du cours des mots et des choses, c’est précisément ce que récusent de nombreux sophistes : pour nombre d’entre eux, les « vertus » de l’idéalisme (vrai, beau, bon) sont des notions relatives, des accommodements tout humains avec l’utilité, l’intérêt, le profit (autrement dit, devant la vérité les sophistes posent plus volontiers la question-qui que la question-quoi). Utilité, intérêt, profit, notions relatives : il n’y va pas d’une nature ou d’une propriété. Sans qu’on puisse établir pour tout le corpus sophistique une régularité schématique, notons que, quand Platon dit ôphelia, de nombreux sophistes répondent khrêsis – soit : usage, jouissance. Ôphelia / khrêsisCassin insiste, après Arendt, sur le fait qu’il s’agit, dans la fameuse phrase de Protagoras (« l’homme est la mesure de toutes choses »), non de pragmata ou de phainomena, mais de khrêmata, c’est-à-dire des choses en tant qu’elles ont cours, en tant qu’elles sont en usage ou à disposition pour l’usage (elles s’opposent, chez Aristote, aux objets en tant qu’on les possède). Dans des pages denses qu’il serait fastidieux de résumer ici, Cassin met au jour une économie sophistique du discours, qui diffère de la parole comptée de Platon, où le logos est une khrêma, une richesse d’usage, incapitalisable – « au contraire de l’argument et de la raison ». Caractériser le logos ordinaire comme khrêma – cette « notion économique-type » qui ne fait état « ni de qualification religieuse, ni d’efficacité spécifique » –, c’est affirmer qu’il n’y a pas, dans le casino des discours, de différence de nature, et que tout discours se mesure à ses usages. On se souvient qu’un des « paradoxes de supermarché » (Butor) véhiculés par l’in/utilité supérieure était le caractère « inépuisable » de la poésie, qui grandit dans le partage au lieu, comme la marchandise ordinaire, de diminuer dans la consommation. L’économie sophistique du discours suggère que c’est tout le discours et tout discours qui, de droit, constituent une anti-marchandise, un anti-capital. Que le logos soit une « richesse » sans valeur thésaurique est une affirmation, propitiatoire peut-être, mais qui, à la considérer un instant, fait tomber une à une les quilles de l’idéalisme. Si le discours est « ce qui se dépense et non ce qui s’amasse » ou s’épargne, alors est rendu insignifiant le poncif – comme sa stricte inversion heideggerienne, d’ailleurs – selon lequel le philosophe pense quand les autres (le parlant ordinaire, le sophiste, le poète) dépensent. Chez les poètes même, corbeaux simonidiens et aigles pindariques partagent le même espace aérien. Il n’y a pas, d’un côté, le bavardage du vain monde et, de l’autre, une langue-devise, voire une valeur refuge à l’abri des aléas du courant, un « or » (du signifié ou du signifiant, philosophique ou poétique) protégé des corruptions de l’usage. « Il n’y a pas d’un côté universalité des valeurs et de l’autre subjectivité absolue » mais « une « économie générale du flux : temps, discours, khrêmata » qui implique « tout le rapport temporalisé au logos comme création continuée, performance, bref » toute « la discursivité sophistique ». Qu’est-ce que ça fait ? Qu’est-ce qu’on peut en faire ?La lecture cassinienne de la tradition sophistique nous permet, en deux temps, de nous arracher aux termes platoniciens de la question-de-l’utilité qui gouvernent encore, dans une large mesure, aux positionnements modernes, et de retrouver une question obsédante de Quintane à partir des années 2010, celle de l’« usage » ou de la destination, derrière l’éternelle et éternellement offuscante question de la « nature ». Ces deux temps correspondent au retournement des reproches que la poésie et la philosophie « vertueuses » adressent à ceux qu’elle considère faux poètes et faux philosophes : produire un « bavardage vain » (Pindare) et « parler pour parler » (Aristote). Dans sa préface à l’édition de poche de poèmes de Tarkos, Quintane opère un dernier « changement de questions », qui suggère une autre découpe du champ de celles de l’utilité, de l’efficacité et de la destination. Faisant écho à notre caractérisation des textes de Tarkos comme pièges littéraux, Quintane écrit : Mieux vaut lire ces poèmes que de dire ce qu’ils sont, même et d’autant plus qu’ils ne cessent de dire non ce qu’ils sont, mais comment ils se font et ce qu’ils font : le poème est un acte, la poésie est une action : ce mot choisi par Bernard Heidsieck est le bon. Il n’est pas très utile de tenter d’y débusquer l’oubli de l’être, et les nombreux emprunts et copiés-collés de textes « religieux » en conservent de préférence les questions pratiques. Si le croisement des problématiques sophistique et austinienne permet de formuler qu’en régime performatif ou logologique, « la différence entre les énoncés n’est pas une différence de nature mais une différence d’usage », alors, devant tel énoncé, il importe moins de savoir comment il est fait que comment il fait. Nombre de poèmes « bavards » de Tarkos « ne cessent » effectivement de dire et de faire ce qu’ils disent et font, ce qu’ils disent qu’ils font, etc., dans une sorte de bourdonnement qui doit moins au souffle de la turbine méta, ou au bruit et à la fureur d’un monde chaotique, qu’à cette sorte d’accordage des paroles en cours. Si l’actualité du monde est l’actualité du texte, « ne cesse[r] de dire » comment ça se fait revient à dire comment ça fait. On peut ainsi compléter le tableau des « questions changées », qui met en avant des différences d’aspect (accompli/inaccompli, procédural/processuel) :
Anciennes questions Questions changées
Nature Qu’est-ce que c’est ?
Provenance « D’où vient qu’il y ait ça plutôt que rien ? »
Fonctionnement Comment c’est fait ? Comment ça (se) fait ?
Effet Qu’est-ce que ça fait au texte / à la langue ?
(« effet de réel »)
Qu’est-ce que ça fait au monde ?
(« effet social »)
Destination À quoi ça sert ?
À quel besoin ça correspond ?
(questions de l’utilité)
« Qu’est-ce qu’on peut en faire ? »
(« question de la valeur d’usage »)
Tableau quintanien des questions « changées »
On le voit mieux maintenant : au-delà des questions piégées de l’efficacité et l’utilité poétiques, c’est toute la lourde question du « faire » littéraire qui, dans le passage du légal au pratique, du factuel à l’actuel, se renouvelle. Mais Quintane n’a pas le goût des « gros bouts ». La dernière question, platement instrumentale, est symptomatique, non seulement de ce passage, mais de la nécessité de poser des « question[s] plus petite[s] ». Intéressons-nous-y pour finir. En 2017, invitée par le séminaire « Conséquences » à donner une conférence aux Beaux-Arts de Paris, Quintane note le retour d’une « version plus pragmatique (voire pragmatiste) » de l’intérêt pour la littérature, qui substitue à la question « Comment c’est fait ? », celle de la « valeur d’usage de la littérature » : « Qu’est-ce qu’on peut en faire ? ». On retrouve ce couple dans Ultra-Proust (2018) : la première, « question structurale » du « poéticien » qui, dans les années 1970, n’était « pas séparable de la question sociale et politique », est aujourd’hui devenue « pure mécanique » (c’est, dans notre tableau supra, celle du fonctionnement interne). « Le poéticien est arrimé à une époque historique donnée. Quand elle passe, il faut changer de question. » La nouvelle question est une variante de celle de la « valeur d’usage », qui a intégré à la fois le généralisme littéraire et l’impossibilité du grand style militant : Et toi, qu’est-ce que tu en fais, de la littérature, de toutes les littératures, de Proust comme de Marx ? Comment tu vas faire pour écrire et pour vivre sans pour cela le faire en style révolutionnaire ? L’actualité – donc l’efficacité politique – de la question « comment c’est fait ? » s’est périmée. Elle a laissé place à une version qui, bien que dite « pragmatiste », constitue un blasphème pour le pragmatisme orthodoxe (dont les questions seraient plutôt : « qu’est-ce que ça fait ? comment ça agit ? »). Tentons de saisir les implications de ce dernier « changement ». Par rapport à « comment c’est fait ? », « qu’est-ce qu’on peut en faire ? »
  • est une question d’usager·e, d’utilisateur·ice, de lecteur·rice (focale inversée par rapport à la traditionnelle question de l’engagement : que faire ?) ;
  • modifie le sens de faire, traditionnellement aimanté, en poésie, par l’étymon poiein (qui désigne, notamment dans son opposition à prassein chez Aristote, l’action de fabriquer, d’ajouter quelque chose au monde) ;
  • transforme en auxiliaire le verbe pouvoir, qui dans la version intransitive de Prigent (« que peut la poésie ? ») servait à poser la question d’une puissance propre de la poésie.
La question « qu’est-ce qu’on peut en faire ? » est provocatrice ; elle s’apparente au modèle de question « Que faire de… ? », que Quintane, pour Que faire des classes moyennes ?, emprunte à Locke à propos des pauvres. Question de gouvernement, question de gestionnaire. Question symptomatique d’un « embarras de puissance » : il est acquis qu’on « peut » en faire quelque chose, mais quoi ? Ce qui revient à : on peut en disposer, mais comment ?
Résultats d’auto-complétion de Google pour les requêtes Google « que faire d’ / de / de n / de s… »
Si l’on se fie au service d’autocomplétion de Google, « Que faire de… » est un modèle de question qui concerne :
  • ce qui est hors d’usage (vieux livres, vieilles radios, vieux tout court, chat mort), ou ce à quoi on ne trouve plus sens/destination (ma vie, mon temps libre, mes olives) ;
  • ce dont on dispose en abondance, voire en excès (déchets, argent) ;
(Les deux catégories sont perméables : on n’a plus besoin de ses déchets, on a trop de livres, on dispose d’assez de chat mort pour ses nécessités actuelles).
Il n’est pas innocent que cette question prenne pour exemples Proust et Marx, deux valeurs sujettes à inflation dans les échanges littéraires comme politiques. Deux références jouées, cités, mobilisées (parfois sans avoir été lues – mais qui pourrait le savoir sans « casser l’ambiance » ?) pour l’effet qu’elles font à un interlocuteur. Tendanciellement, donc : deux valeurs d’échanges sans valeur d’usage. Chez Quintane, la question « que faire de » est « volontariste » et reste sans réponse, parce qu’elle aura joué un rôle transitoire, transitionnel ; elle aura d’abord évacué la grosse question du « faire » en liquidant le vieux poiein au profit de l’auxiliaire praxique ou pratique ; elle aura constitué le prétexte qui mène des anciennes questions aux nouvelles : la fin de Que faire des classes moyennes ? constate l’attraction puissante des vieilles questions : Pensant à la question qui donne un titre à ce texte, je me suis aperçue que j’étais en train de répondre à Que deviennent les classes moyennes ? La question « que faire de », en tant qu’elle ne permet pas totalement de se désarrimer de la question « qu’est-ce que c’est / qu’est-ce que ça devient », constitue un énième sauvetage des anciennes questions et des anciens régimes ; elle s’intègre au « système de compensation qui permet […] que tout change pour que rien ne change ». La question qu’offusquent celles de la provenance ou de la nature, c’est celle du changement d’atmosphère. Mais celle-ci n’était posable qu’à partir de « que faire de », parce que la question de l’usage ou de la destination rompait, jusque dans sa dimension « gestionnaire », le huis-clos des questions procédurales, identificatoires, balistiques-statistiques. C’était un peu long, mais je me demande si je ne tiens pas enfin quelque chose : changer d’atmosphère. La question n’est pas : Que faire des classes moyennes ? mais : Comment changer d’atmosphère ? Seulement, pour parvenir à la question : Comment changer d’atmosphère ? il aura fallu passer par la question : Que faire des classes moyennes ? Poser, devant la littérature, la question « qu’est-ce qu’on peut en faire ? », ce serait donc, d’une part, poser qu’il y en a trop par rapport à l’usage qu’on en a, et d’autre part, entamer la transition vers des questions plus « atmosphériques », c’est-à-dire moins profondes – si « profond » est ce qui caractérise le régime métaphysique de la question – et plus immédiatement vitales.
Dans 2001, l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), une scène montre un singe trouvant pour la première fois une destination à un élément de carcasse ; son usage le mènera de la première chasse armée au premier meurtre.
Mais qu’est-ce qu’on peut en faire ? n’est pas simplement un en-attendant-mieux ; la question vaut pour elle-même. C’est celle qui se pose devant l’objet trouvé, l’objet incongru, qui n’est pas hors d’usage mais simplement non encore assigné à un usage précis. La réponse décide de cet objet comme outil ou comme arme. Les deux conviennent pour « changer d’atmosphère », comme pour « casser l’ambiance » – à condition, bien sûr, de « réévaluer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse ».

Trans. : « Au nom d’un nom qui manque »

Il nous faut la [poésie] afin de retrouver l’apaisement qui nous manque dans ce climat de crise qui caractérise l’époque actuelle. Notre époque est une époque de bouleversements, et la [poésie] nous équilibre en nous apportant la paix. Car la paix est nécessaire pour équilibrer notre énergie déployée à résoudre les problèmes que nous pose cette époque de crise. Et dans cette époque, où l’homme bouleverse tout, il est indispensable que nous retrouvions, dans la [poésie], les éléments nécessaires à la récupération de notre énergie ; l’énergie calme et sereine de la [poésie] nous aide ainsi à retrouver la sérénité qui nous manque dans l’époque que nous traversons. Car, il est vrai que la [poésie] nous apaise. Un usage concret, ordinaire et offensif des mots. Poétique des spécialités : bilanLe thème de l’invariant anthropologique, en philosophie comme en poésie, atteste et perpétue une division platonicienne du champ des « parlants » qui distingue deux modes spécifiques de constitution des discours. C’est cette division qu’on a appelée poétique des spécialités. En poésie, la poétique des spécialités renouvelle les anciennes licences, à commencer par celle qui consiste à jouir d’une autonomie cantonnée ; en philosophie, elle tend à une légifération du discours où règne ce qu’on a appelé l’accomptabilité des paroles. C’est au nom de celle-ci que Platon prononce l’exclusion de la poésie : les poètes ne sachant « rendre compte » de ce qu’ils disent, ils sont incapables de cette vérité séculière que constitue l’« opinion juste », impuissants à donner un contenu clair à leurs mots, inaptes à produire un savoir utile, c’est-à-dire profitable à la cité. Le croisement de ces trois critères avec notre corpus a bien révélé une ligne de fracture avec la légalité philosophique du discours. Mais celle-ci ne mène, chez Quintane et Tarkos,
  • ni à un retournement des termes platoniciens de l’exclusion (la poésie serait vérité révélante, obscurité ou opacité mieux fidèles à la complexité du réel ou au tumulte de l’expérience, « supérieure » in/utilité),
  • ni à une absence de normes discursives qui ferait de la poésie un discours « libéré », affranchi de toute exigence véhiculaire.
Ici encore, Quintane et Tarkos sont relativistes, pas sceptiques : les critères sont maintenus, mais ils n’ont plus le caractère de sanction que leur donne l’ordre platonicien.
À la légalité philosophique du discours s’oppose chez eux une pragmatique des discours, qui fait la condition poétique et épistémologique commune.
  • Devant la vérité, tout discours est a priori illégitime. Il constitue sa propre mesure en se faisant (on retrouve une dimension de la polysémie de logos : « ratio et oratio »), et ne saurait être évalué depuis un critère légal de correspondance aux états de choses.
  • En matière de clarté, ce qui est dit (pu-dire) étant la seule actualité de ce qui est voulu-dire, tout discours est nécessairement clair ; pas au sens d’une transparence aux intentions mais d’une clarté opératoire (tout discours fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait). Tout le monde est susceptible de « parler pour découvrir » ce qu’il pense (Antin), et aucune loi ne permet a priori d’évaluer le degré de fidélité à « la pensée ». Dans ce modèle, la poésie ne s’oppose ni à la technicité philosophique ni au « langage ordinaire », mais aux discours qui ont une intention constituée, c’est-à-dire un « sens », une « émotion », un « état d’esprit […] particuliers » à « partager ».
  • À la lumière des textes de notre corpus, la question de l’utilité a paru spécialement mal posée. Rien n’étant utile par nature, la véritable question, pour sortir du schéma licencieux du « tout entier le contraire » (Quintane lisant Bataille), est celle de la destination ou de l’usage, que l’économie sophistique du discours nous a permis de mieux concevoir, notamment dans l’opposition de la notion de khrêsis à la vertu platonicienne de l’ôphelia.
« Logologie généralisée » : une formule de la condition séculière ?Une expression de Novalis, reprise et développée par Barbara Cassin dans son étude de la discursivité sophistique, a semblé pouvoir résumer les traits de cette condition poétique et épistémologique émancipée du formulaire platonicien : « logologie généralisée ». L’équation est simple ; elle dit, en des termes neufs, la contradiction du Législateur : tout discours étant performance, aucun discours ne saurait régler l’ordre du discours. Les philosophes eux-mêmes font des « super-poèmes » (Tarkos) ; ils trahissent immédiatement la norme qu’ils instituent. Aristote rétorquera, pour la philosophie : qu’un sophiste me dise « bonjour », il trahira déjà une intention de dire, une « décision de sens ». Il y a effectivement quelque chose d’arbitraire et de propitiatoire – et peut-être un fond d’idéalisme –, dans l’affirmation d’une « logologie généralisée », d’une condition unique devant la parole, d’une radicale « autonomie » des discours. Quelle différence, après tout, avec ce qu’on a relevé comme une rémanence du schème archaïque : la poésie-comme-ordinaire n’est-elle pas tout simplement « un discours qui ne s’autorise que de lui-même » (Badiou, mais aussi Cassin, citant Lacan) ? On reprend volontiers la phrase de Lacan, à condition d’y apporter deux précisions.
  • D’abord, « s’autoriser de… » ne signifie pas « être autorisé par… » mais « s’appuyer de… », « se soutenir de… », idée dont tient lieu le suffixe grec -phore repris par Tarkos dans le « Manifeste chou » : les « lois des phores » ne règnent plus, ne règlent plus ; tout discours n’en reste pas moins audible à la seule mesure du boucan dans ce qu’on a pu appeler le casino des discours.
  • Ensuite, Lacan lui-même complète son propos polémique : « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même… et de quelques autres ». Ces « quelques autres » sont, a priori, indéterminés, illégitimes, il-légaux.
Autrement dit, dans « logologie généralisée », il faut prêter attention à ce général : on est tout seul, mais on est pas seul à être tout seul.
Agamben, dans Le feu et le récit, fait une description endeuillée de cette fin des garanties transcendantes sur les discours (qu’il s’agisse des « Muses », de « Dieu » ou, version tarkossienne, de la « vérité du monde ») qui touche poètes et philosophes, ces deux héritiers du savoir inspiré : qui, parmi eux, « finirait par trouver le courage de parler, sait qu’il parlerait […] au nom d’un nom qui manque ». Le deuil d’Agamben n’est pas sans rappeler la sourdine « apophatique » d’un Gleize lorsqu’il écrit que « ce qui se passe est sans nom ». Quintane, peu adepte des « grosses questions », fournit de la nouvelle situation une version plus légère : « Il n’y a pas de “licence” poétique possible dès lors qu’il n’y a plus de prétention poétique : le poète est public, et comme tout public il est empêché et sa langue est embarrassée. » La poésie comme invariant anthropologiqueEn poésie, le thème idéaliste de « l’invariant anthropologique » réconcilie des traditions que presque tout oppose, notamment celles, identifiées dans notre première partie, de la célébration et de la récusation de la poésie. Qu’il existe un «  besoin » ou un « désir » de poésie établit par exemple le contact entre des poétiques aussi différentes que celles de Gleize et de Bonnefoy. Cet assentiment commun tient pour nous de la « fiction théorique », celle d’un supposé « fait poétique » (« la poésie est là pour… », « la fonction de la poésie est de… ») qui autorise à reconstituer un clergé à peu près convaincu de la qualité supérieure de son expérience du monde. Sur cette pente, rien n’empêche d’opposer « l’intellect ordinaire » ou « l’existence ordinaire » à un mode ontologique propre : « la poésie » est le nom de « l’aventure » que constitue, non pas l’œuvre, mais la vie du héros immémorial nommé « le poète ». Retrempé à la « source grecque », le thème de l’invariant anthropologique permet de rejouer le « vieux combat » avec des blocs de marbre : le « Poème » versus le « Mathème », ce dernier terme amassant sous lui une foule de termes qui menacent de « nous submerger » : « concept », « raison », « discours », « abstraction », « représentation », « figure » – et finalement « savoir » (car « le sursaut de la vie, ça n’est pas du savoir »). Le « fait poétique » est seul intime du « fait de l’existence » « véritable » ou du « fait de l’Être » ; c’est ce qui, en nous, lâche le savoir pour se faire « témoin émerveillé [de la] réalité ». Au plan de la question-qui, l’idéalisme de l’invariant anthropologique ne consiste donc pas seulement à faire de « la poésie » un mode épistémologique et discursif spécifique (« elle est là pour… »), mais à faire de « le poète » une singularité ontologique (il est « celui qui… »). En s’intéressant maintenant de plus près au programme de sécularisation, on considérera ce que ces discours sur « le poète » disent, non pas des prérogatives de ce personnage légendaire, mais des caractéristiques supposées de l’expérience qui font cette « forme de vie ».

2.3. La condition séculière

Introduction : Nostalgie du sacré

Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. J’estime de l’essence de la Poésie qu’elle soit, selon les diverses natures des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie : ce qui l’assimile à Dieu même. La notion de sécularisationLa sécularisation est une Sache moderne, litige et enjeu, objet de conceptions concurrentes depuis la fin du 19e dans sa version moderne. Le terme se compose du mot « siècle », au sens que l’eschatologie chrétienne donne aux temps et lieu historiques, et d’un suffixe processuel ; il appartient d’abord au registre d’une modernité qui conçoit l’histoire progressive, linéaire, sans retour. Si cette conception est héritée du schème eschatologique, ou si elle en constitue un affranchissement, n’est pas la moindre des controverses en la matière. Plus largement, la notion, parce qu’elle fait partie du kit discursif de la « grande synthèse », joue comme révélateur axiologique de la Modernité ; elle est tantôt connotée dans les termes du reflux, du désenchantement, du sommeil, tantôt dans ceux de la conquête, de la déprise, de l’éveil. Les transformations longues auxquelles on l’associe ne semblent pouvoir se dire que sur le mode moyen du réflexif sans agent réel : les objets de la pensée se désacralisent (rejet de leur assignation canonique et hiérarchique notamment), les pratiques se détachent du socle des institutions religieuses (institutions morales comprises : ainsi du témoignage ou de l’autobiographie, distinctes de l’aveu et de la confession), les arts s’autonomisent, inaugurant un « âge critique » caractérisé par une conscience historique exacerbée (la systématisation du phénomène de démarcation générationnelle sera interprétée comme une crise de la transmission en régime esthétique ; l’émergence de la valeur individuelle d’originalité comme une réponse à la crise de la légitimité sociale de l’artiste). La « grosse question » de la sécularisation entraîne dans le schématique. Acceptons d’y jouer un instant. Divisons la sécularisation en trois plans, relatifs aux trois dimensions de l’ancien magistère (clérical, doctrinal, spirituel) ; disposons en regard trois postures correspondant à autant de réclamations des poètes sur le gâteau séculier de la transcendance :
clérical La sécularisation est le transfert graduel de prérogatives du domaine religieux au domaine laïque, fondant un régime de sens plus instable, une autorité moins légitime et un récit des origines moins cohérent avec l’ordre immuable qui continue de les régir – les anciennes fonctions essentielles demeurant, mais disséminées. La poésie participe de cette expropriation du théologique ; elle assume sa mission spécifique dans l’ordre intact des « désirs », « besoins », « aspirations » anthropologiques. Elle conquiert une autonomie endeuillée, rêvant un état infra-historique (« primitif », « naïf ») où le langage n’était pas distance réflexive ou « privation » « conceptuelle », mais véhicule immédiat de l’expérience ou expression spontanée d’un savoir total.
doctrinal La sécularisation est dépossession, relégation ou assignation de « l’élément transcendant », et recherche de lois universelles de légitimité, de subsistance et de reproduction qui ne défèrent pas à la raison théologique (causes, fondements, fins). La poésie revendique son privilège archaïque d’une ligne directe avec la transcendance, tout en substituant au « nom » du transcendant des vocables laïques « aux noms desquels » parler – ce que nous avons appelé après Quintane des alogons (« l’Être », « la Présence », « le Réel »), chargés de manifester ce dont le discours séculier ne laisse pas rendre compte.
spirituel La sécularisation correspond à un « oubli de la transcendance » à l’origine d’un « désenchantement du monde » : dépréciation des cultes quotidiens au profit d’un matérialisme global, occultation des grands problèmes (le Mal, la finitude, le sens de la nature) au profit d’un humanisme abstrait, perte de compacité communautaire au profit de l’individu-roi, condamnation de valeurs morales incomprises au profit d’éthiques relativistes et de petites spiritualités ad hoc. La poésie peut « réenchanter le monde » en prenant le relais de questionnements dont la religion, sous sa forme dégradée, n’a pas suspendu l’angoisse. Elle substitue à la clôture du monde révélé une autre forme d’orbe, la « belle totalité poétique du monde », c’est-à-dire un ordre immanent ayant la sphéricité et la complétude du Créé. Là s’invente une série de rapports laïques (à la nature, à la vie bonne, à la sensation, à la conviction intuitive, etc.). Cette « belle totalité » demeure marquée par l’idée d’une ancienne unité (« mythique », « grecque », « primitive », etc.) de la poésie et du sacré.
Tableau des prérogatives religieuses héritées
En allemand, la notion latine de Säkularisation est concurrencée par celle de Verweltlichung qui indique le passage d’un état à un autre (c’est le sens du préfixe ver-), ici d’un état religieux à un état « mondain » (c’est le sens de weltlich), et l’avènement d’une « conscience historique » (Hegel, Nietzsche, Löwith). L’emploi de Marx et Engels dans le domaine de la philosophie fait davantage écho à nos propres questions concernant la poésie : le jeune Marx considère que la philosophie est suffisamment verweltlicht pour rendre absurde toute prétention, héritée de la parole cléricale, à dispenser une vérité impérieuse (« Hier ist die Wahrheit ! Hier knie nieder ! »). La philosophie « s’est sécularisée [verweltlicht] » et « se trouve entraînée dans le tourment de la lutte [Qual des Kampfes], non seulement extérieurement mais aussi intérieurement ». Elle prend part à l’« agonistique générale » (Lyotard), joue sa parole dans le casino des discours et des pratiques qui, dans une perspective anti-idéaliste, sont la matière vivante du monde. Le temps de l’eschatologie « n’est pas [son] affaire » : l’objet de sa lutte est le « temps présent », la « critique impitoyable de tout l’ordre établi ». Mais L’idéologie allemande et les Thèses sur Feuerbach suggèrent, quelques années plus tard, que le processus n’est pas achevé : une sécularisation complète correspondrait à une « sortie de la philosophie » comme bastion disciplinaire. La pratique philosophique cesserait d’avoir « un milieu où elle existe de façon autonome ». Il y aurait donc deux âges pratiques de la sécularisation, correspondant à deux mouvements :
  1. L’émancipation vis-à-vis du domaine religieux : autonomie, spécialisation, professionnalisation des anciennes « fonctions » de l’ordre sacré, autrefois liées entre elles et tenues dans l’orbe du monde révélé. Ce mouvement inaugure l’ère des rationalités plurielles, ou chaque discipline constitue un rapport au monde, une intelligence spécifique. Mais une telle sécularité bientôt reproduit les sécurités discursives et les clergés qui vont avec – la division du travail et l’inégalité des intelligences, par exemple, se trouvent rejustifiées selon un type d’argument voisin de ceux mobilisés par la raison théologique (déterminisme de la génétique dans son usage vulgaire, ingénierie sociale au service d’une répartition prométhéenne en « types d’hommes »).
  2. Au-delà, il y aurait une sécularisation à « poursuivre » dialectiquement, dans le travail d’une déprise du transcendant en reste dans le cantonnement disciplinaire. Les deux pratiques issues du modèle sapientiel antique – la philosophie et la poésie – seraient concernées au premier chef par ce mouvement : leur exception sacrée s’étant muée en spécialité laïque, conservant dans la conversion une partie des anciennes prérogatives, il s’agirait de quitter l’une et l’autre comme « milieux » autonomes, de les retrouver comme discours derrière le mythème défraîchi de la parole instituée/instituante, inspirée/inspirante, et de les tenir pour tels dans le « Qual des Kampfes ».
« Continuer à y croire, c-à-d à en faire »C’est cette seconde forme de sécularisation que nous entendons dans la phrase de Quintane selon laquelle « poursuivre la sécularisation de la poésie […] est le seul moyen de pouvoir continuer à y croire, c’est-à-dire à en faire ». On se souvient du principe méthodologique de Quintane selon lequel que ça ait déjà été fait ne signifie pas que ça ait été fait une « bonne fois pour toutes ». Ce principe empêche de considérer a priori le programme de « poursuite » de la sécularisation selon le modèle linéaire d’une progression irrésistible. « Sécularisation » est un hapax dans l’œuvre de Quintane. Il ne s’agit pas en apparence d’un thème obsédant ou d’un motif innervant, comme ceux de la « dé-spécialisation » et de la « dé-professionnalisation ». Mais si l’expression nous retient au-delà de cette mention unique, c’est qu’elle semble faire signe à la critique d’une religiosité poétique qui nous a beaucoup occupé en première partie – critique dont le terme central est surtout donné par l’objet de sa critique : le « sacré ». La critique du « sacré laïque » s’attaquait à une mythologie de l’écriture (sa cérémonie ayant pour conditions le temps et le lieu mal sécularisés de « l’espace privé ») ; la nécessité de séculariser, elle, est dirigée pour la poésie comme foi et pratique, mais contre la poésie comme institution. Ce qui est visé, c’est moins la sacralité de la poésie que les fondements institutionnels de la poésie demeurée poésie, « lieu sûr » du discours à l’écart du « tourment de la lutte ». « Y croire, c’est-à-dire en faire ». Dans la formule quintanienne de la sécularisation, la croyance en la poésie ne se sauve pas sous la tutelle d’un ordre maintenu, mais sous la condition d’une pratique poursuivie. « C’est-à-dire » y énonce sinon l’équivalence, au moins l’implication, l’intrigue commune du croire et du faire, dans une déclaration de foi elle-même séculière (non dogmatique) et pragmatique (non normative). Quintane réaffirme par là un principe important pour le passage des questions épistémologiques aux questions éthiques : la primauté de l’usage sur la nature instituée. Pour « y croire », il faut « en faire ». Or, si « poésie » est une valeur instituée, transcendante, une valeur héraldique et sacrée, alors on ne peut pas « en faire » ; on ne peut que s’y adonner, s’y conformer, s’y adresser, comme on s’adonne, se conforme ou s’adresse au divin. La poésie mal sécularisée vit de « l’énergie fantômale des grands théologèmes défunts » : en un sens, elle veut continuer à s’y croire sans avoir à s’en faire. Depuis les Romantiques d’Iéna – ces contemporains du tiraillement hégélien entre sécularisation et refondation de la théologie –, on a fait d’elle un anti-siècle, une « valeur somptuaire » du langage à l’écart des « usages pratiques », opposée au mondain dépensier des usages (consommation), des discours (bavardage), du tout-venant de l’expérience. On l’a ainsi targuée par nature, cette nature intangible qu’il faut protéger de mille mésusages – jusqu’à ce que le discours se fasse clairement apologétique, théologique dans ses principes et dans ses fins : « Je vais donc essayer de montrer comme l’usage traite la Poésie, et comme il en fait ce qu’elle n’est pas, aux dépens de ce qu’elle est. » (Valéry) « État », « expérience » poétiquesMais quand les mots deviennent « suspects d’insincérité » et que la poésie elle-même est falsifiable, l’ultime report de la licence, le refuge du « spécialement poétique » – et Valéry en est le témoin et le théoricien – c’est le poétique comme « émotion » et « expérience » supérieures, « état émotif » à la fois « particulier » et « essentiel » – « état » d’exception. Pour tout un idéalisme nouveau, persuadé de ce que Benjamin, dans un diagnostic contemporain de la Défense valéryenne, avait nommé la chute du cours de l’expérience, cet « autre sens » du poétique, infra-langagier et libéré de toute définition formelle de la poésie, vient jouer comme valeur étalon de l’expérience authentique, devise de ses intensités. La poésie reformule ses prérogatives, dans un emprunt évident à l’alogon mystique : elle est susceptible d’établir entre toutes les choses une « relation indéfinissable mais merveilleusement juste ». Le 20e siècle, avec Valéry, inaugure une série de réflexions qu’on peut regrouper, jouant d’un titre kantien, sous le nom d’anthropologie d’un point de vue poétique, et qui consiste dans une « naturalisation de l’expérience poétique », la poésie étant envisagée comme un « état existentiel fondamental » atteignable « par d’autres moyens que la poésie » du littérateur. Cet « état » est susceptible de troubler les assurances du savoir séculier ; « à la fois réceptif et productif » (Valéry), il est manifeste d’une porosité diathétique (entre effectuation et affectation) et épistémologique (entre projection spéculative et intuition affective), analogue en cela à l’état « mystique », « puéril » ou « primitif », susceptible, sinon d’abolir la coupure épistémologique entre l’objet et le sujet, d’établir « un rapport de participation du sujet à l’objet » (Bataille). Deuil de la totalité, nostalgie du naïfMais la poésie mal sécularisée est tout de même partiellement sécularisée : son sentiment du sacré est seulement rêveur d’une authentique expérience du sacré ; de la «  belle totalité » elle porte le deuil : il « en a perdu l’idée mais en conserve le désir ». Avant, avant… est cette berceuse qui ne réfère pas toujours à un temps antérieur sur la frise, et le plus souvent à un lieu et un temps absolument autres ; c’est une sourdine rappelant la « plénitude originelle » désormais « impossible », l’authentique « présence » au monde, l’« unité première » de « l’Être » et du langage. Car la condition séculière, pour cette mélancolie prélapsaire, est celle d’une grâce fragmentée. Le vestige le plus évident du sacré dans l’attestation de l’expérience poétique, c’est le motif épiphanique de l’éclat, de l’instant, du rien qui contient le tout, ce dont témoignent les figures-échangeurs communs à une certaine mystique, aux Romantiques et plus généralement à l’idéalisme en poésie : la synecdoque, le chiasme, l’oxymore. Deuil de la totalité, mais aussi nostalgie du « naïf », de l’expérience qui ne se saisit pas elle-même. Schiller disait « sentimentale » cette maturité douloureuse de l’expérience poétique. Elle correspondait à une thèse épistémologique forte : l’impossibilité de sortir du « tourment » réflexif de la participation au monde pour retrouver une plus essentielle participation du monde. Le poète a « conscience de ses procédés » ; il se voit voyant, se sait sachant, se sent savoir, se sait sentant. Faire de la poésie, c’est irrémédiablement savoir qu’on en fait. « Poétique » est un adjectif errant, une valeur seconde, l’exposant d’un x, d’une inquiétude première. Balises romantiques de la ModernitéParce que la condition qu’il formule – fragmentation de l’expérience et impossible naïveté – lui survit comme souci, le Romantisme allemand est une patte d’oie de la Modernité, suscitant deux positions face aux défis de l’état séculier : un certain endeuillement, dont nous avons rapidement décrit quelques motifs, mais aussi une forme d’inquiétude allègre, un encouragement à faire avec la profusion anarchique des discours, à travailler à même l’incomplétude, dans le « mélange » des genres et des registres. C’est la voie, théorisée par les Situationnistes, de qui se pose, plutôt que la question de sa nature, la question d’un « usage » de la poésie, qui n’existe, à l’âge « sentimental » des discours et des corpus touffus, que d’être détournée et « remise en jeu ». C’est aussi la voie des Poésies de Ducasse, entreprise de décantonnement de la poésie et « effort essentiel de retournement » (Roche), qui ouvre à une pensée dispositale de la poésie à même de la « débarrasser […] des exposants moraux, affectifs, sentimentaux, philosophiques qui l’accablent » et de guérir de la « nostalgie de l’espèce de transcendance immédiate qu’on attribue avec […] empressement à la création poétique ». C’est explicitement la voie empruntée par Quintane et, nous en ferons l’hypothèse dans la partie qui vient, par Tarkos également. En contestant la valorisation abstraite du « poétique » et plus largement le canon moderne des vertus (authenticité, originalité, voire sincérité), en renégociant les termes du mode de donation de l’« expérience poétique » commun au classicisme platonicien, à une certaine mystique et à l’idéalisme (possession, inspiration, habitation), en s’opposant au régime ontologique de la dicibilité de « l’expérience qu’on a », et en travaillant dispositalement les corpus « mondains » pour dire l’« expérience qu’on fait », Quintane et Tarkos « poursuiv[ent] la sécularisation de la poésie ». Ils se risquent et la risquent « dans le tourment de la lutte ». Ils maintiennent, après Marx pour la philosophie, l’exigence d’un mouvement d’une herméneutique inspirée vers une « pensée critique ».

2.3.1. Supérieurement, authentiquement

J’ai besoin du magma poétique, mais c’est pour m’en débarrasser. Ce qu’on attend d’un poète, c’est qu’il puisse supérieurement saisir sa propre pensée et nous la rendre, sur le papier ou à l’oral. Et si, ce faisant, il en vient et nous en venons à constater que cette pensée n’est pas supérieure, et même un peu ordinaire, alors, qu’il exhibe au moins des choses bizarres et contournées.

2.3.1.1. Le poétique, valeur sublime

Grandeur, ineffable, lenteur, solennité, oraculation, beauté. Ces poètes s’emploient à redéfinir le fait que le poète est un personnage supérieur qui parle nettement au-dessus des frondaisons, là où souffle un vent sans accrocs. Ils sont tous sortis de la cuisse de Perse. Ce qui est un tout petit peu au-dessus de la cheville ; ou ils ne cessent de jouer au Grand Tout de l’Univers. Ce qui est évidemment trop pour une cheville ou une cuisse. Il était juste que le Prix Nobel de la Paix [sic] couronnât Saint-John Perse qui, dans un monde en désespérance, a su inventer un lyrisme nouveau pour chanter la grande geste des hommes. C’est en 1979, à l’occasion de l’inauguration d’une plaque commémorative, que le Maire de Paris, Jacques Chirac, commit ce lapsus. Le Prix Nobel de la Paix, médaille d’or du « monde en désespérance », venait couronner le poète, dans un discours empreint de cette « mimesis tonale » chère aux panégyristes (subjonctif imparfait, épicisation). Quelque vingt-cinq ans et quatre élections présidentielles plus tard, le plus lyrique de ses ministres, alors aux Affaires Étrangères, faisait référence au même poète, évoquant une « parole secourable » « convoqu[é]e au rendez-vous de l’Histoire ». Ces propos ne sont que deux exemples arrachés au corpus des discours politiques où la poésie surgit, porteuse d’une sorte d’eschatologie séculière : Paix Universelle et secours constituent le nouveau lexique de ce qui sauve – mais moins de l’Apocalypse que du présent fastidieux d’un « monde en désespérance ». Le schéma sotériologique des « Couillons », tel que le décrivait Quintane en recourant à la formule je sais bien mais quand même, s’y retrouve comme programme : il s’agit moins désormais de se sauver que de sauver ce qui sauve. Sauver ce qui sauve, c’est mettre des « valeurs » en exergue du siècle et de ses affres ; ainsi placées, ces valeurs ont le caractère bifide des tutelles : elles sont mises à l’abri et elles-mêmes obombrantes, assurées et assurantes, institutrices de consensus.
Le festival « Voix vives » de Sète a pour slogan : « La poésie chemin de paix ».
La poésie a dans ce canon une place de choix ; l’ancien objet pour targes est devenu, à l’âge bourgeois de son appropriation, un objet de luxe, un bonbon rare « produit et consommé avec […] une sorte de gourmandise sacrée » (Barthes). La « plaquette » de poésie, l’espace aéré de sa page, son « beau papier » moqué par R.R. puis Quintane, indiquent la délicatesse du contenu qu’ils indexent, manifestent un fétichisme qui contribue à faire de la littérature, selon le mot de Sartre, une « activité de remplacement », au secours d'un roman national en panne.
Se targuer de poésie, c’est donner les gages de culture et de sensibilité qui présidentialisent ; c’est se montrer à la hauteur. Si, en France, ce chérissement public de la poésie par les politiques ne semble pas grotesque, c’est que la conception lettrée de la poésie accrédite l’idée d’une communauté pré-séculière des prophètes et poètes, hommes d’élections, de futurs simples et de missions grandioses – hommes du service à la Cité (dans ce type d’intrigue, « je suis un poète français » tangente effectivement « je suis un soldat de la France »). Et si Perse est un favori des serviteurs de l’État, c’est autant parce qu’il fut lui aussi en service, et qu’il incarne une version héroïque de ce « type d’hommes » (requis par une Histoire forcément tragique, entraîné « malgré lui » dans la tempête des « événements »), que parce qu’il perpétue l’idée d’un style et d’un destin propres de la Nation (ce propre qui, chez les Français au moins, n’est jamais très loin d’un sentiment de supériorité). C’est aussi parce qu’il opère, dans l’exercice de ses missions, une « habile synthèse entre la compétence moderne du technicien et l’antique majesté du poète ». C’est encore parce qu’il modère les excès de « la poésie moderne qu’un mouvement de révolte et de désir porte, trop volontiers peut-être, vers un avenir libéré ». Perse, « au contraire », « célèbre la montée de l’humanité vers une destinée plus haute », celle, probablement, de la voix de la France à l’International. La poésie comme valeur somptuairePerse est pour Quintane le modèle de cette Versachlichung qui consacre la poésie poésie, fait de poésie le critère de reconnaissance et de validation de poésie, identifie poésie sur la foi de la poésie. Son « poétique » tient du format (en ce qu’il est largement une conformation à poésie-Idée), et ne diffère pas significativement du format marchand de la pop music : Tout ne se vaut pas, d’ailleurs : Britney Spears n’est pas une chanteuse sensationnelle ; Perse n’est pas un poète formidable. Les critères qui me font dire cela ne diffèrent pas tant de l’un à l’autre. Par exemple : Britney est une chanteuse tout ce qu’il y a de plus chanteuse, dans le goût de ce qui se chante ; Perse est un poète tout ce qu’il y a de plus poète, dans le goût poétique. Chacun fait son métier – et c’est un peu ça le problème, en tout cas pour moi : peut-être aurait-il été plus bouleversant, esthétiquement, que John chantât Britney, et que Britney écrivît plus persiennement, qu’elle acclimatât Perse au style populaire de pop – enfin bon : qu’on ne se contente pas de ce qu’on sait déjà qu’on va avoir.
La volupté de confirmation. Photogrammes du film Kung-fu master (ou : Le petit amour) d’Agnès Varda (1988)
S’ils ne se valent pas absolument, le poème de Perse et la chanson de Spears, objets culturels, s’équivalent en prévisibilité, et leur consommation est une fête d’attentes rassasiées : c’en est, c’en est bien. Pas de surprise, juste cette « langueur agréable de la nouveauté, cette torpeur qui ne dure que quelques secondes, à l’amorce de Baby, can’t you see, I’m calling a guy like you, Should wear a warning, It’s dangerous (etc.) et de Mais de mon frère le poète, on a eu des nouvelles. Il a écrit encore une chose très douce (etc.). » « Chacun fait son métier – et c’est un peu ça le problème » : la poésie est une spécialité ; elle aussi a sa part (d’audience, de marché), même minime. Elle a surtout encore un public, qui la lit moins qu’il ne la reconnaît, qui l’achète moins qu’il ne la cite. On se targue de poésie ; on estime que parler « poésie » nous couronnera poète, comme les politiques, en parlant « valeurs », espèrent se rendre valeureux. Car « poésie » ne vaut pas pour soi-même : si s’y montrer sensible est un argument dans le discours, c’est moins parce qu’il s’agirait de se réclamer de ses « valeurs » que pour ce que cette sensibilité manifeste d’une capacité à apprécier supérieurement, comme on chérit un objet de luxe. En régime ordinaire marchand, la reconnaissance est automatique, elle tient du réflexe conditionné ; en régime somptuaire, une distinction s’opère dans le fait de savoir reconnaître, de savoir apprécier. Et dans un monde « en plein tournant mécénal » où l’art est devenu un « diffuseur d’aura », l’œuvre d’art tend au produit de luxe, le produit de luxe à l’œuvre d’art. Tous deux se portent, s’affichent. Mais la poésie ne blanchit par l’argent des holdings aussi bien que l’art qui s’expose ou s’installe. Comme le sénéchal du cycle arthurien, figure latente chez Quintane quand elle évoque la servilité supérieure de la littérature, et qui, blessé, meurt d’une trop forte étreinte du roi, la poésie est moins victime de ses plus riches acheteurs que de ses plus nobles enthousiastes ; elle crève d’être aristocratiquement chérie, ses débordements « calmés », ses excès rachetés par « un mot bien placé »  Ce chérissement aristocratique n’est cependant pas l’apanage d’une classe ; elle est, en France, répandue jusque chez les pratiquants du « style insurrectionnel », expression par laquelle les Situationnistes désignaient une sorte d’usage vandale du chiasme, et par laquelle Quintane désigne « certaines proses d’extrême gauche », à la scansion « grave » et « plaintive » rappelant « la voix des films de Debord » et de Pasolini. Ce genre de proses aussi sacrifie à la « mimesis tonale » – un principe du sublime rhétorique qui régit l’accord entre hauteur de ton et hauteur de vue, dignité du sujet et dignité du sentiment – « comme si l’intensité de l’expression (poétique) de ce sentiment était seule à même de réveiller un élan (lyrique, donc) révolutionnaire ». Mais de quel autre ce ton est-il pris […] ? De qui, ces assertions, ces futurs, ces présents prophétiques, ce goût de fin, ce pari sur l’avenir écrit dans une langue qui est un pari sur le patrimoine ? Plus que d’identifier précisément les emprunts (« donner des noms »), il importe pour Quintane de réaliser que ce ton est d’emprunt, et qu’il ne peut dès lors que participer d’une littérature de « convention », de « conservation », de « restauration », chargée de sauver ce qui sauve, et forçant au « chagrin commémoratif » au lieu de disposer à l’action. « Sacrifier le sacrifice »Ton d’emprunt : le modèle stylistique et esthétique dominant, en domaine littéraire français, est encore largement celui de « langues qui se donnent à elles-mêmes comme spectacle » (une autre définition possible du sublime – esthétique, cette fois – après Kant). Ton de convention : ce sublime-là s’appuie sur une « croyance dure comme fer que c’est dans cette manière que cela s’est dit et doit se dire ». Le grand style, « insurrectionnel » ou pas, est cette performance de lettrés qui, de De Gaulle à Debord, met « la barre […] assez haut pour interdire à toute rhétorique de passer au-dessus » (dernière définition, littérale celle-ci, du sub-lime). Plutôt que de sauver ce qui sauve, peut-être faudrait-il « sacrifier le sacrifice », c’est-à-dire « sacrifier le sublime » dans sa dimension de « berceuse » affligée, plaintive, et « faire porter à nouveau, et à nouveau frais, le soupçon sur la coupure qu’il y aurait entre le discours du penseur et celui du poète », contre l’idée kantienne du sublime comme « moment où s’arrête le discours du philosophe et où commence celui des poètes ». Car « qu’est-ce qu’une littérature entièrement indexée sur ce sublime-là, si ce n’est une littérature pour la littérature ? » Semblable à une « révolution dont on n’attend que les moments sublimes – moments qu’on attend d’abord et surtout pour avoir l’occasion aristocratique de les vivre, soi » –, appartenant donc au régime du « spectacle pour soi-même », une telle littérature ne se manifeste jamais que comme épiphanie, moment de grâce, état d’exception. « Ainsi dit-on l’insurrection (comme on affirme la littérature), comme s’il s’agissait de l’événement ultime, ou du stade ultime de l’événement : un pic, un sommet – après lequel, forcément, cela ne peut que redescendre. » Or l’insurrection n’est ni sacrée, ni parfaite. Son insurgé ne sera ni sacré, ni parfait. […] Oui mais alors, ce ne sera même pas un moment poétique ? On ne vivra même pas un moment poétique fort ? Eh bien, tout dépend de ce que vous entendez par poésie. Si vous entendez par poésie ce que je n’entends pas moi par poésie, alors vous espérerez vivre un moment poétique fort, et alors vous serez vite déçu. Si vous entendez par poésie un peu ce que j’entends moi par poésie, alors vous réparerez des robinets, vous prendrez des notes, vous mettrez du collyre dans les yeux de votre chat lorsqu’il pleure, vous graisserez un revolver, vous chanterez sous la douche au bruit des balles s’il le faut. Quintane aborde la persistance du « sacré » en régime séculier par le « petit bout » de la grammaire : l’article défini, qu’il précède « littérature », « poésie » ou « insurrection », indexe son objet sur ses manifestations antérieures, fait de l’Histoire le Service d’Ordre du présent, boucle les efforts de définition sur les définitions acquises. Il excepte son objet, le place en exergue dans un lieu abstrait, lui donne l’efficace héraldique d’un patron. Or toute poésie, comme toute insurrection, a « lieu dans un lieu » et « se doit d’inscrire ses circonstances, ou […] ses “conditions de production” » (Gleize). C’est la condition pour « continuer à en faire » et pas simplement s’en targuer ou s’en réclamer, comme d’une valeur ou d’une vertu. Passer de l’ à un·e est une opération qui ne « relativise » pas « le poème » ou « l’insurrection » mais qui « désacralis[e] » et suggère « d’abandonner le mythe du mo[nu]ment » parfait ». Elle permet, comme l’écrit encore Gleize à propos de Ponge, la « transformation du monument (poème, tendant à l’absolu de la formule) en document […] (production de brouillons, ébauches, carnets, notes) ». « Elle suggère […] des degrés, des modalités, des avancées ou des reculs, un progrès – bref, un travail, et l’idée qu’il […] ne va pas falloir cesser de fabriquer » (Quintane).

2.3.1.2. Si tout est poétique…

Si on considère l’humanité dans son ensemble et dans les siècles des siècles, c’est sûr qu’on est à peu près tous en quête d’une « place pour l’authentique » […] – quand on emploie les gros mots, on est sûr de tomber juste. La poésie, la vieLa fonction des « valeurs » est, en régime séculier, comparable à celui des « vertus » en régime religieux. Elles jouent le rôle bifide des patrons, tutelles, talismans et propitiations : elles targuent et protègent. « Poétique », note Martin Rueff, est cet « adjectif de la louange partagée » qui « confère une valeur plutôt qu’il ne la constate » : « C’est poétique » est un bon exemple du pouvoir des mots, du « speech as conduct ». L’effet de ces déclarations a une puissance d’instauration essentialiste qui fait autorité. Cette autorité, on l’a dit, est moins fondée sur une intimidation de la capacité de juger (tissée d’énoncés apophantiques, par exemple quand il s’agit de définir ou de récuser la poésie) que sur une intimidation de la capacité d’apprécier, de distinguer. Comme tout auteur d’un discours épidictique, celui qui établit un partage entre « poétique » et trivial, vulgaire ou prosaïque, se distingue en distinguant. C’est ce que dit en partie l’expression speech as conduct – discours ou parole ayant la valeur juridique d’un acte, d’un comportement – que Rueff emprunte, via Butler, au droit américain, et dont l’exemple type est la discrimination fondée sur le sexe biologique ou la race (c’est probablement le sens de la référence à une « instauration essentialiste »). Mais conduct, au sens large, appartient au domaine de l’éthique, et qu’un discours vaille pour une conduite reste un idéal pour qui, « poète de sa propre vie », veut dépasser le caractère esthétique de la poésie et atteindre à la « poéthique » (Pinson), c’est-à-dire à la poésie comme « esquiss[e] [d]es contours de formes de vie alternatives »« capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence » (Pinson). « Conduite » est d’ailleurs un des termes favoris de la poésie réalisée dans la vie des Situationnistes : la poésie est une « élaboration de conduites »« libres et expérimentales », « presque impossibles ». Ces conduites sont la façon – qui sacrifie jusqu’au « poème » lui-même – de continuer à faire de la poésie, en « cré[ant] à la fois des événements et leur langage, inséparablement ». Schlegel avait conçu un rêve analogue dans le fragment 116 de l’Athenäum (dit de la « poésie universelle progressive »), projetant de « mêler » (mischen) et « fondre ensemble » (verschmelzen) « poésie d’art et poésie naturelle », et de rendre la poésie « vivante et sociale, et la société et la vie poétiques ». L’élargissement du poétique à « la vie » – « vie même », « vraie vie », « vie réelle », « vie authentique » ou « authentiquement vécue » – offre une sortie du canton disciplinaire mais ouvre à une nouvelle distinction, éthique. Dans une veine prospective qui rappelle le fragment de Schlegel, Valéry envisage le dépassement des « arts spécialisés » dans un « art de vivre » (Valéry), expression dont on conviendra que, si elle prolonge la rêverie d’une poésie inconsciente de ses procédés (pas « fait[e] exprès »), elle nobilise surtout, en la sensualisant, l’idée de « vie poétique » forgée par les Iénois. Reste, du naturel spontané de la vie exubérante (Romantiques) au naturel compassé de l’« art de vivre » (Valéry) et retour (les Situs), un usage étendu de « poésie » et de « poétique » qui a achevé d’en faire, aujourd’hui, des « mot[s] vicaire[s] servant à cerner les contours d’un idéal non seulement esthétique mais éthique », voire éthique en tant même qu’il arracherait la poésie à sa condition esthétique et à la nécessité de se manifester conventionnellement en poèmes. Implications de TarkosTarkos, dans une note de 1994 citée par Philippe Castellin, prend acte de cette actualité de la « poésie élargie ». Mais il transforme l’état de fait en terrain de jeu : plutôt que de maudire ce discours d’époque et de le récuser au titre de sa mollesse, il en teste les énoncés en commençant, comme il se doit, par y adhérer, puis en poussant les implications d’une éthique désarmée de la « vie même ». Ce jeu, un des préférés de Tarkos, nous l’avons appelé cataphase avariante ; il consiste à multiplier les prédicats d’un même sujet sur un mode affirmatif qui, au lieu de façonner son objet en procédant à des restrictions définitionnelles (mode aphairétique ou apophatique), l’évente au grand large du tout tendanciel (démarche cataphatique outrée). Le jeu pose une implication première : si de la poésie on peut tout dire, si elle est omniprédicable en tant qu’expression de la « vie même », alors prenons la mesure de cette profusion, comportons-nous en conséquence. La vie produit ses milliers de poèmes. Il n’y a rien à retoucher, c’est parfait. Il n’y a pas de plus beaux poèmes. Ils sont vrais. Ce sont des poèmes poétiques. La vie produit des poèmes.
Tout. Tout en travaillant inconsciemment jette ses poèmes.
[…]
Les poèmes sont tout faits.
Alors le poète ne prend pas les poèmes, il trie…
Une fois posé que nous sommes dans le cadre d’un jeu, il n’y a toujours pas pour nous à choisir, devant un tel texte, entre ferveur et dérision – l’« endopoétique » de Tarkos (Castellin) n’occupe pas des positions modales sur le segment rhétorique qui rend lisibles les dispositions éthiques ; elle est souvent à la fois adhésive et sincère (« porteuse de positivité »), tricheuse (en ce qu’elle refuse de donner des gages de non-contradiction) et vandale (en ce que tous les moyens lui sont « bon[s] pour foutre la merde »). Il nous suffit de considérer sérieusement ce brouillon à la lumière du double sérieux qui informe et traverse tout jeu normé : le sérieux du game, qui ordonne les énoncés, mouvements, coups, à un but ; le sérieux du playing, qui fait de chaque coup une adresse, plus ou moins offensive, aux autres coups. Le jeu de la cataphase dispose des énoncés qui engagent tout un monde, dont on assiste à la Création continue : des « poèmes » sont « jetés ». Ils ont le caractère authentique de ce qui a été institué, bien nommé, fidèle à sa nature dans toutes ses manifestations (les « poèmes » de « la vie » sont déjà « poétiques »). « Parfaits », « tout faits », ils ont aussi la complétude des objets de Création auxquels il n’y a rien à ajouter, « rien à retoucher ». « Poésie » c’est cadeau, c’est prodigue, c’est gratuit, c’est « la vie » qui « produit ». La cataphase, elle, se déploie à partir de l’implication initiale : « tout » est poétique si et seulement si « tout » est l’agent d’immanence d’un monde qui, comme la nature des Histoires Naturelles, a la perfection du Créé transcendant. Cette unité cosmologique de la Nature et de la Loi du monde prescrit le genre d’émerveillement maladroitement agnostique des comme par magie ! ou la nature est bien faite ! « Tout » n’y désigne pas l’œuvre d’un dessein supérieur mais celle d’une agence qui, « inconsciemment », opère (« la poésie », c’est connu, « sort de ce qui ne se préoccupe pas d’elle »). Bel état naïf, vertes pentes de la Création où les poèmes adviennent, « produits » mais sans le savoir, saufs du tourment séculier de la conscience des procédés. « Alors le poète,il trie »Cette « vie »-là est un substitut de la Nature majuscule par laquelle le divin exprime la nécessité heureuse de son monde : tout ce qui est a raison d’être ; tout ce qui arrive a raison d’arriver. Pour Tarkos, cette foi positive n’est pas insensée ; elle n’est pas nécessairement un tour joué aux sens ou au sens. Les poèmes sont « vrais », ils existent vraiment pour qui les perçoit, ne serait-ce que parce qu’il y a toujours quelque part quelqu’un dont le « détecteur » – de sens comme de poèmes – « fonctionne ». Mais il faut prendre la mesure de ce qu’une telle assimilation de la poésie à la vie implique : si la vie est bien faite, alors les poèmes sont « tout faits », et il n’y a rien à faire. Pour les vocations de poète, l’éthique désarmée de la vie poétique est aussi désarmante. Si la vie fait bien les poèmes (comme la nature fait bien les choses), alors le faire-poiein – celui qui ajoute des objets au monde, insinuant le soupçon d’un défaut de la nature – est saturé ; il est l’exclusive de l’instance émettrice qui « jette » ses poèmes. À « le poète » (le registre mythologique du récit de Création autorise ici à jouer de l’article défini) restent des procédures, des opérations pratiques à partir du donné par et pour nature – dont celle-ci : « Alors le poète ne prend pas les poèmes, il trie… ». La méthode poétique du « tri » correspond au versant aphairétique du jeu prédicatif, qui contrarie le rapport béat de la cataphase à la profusion : Le poète regarde ce qui est de la poésie et ce qui est vrai, il laissera ce qui est de la poésie, il a besoin de ce qui est vrai pour faire un poème.
Le poète regarde et doit prendre, il choisit, il a regardé, il voit la réalité. Il veut (voudra) faire un poème avec ce qui est réel.
Il trie ce qui est poétique et ce qui est vrai pour faire un poème.
Le poète voit ce qui est poétique. Cela (ne sera pas) n’est pas assez vrai pour faire un poème.
Il faudra le laisser et continuer à chercher ce qui est vrai.
Tentons de déployer complètement le jeu énonciatif de Tarkos, pour faire voir comme il ouvre à une redéfinition de la pratique poétique à l’âge de ce « poétique »-valeur à la fois infiniment extensible et en charge d’une attestation de l’expérience devant la « vie authentique » :
  • Si la vie prodigue a l’exclusivité du poiein,
    • « alors le poète » n’ajoutera rien au monde ; il se contentera de trier – et il faudrait entendre, dans ce verbe, un concentré des sens du lego latin et du legein grec : cueillir, ramasser, passer en revue, rassembler, choisir, sérier des mots ou des énoncés pour ne garder que ceux dont la valeur est trouble, le sens incertain, l’authenticité douteuse.
  • Si le poétique est une valeur universellement attribuée, émise continûment par l’instance transcendante de la « vie »,
    • « alors le poète » a pour objet ce qui court dans le monde et s’est déprécié dans ce cours, « ce qui n’est plus de la poésie », ce qui a perdu sa valeur d’émission, ce qui se correspond mal et répond mal de soi, ce qui ne porte plus la marque originale de sa frappe.
  • Si « la vie » est porteuse d’une positivité absolue,
    • « alors le poète » préférera à ce qui est « poétique » – valeur instituée – ce qui a chuté dans le cours des valeurs relatives, susceptibles de « vrai » donc de faux, et d’une « honnêteté » jamais assurée de n’être pas accotée à des « malversations ».
La cataphase et l’apophase sont deux manières de jouer le même jeu, celui d’une poésie panprédicative dont « la règle » est de « parler de tout », dont le « sujet principal » est « tout ». Tout est x et rien n’est x délimitent le terrain de ce jeu, où x peut valoir pour poétique, authentique ou un caillou. À chaque fois, les énoncés sont des coups tentés, testés. Parce qu’ils adhèrent à leur contenu propositionnel dans le cadre de ce jeu énonciatif, et pas dans celui du jeu déclaratif des éthiques affichées, ils échappent, dans l’intrigue tracée par leur succession et dans le trajet de leurs implications, à l’exigence bigote d’authenticité et de sincérité, entendue comme extension au domaine moral du principe de non-contradiction. Éthiques de TarkosSi l’éthique est rapport à la profusion – en tant que toute vie bonne ou juste serait soit un « tri » dans ce qui s’offre à la puissance et à la jouissance (éthique restrictive, de la modération), soit la recherche d’une adhésion ou d’un abandon au donné, permettant d’accroître puissance et jouissance (éthique extensive, de la prodigalité) –, Tarkos ne s’en tient pas à une éthique unique ; il « puise », « entre délice et dégoût », dans « l’archive gigantesque » des discours ; il conjugue la béatitude du tout-poétique et le dégrisement du poétique par le « tri ». Tenir seulement la position célébrante, ce serait se vouer entièrement à une éthique désarmée de la dupeté consentie, et artificiellement indexer son objet (le poème) sur une valeur d’émission (le poétique). Tenir seulement la position critique-récusatrice, ce serait sacrifier entièrement à une éthique revancharde de la non-dupeté, dont le critère de « tri » (non-poésie, anti-poésie) perpétue l’idée d’une fidélité supérieure à son objet (la poésie) dans la non-conformité à cet objet. Chacune des éthiques se donne comme voie d’une expérience (intellectuelle, sensible) véritable de son objet. Toutes deux se placent sous le contrôle de cette valeur hermétique : l’authenticité. Pour la première est authentique ce qui est original, au sens de fidèle à son origine. Pour la seconde est authentique ce qui est original, au sens de « qui porte son origine en soi ». Contrairement au « poète professionnel » moqué par Gombrowicz, qui « cherche à éliminer graduellement du langage humain tout élément a-poétique » pour s’assurer une « sensibilité “professionnelle” » exprimable dans le seul jargon de la corporation, Tarkos pose que « le poète » séculier laisse de côté ce qui est déjà ou encore poétique. Mais cette position n’est ni prescriptive, ni dogmatique ; Tarkos ne nie pas qu’il soit possible de continuer à faire de la poésie autrement, par exemple en adhérant au poétique élargi. Il déplie simplement les implications d’une telle adhésion : si c’est la vie qui est poétique, et tendanciellement par elle « tout » ce qui peuple le monde, alors poétique ne désigne pas une qualité de l’expérience, mais un format ontologique. Tout est authentique ; rien n’est authentiqueTrouble dans les valeurs modernes : tout est authentique et rien n’est authentique – que tous deux soient vrais sous certains rapports signifie simplement qu’« authentique » n’est pas une valeur exceptée du cours des usages. Or Adorno, dans son pamphlet contre Heidegger et sa langue (Jargon de l’authenticité, 1964), a montré que, comme « poétique », « authentique » était devenu, au 20e siècle, un « mot vicaire », le nom d’un « inaliénable sans aucun substrat excepté son propre concept [Unverlierbare, das keinerlei Substrat außer dem eigenen Begriff hat] » – un équivalent de ce qu’on nous avons appelé, après Quintane, des alogons. Le jargon de l’authenticité, inspiré par une « poésie en kit [montierte Poesie] » faite de quelques éclats hölderliniens, est en réalité un « galimatias au verbe haut [Untersprache als Obersprache] », « un baratin culturel éculé [ausgelaugtes Kulturgeschwätz] » où les mots prétendent « dire quelque chose de plus haut que ce qu’ils signifient [ein Höheres sagen, als was sie bedeuten]. ». Comme le « dialecte technique » du « poète professionnel » de Gombrowicz, le jargon de l’authenticité a beau se réclamer des « profondeurs de la capacité humaine à s’émouvoir [tiefes menschliches Angerührtsein], il est aussi standardisé que le monde qu’il récuse officiellement ». La critique d’Adorno vise explicitement le philosophe qui, au 20e siècle, a poussé le plus loin l’assimilation de la poésie à une existence authentique, irréductible aux discours ordinaires, aux usages quotidiens, à leur « médiocrité [Durchschnittlichkeit] ». « Authentique » sert, chez Heidegger, à qualifier un mode d’existence qu’il appelle, après Hölderlin, « habitation poétique » (dichterisches Wohnen). C’est à celle-ci que nous nous intéressons dans ce qui suit, considérée dans sa relation critique au thème pré-platonicien puis platonicien de la possession poétique. Elle nous aidera à saisir la façon dont Quintane et Tarkos discutent et reformulent ce vieux thème, ainsi que celui – archaïque, classique, romantique, et pas mal portant aujourd’hui – de l’inspiration.

2.3.2. Séculariser les Muses

L’authentique, c’est un collage de réel. [V]ous savez tous qu’il existe un moyen fort simple de faire des vers.
Il suffit d’être inspiré, et les choses vont toutes seules. Je voudrais bien qu’il en fût ainsi. La vie serait supportable. Accueillons, toutefois, cette réponse naïve, mais examinons-en les conséquences.
Celui qui s’en contente, il lui faut consentir ou bien que la production poétique est un pur effet du hasard, ou bien qu’elle procède d’une sorte de communication surnaturelle ; l’une et l’autre hypothèse réduisent le poète à un rôle misérablement passif. Elles font de lui ou une sorte d’urne en laquelle des millions de billes sont agitées, ou une table parlante dans laquelle un esprit se loge. Table ou cuvette, en somme, mais point un dieu, – le contraire d’un dieu, le contraire d’un Moi.
Et le malheureux auteur, qui n’est donc plus auteur, mais signataire, et responsable comme un gérant de journal, le voici contraint de se dire : « Dans tes ouvrages, cher poète, ce qui est bon n’est pas de toi, ce qui est mauvais t’appartient sans conteste. »:
Il est étrange que plus d’un poète se soit contenté, – à moins qu’il ne se soit enorgueilli, – de n’être qu’un instrument, un médium momentané.

2.3.2.1. De l’expérience authentique à l’existence authentique. La « théo-linguistique » de Heidegger

La poésie est plus que l’art de faire des poèmes, elle […] égale l’habiter primordial ; l’homme n’habite que lorsque les poètes sont. La poésie n’a jamais permis [à Tarkos] d’« habiter le monde », et tous ces clichés qu’on répète à l’envi sans plus même savoir d’où ils viennent ni ce qu’ils veulent dire. Der Dichter, un missionnéOutre le Jargon de l’authenticité d’Adorno, la langue de Heidegger a fait l’objet, ces cinquante dernières années en France, de plusieurs études critiques qui analysent les mécanismes d’un « prophétisme sacerdotal » au service d’une « révolution conservatrice » (Bourdieu, 1975), exposent les ressorts d’un essentialisme de la langue débarrassé de toute théorie du langage (Meschonnic, 1990), mettent au jour le réseau terminologique d’un idiome en sympathie profonde avec la LTI (Goldschmidt, 2004‑2007), quand elles n’assimilent pas sa philosophie à une entreprise idéologique complice et « introductrice » du nazisme (Faye, 2005). Toutes ont souligné la tendance de cette langue au singulare tantum, à l’antonomase, donnant l’impression d’une héraldique généralisée dans laquelle chaque figure, supportée par son article défini, tient lieu, non pas d’une forme de vie, mais d’une norme ontologique. Sous les traits de Hölderlin, « le poète [der Dichter] » y joue le premier rôle. Une mission le distingue : faire accéder à son destin propre une communauté plus ou moins élargie. Si les « mots essentiels [wesentliche Wörter] » du jargon ont la teneur et l’efficace du « signal », comme le dit Adorno, c’est qu’ils participent de l’opération heideggerienne par excellence : révéler, dans la variation insistante à partir d’un morphème, le sens foncier de ces mots, perdu dans leur compréhension et leur usage communs. Mettant à profit la souplesse morphologique de l’allemand, l’opération a pour objet de retrouver dans ces morphèmes une parole essentielle, prédiscursive, qui confine au « signe » non-linguistique. Dans la « théo-linguistique » de Heidegger (Meschonnic), la langue est elle-même porteuse d’une justesse cosmique, d’une vérité naturelle (c’est elle qui « parle ») et transcendante (parler, c’est être à l’écoute de ses résonances, lui répondre comme on répond à un signe des dieux). C’est donc la langue elle-même qui, suivant les lignes de déhiscence de monosyllabes essentiels, déploie la pensée du poète. « Mots élementaires » du « jargon »Ce rapport entre la vocation poétique et l’agence linguistique transcendante détermine une consécration du poète comme répondant modèle de « la langue » (die Sprache). Puisés à la source hölderlinienne, nombre des mots élémentaires du jargon contribuent à inscrire la parole poétique comme la marque d’une existence authentique.
Eigen-. Le réseau sémantique de eigen- dit la solidarité de l’authentique, de l’original, du propriétaire et du nécessaire. Uneigentlich (inauthentique) est l’existence du « on » (das Man), cet amalgame (foule, masses, multitude grégaire) aux individus indifférenciés, interchangeables et anodins. Ce qui caractérise en premier lieu le « on », c’est qu’il n’a pas accès à « la langue » mais à son « paravent » grammatical qui autorise le « bavardage » (das Gerede). Le courant de la langue, la somme des discours produits, le caractère public de l’idiome brouillent la parole essentielle, font diversion à l’angoisse de la mort, vouent à un Dasein inauthentique.
Stimm-. Dans un monde où l’élection domine, le radical stimm-, associé à sprech-, dit la justesse de l’accord entre un homme, sa langue et son lot. Le poète est le parlant conséquent et fidèle, celui dont la parole sait répondre à et de sa langue (der Sprache ent-sprechen), parce que son dire (Sagen) n’est pas relatif à l’advention du sujet dans le discours, mais à l’instauration (Stiftung) de son être sur un fond (Grund) et un sol (Boden) authentiques, c’est-à-dire « appropriés ». Le poème accompli est la validation de cet être bien « fondé » (autre sens de stiften), la vérification dans le monde d’une résonance fondamentale entre une tonalité de l’âme (Stimmung) et une voix (Stimme). Le poète joue juste, chante juste. L’accord, redondant, nomme la clé harmonique d’une vérité de l’être : « la langue », toujours, porteuse du genre de transcendance dont on gratifie parfois la nature (elle est bien faite, ou elle fait bien les choses).
Heil-. Le radical heil- est en charge d’une autre affinité, celle du sacré et du salut. Et c’est encore « der Dichter » qui, héritier d’un privilège archaïque conjecturé, est en charge de cette compacité précieuse à la communauté ; celui-ci, attentif aux « signes des dieux » (Wink ou Gruß), n’est pas seulement le héraut d’un peuple (Volk), c’en est aussi, dans un Siècle qu’un vers de Hölderlin, beaucoup glosé par Heidegger, décrit comme « un temps de détresse » ou de « crise » (dürftige Zeit), le sauveur, en tant qu’il est le récipiendaire de la « parole », cet « événement du sacré » (Ereignis des Heiligen – où Ereignis rejoue le morphème eigen-, d’une façon qui désempare toute autre langue que l’allemand). L’eschatologie de Heidegger est tout entière indexée sur cette idée d’un monde en « crise », d’une inauthenticité du présent historique privé de la « parole » (das Wort, dont le double sens est mis à profit dans la « théo-linguistique » : il tient lieu du « mot » hypostasié et du souvenir de la voix archaïque, profondément religieuse). C’est logiquement que cette eschatologie se tourne vers le passé d’un monde intact, préservé, non encore vicié (die heile Welt, en allemand ordinaire) ou vers le futur grandiose qui ne se laisse dire et penser que dans les termes du destin.
Schick-. L’eschatologie heideggerienne s’organise autour du morphème schick- (envoi, envoy-), qui fait converger le destin, la destinée, le sort vécu, le lot reçu (Schicksal, Geschick, Schickung) et l’Histoire (Geschichte) des Allemands, considérés comme « peuple de la Pensée et du Poème » (das Volk des Dichtens und des Denkens). Schick- pullule dans les textes consacrés à Hölderlin, un véritable guide sur cette voie patriotique : « [s]es poèmes sont pour nous un destin/envoi [Schicksal] » qui « attend notre réponse/réaction [ent-sprechen, de nouveau] ». La rencontre de l’épopée allemande et de l’eschatologie produit une pensée de la libération nationale comme destination nationale, rencontre avec un destin (ou, version triviale mais tout aussi juste : réception d’un envoi), et de la conquête de l’autonomie nationale comme « expédition » dans l’espace destiné.
Deux motifs : « la crise » et « l’habitation »Le motif du dürftige Zeit, de l’« essentielle misère de l’âge », qui consacre le poète sauveur du monde, est lié à une autre expression de Hölderlin, l’habitation poétique de ce monde. Habiter le monde en poète combine les sens des morphèmes que nous venons de présenter : c’est la « manière d’être » – souveraine devant le Siècle et modeste devant les puissances transcendantes – qui s’accorde avec un sol destiné, se confronte à l’angoisse de la mort, reconnaît la tutelle de la langue, vit dans la « présence des dieux » et la « proximité des choses ». La fortune du motif de la « crise » et de l’habitation poétique, en France, est importante chez les poètes comme chez les philosophes. On la retrouve, entre autres, dans l’« écologie » de Michel Deguy, et dans l’idée badiousienne du poète « transitoire survivant » d’un « désert » séculier. La notion de dürftige Zeit vient en fait appuyer, voire fonder le diagnostic d’une modernité inauthentique ; celle d’habitation poétique fournit l’occasion, voire le patron d’une Entsprechung – réaction, réponse, adaptation conséquente – à ce diagnostic. La modernité inauthentique, quand elle se dit dans les termes de « l’oubli de l’être » (Heidegger), recoupe tout le temps historique depuis l’avènement de la métaphysique (et son résultat, la « dévastation [Verwüstung ; litt. : désertification] de la terre »), et reconstitue la Grèce archaïque comme précédent essentiel ; quand elle se dit dans les termes de l’« âge des poètes » (Badiou), elle a une extension plus restreinte, mais le constat est le même : au moment où la philosophie se fait Machenschaft, positivisme assujetti aux sciences particulières, le poème, suppléant au général, se met à « penser ». Et le poème pensant, la philosophie poétise, suivant le chiasme de Schlegel. Retournement du diagnostic platonicien, le doublon dürftige Zeit / dichterisches Wohnen est caractéristique d’une tentative, dont on peut identifier les débuts dans l’effort romantique d’autonomisation, de substituer aux normes épistémologiques des notions ontologiques tout affirmatives, presque impérieuses, qui semblent mimer la protestation du poète refusant de se laisser réduire par son autre. Le corpus d’emprunt de ce poète-là est la signalétique divine qui fait de chaque objet un « sommaire sommaire du monde », comme le dit Quintane à propos du cliché de l’habitation ; son corpus d’inscription est le monde mal sécularisé de la « crise », en attente de salut. Par là, le poète se remoule dans sa statuaire archaïque ; c’est l’herméneute inspiré de ce qui fait signe de là-haut (le divin, ou la nature surnaturelle du « jour de fête » de Hölderlin), transcendant l’affairement de l’orbe séculier. La poésie vs le bavardage mondainInterprétation des signes dans un monde de signes, la poésie « excède de beaucoup le seul espace du texte » pour devenir un « choix existentiel » (Pinson). La distinction n’est plus épistémologique ou poétique ; elle est solidaire de celle, déjà mentionnée, entre brauchen et verbrauchen, qui assimile l’usage ordinaire des mots à une usure de la langue. Cette usure a plusieurs noms, dont le plus récurrent chez Heidegger est (vernutzte) Gerede, formé sur Rede (le discours). Dans l’édification du « poète » comme singularité ontologique, et dans l’hypostase de « la langue », c’est en fin de compte le sujet du discours qui est perdu, donc aussi le sujet d’une éthique fondée sur le langage ordinaire – éthique impure parce que « postérieure à l’être », comptant avec les Machenschaften de la logique et de la physique, ses contemporaines. Les mots essentiels du jargon s’exceptent du (dis)cours des valeurs négociées dans l’usage ; ils se placent en tutelle du « bavardage » mondain. Heidegger « élimine le discours » (Meschonnic), cherche à retrouver « la parole » derrière « les mots », le « dire [Sagen] » essentiel derrière la palabre qui compte, ergote, ragote, bavarde. À notre question-qui, Heidegger apporte une réponse qu’on peut ainsi résumer : « der Dichter » est le spécialiste du sort commun, à la fois concerné par lui dans sa dimension de destin, et providentiel devant sa Dürftigkeit, ses médiocrités. Si l’habitation du monde, ce « trait fondamental de la condition humaine », est un domaine d’excellence du poète, c’est parce que lui sait que la langue n’est un « moyen d’expression [Mittel des Ausdrucks] » que sur un plan trivial, et l’instrument de « tractations [Machenschaften] » et de « pourparlers [Verhandlungen] » sous cette forme « déchue [verfällt] » ; lui sait que l’homme n’est pas « maître souverain de la langue » mais que c’est la langue qui le possède. Parce qu’elle est porteuse de ce savoir primordial, parce qu’elle reconnaît ce « rapport de souveraineté [Herrschaftsverhältnis] », la parole du poète est incommensurable à l’usage séculier de la langue, qui construit son savoir dans un discours tissé d’« assertion[s] dont on palabre seulement pour déterminer si elle[s] [sont] vraie[s] ou fausse[s] [ihrer Richtigkeit oder Unrichtigkeit verhandelt] ». « Passer pour » (νομίζεσθαι)Rappelons-nous le fin mot de l’Ion : le rhapsode, valant par concaténation pour le poète lui-même, choisit, telle la dupe vantarde des comédies ou des fables, le statut d’homme divin qui fonde sa licence et par là-même le licencie, l’annule comme interlocuteur. Socrate – Choisis donc : préfères-tu passer auprès de nous pour un tricheur ou pour un homme divin ?
Ion – La différence est grande, Socrate ! et il est bien plus beau de passer pour un homme divin .
Socrate – Eh bien, nous te l’accordons, ce titre plus beau, Ion, d’être par une inspiration divine et non en vertu d’un métier, le panégyriste d’Homère.
Le choix d’Ion s’indexe au vocabulaire de son procureur ; « passer pour » traduit la forme passive νομίζεσθαι : être tenu pour, estimé comme (le verbe νομίζω est apparenté à νομίσμα : loi et mesure de ce qui circule, a cours, est en usage – monnaie ou coutumes). Le poète peut bien être un homme excellent, magnétique et magnétisé, divin par délégation de puissance et en vertu d’un sort, le jugement socratique ne détermine que son mode de circulation et sa créance dans la cité : Veux-tu être fiduciarisé sous la forme d’un imposteur ou d’un homme divin ? La question est piégée : qu’Ion se désigne fausse monnaie ou métal précieux, il sera mauvais jeton pour l’économie politique de la cité platonicienne. Ion, par fatuité, se désigne or olympien, cette monnaie sans cours, pure devise dont il ne s’agit pas de « négocier la vérité ou la fausseté » (Heidegger). Et c’est finalement en vertu même de son privilège alèthurgique que Platon désavoue le poète comme sujet politique : ni tricheur ni arbitre, ni imposteur ni honnête homme, celui-ci joue son propre jeu hors du casino des technai et doxai.
Mais dans un monde où la petite monnaie de l’existence ordinaire est totalement « inauthentique » (fausse, mal indexée, mal sourcée), tous les discours sont menteurs et trompeurs. Oubliant que les Muses elles-mêmes donnaient à « négocier » du vrai du faux, et que l’inspiré archaïque, comme le « roi de justice », était « dispensateur et receveur » tout à la fois de l’un et de l’autre, Heidegger met « le poète » éternel en charge de « garantir la vérité de l’Être » – cette alètheia-non-voilement qui tient son infaillibilité d’un index sûr, d’une devise stable qui ne saurait tromper ni se tromper : « la langue ».

2.3.2.2. Dire « ce qui transite ». Le cours et les discours

Des poèmes qui suivraient la dictée de la langue elle-même [?] Ça me semble absurde. La langue fait partie des meubles de la chambre. La langue n’est rien en soi. C’est quelque chose qui est dans l’esprit du poète, et que le parasite (le poème) envahit. On amène un paysan (rusticus) réputé possédé par le démon à un couvent de frères mineurs et on consulte un des frères lettrés, le lecteur. Celui-ci engage la conversation avec le démon et, pour s’assurer qu’il a bien affaire à un cas de possession, exige que le démon lui parle latin : « In hoc uere cognoscam quod demonium sis qui habitas in hoc rustico, si Latinis uerbis mecum loqui uolueris. » Mais le démon, en s’exprimant par la bouche du possédé, commet des fautes de grammaire latine, ce qui lui vaut les sarcasmes du lecteur. Et le démon vexé lui rétorque : « Ita bene scio loqui Latinis uerbis sicut tu, sed lingua istius rustici ita grossa est et ad loquendum inepta quod per ruditatem eius uix possim eam deducere ». Un possédé exemplaireHeidegger refait du poète un possédé exemplaire. Les bases platoniciennes de l’exclusion deviennent motif d’une gloire et d’une préséance sapientielle : tous sont possédés par la langue ; le parlant ordinaire ne le sait pas, qui est la grande dupe, et le poète le sait, qui est la grande conscience. Mais alors que le formulaire platonicien distinguait, dans l’opposition entre homme qui se possède (σωφρονοῦντος) et homme possédé (μαινόμενος), la fonction sociale et le vicariat du divin, l’heideggeriennisme archaïsant réclame la dimension thaumaturgique de la parole poétique, celle d’une herméneutique inspirée qui, faisant advenir sous sa dictée la langue à elle-même (« die Sprache zur Sprache bringen »), dispense dans le Dichten (dictare/poétiser) l’essence du Denken (penser), et assume une véridiction essentielle pour le destin communautaire, sans pour autant participer de l’économie des discours de cette communauté. Reste que les deux héritages radicalisés – théisme platonicien et « post-romantisme vitaliste ou spiritualiste » issu de l’intarissable « source » archaïque – partagent un trait commun : une conception possessive de l’inspiration poétique, considérée depuis le « rapport de souveraineté [Herrschaftsverhältnis] » entre une instance transcendante et une fonction séculière. Inspiration, possession : notion inactuelles ?Qu’est-ce qu’un poète « pas spécialement poétique », affirmant la nécessité de « poursuivre la sécularisation de la poésie », peut bien avoir à faire de la vieille notion d’inspiration ? Les Classiques n’ont-ils pas fait le boulot, en substituant à la furor poeticus l’idée d’un génie personnel fondant chez tous l’autonomie morale, et affermissant la conscience de soi ? Leur anthropologie des états, des caractères ou des types (caprice, élan, fantaisie, langueur, mélancolie), en débordant le cadastre antique des rôles et des voix, n’a-t-elle pas reconduit la notion dans le carcan de la dogmatique théologique ? Plus près, les avant-gardes du collage, du montage, de l’automatisme, du cut-up, du détournement, ne l’ont-elles pas définitivement reléguée au rang des bibelots de la chambre lyrique ? « C’est ce qu’on croit. On croit qu’une fois que c’est fait, il n’y a plus à y revenir, le premier qui s’y est collé suffit. » L’inspiration est à cet égard comme la poésie elle-même : il ne peut plus simplement s’agir ni d’y croire ni d’en douter, ni de la célébrer ni de la récuser. Elle existe, dans les discours au moins, au moins sous une forme culturellement élargie (les livres-à-idées ont leurs influences ; les livres-à-émotions leurs inspirations). Récuser la possession, c’est peut-être libérer le poète du pacte empoisonné de la licence, mais c’est aussi commodément le reposséder en maître de logis, auteur de ses obsessions, centre de gestation et point de jaillissement d’une « émotion pure tirée du plus profond de soi-même et livrée au lecteur » comme le témoignage d’une irréductibilité affective et d’une incompressibilité de l’expérience. Reporté à l’intérieur du sujet, le « rapport de souveraineté » inscrit dans le moi l’antériorité et la gratuité de « l’émotion », « que l’expérience va devoir ressaisir avant de pouvoir, enfin, l’exprimer ». Ressaisie statique, bégayante, comme hébétée par le vertige de l’intériorité et bercée de l’idée d’authenticité : voici le « sentiment de mon sentiment », le « cœur de mon cœur ». Penser la ligne directe de l’expression contre le biais de la possession, c’est faire preuve d’un classicisme dur, en se déclarant auteur de ses sentiments, intuitions, émotions, comme on déclarait l’honnête homme auteur de ses pensées. Mais le σωφρονοῦντος lui-même, l’homme chez lui en soi-même, en pleine possession de son « sain esprit », a son « démon », cette puissance intérieure-extérieure qui a donné lieu à tant de conceptions concurrentes, plus ou moins religieuses, au sein du « rapport de souveraineté » : veilleuse ou voix intérieure, idiotisme subi ou caractère choisi, « privé inconnu » ou gardien familier, présence trouble ou critique à sa propre pensée, bref, principe d’hétéronomie ou d’autonomie. Tarkos : la transe n’est pas un « biais »C’est en invoquant cette tradition – dans « le monde magique », la condition commune est d’être en « conversation avec le démon » – que Tarkos conteste que la « transe » (la mania-furor du poète inspiré) soit un « biais ». Celui qui « travaille avec le démon » ne triche pas ; il ne se dispense pas d’« affronter le sens », il ne s’exclut pas des négociations et « calculs ». C’est au contraire le non-transi, le σωφρονοῦντος, en tant qu’il ne coopère pas « dans l’ordre du démon » mais opère simplement depuis l’agence opaque et statique du self, qui « soupèse », arrière-pense, « manipule » dans l’ordre des relations – qui, comme « on le sait, ne sont pas très bonnes ».
Dans les cahiers déposés à l’IMEC (ici : fonds TRK14), les motifs du « démon », du « monde magique », et les anaphores au « nous », sont presque systématiquement associés.
Le « monde magique » de Tarkos est à la fois un monde inspiré, gonflé de revendications et de proclamations, et un monde « avant tout inventé », continûment, par un « nous » mouvant, processif (il s’atteste dans la revendication, au présent comme au futur) et processuel (il avance, advient, aveugle à son destin, qui s’aventure sans connaître le nom de son aventure, droit devant, vers la lumière éblouissante), et construit par ses prédicats successifs, ses célébrations et ses récusations parfois contradictoires. Ce « nous » est une agence trouble, ouverte aux porosités, transports, transactions phonologiques (« nous avons su valoir, nous avons voulu savoir »), physiologiques (son cœur n’est pas le foyer de ses émotions, mais le point de rencontre avec le démon), et diathétiques : former le monde, c’est, on l’a noté, en constituer la substance et en modifier la forme, l’affecter et être affecté par lui, se laisser le procéder et se laisser procéder par lui, au sens de la processio de la théologie trinitaire, héritée de Plotin via Platon qui infuse tout Processe : engendrement mutuel des « personnes », activité de création continuée. nous produisons / nous nous produisons […] nous formons le monde […] nous nous mettons dedans / ce qui nous procède / nous nous mettons à procéder / à nous procéder à la destruction / nous nous produisons et nous formons le monde / le monde est magique Mais le « monde magique » de Tarkos n’est pas religieusement tel ; ce n’est pas un fantasme de communion universelle dans l’aube des phénomènes ; il en est distinct comme le chamanisme est distinct du mysticisme, l’hypnose de la possession, la transe du ravissement : déflationniste au plan des phénomènes et des croyances exigibles religieusement, inflationniste au plan des prédications, des relations ou connexions disponibles et indéfiniment renouvelables, il incite à se laisser procéder plutôt que posséder. « Former le monde magique », c’est procéder sa transe sans biaiser, aller « droit devant » sans savoir où ça mène, faire ce qu’on dit qu’on fait en le disant simplement (comme l’hypnotiseur, le manifestant, l’auteur d’un manifeste). C’est tester « nous » dans la position de sujet grammatical qui ne fixe pas les diathèses : tantôt empowered par la pleine agence, tantôt désarmé dans la patience nue, tantôt capturé dans un mouvement réflexif, tantôt entraîné dans un mouvement projectif. « Former le monde magique », c’est actualiser les événements possibles de « la langue » dans la processualité, la prodigalité vrombissante du discours qui établit les relations en -ons. Parce que le « monde magique » est cette baudruche gonflée de prédication, cet infini actuel du monde tel qu’il va, se gonfle, se construit, se détruit et se contredit, il n’est pas politiquement déterminé : il enregistre simplement – « ivre » et « sans volonté » : transi – ce qui se dit.
Les énoncés de « Gonfle » dans un ordre random (Ma Pomme, 2019)
Conception spicerienne de l’inspirationEnregistrer ce qui se dit, noter « ce qui transite », c’est ce que font les « poètes imprimants », que Quintane oppose aux « poètes expressifs ». L’idée d’un lieu (point de rencontre ou point de jaillissement), et non plus celle d’une possession (active ou passive), structure cette nouvelle opposition. L’alternative est désormais celle de savoir si « le poème (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) vient de l’extérieur » ou « de l’intérieur », s’il « descend » ou s’il « monte ». Quintane, dans Descente de médiums, opte pour le premier terme : « Le poème est un pet qui parcourt la maison, dicté ». « Dicté » est un mot signé, qui réfère à la série de conférences données par le poète états-unien Jack Spicer quelques jours avant sa mort (Vancouver, 1965), lors desquelles celui-ci a formulé sa célèbre conception de l’inspiration : le poème, venu « de l’extérieur [from the Outside] », s’écrit « par le truchement du poète [through the poet] » lors d’une « dictation ». Quintane, comme souvent, rend sensible l’originalité de cette conception en déclinant des prépositions : le poème s’écrit « par toi, pas dans toi, ni depuis toi ». Spicer, dans la première de ces « leçons », semble reconduire, à la surprise de son auditoire, le schème archaïque de l’inspiration, contre le modèle expressif moderne. Le poète n’est pas cette « belle machine qui manipule le courant pour soi-même [a beautiful machine which manufactured the current for itself] », c’est le « convoyeur [conveyer] » ou « transmetteur » de quelque chose qui circule hors de lui, le traverse, ne s’arrête pas à lui. Mais très vite apparaît une première différence avec le modèle archaïque : « la source n’est pas importante [the source is unimportant] » en elle-même, son message n’a pas de valeur de vérité spécifique et n’est pas l’expression d’une nécessité transcendante. D’ailleurs, les sources sont en nombre indéfini, et chercher à les identifier comme à les compter est une activité « vaine [not profitable] ». Les « sources » de Spicer ne sont pas toutes-puissantes ; les connaître n’est pas accéder à une vérité supérieure. Elles ne convoient pas un message inaltéré via « l’esprit [mind] » inaltérant du poète ; elles composent avec un donné, font se rencontrer une portion du « courant [current] » avec une disposition intérieure, une « chambre » subjective meublée d’idiomata, « cubes [blocks] » d’« images », de « mémoire », de « savoir » et de « mots ». Si le caractère épiphanique de cette rencontre et la métaphore de la « visite » par la source rappellent la théopneustie ou la théophanie mystiques, elles n’ont pas chez Spicer le caractère nécessaire d’une révélation : il pourrait y avoir « vingt-sept autres épiphanies », « tout aussi valables [just as good], si elles s’étaient produites ». Et que le temps et le lieu de l’inspiration soient contingents ne signifie pas une propicité égale de tous les états, une indifférence des dispositions à la captation du poème : comme dans les modèles muséal et mystique, son advenue exige un retrait relatif de la volonté – une « noninterference », qui est peut-être le nom spicerien de la Gelassenheit, et dont le motto est : « tu ne dois pas vraiment ne pas vouloir ce que tu ne veux pas dire ». Tu dois le nouloir ou le nonchaloir, comme disent les Médiévaux, c’est-à-dire ne pas le vouloir sans que ce non-vouloir soit encore un acte de volition. En ce sens, les intentions interfèrent, et si une intention est constituée, si le poète a le sentiment d’avoir quelque chose à dire, alors il n’écrira pas de bon poème. Quintane glose : Ça ne sert à rien d’essayer de comprendre ce qu[e le poète] a bien pu vouloir dire, car entre ce qu’il a bien pu vouloir dire et ce qui est écrit il n’y a rien […] Ce nonchaloir, ou cette nolonté, est à la fois une discipline, un effort « athlétique » pour « se vider [empty yourself] », et une relative indifférence, non défensive, à ce que tu (ne) veux (pas) dire. Mais contrairement à la Gelâzenheit eckhartienne, il n’y va, dans la noninterference, ni d’un travail d’humilité ni d’un absentement du savoir et de tout langage personnel pour « laisser agir » la source. La source spicerienne ne peut pas faire entrer dans la « chambre » ce qui n’y est pas ; elle ne « compose [arrange] » qu’avec le « mobilier [furniture] », le stock personnel de « souvenirs [memories] » et de « langage [language] » qui sont les composants du « poste de radio ». Le « transistor » – pour transfer resistor – oppose une « résistance » à son opération. Solidarité de l’« hôte » et du « visiteur » : l’un est « stuck » avec son « stock » ; l’autre est contraint par ce stock. Il est frappant de constater la fidélité de Spicer à deux traits essentiels du schème archaïque de l’inspiration dans sa version hésiodique : la source, comme les Muses,
  • met sur le même plan les événements du passé, du présent et du futur ;
  • est également susceptible de dire le vrai et le faux.
Mais une différence essentielle avec le modèle archaïque hérité réside dans le mode de donation du poème. On l’a dit, le modèle spicerien n’est plus celui de la possession ; c’est celui, locatif, de la « visite » et de la « coopération » – à cet égard, d’ailleurs, peut-être plus fidèle au modèle homérique. Le poème procède d’une rencontre entre un set (au double sens du radio set, « poste de radio », et de ce qui, dans le calcul des probabilités, identifie le « donné » qui sert d’élément de base au calcul) et une puissance random qui effectue un tirage ou une « composition [arrangement] » aléatoires à partir de ce set – où random est à comprendre dans son opposition au hasard complet (chance). Questionneur – Ça voudrait dire que le poème est juste quelque chose qui arrive par hasard ?
Spicer – Par hasard ? Voyons voir… Est-ce que, si tu allumes la radio maintenant, tu dirais que c’est juste par hasard si les mots sont en anglais et pas en albanais ?
Contre une interprétation élective de l’inspiration comme fortune ou comme chance, part singulière offerte au « déproprié », inscrite dans le « partage des voix » entre l’en-soi et l’« hors-de-soi », le qui-se-possède-possédé-par-ce-qu’il-possède et le possédé-de-s’être-dépossédé, la conception spicerienne insiste sur ce fait qui, s’il est trivial, interdit décisivement de penser la « visite » comme la possession d’un corps kénosé : un poète a, comme tout le monde, du propre ; c’est en lui-même un set, un donné plus ou moins conscient à partir duquel la source dictera le poème. Et il a une main sur son « stock » ; il peut – c’est le conseil de Spicer dont Tarkos semble s’être souvenu – l’avarier, le rendre hétéroclite et profus, l’enrichir de lectures non nécessairement poétiques. Dans Descente de médiums, Quintane glose (transcrit, traduit, commente) un texte anglophone décrivant la conception de Spicer. Celui-ci s’achève – véritable réflexe de l’archaïsme en poésie – par une référence à Heidegger : [Spicer] n’a jamais donné l’impression qu’il savait ce qu’était cette source extérieure ; however, from a Heideggerian position (d’un point de vue heideggérien) that source would be language itself (le langage lui-même) or possibly Being. Point (period).
Alors là, je dois dire qu’il y a tout de même un saut, car, comment peut-on passer de : je ne sais pas d’où ça vient (i.e. Je ne m’en soucie guère/Marchand de pommes de terre) à : prenons une position heideggérienne (au hasard, tiens, je prends une position heideggérienne, ou encore : bah, pourquoi ne pas prendre une position heideggérienne ? i.e. ça ne mange pas de pain, etc. – tout ça dans le however). Or, Spicer n’a pas ne serait-ce qu’évoqué une position heideggérienne, et il n’a pas non plus dit rien […]
En fait, sans évoquer le philosophe de Fribourg (se référant plutôt au poète Robert Creeley), Spicer a explicitement, dans ses Leçons de poétique, rejeté l’idée que la source serait « la langue elle-même », cette grande Muse heideggerienne. « La langue », chez Spicer, « fait partie des meubles de la chambre » ; ce « n’est pas quelque chose en soi » ; « c’est quelque chose qui est dans l’esprit [mind] du poète, et que le parasite (le poème) envahit ». La langue est donc un propre, un idiome composite et construit, qui fait « block » ; ce n’est pas un commun, a fortiori pas le grand commun. Ce qui est commun, ce qui circule en général et vient « envahir » le particulier, avarier la Privatsprache, c’est le « cours », qui a en anglais le même nom que « l’actuel » (current) dont les Muses chargent leur message, et qui, une fois transcrit plutôt que « manufacturé », fait les dis/cours – friture comprise. Dis/courir, sous ce rapport, c’est capter et détourner, véhiculer et faire disjoncter le cours. « Vaquer » : expérience singulière, expérience communePour achever de se convaincre de l’impropriété d’une « heideggerian position » sur l’inspiration spicerienne, il n’est que considérer l’image dans laquelle celle-ci se donne préférentiellement, le dispositif radiophonique. Chez Heidegger, la radio participe du bavardage mondain, de la dépense discursive, de l’existence inauthentique (il en est notamment question dans le passage où est introduit le renversement du « rapport de souveraineté »). Pour Spicer, comme le résume Quintane dans Crâne chaud (où le dispositif radio fournit un modèle au triangle de la valeur d’usage de la littérature), le poète est une « radio qui parle ». À l’instar des Muses archaïques, les voix entendues sur les ondes (qu’elles soient radiophoniques ou pas), « disent ce qui transite » (Quintane). Mais « the poet », dans ce schéma, n’est précisément plus le récipiendaire privilégié de ces voix. C’est un « agent », dit Spicer ; terme qui à la fois décloisonne la structure d’actance où sujet et objet se détenaient au sein du « rapport de souveraineté », et délivre le poète de toute « fonction sociale ». Entendre des voix, les transcrire, se faire l’agent de leur transmission, n’est pas une fonction spécialement poétique : Un poète, moi, dira que l’attention involontaire est le propre de la poésie. Mais n’importe qui d’autre dira : pareil que moi ! Oui, n’importe qui pourra reprendre cette phrase exaspérante de cour de récréation, car à peu près tout le monde sait ce que c’est que d’écouter la radio : du fin fond de la brousse avec des piles au casque devant l’ordi, tandis qu’on tripote son chat ou qu’on pile du mil, c’est une expérience commune, et qui peut être vécue même sans la radio puisqu’il suffit d’entendre une voix tout en vaquant […] L’expérience poétique n’est pas « expérience des limites », mais « expérience commune ». Le poème « n’est pas un ciel sur la terre mais manie un donné » – et ne pas être satisfait du donné ou de la donne, du set ou du cours, de l’état de la « chambre » ou de la circulation générale qui fait les « circonstances », c’est ce qui suscite, pour Quintane, le sujet d’un poème, qui n’est pas spécialement poétique ou lyrique, mais ordinairement « politique ». La radio, parce qu’elle est une image de « ce qui se dit », donc de ce dont « on dépend » pour dire, permet de penser l’inspiration pas spéciale, reçue « tout en vaquant ». « Vaquer » : ne pas spécialement écouter les voix, ne pas spécialement s’en occuper. « Vaquer » : faire le vide, mais pas sur le mode mystique de la dépossession ou de la kénose (« se vider », « ne rien savoir, ne rien avoir, ne rien vouloir »). Le « not really want not » de Spicer peut aussi se traduire pour nous : pas spécialement vouloir. Il dit un détachement qui ne soit pas une ascèse, un « léger relâchement qui permet[te] de ne pas se crisper, de ne pas s’angoisser, de ne pas dramatiser, de conserver [leur] ordinarité » à l’expérience et l’expression. Il dit un « abandon » individuel qui « se situe à l’intérieur d’un non-abandon commun – mais je m’emporte ».

2.3.3. Faire l’expérience. Principes d’une expérimentalité exotérique

Changement de paradigme = changement de position (place) : non plus le surplomb de la Grande Langue Poétique mais la mise à niveau. Une langue de locataire. Pour mon bien, elle me demanda si je n’avais pas envie d’essayer de faire ce que je ne sais pas faire. Je lui dis que oh non, c’était trop difficile. Elle insiste. En essayant, je finirais par réussir à faire ce que je ne sais pas faire, elle en est sûre, d’ailleurs est-ce que ce n’est pas ce que tu as toujours fait ?

2.3.3.1. Essais de « places »

La société est composée d’absolument personne – tous en habit. Par bonheur, pourtant : qu’est-ce que l’être ? il n’est que des façons d’être successives. Un poète, moi, dira que l’attention involontaire est le propre de la poésie. Mais n’importe qui d’autre dira : pareil que moi ! […] puisqu’il suffit d’entendre des voix. Je suis l’occasion de mon discoursImaginons Gérard de Nerval en lecture à Beaubourg : « Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé… » Qui, ne pouvant réprimer une joie sincère devant la possibilité d’un sort partagé, se lèverait pour crier : « Pareil que moi ! », ne contesterait pas forcément la singularité du poète depuis une morale austère, répressive de toute distinction ; il n’exprimerait pas nécessairement la vengeance du vulgaire face à la singularité saillante. « Exaspérant » comme le lecteur fétichiste de Chaussure, il poserait, pertinent du fait même de son impertinence, une version particulièrement acérée de la question-si, comme de la question-qui. Le « propre » du poète, quand il se prédique dans une antonomase princière, ou quand il se dit simplement d’une excellence anthropologique – « faculté supérieure à ressentir », à « regarder », à « entendre », etc. – s’expose à la contestation, par « n’importe qui », de son caractère exclusif, constitutif d’une expérience plus profonde, plus intense, plus authentique. Si l’inspiration poétique est entente des voix audibles par chacun·e, alors elle n’est pas spécialement poétique. Elle tient moins de la nécessité que de l’accident, moins de la fortune personnelle que de la rencontre entre un « stock » et un cours. Sous ce rapport, poète n’est plus le nom d’un sujet d’inhérence à une parole, une mission, une existence spécifiques. Mais pour Quintane, on l’a vu avec le modèle spicerien, il ne correspond non plus totalement ni au sujet classique d’attribution des discours (je suis l’auteur, le principe de ce que je dis) ni au sujet archaïque de leur conduction (je suis le vecteur occasionnel de ce qui se dit par moi, l’agent éventuel de ce qu’un autre dit). Et c’est peut-être dans cette brèche qu’une pratique, qui n’est jamais qu’une radicalisation des enjeux de la condition idiomatique ordinaire, peut valoir comme substrat de poésie. Elle fait du poète le sujet casuel des discours, dont le « propre » n’est pas de l’ordre de l’exception, de la singularité absolue, mais de la configuration : je suis le vecteur occasionnel de ce que je dis ; je suis l’occasion de mon discours. Une telle parole ne se laisse plus appréhender depuis le « rapport de souveraineté » (entre un parlant et « sa » ou « la » langue), mais depuis le réseau de dépendances généralisées qui véhiculent les discours : ce que dit le poète suppose toujours, pour vouloir dire, ce qui se dit. Substrat si peu spécial qu’on pourrait lâcher « le poète », renoncer définitivement à ce personnage toujours suspect de reconvoquer l’ordre ancien des « types d’hommes », des normes ontologiques spécifiées en missions ou en tâches.
Un « crash test dummy » – en français : mannequin d’essai de choc ou dispositif anthropomorphe d’essai, et familièrement : fantôme – est une réplique d’être humain à taille réelle, utilisée pour enregistrer des informations concernant les accidents et perfectionner, dans l’industrie des véhicules, les protections contre ces chocs. « Dummy », en anglais, signifie à la fois : mannequin, homme de paille, et idiot, comme le rappelle le titre de la célèbre collection « … for dummies » (« ... pour les nuls », en France), sous-titrée : « a reference for the rest of us » (« une référence pour nous les manants »). « Dummy », comme adjectif, est aussi associé à la facticité, à la feinte, au piège.
On pourrait aussi – ayant pris acte d’un usage persistant du terme, et cherchant à le libérer de sa solitude héraldique, ou simplement à l’aérer – en multiplier les usages, l’affubler de différents masques, le plonger dans différents bains, l’observer réagir dans différents milieux, bref : faire varier, avarier, tester « le poète ».
Cette mise à la question-qui de la figure archaïque est l’objet de gestes critiques qui, depuis la fin du 19e siècle, se sont provocativement identifiés à la poésie, transformant l’instance scripturaire du poète en agence discursive embarquée dans la langue des autres, au point que « poète » a fini par ne plus sembler désigner qu’une sorte de crash test dummy – expression dont des traductions possibles en français sont :
  • mannequin d’essai de choc,
  • dispositif anthropomorphe d’essai,
  • fantôme,
  • homme de paille pour sorties de route,
  • prête-nom pour expérience intense,
  • idiot de collision expérimentale,
  • andouille d’essai fracassant.
Lautréamont / Ducasse : une fiction de conversionLe plus emblématique de ces gestes-tests est peut-être celui d’Isidore Ducasse, qui, en 1870, intitule Poésies :
  • un corpus de phrases sentencieuses, autoritaires, définitives, qui jouent d’une intimidation de la capacité de juger (premier fascicule) ;
  • un corpus comparable, dont les phrases procèdent d’une réécriture de maximes de moralistes français des 17e et 18e siècles – mais aussi de phrases de poètes (Dante, Shakespeare, Lamartine, Hugo, Baudelaire), ainsi que de certains passages des Chants de Maldoror (second fascicule).
Ce faisant, Ducasse apparente la parole du poète
  • à celle de l’honnête homme, au maître de sa raison et de ses sens, supérieurement capable de discernement ;
  • à celle du maître – professeur ou démiurge – distribuant les prix, partageant les gloires, sauvant ou damnant tels auteurs, prenant à part et corrigeant tels autres, à commencer par celui des Chants, cet ancien testament.
Toute une tradition considère les Chants et les Poésies comme un « dispositif » (Ponge), un appareil ou un attelage, voire comme une « unité », les secondes constituant une « réplique » des et aux premiers (Breton). Ce qui autorise une telle lecture – en dépit du changement de ton et de nom, de hauteur et d’auteur –, c’est l’avertissement liminaire au premier volume des Poésies, par lequel Ducasse affirme, après l’exaltation du mal dans les Chants de Maldoror, un retour abrupt à la règle, aux valeurs, à l’ordre. Cette conversion annonce une correction de la langue des Chants – un passage de l’exubérance et de la prolixité à l’austérité et à la sévérité –, mais aussi une correction de leurs valeurs : Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie. Cette austère remise au bien et au propre est une « douteuse palinodie »,
  • d’une part, parce que l’inspiration des Poésies« trépied raisonnable » – ressemble à un simple renversement de la fureur des Chants« trépied désordonné » (Poésies, I) ;
  • d’autre part, parce que la réécriture des maximes est presque systématique (elles sont niées, inversées, radicalement contrariées), donnant l’impression, plus que d’une sincère profession de foi, d’un protocole méthodiquement vandale (Poésies, II).
D’une apocalypse l’autre, des Chants aux Poésies, Ducasse, « au fond », garde « le même ton » et « reste le même destructeur » ; il fait du passage du vice assumé à la vertu déclarée, du prête-nom à l’état civil, du personnage de fiction à l’honnête homme identifié à sa parole, une fiction de conversion (Quintane) à laquelle on ne peut pas tout à fait croire, puisque les principes dont Ducasse semble s’habiller ont la mollesse et la souplesse d’un gant réversible. « Plus de nature », des « régimes »Suraffublement, désaffublement, zèle du converti : Lautréamont pose en archange diabolique ; Ducasse en parangon de vertu. L’« espèce de démesure » de Ducasse dans l’adoption de la « nouvelle croyance est suspecte » (Quintane). Même l’état civil devient une place, un rôle, un masque, un costume. Un « soupçon de manipulation » s’insinue, que la rapidité de la conversion renforce. Il ne peut s’agir d’un « changement de nature », mais de la « simple modification d’un régime » : Car il n’y a plus de nature : il y a régime. Il n’y a pas d’Être, mais des modalités, des versions de l’être. C’est que la croyance n’est qu’une adoption durable – ou l’adoption une croyance provisoire. Adhérer très vite successivement à toutes sortes de croyances (c’est-à-dire de poétiques, ici) ne peut que faire sauter le bouchon de la foi. Dont acte. « L’adoption d’une croyance », « c’est-à-dire [d’une] poétique », est un test. Ducasse n’assume pas deux « natures » ; il essaie « très vite et successivement » deux « régimes ». Au plan des reproches platoniciens de l’Ion, il ne choisit pas entre l’homme possédé (Maldoror, l’archange diabolique) et l’imposteur (le plagiaire des Poésies). Il circule sous l’une et l’autre forme, passe pour l’un et l’autre, expérimente les deux valeurs. Toutes deux sont fausse monnaie s’insinuant dans un cours. Toutes deux sont des fictions, des feintes, des dummies. Aucune n’est fiable selon le canon moderne des vertus (sincérité, authenticité, originalité) : Le poète moderne dit qu’il peut être lui-même et un personnage de fiction. Ducasse signifie qu’il est lui-même un personnage de fiction. Duchamp n’aura plus qu’à emprunter cette voie. Duchamp en peintre, en artiste, en « dandy », en commerçant. Duchamp en joueur d’échecs. Comme le Rimbaud de Gleize, dont « la leçon […] serait : essayage intense et rapide de tous les costumes », et comme le Tarkos des « manifestes » successifs, Ducasse fait de la poésie une série de tests, où des dogmes provisoires sont assumés le temps de l’expérience, « sur des tons diversement définitifs ou apocalyptiques ». La préposition « en » dit ce caractère provisoire. En général, elle dénote la modalité (en do majeur, en vérité, en deux mots), les états ou dispositions passagères (en quinconce, en train de, en colère, en marche), l’affairement ou l’occupation transitoires (en rendez-vous, en service), le cadre d’une expérience ou son milieu d’inscription (en potager, en laboratoire, en pèlerinage, en HP), la forme temporaire (en fleur), l’artéfactualité (fabriqué en bois, peint en rouge) ; en particulier, chez Gleize et dans sa reprise par Quintane, elle dénote la pose, posture, fonction ou dignité (en majesté, en uniforme, en robe). Synthétiquement, c’est la préposition du changement de forme, mais d’une forme constitutive du sujet de l’éthologie, ou d’une « ontologie modale » pour laquelle il n’y a d’Être que ses « modalités », « versions » (Quintane) ou « façons […] successives » (Ponge). Dans un tel schéma, le travestissement est transformation, mais moins au sens d’une métamorphose que, comme dans l’art du drag, au sens de l’assomption d’une personnalité temporaire, fondée sur des « costumes » plus ou moins outrés, détournés, rendus « visibles en tant que tels ». Où personnalité est le nom d’une nomisma, d’un mode de circulation, d’un ce pour quoi on passe ; la composition personnelle n’est d’ailleurs identifiable que relativement à une currency de personne sociale, une devise d’identité qui la précède, à laquelle elle s’indexe pour s’en distinguer. Cette devise est un archétype – « fantasme », « représentation mythologique », « réalité sociale » attestée par le discours de la société sur elle-même, voire « rôle sur l’échiquier » de tel ou tel « champ » (Gleize). Un « costume » pioché dans la liste des costumes d’époque, et dont le support est un sujet, si on veut, mais au sens restreint, presque insubstantiel, de position fonctionnelle dans le discours. Le champ exploré par Ducasse est celui d’un jeu fluent d’identités, d’un sujet-du-discours chinant dans le magasin des personnes disponibles, occupant, « pour voir », différentes places, elles-mêmes « dérivées ou déviées d’une position énonciative reconnaissable ou couramment pratiquée ». Christophe Hanna, dans sa préface aux Sorties de Jean-Marie Gleize, propose d’appeler ces exercices « énonciations-en » : [E]n détective privé, en mathématicien, en rocker raté… où le « en » ne renvoie pas au cadre transformant […] mais désigne la position de départ transformée par l’écriture, dérivée ou « secondarisée » par elle. Le en de Gleize est une invitation à faire de la poésie un « objet de reconception », à la « concevoir-comme » (Hanna) ; c’est le foncteur d’un jeu de « désaffublement » par suraffublement ; il trivialise ce qui se place habituellement derrière cette préposition (la fonction, le statut, le personnage en représentation), l’insère dans une galerie de portraits, le renvoie à sa pose. Mais « le poète » demeure, et jouit d’un « incomparable privilège » lié à un sort spécifique dans la Modernité : n’ayant pas de costume propre, il est libre de « vaquer » : Les poètes savent (vaguement) que ce ne sont pas les poètes qui désormais habillent les poètes. Le costume des poètes est dans les lunettes de l’habitant non-lecteur, consommateur de moutarde et de spots en prime time. En plus, ce poète en costume n’est même pas un poète. Donc, c’est une image de rien. Alors laissons couler les images et vaquons à nos occupations. Libérés du souci du costume. Indiscernables. Débarrassé d’une forme propre, le poète n’est plus le grand missionné ou le clair voyant, mais celui qui toujours assume la charge ou le point de vue d’un autre ; ce n’est plus l’exfiltré de la communauté, mais l’infiltré dans toute fonction sociale ; ce n’est plus un format ontologique de l’expérience, ou la grande singularité dans un monde de quidams, c’est le substrat presque vide, quasi nu, que vient complémenter, occuper, habiter le personnel social dans sa diversité. Mais quand ce personnel est archétypal, quand cette diversité est échantillonnelle, ce qui fait la puissance de sarcasme (chez Duchamp, par exemple) est aussi ce qui limite l’exercice : naissant d’un monde de poses et s’adressant à un monde de poseurs, « le poète », posant posant, posent encore. Il n'est pas moins héraut d’avoir héraldisé le monde. Et son essai des costumes reconstitue, comme aux yeux du Baudelaire des « Foules », un « privilège incomparable » : celui d’être seul capable de se faire « à sa guise lui-même et autrui ». Instances biographiques « event-central »Quintane et Tarkos ne posent pas en… Leur essai de « places » ne tient pas du jeu de rôles mais d’une pratique expérimentale qui doit faire passer « de l’expérience qu’on fait » – expérience immédiate, empirique, subjective, incommunicable – à « l’expérience qu’on a » – expérience relatée, médiatisée, communicable –, en mettant une instance extérieure en charge de cette expérience dans le discours. Cette instance peut avoir je pour pronom, mais, loin du je personnel, c’est :
  • un je « cobaye » ou « hameçon », sujet/objet d’expériences, d’observations, de « réactions » ;
  • un je« intermédiaire » ou « général » (puisque « il n’y a pas de passé personnel pur, et [qu’]il est possible que le seul passé dont je puisse vraiment faire l’expérience soit le passé commun »), et qui est une sorte de je potentiel tapi dans le je actuel ;
  • un je qui trouve l’occasion de son propos dans une affection (« particulièrement défigurant[e] » ou spécialement dévastatrice, en tout cas par laquelle il est possible qu’on ne se reconnaisse plus) ;
  • un je-coordonnées, sujet/objet hypothétique n’existant que dans le cadre de rapports posés par l’expérience, supposés par un théorème, inscrits dans une équation.
Bref, le sujet de l’expérience est variable, insituable absolument et toujours à situer relativement ; inaccessible « directement », il doit être relaté, raconté-rapporté, parce que l’évidence du « j’existe » « ne prouve rien », n’éprouve rien : « on existe toujours quelque part à un moment donné ».
« Quelque part à un moment donné » : les instances biographiques, auctoriales, scripturaires sont « event-central » plutôt qu’« entity central » ; leur « existence » ne s’atteste pas dans un substrat constant mais dans une série d’occasions, d’accidents, d’aventures. On pourrait dire, jouant du mystérieux hellénisme du « Manifeste Chou », que ces entités sont des phores extérieurs, des supports objectivés de l’expérience. Cette insistance sur la situation objective de l’instance qui écrit est une façon de troubler à la fois l’évidence de la subjectivité sentante et pensante, et l’exigence policière et gestionnaire d’identifiabilité. Les notices biographiques que Quintane a longtemps fournies – c’est un exercice obligé pour qui circule publiquement sous la forme « poète » – tendent à la trivialisation du substrat de l’identité personnelle, faisant apparaître les invariants dans leur dimension d’evidences – en anglais : évidences attestantes, preuves confondantes –, en les revendiquant comme on revendique une action violente : Je m’appelle encore Nathalie Quintane. Je n’ai pas changé de date de naissance. J’habite toujours au même endroit. Je suis peu nombreuse mais je suis décidée. Notices biographiques de QuintaneÀ l’instar de la biographie expresse de Stein dans Crâne chaud (« une femme assez forte qui habita longtemps rue de Fleurus »), la notice biographique est, chez Quintane, dans sa forme laconique, nette et sans charme, comme une photo d’identité calibrée sur laquelle aucun écart, aucune fantaisie ne sont permis, et qui apprête n’importe qui en gibier de D.G.S.I. ; n’explicitant pas ses coordonnées temporelles et spatiales, on suppose d’ailleurs qu’elle s’adresse à une police qui connaît déjà son sujet.
De nombreux blogs, dans les années 2005, étaient consacrés à la comparaison des photos figurant sur les boîtes de plats préparés (« suggestions de présentation ») et de l’aspect réel du contenu de ces boîtes.
Dans sa version loquace, la notice biographique chez Quintane est aussi un jeu zélé sur le motif, une sorte de mieux-disant, une aggravation des formes de cet exercice incongru qui consiste à se présenter – donnant immanquablement l’impression de ce qu’on appelle, au bas des photos de plats préparés, une suggestion de présentation. Quintane bâcle, torche, sagouine la suggestion de présentation ; elle balance un bordel de faits sur un plan unique, aplatissant tout le relief des temps et des lieux : Je m’appelle Nathalie Quintane, Jeanne Quintane, Danielle Quintane, Nathalie et Jeanne Bérard, Danielle Bérard-Granet. J’ai vécu à Paris XVIIIe, XVIIe, Pierrefitte-sur-Seine, Montmagny, Domont, Dunkerque, Angers, Lisbonne, Beaufort-en-Vallée, Lardiers, Digne trois fois. Je suis poète, plasticienne, écrivain, étudiante, enseignante travailleuse salariée, sous-contrat aux Postes et Télécommunications, sous-contrat remplaçante, titulaire-académique, titulaire. Je suis née le 8/3/64, j’ai eu 16 ans, 8 ans, 24 et 32 ans, mes anniversaires les 8/3/71, 8/3/82, et 8/3/92, par exemple. J’ai envoyé des textes aux revues Magyar Muhely, R.R., Java, Nioques, Doc(k)s, Mohs, If, Action Poétique, Ovecmonapur, Aiou, de Littérature Générale, Perpendiculaire, Prospectus, numéros 91, 11, 15 et 16, 9 et 1.2, 3, 6, 0, 1, 11, 2, 5 et 8, 6, hiver 94/95, hiver 95/96. J’ai enregistré une cassette à Pernes-les-Fontaines pour Muro Torto. J’ai eu une bourse en juin de découverte il y a deux ou trois ans du C.N.L. Remarques, Chaussure, Jeanne Darc, s’écrit sans apostrophe, ont été publiés chez Cheyne, et P.O.L, P.O.L. Des extraits de Remarques, Chaussures, chez Cahiers de Nuit, à Contre-Pied. J’ai lu à Nice, à Nice, Avignon avec une table, à Paris, à Marseille sans table, à Digne-les-Bains avec une table, Martigues, Martigues, Ajaccio, Lyon, Rotterdam, Beauvoir-sur-Niort, Niort, Poésie dans un Jardin Littéraire, écrit-parade, Donguy, Temps des Livres, Poésie International Festival hors limites la Lanterne.
« How to basic » est le nom d’une chaîne Youtube qui publie des tutoriels pratiques pour cuisiner rapidement (ici, la recette d’une « pizza goût cheeseburger »). La plupart des vidéos donne à voir une débauche de plus-ou-moins-ingrédients projetés sur une table, résultant en un « plat » – littéralement, si par là on entend une « mise à plat ». (Lien)
Se présenter ainsi, c’est avarier, en la noyant sous un déluge de faits, l’objectivation biographique qui ne tient qu’à la distinction catégorielle de ces faits – un certain ordre – par exemple l’attelage métier-nationalité, cet identifiant biographique si courant, que Tarkos arrache à son élément et reproduit sous forme de liste dans Anachronisme. La vie, ainsi étalée, est une généralité « disparate », une somme mal ordonnée de « circonstances extérieures ». Début est la somme d’un certain nombre de refus disparates ; ça donne un livre disparate non linéaire peu croustillant sur une enfance générale (la mienne et d’autres) intitulée autobiographie parce que, comme tout le monde, et pas seulement les gens qui écrivent, ma vie gagne en généralité au fur et à mesure qu’elle passe. Tu me diras mais ça, ce sont des circonstances extérieures. Eh bien oui, ce sont des circonstances extérieures, toute littérature est de circonstance comme dirait l’autre, je suis une circonstance extérieure et ce n’est pas parce que je suis « poète ». « Devantures », « postures », « circonstances extérieures »Dans l’énoncé « je suis une circonstance extérieure », c’est un certain régime de la dicibilité de l’expérience qui se voit contesté – qu’on peut appeler régime ontologique. Le verbe être s’y trouve, à la James ou Wittgenstein, fragilisé dans sa valeur existentielle ; ce n’est pas le grand liant du métaphysicien, c’est d’abord une copule, un « syncatégorème » (un terme au mode de signification relatif) ; il fait partie du jeu, n’en est ni le cadre, ni la règle, ni l’arbitre. C’est le plan idéal de l’expérience totalement sécularisée : « être » – verbe ou substantif – ne joue plus comme tutelle onto-théologique, garantie universelle sur les discours et les expériences, orbe interdisant les sorties et les conversions, et condamnant les mannequins d’essais de choc à un habitacle unique. Tarkos […] sera toujours plus complexe que ce à quoi on voudra le réduire successivement. Il avait cet avantage – et cette souffrance – que l’Être (pour cette fois, j’emploie le mot) l’avait quitté assez vite une bonne fois pour toutes, et sans retour. Il n’est pas. Il n’est jamais. Il n’est donc pas d’avant-garde, pas plus que d’arrière-garde. Peut-être qu’il aura juste été une succession de postures, de devantures […]
Sur une page du carnet intitulé « Réflexions » (IMEC, TRK5, ca. 1988), Tarkos écrit : « Je suis sincère. Je désire être sincère. Je pense être sincère. Je veux être sincère. […] Sincèrement, je vous dis que je ne suis pas sincère. Quels sont les mensonges nécessaires à la sincérité :- croire que “je” existe ; - croire que “je” pense “quelque chose” ; - croire que ce quelque chose correspond à ce que j’exprime. »
« Posture » sans substrat, « devanture » sans magasin, homme de paille ou dispositif anthropomorphe d’essai, Tarkos serait un « continuum accidentel », « un effondrement prolongé d’accidents », « la répétition incessante d’une série d’accidents, d’accidents plus ou moins longs […] qui se succèdent sans un ordre, sans une organisation, sans un lien, sans relations ». Il conduirait une batterie de tests jusque dans le mur pour l’intérêt du choc – heuristique du crash test, du plantage, de la sortie de route : « il y a des trous, autant en faire l’expérience ». Le jeu des poses, fondé sur un substrat constitué, serait remplacé par un jeu à places indéterminées, auxquelles on s’attacherait passagèrement mais solidement ; un jeu de « dispositions », de « croyances provisoires » dures comme fer, de « (re)conversions » et de « reconceptions », dont le sujet générique – un « en tant que rien de spécial » – pourrait être le point de départ d’expériences qu’on n’assimilerait pas immédiatement à un vécu personnel. Mais « en tant que » et « rien de spécial » ne s’excluent-ils pas ? La position non spécifique est-elle tenable ? Peut-on se signaler dans l’ordre social sans se spécifier dans le discours ? En somme, la place indéterminée est-elle occupable ? Dans la trinité de Tomates (« en tant qu’enseignante », « en tant qu’écrivain », « en tant que rien de spécial »), c’est précisément la place depuis laquelle un crash est possible, pensable : « pan dans les dents ». Si « poésie » est ce qui s’écrit depuis cette « place de non-spécialiste » évoquée dans l’entretien avec Marie Richeux, assumer ce « rien de spécial » dans l’écriture revient à faire de la poésie, et « le poète » est un « rien de spécial » caractérisé, un mannequin d’essai générique, le sujet-supposé d’un discours, qui, en ne sachant pas ce qu’il est, sait ce qu’il fait – ou, version tarkossienne : en ne fondant pas ce que je dis sur un sujet stable, j’affronte ce que je dis. Ce sujet cobaye, c’est finalement celui d’un empirisme radical qui ne distingue pas expérience vécue et expérience menée, puisque pour lui toute situation (réflexivement vécue) est avant tout mise en situation (empiriquement éprouvée). C’est d’ailleurs son caractère empirique qui intéresse le plus Quintane dans la philosophie : J’adore les exemples des philosophes, ces moments où ils se voient contraints d’imaginer ce que sentirait ou penserait un aveugle à qui on aurait coupé les bras et une jambe et qui aurait adopté un chien ! […] Dans […] Remarques, Saint-Tropez, mais aussi Crâne chaud ou Tomates, […] l’aveugle à qui on a coupé les bras, une jambe, et qui a adopté un chien, c’est moi). Plus ou moins parce qu’évidemment la plupart de ces « expériences » sont, écrites (avec virgule) ; c’est la phrase qui me coupe un bras ; c’est la phrase qui me fait adopter un chien. Intéressons-nous maintenant à ces « expériences de phrases ».

2.3.3.2. Essais de « phrases »

C’est moins relativisme que chose posée à côté d’une autre qui n’y était pas, sans souci de provoquer quelque choc que ce soit. [J]e travaille un tout-venant qui, par situation plus que par vocation, devient littéraire. Au tout début de Crâne chaud, Quintane, entre captatio benevolentiae et « critique intégrée », détermine le sujet de son adresse (potentiellement « tout le monde », i.e. n’importe qui), et fournit deux réceptions-patrons de son livre : a) Crâne chaud est « expérimental » (Quintane y mène une expérience) ; b) Crâne chaud « sent le vécu » (Quintane y fait part d’une expérience, voire parle d’expérience) : Ce qui suit concerne tout le monde – en ce sens, et comme on le verra ultérieurement, je n’ai pas pris de risque. Je ne dis pas que l’ensemble soit pépère : on pourra toujours continuer à me reprocher les sauts du coq à l’âne, les problèmes de ponctuation, les allusions obscures, les paragraphes trop longs et les chapitres trop courts, etc., on pourra toujours tâcher d’excuser tout ça par la poésie, dire que ce n’est pas grave puisque c’est expérimental, ou dire au contraire que c’est du lourd, que ça sent le vécu, la tranche. Je vais résumer mon point de vue simplement : ce n’est pas parce que ce n’est pas pépère qu’on ne peut pas le lire, si tant est que ce ne le soit pas – pépère. Expérience vécue, expérience menéeL’alternative entre expérience vécue et expérience menée est rejetée, comme sera discrètement contestée la distinction entre expérience intellectuelle et expérience sensible. Dans un autre passage de Crâne chaud, Quintane, écoutant l’émission de Brigitte Lahaie où celle-ci vulgarise les questions de sexualité, constate qu’on y entend, « le plus souvent, ce qu’on n’a jamais vécu et que d’autres, plus expérimentaux, ont engagé ». Où l’on attendrait, pour caractériser le « vécu » sexuel, le terme expérimentés, le terme substitué trouble à nouveau la distinction commune entre ce qui s’éprouve empiriquement et ce qui s’essaye méthodiquement, ce qui s’expérimente et ce qui s’expérience. C’est qu’il n’y a pas, pour Quintane, de solution de continuité entre « l’expérience [...] apprise » et l’« expérience [...] faite » : « la première […] conduit directement à la seconde ». Ébauchons les contours du type d’expérience qui, pour Quintane, à la fin des années 90 et de nouveau dans les années 2010, peut recevoir le nom de « poésie ».
  • D’un côté, insistance sur
    • la dimension conjoncturelle des commencements, thèmes, motifs ni totalement choisis ni totalement imposés, ni totalement nécessaires ni totalement fortuits (anecdotes embrayeuses de « démarrages critiques », affections déclencheuses d’« embarras de pensée », prétextes légers ou symptômes lourds de sens),
    • et sur le caractère erratique et cursif du processus d’écriture : absence de propos et de projet (d’à dire et d’à faire constitués), notation au jour le jour, sans anticipation ni projection.
    Une formule de Crâne chaud à propos de l’appareil conjugal résume cet aspect du travail : loin de fournir les « conditions » et de réalisation d’un rêve de vie bonne ou un « socle stable » pour l’édification d’une vie juste, le couple produit nécessairement ses conditions, dans la mesure où ce qu’il conjugue, ce sont des « agents de rapports imprévus, sérendipiens – sérendipiens c’est-à-dire poétiques, puisqu’ils arrivent en cours de recherche. » Le « poétique », comme rarement chez Quintane, se voit positivement caractérisé ; c’est un mode de composition exploratoire, qui trouve, dans la mise en rapport d’éléments disparates, ce qu’il ne cherchait pas, fait confiance au mouvement constituant de la pensée dans ou par l’écriture.
  • D’un autre côté, insistance aussi grande sur le caractère procéduriel des modes de composition, que les livres, surtout jusqu’au début des années 2000, rendent explicites, en reprenant des éléments du jargon de la pragmatique scientifique (« essais », « dispositifs »). En contradiction apparente avec la recherche sérendipienne, la « poésie […] est une pensée critique et la programmation de ses effets chez le lecteur » : elle ne trouve peut-être pas ce qu’elle cherche, mais elle s’accorde à une visée pratique, et place son adresse, donc son environnement de réception, au cœur de sa démarche. Elle est peut-être erratique et sans objet propre, mais elle est appliquée : si le rapport établi – par exemple entre deux termes éloignés ou opposés dans le corpus commun – a pour effet de « poser un diagnostic », alors il « est poétique ».
Des deux côtés du spectre – processuel, procéduriel – toute expérience est décrite comme complexe, construite ; aucune n’est ontologiquement simple, immédiate, pure d’arraisonnement ; toutes procèdent de la conjonction d’un divers, de la mise en relation d’éléments hétérogènes : écologie domestique et autonomie politique (Tomates), connaissance sexuelle et déprofessionnalisation de la littérature (Crâne chaud), manifs dépeuplées des vivants et manifestations des morts (Descente de médiums), etc. Ces couples sont à traiter comme celui d’« oubli ET littérature » : Quintane n’étant pas spécialement sachante ou connaissante, et ne pratiquant pas les « grosses questions », c’est la relation entre les deux termes qui constituera l’objet de l’expérience, la copule et contenant en puissance un tas de relations prépositionnelles fécondes pour penser des « rapports imprévus » (l’autonomie politique sous l’écologie domestique, les manifestations des morts dans les manifs des vivants, la connaissance sexuelle par la déprofessionnalisation de la littérature, etc.). Pour Quintane, qui a lu William James et John Dewey – et les a même peut-être relus lorsque, dans les années 2010, sous l’influence de Jean-Pierre Cometti et des animateurs de la maison « Questions théoriques », la philosophie pragmatiste l’a de nouveau requise –, « avoir une expérience [to have an experience] », c’est la « composer » comme « tout » à partir d’éléments ontologiquement distincts. Mais les « relations » qu’une telle composition établit sont elles-même un « matériau [stuff] » que le « courant » ou le « flux de l’expérience [stream of experience] » travaille, processe, agence, articule comme si les catégories aristotéliciennes étaient devenues des cubes syntaxiques. Rien, dans cette conception, ne défère à ce que nous avons appelé le régime ontologique de la dicibilité de l’expérience :
  • les prépositions et conjonctions sont aussi déterminantes que les substantifs et les adjectifs ;
  • les « abstraits » et les « concrets » « confluent », rendant inopérante la distinction classique entre expérience intellectuelle et sensible, philosophique et poétique ;
  • la copule « est » n’est pas spécialement en charge du déterminatif, de l’existentiel ou du véritatif, elle fait partie de « l’ensemble des connexions offertes par l’expérience », sur un site en friche, la légopole explosée d’un « réel » où « rien […] n’est absolument simple ; toute parcelle de l’expérience, si petite soit-elle » n’est pas un totus in toto en vertu d’une infinie communication des idiomes, mais « un multum in parvo par ses relations multiples ».
Une expérience « eue » est complication d’un donné par appariement, ajointement, addition, séquencement, recomposition. Elle n’est jamais un face à face avec « la chose [the thing] » ; elle est essentiellement relative ou relationnelle. En ce sens, avoir une expérience n’est pas une activité spécialement ou fondamentalement expérimentale – mais peut-être « pépère[ment] » telle.
« N’importe quoi, mais pas n’importe comment »On retrouve chez Quintane ce « souci de copule », et cette heuristique des « petits bouts », cette intrication du continu et du discontinu, du processuel et du procédural, de l’opératoire et du manipulatoire, du digressif et du cadré, du cursif et du séquencé, pour lequel il n’y a pas d’objet de la pensée à proprement parler, mais des « embarras de pensée », des pelotes de perceptions et d’intellections. D’ailleurs, peut-on écrire sans protocole ? Peut-on d’ailleurs manger sans protocole ? Se balader dans une ville sans protocole […] ? N’importe quoi, peut-être, mais pas n’importe comment. Le « n’importe quoi » du propos – tels sujet, objet, thème, anecdote, phrase, mot – est solidaire d’un n’importe pourquoi de l’intention ; tous deux ressortissent aux raisons personnelles, qui sont à la fois privatives (insondables, inexplicitables, incommunicables), et qui, si elles ne sont jamais sans pourquoi, ne sont pas élucidables en terme d’origine, de source ou de racine : D’abord, je ne vois pas pourquoi je vous reconnaîtrais le droit d’essayer de me sortir les vers du nez, à propos de ma fantaisie ou que sais-je, de me demander pourquoi tel sujet plutôt que tel autre, pourquoi telle couleur et d’où ça vient (arbre, source). Vous n’avez pas besoin de savoir, ni moi non plus, pour quel motif j’ai pris ce thème, triste ou gai, horrible ou gracieux, éclatant ou sombre, étrange ou simple. L’important c’est le comment, pas le pourquoi. Le « tout-venant » des livres de Quintane est un de-n’importe-où-venant : phrases ordinaires, formules dont l’auteur importe moins que l’autorité, choses vues ou entendues, associations d’idées ou de termes suscitées par un pré-texte personnel, environnements lexicaux suggérés par l’actualité, clichés mal dégrossis, tous objets d’un hasard plus ou moins « charpenté », tous supports de variations phonétiques, de coquilles, dérapages (termino)logiques plus ou moins contrôlés. Tout va, tout vaut, rien ne veut rien dire… …à condition de n’être pas seul. Tout s’appareille pour signifier ; aucune relation n’est naturelle – « la littérature », elle-même, « ne peut pas grand-chose […] seule ». Le matériau des expériences quintaniennes est donc retraité, déplacé, remonté : ces phrases sont analysées, confrontées à d’autres, ces formules retravaillées, retournées, ces choses vues sont « recadrées », ces associations inscrites dans un corpus, ces clichés dégrossis, ces environnements lexicaux constitués en pelote de symptômes. Un « diagnostic » poétique peut bien se poser sur « n’importe quoi » pour n’importe quelle raison ; il convertit tout problème de quoi et de pourquoi – souci de métaphysicien – en problème de comment – rôle finalement classique de la « poétique », cette science dont « l’objet est précisément [l]a méthode ». En régime poétique, tout a du sens précisément parce que rien n’a de sens en soi :
  • au plan de l’expérience vécue, chacun a à faire avec un courant continu sans séquences naturelles, un flux sans pointillés ;
  • au plan de l’expérience menée, la méthode est une « poétique généralisée », qui n’a pas à faire au trésor de la langue mais au casino des discours qui se jouent, s’échangent, se prisent, sans qu’aucune devise ne garantisse les usages et les normes du sens.
De n’importe quoi une pelote se tire ou une toile se tisse. La poésie n’est pas spécialement libre-associatrice ; c’est le monde entier qui l’est. Le discours des strict-parleurs juridiques, scientifiques, politiques, repose sur un lexique constitué en système d’alliances et d’oppositions, se fonde sur des corpus de collocations qui rendent coutumiers et familiers non seulement des termes, mais des articulations entre ces termes. Aussi n’est-ce pas tant sur les termes du pouvoir – son quoi – qu’il faut poser un « diagnostic » ; c’est avant tout sur son comment, les articulations que son discours autorise et imprime à l’usage commun. Dans un monde où les problèmes sont de poétique, « le lexique n’est pas une solution ». Il n’y a pas d’un côté la « Grande Langue Poétique » et de l’autre le vocabulaire qui fait la communication vulgaire, dont la politique serait le monstre. C’est la même « pâte » qui sert à faire des poèmes et des lois Travail ou Immigration – par ailleurs tout le monde réforme, transforme ; tout le monde y met les formes. Si tu ne t’occupes pas du comment, le comment s’occupe de toi. Le pouvoir « compos[e] [des] ambiance[s], [des] espace[s] rhétoriques (euphémismes naturels, périphrases, métaphores, proverbes, tautologies ») ; les tortionnaires et les bourreaux de la Guerre d’Algérie ont leur « poïétique » (dont les ressorts sont communs à l’honnête homme et au poète : « mots d’esprits », « métaphores »), le maintien de l’ordre et l’anti-terrorisme leurs « dispositifs », l’État a son « poème », le discours politique ses modes de détournement et de retournement. Et comment en serait-il autrement ? « A-t-on jamais lancé un combat sans grammaire ? » A-t-on jamais écrit (des poèmes, des lois), mangé (du manioc), fait pousser des tomates, surmonté une rupture amoureuse, « réformé le monde visible » , « sans protocole » ? Des expérimentations sont conduites dans les ZEP, des doctrines de maintien de l’ordre sont éprouvées dans les DOM, sur les ZAD. Tout le monde a ses « protocoles », et l’expérimentalité n’est pas en soi une valeur distinctive : Les militaires pensent et agissent d’un coup. C’est : littérature. Ils ne nous donnent pas que des titres pratiques ou un lexique mais, en douce, des modèles tactiques, cependant que nous faisons nos découpages et nos collages avec fuck war. « Modèle tactique » de Grand ensemblePérusons Grand ensemble, ce livre hétéroclite, sériel et juxtapositif, où les approches formelles se multiplient pour explorer une mémoire personnelle-collective à partir des non-dits familiaux et de la chape commémorative posée sur la Guerre d’Algérie à l’occasion de la célébration de l’amitié franco-algérienne. À aucun moment, la critique de Quintane des éléments de langage (linguistiques, visuels) de cette commémoration amnésique et lénifiante ne semble se satisfaire du mode frontal du type « découpage et collage avec fuck war ». Elle élabore au contraire un « modèle tactique », en partie inspiré par la contre-insurrection de l’armée française en Algérie : les éléments y sont retournés et détournés, filtrés et infiltrés, contrôlés et piratés, divisés et mis en rapport. Le titre des différentes parties donne des gages d’expérimentalité ; en leur sein, le travail est de renseignement, de redisposition et de recontextualisation, d’information :
  • Les « dispositifs » – euphémisme de guerre – sont des modèles de rapports de R.G. : observation, description, transcription (en l’occurrence de films projetés lors de « L’Année de l’Algérie »).
  • Le « roman » – métaphore nationale – fait une apparition littérale : il vient avec son appareil éditorial, indiquant que c’est bien une expérience de roman en vase clos qui est menée là, expérience à la fois sèchement analytique et saturée de détails réalistes, tissée de chapitres à dimension propositionnelle et de dialogues sortis d’une « méthode de langue » française pour étrangers (avec tout ce que la supposée neutralité communicationnelle des échanges et des situations charrie d’idéologie). Bref, le roman, intégré tel quel à un ensemble hétérogène, apparaît dans sa qualité d’expérience formelle, de biais spécifique ; lieu d’une « une heureuse rencontre » entre le quelconque et l’improbable, le vraisemblable et la fiction, c’est en fin de compte une machine à tout faire signifier sans jamais rien dire.
  • Encadrant le « roman », des « faux-barrages » – terme emprunté à l’« ambiance rhétorique » de la décennie noire – tentent d’interpeller ou de filtrer les gros porteurs mémoriels (familiaux-nationaux notamment).
  • Enfin, des « grands récits » décortiquent des éléments du Grand Récit national, qui met le passé au profit d’un « présent général » (le déduit), en proposant des récits logiques alternatifs où des éléments plus petits, à échelle praticable, conduisent à une mémoire nouvelle de faits, gestes, phrases, qui n’ont pas été directement vécus.
Ici, donc, les formes de l’histoire nationale, militaire, coloniale sont traitées comme telles, à la fois procédures stratégiques et écritures politiques, « fables » et « agencements » ; en les relatant, Quintane rend tangible qu’il y va, dans la fête commémorative, d’une opération de maintien de l’ordre, et rend visible ses « dispositifs ».
Dispositif, concept-clé du pragmatisme anti-hermé­neu­tiqueLe cachet technicien du terme « dispositif », d’abord dans les sciences, puis en philosophie (Foucault, Delzeuze, Lyotard), n’a pas totalement disparu aujourd’hui, et une requête du terme sur des corpus des « années 10 » (dont l’image ci-contre donne une idée des débuts) renseignerait probablement sur la prolifération du terme et le goût de l’époque pour ce genre dénominations neutres : dispositif Épervier, Vigipirate ou Sentinelle, dispositif policier, anti-émeute, dispositif anti-SDF, sans oublier le « DNA-HU : Dispositif National d’Accueil » des migrants. Dans une perspective révolutionnaire, on dirait volontiers que le terme est passé à l’ennemi.
Voisins de droite les plus fréquents pour le terme « dispositif » dans le corpus francophone de l’Université de Leipzig (2012) : policier, expérimental, sécuritaire, d’aide, d’accompagnement, législatif, militaire, Scellier (optimisation fiscale), d’alerte, scénique, électronique, spécial, tactique, Épervier, d’accueil, spécifique, fiscal, juridique, etc.
Dès le début des années 2000, pourtant, « dispositif » revient, chez les introducteurs du pragmatisme en poésie, spécialement Christophe Hanna et Olivier Quintyn. Alors que, chez les théoriciens des années 70 et notamment Foucault, un dispositif était essentiellement subi (il participait, en configurant des éléments de discours, de savoir et de pouvoir, de la contrainte et du contrôle des subjectivités), le « dispositif poétique » retrouve une « agentivité » : c’est une composition de « pièces rapportées, de natures différentes […] dans le but de produire un effet, de “fonctionner”, de circonscrire un problème local et tenter de le surmonter ».
32 – Capture d’écran des résultats d’une requête sur Annis pour le terme « dispositif » en contexte, dans quelques corpus francophones (annodis, chambers-rostand, frantextet valibel) jusqu’à 2003.
Hanna, dans Nos dispositifs poétiques, se réfère explicitement à celui qui, le premier, a fait un usage du terme en lien direct avec la poésie : Francis Ponge, dans un texte de 1946 intitulé « Adaptez à vos bibliothèques le dispositif Maldoror-Poésies ». Chez Ponge, cet usage est partiellement ironique : empruntant au genre de la réclame, il vante les mérites de l’œuvre de Ducasse en quelques slogans, et insiste sur le « contexte cognitif cible » (Hanna) du dispositif : la « bibliothèque personnelle », élément du confort bourgeois (si on entend par là le meuble sur mesure).
Publicité pour un « dispositif breveté » d’embellissement du nez (ca. 1940)
[P]our peu que vous possédiez d’autres livres, il devient indispensable d’en pouvoir neutraliser l’effet au besoin. […]
Munissez votre bibliothèque personnelle du seul dispositif permettant son sabordage et son renflouement à volonté. […]
Ouvrez Lautréamont ! Et voilà toute la littérature retournée comme un parapluie !
Fermez Lautréamont ! Et tout, aussitôt, se remet en place…
Pour jouir à domicile d’un confort intellectuel parfait, adaptez donc à votre bibliothèque le dispositif MALDOROR-POÉSIES. […]
La réclame, forme sécularisée de l’éloge, est une incitation à faire une expérience de lecture on ne peut plus éloignée du paradigme herméneutique. Il ne s’agit pas de convertir à Ducasse, de sauver le lecteur, de lui recommander un travail interprétatif sur le Livre, mais de lui faire essayer un dispositif à l’efficacité pratique : correctement activé, il « neutralise » tous les autres livres. Ouvrez Lautréamont, refermez-le : constatez vous-même. Forçant le trait, on pourrait dire que, où le schème herméneutique de la lecture-interprétation prescrit une sempiternelle « conversion à la littérature » sur le mode : prends le livre et mange-le, le schème pragmatique de la lecture-consommation promeut une confiance dans l’« action directe » et la force du « dispositif » : placez le livre dans la machine et laissez agir. De ce nouveau type d’objets poétiques, il ne faut plus dire qu’ils « signifie[nt] », mais qu’il « FONCTIONNE[NT] » (Ponge). Ils ne renferment pas un contenu de vérité mais effectuent une « vérité pratique » (Ducasse). En même temps, chez Ponge, le sarcasme point : les « possibilités d’action » du dispositif « dans [le] milieu » sont surprenantes, mais elles peuvent être mises au service d’un maintien de l’ordre, de la perpétuation d’un « confort intellectuel ». C’est la puissance propre du dispositif : il s’adapte. Ce n’est pas lui qui, à proprement parler, opère, c’est la différence produite avec un corpus d’inscription et un lecteur-utilisateur (qui en est le véritable activateur). En ce sens, le dispositif est « plus performatif que rhétorique » (Hanna) : il n’a pas la puissance d’un effet produit sur, mais tient son effectivité d’une rencontre avec un contexte de réception, un environnement de référence, un horizon d’attente : Les dispositifs [identifiés par Hanna dans Nos dispositifs poétiques, ndr] sont tous intéressés au monde autrement que par un « engagement » thématique ; ce sont des systèmes, ou plutôt des agencements, compréhensifs ; ils n’ont pourtant pas pour but d’offrir un sens ou une vérité, mais se confondent avec une position et sont conçus « comme des outils ou des disciplines d’inquiétude sémantique et de méfiance sociale ». Parce que sa composition est d’emblée orientée vers l’usage, le binôme Maldoror/Poésies forme bien, aux yeux de Quintane, un dispositif : Ducasse anticipe la « réception » de son texte, en « incluant le lecteur et la programmation de la lecture comme construction à part entière et non simplement motif » (Quintane). Mais « programmer les effets », anticiper la réception, c’est aussi bien écrire ; et écrire, c’est aussi bien construire – et pas simplement instruire un sujet, un thème, comme on instruit un cas au tribunal. En un sens, appeler ce type de procédures « dispositif », c’est les noyer dans leur baptême : en littérature, en poésie, le label expérimental est la voie la plus sûre vers une considération polie qui ne s’embarrasse pas de lecture. Je veux bien qu’on mette en avant le « dispositif » – pour Ducasse, par exemple –, mais enfin, le dispositif a lieu par, ou plutôt dans, des choix d’écriture, pour dire les choses platement. Poésies est tout autant « écrit » que Maldoror. Alors c’est sûr que c’est un texte de montage, de trafic de citations, un texte de truand, mais vous me mettez le « style » Poésies sous les yeux, je le reconnais immédiatement ! Je l’ai reconnu dans les retranscriptions des tables tournantes, de Victor Hugo ! En insistant sur le fait que ce qui s’appelle dispositif, dans le cas des Poésies, peut aussi bien être qualifié d’écriture, Quintane semble reconduire Ducasse dans « l’enclave littéraire », mais peut-être le sort-elle avant tout de l’enclos expérimental ; que l’action dispositale soit chez lui une affaire d’écriture signifie en premier lieu que, dans les Poésies, le code d’exécution est aussi bien un code d’emploi. Car les Poésies n’agissent pas ésotériquement, dans le secret des leur recette ou de leurs sources ; elles travaillent le matériau le plus profane, le plus commun qui soit : des phrases, formules, façons de dire, vérités générales aux tournures quasi proverbiales. L’agence scripturaire qui fait les Poésies n’est pas un automate, c’est un idiomate : l’utilisateur d’un texte, le bricoleur d’un corpus, le trafiquant d’un langage. En ce sens, les Poésies sont un modèle d’expérimentalité exotérique ; elles « mani[ent] un donné » disponible et ne cachent pas les ressorts de leur opération.

2.3.4. Des « essais de phrases » aux « tests de lecture »

Cartographier l’Empire, pour un poète, c’est, par exemple, recenser ses énoncés – la carte de l’Empire est la liste de ses énoncés. [L]a polysémie commence là où commence la sémie, ce que je dis est ce que je dis et ce que je ne dis pas, trouvez ce que je ne dis pas, vous tomberez éventuellement sur ce que je dis.

2.3.4.1. « Relever les contextes, vérifier les formules »

Chacun, le plus souvent, travaille et s’acharne séparément soit sur les progrès de la formalisation mathématique, soit sur les variations, montages, autour de : Bougnoul va niquer ta race, etc. (ex. : va te faire sucer) ; le matin, sur un problème logique ou mathématique (tant que le cerveau est clair) ; le soir, sur Va niquer ta race (quand le cerveau est trop chaud pour les maths), mais qui travaille réellement sur la liaison entre les deux ? Qui tente d’établir des connexions ? Qui propose la formalisation mathématique de Dégage sale Arabe sinon je te coupe les couilles et je te les fais bouffer ? Qui s’attaque à la poétique de ça ? D’abord, réintégrons les Tables dans l’œuvre de Hugo. C’est facile : elles ont la fermeté et la furie des Poésies de Ducasse et viennent, comme elles, d’une dictation (en effet, Isidore a pris des phrases d’un peu partout et les a trafiquées). « Trafic de phrases »Une poésie procédurielle mais écrite, à la fois « ferme et furieuse » : en rapprochant, sur un plan « stylistique », les Poésies de Ducasse et les Tables de Hugo, Quintane désigne le régime énonciatif commun aux deux œuvres. Et dans la mesure où toutes deux sont issues d’une « dictation », ce régime commun tient à un commun corpus d’emprunt, constitué de phrases sèchement apophantiques, de formules judicatoires ou propitiatoires, mais en tout cas définitives. Ce qui identifie les deux œuvres, ce n’est donc ni leur contenu propositionnel (le quoi), qui serait le reflet d’une intention (d’un pourquoi), ni même leur manière, au sens classique (le « style » des Tables et des Poésies, à l’échelle des phrases elles-mêmes, tient à des interventions ponctuelles plus qu’à des formes ou des tournures qui, elles, sont données) ; ce qui identifie les deux œuvres, c’est leur méthode. Les Tables de Hugo, en déléguant à un dispositif – au centre duquel se trouve la compétence d’un tiers (Alexis, le médium) – la charge de transmettre et d’interpréter les « mots », règlent procéduriellement la question du quoi et du pourquoi, l’annulent comme objet de la poésie. Le médium, phore extérieur, prend mécaniquement la place dévolue au poète dans le schème archaïque : c’est le sujet-véhicule, l’intermédiaire, l’herméneute. La Table, elle, en tant qu’elle constitue un dispositif, « tient lieu » de « métaphysique », voire de sujet métaphysique : c’est le support de réflexion de l’expérience. Le poète, lui, n’est qu’un commensal ordinaire : il prend ce qu’on lui donne. Sa prérogative devient secondaire, pinailleuse et critique : il filtre, il trie. Mais l’opération principale ne se situe pas au niveau des « mots ». La question du comment remplace celle du pourquoi quand la granularité change : comme Victor, « Isidore a pris des phrases d’un peu partout » ; Victor les a notées, consignées, et redistribuées, Isidore « les a trafiquées. » Des phrases et pas des mots – car les mots seuls « ne veulent rien dire » (quand ils prétendent vouloir dire, ils deviennent des valeurs-devises, comme « authentique » ou « poétique »). Si la phrase est l’élément de la composition ou du « trafic », c’est qu’elle est la seule valeur courante en terme de discours, et qu’on ne peut précisément trafiquer que ce qui a cours ; une devise ne se trafique pas. L’unité de jeu de Ducasse dans les Poésies, et de Quintane après lui, n’est pas la phrase dans sa dimension normative et technique, mais dans sa dimension discursive, ordinaire, « quelconque » ; sur ce plan aussi, toute phrase est « fabriquée », depuis des modèles, des « formes » de phrases. Ce qui s’est mis en place avec Jeanne Darc, c’était que le travail littéraire était indissociable de l’abject quelconque politique français en particulier mais pas seulement, et que ce quelconque, littéraire et politique, c’était des phrases, des phrases fabriquées par d’autres ou fabriquées par moi-même, qui suis un autre autre, comme dit l’autre, des phrases quelconques parfois soumises à l’entraînement littéraire, rudement soumises ou parfois peu ou parfois pas, et de voir jusqu’où ça nous entraîne, tout ça, et combien de mots il faut pour couvrir un « bon mot », combien de phrases il faut pour divertir une phrase jusqu’à ce qu’elle ait un cachet littéraire, un cachet narratif contemporain, un cachet poétique, quelle forme pour que la propagande fasse encore jouer ses muscles, quelle autre forme pour qu’un burlesque la renverse cul par dessus tête, etc. Mais Ducasse était un champion de ces essais sur les phrases, de ces expériences de phrases, qui n’avaient rien d’un jeu gratuit au sens où il l’entendait, je crois, si tant est qu’on puisse comprendre ce qu’il entendait par là ! Le « trafic » de phrases est un bricolage, une opération seconde sur un objet qui circule déjà sous une forme identifiée ; c’est un « travail des évidences quand elles ont pris une forme de phrase, une fois qu’elles ont pris la forme d’une phrase ». Des évidences en forme de phrase = des formules. Les Poésies réinscrivent dans un texte des formules célèbres, dont le mode de circulation était devenu essentiellement citationnel : on en faisait systématiquement mention ; elles avaient perdu toute valeur d’usage autre que de légitimation. Autoriser son propos d’une formule d’un moraliste du Grand Siècle, c’est en effet le soutenir du même genre d’évidence que l’idée qui régit la plupart de ces formules, celle d’une nature humaine intangible ; c’est excepter son discours des vérités relatives en lui donnant l’assise d’une vérité générale ; c’est habituer le discours à une certaine « forme de phrase », celle du jugement dont la validité se voudrait absolue – non relative à un état du monde, à un état de la langue. « Retourner les formules »Quintane aussi travaille ses formules, dont l’imposition politique survit aux auteurs, parce qu’elles ont fait passer, à une époque donnée, du « présent d’actualité » au « présent de vérité générale » : elles ont prononcé un type de jugement autoritaire, voué à faire date, c’est-à-dire en l’espèce à empêcher tout procès en révision. Si on en trouve dans toute l’œuvre à propos de sujets divers, le meilleur pourvoyeur de ce genre de formules est, sans surprise, la mystique nationaliste française exaltée par le déni : « L’Algérie c’est la France » (Mitterand, 1954)
« La France vient du fond des âges » (De Gaulle, 1970)
La première, chez Quintane, est retournée à la Ducasse, et ce retournement suit le modèle déductif des Remarques : « Si l’Algérie, c’est la France, alors la France, c’est l’Algérie » ; la seconde, chez Stéphane Bérard, est corrigée et attaquée dans sa forme, selon le précepte de Ducasse : « Le pays arrive de l’ancien temps en gigotant et apparemment, ça risque de continuer. »
Les Situs avaient été séduits chez Ducasse par le premier genre, la démonstration que « n’importe quelle formule peut se retourner ». Opération
  • appliquée, puisqu’elle travaille un texte antérieur considéré comme dominant, voire hégémonique ;
  • « casseuse », puisqu’elle négocie unilatéralement, sans s’y adresser, l’« exactitude et l’inexactitude » des propositions visées ;
  • mais également satirique, puisqu’elle pose son « diagnostic » à partir des termes de l’ennemi, suggérant qu’une vérité refoulée se logeait dans l’énoncé faux, faisant de la langue et du dogme du « monde renversé » le symptôme d’un déni systématique.
Mais si Ducasse « se sert de[s] expressions » existantes pour « efface[r] une idée fausse, la remplace[r] par l’idée juste », ses corrections ne visent pas un effet rhétorique précis : en opérant à même la règle apophantique, en niant ce qui était affirmé et en affirmant ce qui était nié, elles cherchent plutôt une contrariété logique totale qui ne débouche pas toujours sur un énoncé sémantiquement opposé. Autrement dit : Ducasse écrit contre les formules (poétiques, juridiques, morales) mais il ne vise pas, comme le « chiasme insurrectionnel », cette autre procédure chérie des Situs, un « renversement » axiologique aussi net que ce que son avertissement annonce ; il insinue plutôt un « trouble » dans le contenu de vérité dénoté et la logique qui le gouverne, parce qu’il donne à cette vérité et à cette logique une mesure relative. « Rien n’est faux qui soit vrai ; rien n’est vrai qui soit faux ». « C’est la correction qui est vraie »En un sens, Ducasse travaille le langage comme un code – ajoutant des balises ne… pas…, remplaçant les 1 par des 0, changeant les valeurs ; ce faisant, il manifeste ce qui, dans le langage, excède le code : tout acte de langage est usage et non exécution d’un sens ; il est compris relativement à un pré-texte, un fond discursif – ce que Kristeva a appelé « présupposition généralisée », signifiant par là qu’un texte est « d’emblée sous la juridiction des autres discours ». Cette « présupposition généralisée » commande une suspicion devant les régimes énonciatifs qui prétendent transcender le plan idiomatique de la langue : formules poétiques, juridiques, politiques, dispensatrices du vrai et du faux. Or si « rien n’est faux qui soit vrai » et vice versa, c’est que la vérité et la fausseté ne sont pas des propriétés d’un énoncé mais des effets d’une énonciation ; comme toute valeur, ils sont sans cesse à reconsidérer, à renégocier, à resupposer depuis des corpus. Ducasse avait d’ailleurs destiné ses Poésies à être une « publication permanente » ; leur procédure – la remise en jugement des « formules » – était dès le départ conçue comme un travail régulier de mise à jour, de récolement d’inventaire, d’amendement des registres, de correction des corpus – une activité critique continue. Car les nouvelles phrases ne sont pas plus vraies que les anciennes : c’est « la correction qui [est] vraie ». Ainsi de « L’Algérie, c’est la France », par exemple : la formule d’identité (A = B), qui fait jouer la copule « est » comme un agent d’équivalence absolue, se trouve piégée par sa propre règle, la réversibilité (« Si l’Algérie, c’est le France, alors la France, c’est l’Algérie »). La converse étant, sous le même rapport, tout aussi fausse que l’initiale, c’est dans l’acte de correction que réside la vérité de la formule de propagande ; en disant que « L’Algérie, c’est la France », Mitterrand n’instaurait pas un rapport d’identité, mais un rapport de possession – il disait en réalité : « L’Algérie, c’est à la France ». Suivant le principe méthodologique déjà souvent remarqué (que ça ait été fait ne signifie pas que ce soit fait une bonne fois pour toutes), tout un pan du travail de Quintane tente de poursuivre cette critique « permanente » – ce qui signifie ni plus ni moins, dans une perspective expérimentale attentive à la volatilité des contextes : recommencer l’expérience, inscrire dans de nouveaux corpus les phrases tournées devises, sentences, slogans, maximes, faire colloquer des énoncés distinctifs mais flottants, dont l’origine trouble ne fait que souligner qu’ils appartiennent à l’air du temps, un air de rien, une petite musique suggestive qui a fait oublier le fond depuis lequel elle est devenue et demeurée audible. « Inscrire dans le texte le hors-texte »Manifester ce fond, cet ensemble présupposé, c’est tendre à l’inscription  dans le texte » de « tout le hors-texte sur lequel il se dégage et qui rend sa découpe lisible » – idéal philosophique du système, juridique du code ; projet asymptotique. Ce qui rend nécessairement « permanent » le travail de constitution ou de mise à jour des corpus, ce n’est pas seulement la volatilité des contextes, la « mobilité » des « situations » donc des « significations » (Quintane), c’est aussi qu’aucun corpus n’est coextensif à l’archive d’une époque (au moins parce que les critères de constitution de l’archive varient) ; tout corpus est lui-même une « découpe » particulière – une « intrigue », dirait Paul Veyne, à travers un champ qui, comme « la vérité » elle-même, est « divisible à l’infini ». Pour ce qui nous concerne, on l’aura compris, ce champ est idéalement aussi vaste et inclusif qu’on peut l’imaginer : c’est le champ de la « poétique généralisée », de la « présupposition générale », ce que nous avons appelé plus modestement le bordel ou le casino des discours. Ducasse, en transformant le « patrimoine » moraliste en « centrale de pioche » (Quintane), et en faisant de « tout texte lu » le « prétexte à Poésies », élargit « le champ poétique » (Kristeva) à n’importe quoi, et pose une implication décisive : si tout est également susceptible d’être poétique, alors rien n’est spécialement poétique. À cet égard, les Poésies jouent comme « test de lecture » : la façon dont on les lit dit d’abord le crédit qu’on prête à la poésie. Si le sentiment dominant est celui qu’« il y avait quelque chose à décoder et [que] nous nous sommes fait avoir », nous nous sommes peut-être fait avoir par notre désir de poésie, un biais qui charrie tout un texte présupposé, tout un contexte assuré. Le piège est littéral, ou « ouvert » : Quel que soit le côté vers lequel je tire ensuite le livre […], ce ne sera de toute façon que le produit du test de lecture qu’est ce livre – et tout livre (autrement dit : je ne peux m’en prendre qu’à moi-même et aux jeux de langage qui me gouvernent). Le retour à l’envoyeur est de toute façon programmé en amont puisque [le livre] teste en premier lieu ceux qui l’écrivent. Bouclage parfait ? Piège ? Ouvert alors, parce que la littérature, c’est ce dont on sort. La lecture corpussienne ne se veut ni prescriptive, ni exclusive. Elle ne convient pas toujours, ne fait pas « fonctionner », n’« active » pas tous les textes. Reste que nombre d’entre ceux de Quintane et Tarkos peuvent se lire avec bonheur depuis un tel modèle : ils sont comme l’édition critique de phrases jusque-là séparées, soit qu’ils établissent des corpus thématiques inédits à partir d’énoncés épars, soit qu’ils passent de corpus en corpus, en embrayant les uns sur les autres des « registres » thématiquement désaccordés mais à la terminologie partiellement commune. Chez Quintane, la remarque est la forme privilégiée de ce travail : minutieuse (elle ne laisse rien passer), synthétique (elle garde à tout moment à l’esprit tous les éléments de l’enquête), souple (elle s’autorise des sauts faussement philologiques pour faire entendre des résonances), la remarque permet de tracer une intrigue impure, constituée de phrases plus ou moins citées, de paroles plus ou moins traçables. Leur numérotation, analytique ou pas, rappelle un certain Wittgenstein ; si, chez Quintane, les règles d’enchaînement requises par cet ordre sont souvent enfreintes, la numérotation fonctionne pour qui lit comme un principe d’unification sérielle : des cailloux ont été semés, des croix tracées à la craie, qui balisent le train de pensée en cours, et empêchent une lecture simplement ambulatoire, oublieuse des derniers développements. Chaque itération d’une formule, jouée dans un voisinage légèrement différent, renouvelle la lecture de cette formule : 19. La France, après avoir montré sa force, va montrer sa générosité.
20. Entre deux maux il faut choisir le moindre.
[…]
29. Qui éleva La France (avec nos moyens) à l’immensité du ciel poétique (sans outrecuidance).
30. Comme tout le monde ; le parcours habituel : l’ordre qui règne nous est familier dans sa structure et sa forme.
31. Il faut ce qu’il faut. Entre deux maux il faut choisir le moindre (l’aumônier de Massu).
Ou : on y mettra tous les moyens
32. Le trait trivial ne doit pas faire oublier que la sobriété est, aussi, classique.
33. Il n’y a pas de solution de continuité entre nos mots d’esprit, cette sorte d’élégance, ce goût, qu’on nous envie encore, et les […] rapportés ici. Le mot d’esprit tel que nous le pratiquâmes, l’effort pour que perdure une certaine élégance, sa certaine idée, produisent […] - un poème d’état.
[…]
37. L’ordre qui règne nous est familier dans sa structure et sa forme.
38. C’est pourquoi nous avons pu nous y faire jusque dans ses dernières
conséquences.
[…]
42. L’esprit n’est pas une cause à laquelle il faudrait remonter pour comprendre
telle ou telle production, telle ou telle « conséquence », mais la création d’une ambiance dans laquelle couler telle opération, telle ou telle expérience,
43. qui éleva La France (sans outrecuidance) à l’immensité du ciel poétique.
Dans cet enchaînement de remarques a lieu une mise en place d’éléments de discours qui sont autant d’éléments de contexte. En prélevant ces éléments, en les inscrivant dans un  nid de propositions », en « rétabli[ssant leurs] contextes », Quintane les rend audibles et lisibles à la mesure d’un corpus, signifiants dans la dépendance d’un réseau de « phrase[s] d’avant » et « d’après » (comme on parle, en linguistique des corpus, de « voisins de gauche » et « de droite »). Programme de fouineuse, de traqueuse, de mineuse : « relever les contextes, vérifier les formules » – « une à une », s’il le faut. « Rétablir le contexte », c’est se donner la chance de faire raconter à la phrase « une histoire plus précise, c’est-à-dire moins d’histoires » ; c’est rendre sensibles des passages, cohabitations, collocations (entre termes, formes de phrases, types de figures ou d’articulations) ; c’est signaler, par exemple
  • le passage, sur des archives militaires, d’opérations à opérations de sécurité et de maintien de l’ordre ;
  • la cohabitation, dans les figures éminentes des années algériennes, du trivium et du tripalium, de l’honnête homme et du tortionnaire.
Comme on le notait en 1.2.3 et 1.2.4, le travail de corpus – établissement, entretien, mise à jour – permet de manifester l’écart entre savoir sémantique et savoir encyclopédique, donc de manifester le degré d’inactualité d’un état de la langue à un état du monde. Cette inactualité est d’abord symptomatique d’une inactualité politique : par exemple, chez Quintane, la permanence d’un ordre colonial en idiome. Mais on peut aussi imaginer mettre en corpus des énoncés jamais attestés dans aucune bouche et sous aucune plume, appartenant à l’air du temps, au dogme tacite de l’époque, au présupposé général qui partage le lisible et l’illisible, l’intelligible et l’inintelligible, le raisonnable et le déraisonnable. Dans ce cas, un certain ordre est renversé : le corpus produit l’archive.

2.3.4.2. L’argent, corps de doctrine du monde renversé

Je suis les relations telles qu’elles sont. Je serais une machine face au capitalisme. L’argent n’établit pas de rapport. […] C’est la langue économique qui établit les rapports. Ça transfère dans la langue. L’argent est la valeur sublime. Il existe une valeur universelle, l’argent. L’argent est la référence des bonnes et des mauvaises pensées. Des actes bons et des actes mauvais. L’argent est aimé, l’argent aimé donne la force de se mouvoir et de penser. La valeur sublime ne trompe pas, se donne à tous, à tous les instants, toujours disponible et toujours sûre. L’argent est la seule valeur totalement et immédiatement utilisable. Un registre de phrases Voilà les premiers mots de L’argent, texte publié par Tarkos en 1999, dont on trouve des traces dans des fichiers informatiques dès 1995, et dont plusieurs versions et extraits ont circulé, entre ces deux dates, en revue ou auprès d’amis. Le texte se présente sous la forme d’une série de paragraphes constitués d’une ou plusieurs phrases qu’on peut pour l’essentiel qualifier, d’un point de vue linguistique, de déclaratives, et d’un point de vue logique, d’apophantiques (elles s’offrent à une appréciation en terme de vrai et de faux). Le plus souvent, « l’argent » est le sujet de ces phrases, prédiqué en termes superlatifs : « seule valeur universelle », « référence des bonnes et des mauvaises pensées », « plus forte des valeurs », etc. Tout ou presque, dans le texte, est à l’avenant. Aucun énoncé ne se distingue des autres par son évidente ironie ; aucune dépense rhétorique excessive ne vient rompre l'économie générale et signaler satiriquement la position réelle ou l’opinion sincère de l’auteur ; aucune pointe, aucun écart significatif dans le propos ne permettent de conclure à une parodie. On chercherait en vain la compacité thématique des parties du discours ou leur progression rhétorique (par exemple : du constat vers la critique, du diagnostic vers le remède, du problème vers la solution). Le relief séquentiel est pauvre (les énoncés sont tous assénés avec la même fermeté, donnant l’impression d’un sermon prononcé depuis une chaire) et la rigueur démonstrative inconstante (de nombreux paragraphes consistent en des implications logiques contestables). Un constat s’impose : on a moins à faire à un texte qu’à une sorte de registre compilant les phrases d’un certain discours sur l’argent. On peut à cet égard le considérer, à l’instar des Poésies de Ducasse, comme une « centrale de pioche » résultant d’un travail de « montage » (Quintane), à ceci près que ses sources ne sont pas nécessairement des phrases attestées (prononcées et entendues, écrites et lues), qu’elles n’ont pas été recueillies dans un environnement spécifique (information médiatique, littérature, discours politique, etc.), mais appartiennent à l’air du temps, ou – pour parler comme Kristeva devant les Poésies – au présupposé général d’une société où l’argent est – fameuse expression marxienne – « l’équivalent général ». Ducasse, Marx, des noms qu’on se souvient avoir été réunis par les Situationnistes sous la bannière du « détournement » : la réécriture, qu’elle prenne la forme d’un retournement du rapport entre sujet et prédicat (chiasme génitif) ou d’un plagiat vandale, devait dépasser tout caractère doctrinaire en « conten[ant] sa propre critique ». Consignant et montant des phrases plausibles mais non attestées dans des propos signés, mettant en corpus des énoncés flottants issus du discours que l’époque rend possible et audible à propos de l’argent, L’argent de Tarkos retire au lecteur ce qui faisait le sel des Poésies dédiées à l’« ancien maître de rhétorique » : la réécriture, outil d’une corrosion de leur « autorité théorique », des phrases initiales. En somme, L’argent a la même composure, la même contenance, la même équanimité apparente que les Poésies de Ducasse – lui aussi peut sembler tenir du programme, de la leçon ou de l’apologie – mais il n’en a pas le caractère évidemment et, pour ainsi dire, clairement trouble. Alors que la versatilité de Ducasse – tant dans les sujets abordés que dans la teneur du discours – fait du lecteur soit le complice amusé d’un abus (lecteur intégré au « dispositif »), soit un honnête homme outré par cet abus (lecteur visé par le dispositif), L’argent de Tarkos, ostinato trivial, procède par la répétition d’une structure prédicative presque uniforme : de tout prédicat, « l’argent » est le sujet. Lui et ses périphrases consacrées – qui, dans leur répétition, prennent la forme canonique des formules louangeuses (« la valeur sublime », « suprême », « supérieure », « le don sublime ») –, sont une puissance génératrice de discours vraisemblable, offrant au lecteur, plus qu’un texte d’humeur ou d’opinion (manifeste, dénonciation, critique dénotative), un champ de travail idéologique sans auteur spécifique. « L’argent », sujet d’attribution de qualités divinesEntrons dans le détail des énoncés de champ. Comme « ma langue », « la poésie » ou « le poète » dans Ma langue et poétique et La poésie est une intelligence (deux textes de la même période, dont la plupart des énoncés appartient aussi au registre apophantique), « l'argent » est un démarreur de phrases ; au-delà de sa fonction logique de sujet, il semble désigner, dans l’égrènement de ses prédicats, une puissance singulière ayant à une incidence directe sur le monde : L’argent […] répand le poids de chaque frémissement. […]
[C’]est plus qu’une valeur, [c’]est une valeur de la réalisation, il n’y a pas un mouvement qui ne soit extérieur à son programme, son programme inclut tous les aspects du métabolisme humain. […]
L’argent est le pouvoir d’avoir un pouvoir sur une mise en œuvre.
Puissance pondérante et réalisante, donatrice et motrice, l’argent agit sur le monde comme cette « main invisible [invisible hand] » (Adam Smith) qui, dans les sociétés du libre marché, garantit l’« harmonisation naturelle des intérêts ». L’expression est connue ; il faut noter qu’elle est empruntée par Smith au corpus théologique (la « main invisible de Jupiter »), et désigne en premier lieu la Providence divine qui mène les agents à « remplir une fin qui n’entre nullement dans [leurs] intentions ». C’est une agence transcendante, discrètement mais impitoyablement manipulatrice, une possession collective qui tient le monde dans l’ignorance relative de ses acteurs, un liant incorporé à la Nature elle-même, une puissance providentielle dont la réalité matérielle – le corps – est consacrée, puisque non réductible à cette dimension physique (non aes sed fides). L’argent est agent et, en tant qu’« équivalent général », l’argent est l’objet « éminent » (Marx) ; mais de quoi l’argent peut-il bien être le sujet ? La réponse peut encore une fois emprunter à ce que nous avons appelé le site épistémique des Noms Divins : l’argent peut être sujet de tout et de rien, mais éminemment l’un et l’autre. Comme souvent, Tarkos choisit la voie cataphatique : l’argent sera prédiqué le plus inclusivement possible. Il faut que rien n’échappe à son empire, que les contours du monde dessinent l’orbe de son pouvoir, que l’ensemble de ce qui paraît paraisse sous son régime, qu’aucun événement ne s’excepte de sa loi, qu’aucun geste ne se soustraie à ses règles de visibilité, qu’aucun mot ne résonne hors sa sphère, qu’aucune action ne s’atteste sans le secours de ses normes. L’empire de l’argent a l’extension du monde « hors tout », comme on dit dans les catalogues d’objets meubles et massifs. Ainsi, ce que le premier et récurrent prédicat – « l’argent est la valeur sublime » – déclenche et résume, c’est l’attribution en cascade de qualités divines. Dressons la liste de ces qualités :
  • L’argent est alpha et oméga, premier moteur (puissance factitive : il « fait faire ») et cause dernière (puissance causative : il « conduit » ou « mène à » faire).
  • C’est l’arbitre universel du bien et du mal, du bon et du mauvais, la garantie générale sur les actes et les pensées, la « référence commune » et « sûre » de leur bonté, de leur efficacité, de leur félicité. Il assure, dans tous les sens, les actions et les paroles, accorde les intentions aux actes.
  • Il est tout ce qui effectue, réalise, actualise, tient le monde à jour (sa puissance est « immédiate »).
  • Il est infaillible, magnanime, omniprésent, omnipotent, « omnirelationnel », disponible, absolument fiable ; il est omniscient, compréhenseur (il comprend tout le présent et connaît tout l’avenir) ; c’est un principe pan-noétique.
  • Il sanctionne ou rétribue, condamne ou sauve avec autorité, prend, donne, reprend ce qu’il a donné, etc. ; sa loi étant naturelle, ses sanctions sont en dernier effet de vie et de mort.
  • Il est juste et profitable, à la condition qu’on lui soit fidèle, dévoué.
Bref : comme Dieu, l’argent – seul « commun » – est l’étalon des valeurs, la tutelle des échanges, le garant des discours et des actions sensés.
Mais Dieu garantit la communauté des sorts et la singularité des destins : il nous est commun et nous rend singuliers. La foi dans sa promesse est liée à l’assurance qu’on est à la fois identique à tous les autres humains et autre chose que ce corps et cette vie terrestres. L’argent de Tarkos, lui, est un principe de réalité et d’égalité matérielle qui nie les termes fondamentaux du Salut : « Nous ne sommes rien que nous ne sommes dans le monde réel. » De la valeur commune à l'équivalent généralDans un entretien avec Pascale Casanova, Tarkos prononce deux phrases, à la suite l’une de l’autre, qui décrivent parfaitement le genre de brouillage que produisent les énoncés assénés dans L’argent :
  1. L’argent est « la seule chose qui nous [soit] commune. »
  2. L’argent est « la chose essentielle qui nous rend tous communs. »
On peut n’y voir qu’un lapsus – même s’il semble que Tarkos ait beaucoup préparé ses entretiens radiophoniques. On peut aussi prendre au sérieux le passage, d’une phrase à l’autre, de la valeur partagée à l’« équivalent général ». La première appartient au dogme libéral : l’argent, en tant que commun universel, est le régulateur naturel des échanges. Le second appartient à la critique marxiste : l’argent, c’est ce qui banalise tout, ce qui fait tout équivaloir. Soit un passage plus fondamental entre ces deux axiomes :
  1. L’argent est ce qui donne une mesure commune (= fonde la communauté des sorts).
  2. L’argent est ce qui est l’unique mesure (= constitue la seule véritable communauté, celle des intérêts).
On retrouve ici un élément central de la dogmatique libérale : la substitution tendancielle des valeurs morales qui fondaient et différenciaient les communautés « primitives » par une ratio communis à vocation universelle. Pas de règles et des notions de voilà ce que tu dois faire pour être un homme sauf une chose : tu es ton argent.
Sinon on est dans une tribu : ta tribu et son pouvoir. Si vous voulez vivre ensemble jusqu’à la mort sans aucune possibilité d’y échapper. Celui qui s’échappe est un traître. La notion d’argent supprime la notion de traître.
L’universalité est, au sein du dogme, solidaire de l’idée d’une neutralité : ne déterminant pas les fins mais seulement les « moyens », le libre marché n’est pas seulement non-prescriptif sur le plan moral, il est sans axiome idéologique : Si les autres doctrines morales vous disent ce que vous devez faire selon vos moyens, sans jamais vous donner les moyens de faire quoi que ce soit, la doctrine de l’argent donne les moyens de faire tout ce que vous voulez, c’est-à-dire ce qui est bien car c’est vous qui savez ce qui est bien à faire. Un corps de doctrine à vocation hégémoniqueLe mot est lâché, qui revient avec insistance dans les dernières pages : sur le marché des « doctrines », celle « de l’argent » (génitif particulièrement trouble) est seule compatible avec le libre arbitre, la liberté individuelle, le respect et l’émancipation de la personne humaine. Le mot « doctrine » donnait déjà son titre au dossier informatique, daté de 1995, où ont été retrouvées les premières réflexions de Tarkos sur l’argent. Dans un des fichiers de ce dossier figurent des énoncés de la version de 1999, mais comme médiés par une instance auctoriale jouant à plein son rôle rhétorique : Il est une doctrine qui réconcilie la vérité et la recherche du bien et du mal. C’est cette doctrine que je vais essayer de vous présenter. Cette doctrine dit que la valeur suprême est l’argent et la pensée du bien et du mal est la pensée de l’argent. Cette doctrine redéfinit l’homme car les autres doctrines se sont toujours arrangées pour détourner le regard de l’homme du plus grand plaisir et dignité d’être un homme et du monde le mal aimé, le dangereux. L’homme n’est pas un autre et sa vie est celle de ce monde… Dans la version envoyée aux amis, comme dans celle publiée chez Al Dante et reproduite dans Écrits poétiques, les gants rhétoriques ont été enlevés. La « doctrine » n’est plus présentée sous cloche par un tiers précautionneux dont l’adhésion est incertaine ; elle se déploie librement dans l’espace de ce qui ne peut décidément plus s’appeler texte, mais corpus, ou corps, comme on parle d’un corps de doctrine (corpus doctrinae). Ce sens de corps en français (qui retrouvera sa forme latine via l’allemand Korpus) vient du passage, en latin, du sens matériel du terme (corpus christi) à son sens symbolique (corpus Ecclesiae, corpus iuris), passage qui manifeste une pensée analogique du caractère sacré du droit sous la catégorie de l’intégrité (toute violation ou altération partielle du droit l’annuleraient, le détruiraient totalement). D’où la dominante juridique des expressions ayant conservé la forme ancienne, francisée, du « corpus » latin : corps de droit civil, corps de droit canon, corps de lois – et, donc, corps de doctrine. L’important, dans l’idée de corp(u)s, c’est bien l’intégrité et la correspondance méréologique : le tout répond de chacune de ses parties ; chacune des parties répond du tout. Tout élément du corp(u)s est à lire en « interrelation » avec tous les autres. Aussi tous les effets de sens y sont-ils indexés à un cours plus qu’à une devise ; ils sont référencés dans le codex même, pas dans un index qui lui serait extérieur. D’un codex de loi comme d’un corps de doctrine, on pourrait dire que leur code est – idéalement – immanent à leur texte. Ils sont sans auteur, parce que toute médiation signifierait une rupture de cet ordre immanent, une extériorité au code, une artéfactualité du texte. Ainsi L’argent, en 1999, s’est-il débarrassé des traces laissées, dans les premières versions, par un scripteur inconséquent. Demeure, dans sa belle intégrité, la « doctrine », c’est-à-dire un : ensemble de principes, d’énoncés, érigés ou non en système, traduisant une certaine conception de l’univers, de l’existence humaine, de la société, etc., et s’accompagnant volontiers, pour le domaine envisagé, de la formulation de modèles de pensée, de règles de conduite. La « doctrine de l’argent » trahit effectivement son ordre :
  • Elle menace les récalcitrants sur un mode qui, malgré la tournure euphémistique, fait penser au management des Présidents les plus réformistes et les plus volontaristes envers les assistés et les profiteurs du système.
  • La question est donc de savoir s’il convient d’être dans la réalisation du monde ou dans sa non réalisation, dans son flottement, dans son non vouloir, dans sa rêvasserie informe.
  • Elle laisse entrevoir un arsenal de sanctions parfaitement totalitaire.
  • Celui qui y serait infidèle dépérira seul, ou pire s’appauvrira. […] Tous ceux qui ne travaillent pas l’argent sont déjà morts.
  • Elle suggère, dans une interrogation toute rhétorique, que there is no alternative au bon sens, au pragmatisme de son dogme.
  • Quel autre système peut-il être aussi efficace que le développement des moyens pour réaliser un but ?
  • Elle s’égale finalement à l’apologie la plus distinctive du totalitarisme (toujours teintée de l’élément libéral) : la fabrique des possibles.
  • Cette doctrine réconcilie la vérité et la recherche du bien et du mal […] Cette doctrine dit que la valeur suprême est l’argent et la pensée du bien et du mal est la pensée de l’argent. […] La doctrine est celle qui affirme que la valeur supérieure à toutes les autres valeurs est la possession d’un moyen de réaliser le monde. […] Tout est possible maintenant.
  • « Tout est possible », admise l’hégémonie de la « doctrine de l’argent ». Et tout est permis passée la soumission à la tutelle.
  • Penser dans la valeur de l’argent est infini, n’a pas de règles préétablies. Toutes les règles, toutes les lois sont fausses et leur fausseté est prouvée sans cesse par la production de l’argent, là où il n’y a plus de règles la pensée commence.
Et puisque « la valeur de l’argent est la seule au monde à pouvoir soutenir la notion de monde », il n’est pas étonnant que – phrase épocale elle aussi mal attestée – la fin du monde soit plus facile à imaginer que la fin du capitalisme.
Notons encore que l’hégémonie de la doctrine de l’argent correspond à l’universalité du principe apophantique : elle est la seule qui accepte de « jouer à la réalité » : toutes les autres réflexions sont inutiles […] parce qu’elles ne peuvent pas être vraies ou fausses, elles n’ont pas d’enjeux, elles ne jouent pas, elles font preuve, dans ce sens, d’une volonté de ne pas jouer à la réalité. En somme, le capitalisme est, sous la forme du libéralisme intégral et sans concession, le nom du game. Être vivant, c’est y concourir, et y concourir, c’est souscrire à sa règle. Rien n’a de sens hors son orbe. Le libéralisme capitaliste seul admet le caractère essentiellement concurrentiel de vies individuelles tendues vers leur accroissement, le dépassement de leurs conditions initiales, la désassignation morale et la libération des limites coutumières posées à leur puissance par un ordre communautaire. Les « autres réflexions », refusant le jeu soldant du vrai et du faux, du 0 et du 1, des valeurs universellement positives et négatives, ont la mollesse d’un accommodement, d’une dérogation pratique, ou, comme on disait encore au 19e siècle, d’une transaction de la conscience. L’argent ne transige pas ; c'est une « dictation » qui laisse parler libéralement le monde tel qu’il court, compile ce qui se dit, enregistre « ce qui transite » sur les grandes ondes du capitalisme hégémonique. Le « monde renversé »En « recens[ant] les énoncés » que l’Empire rend formables et audibles sur l’argent sans les assumer comme son dogme, L’argent dresse une « carte de [cet] Empire » ; il constitue le corps de doctrine d’un monde qui se vit, à la fin des années 1990, comme le seul survivant de l’ère des doctrines – preuve supposée de son caractère non doctrinal. Ce monde ou cet Empire, on a pu l'appeler « verkehrte Welt » (« monde renversé » ou « inversé »), ce locus médiéval (amoenius ou terribilis) devenu, après quelques aventures hégéliennes, le nom du règne de l’argent-dieu chez Marx. Certains des énoncés de Tarkos frappent par leur similitude avec certains passages des « Manuscrits de 44 » consacrées à la place et au rôle de l’argent dans la société bourgeoise, et même avec certains schémas du Capital :
  • insistance sur la toute puissance (« L’universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence »),
  • analogie explicite avec dieu (« il est la divinité visible », « la force divine » qui « fait fraterniser toutes les impossibilités »),
  • caractère d’omnirelationnalité (« l’argent est le lien de tous les liens », il peut les « dénouer et nouer » ; c’est « le moyen universel de séparation » et le « liant » de la société),
  • premier et dernier terme, cause et fin, moyen et but (dans le schéma de la « circulation A-M-A »).
Mais le Marx des années 43‑44 (de La question juive et des « Manuscrits de 44 ») tend à une critique morale de l’argent : l’argent est l’emblème du « monde renversé », qui « inverse », « permute », « pervertit » et « confond » toutes les valeurs, « dépouille le monde entier, les hommes et la nature de leur valeur authentique », « transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, […] la vertu en vice, […] le valet en maître, […] l’intelligence en connerie » et vice versa. L’argent de Tarkos, on l’a dit, ne prononce jamais une telle condamnation de son objet – et pour cause, son objet est sujet d’un corps sans scripteur, qui se contente de dire « les relations telles qu’elles sont » sans se censurer. Pourtant, les moyens de faire de L’argent une lecture plus féconde que celle qui consiste à y voir l’apologie simple ou simplement sarcastique du monde tel qu’il va, on les trouvera précisément du côté de la censure et de la condamnation – quand cette censure se fait recensement efficace et cette condamnation compendium inspiré.
L’efficace du « prononcé de l’erreur »En 1270 et 1277, Étienne Tempier, évêque de Paris, promulgue, sous la forme d’un syllabus, la condamnation d’une série de positions philosophiques et théologiques considérées comme hérétiques (comme celle, par exemple, selon laquelle le monde est éternel). Or, comme dans d’autres cas similaires, par exemple la condamnation de thèses eckhartiennes par le pape Jean XXII cinquante ans plus tard, la censure de Tempier ne consiste pas dans une critique raisonnée de ces thèses, qui commencerait par leur correction ou leur négation pure et simple. Tout au contraire, elle se présente comme une simple liste des thèses réprouvées, précédée d’un avertissement : Un rapport réitéré venant de personnes éminentes et sérieuses, animées d’un zèle ardent pour la foi, nous a fait savoir qu’à Paris, certains hommes d’étude ès arts, outrepassant les limites de leur propre faculté, osent exposer et disputer dans les écoles, comme s’il était possible de douter de leur fausseté, certaines erreurs manifestes et exécrables, ou plutôt des mensonges et des fausses déraisons, contenues sur le rouleau ou sur les fiches en annexe de la présente lettre. Suivent, donc le « rouleau » ou les « fiches », sur lesquels les thèses réprouvées figurent, à la suite les unes des autres, dans la forme originale – sinon dans la formulation exacte – de leur erreur (par exemple : Le monde est éternel). Autrement dit, l’instance scripturaire de l’autorité ecclésiastique s’efface pour laisser courir, sur la majorité de l’immense espace dévolu à la condamnation, l’hérésie elle-même. Mais les thèses réprouvées sont, dans les formulations de l’évêque, des reconstitutions ; presque aucune n’est professée telle qu’elle figure dans le syllabus – et pour cause, leurs auteurs cherchent à « ne pas faire voir ce qu’ils insinuent ». L’objet d’une telle mise au clair est donc de « forcer les textes » afin de « dénoncer les arrière-pensées […] d’habiles dissimulateurs ». En somme, Tempier excuse la non-littéralité de ses citations par la fourberie des hérétiques eux-mêmes, qui ne disent jamais clairement ce qu’ils veulent dire en fin de compte. De cette position résulte une sorte de montage de thèses non attestées mais considérées comme ayant cours, et par là effectives.
La page du cahier « Process II » (IMEC, boîte TRK2), où Tarkos a recopié une traduction du statut du 29 décembre 1340. Voir note 2114.
Maintenant je vous propose de prendre une profonde inspiration et, en expirant, d’entrer lentement dans le texte qui suit. Lisez-le sans chercher à en déchiffrer le sens, sans y entendre a priori une musique, des sons, harmonieux ou dissonants – juste des lettres et du bruit. Revenez plusieurs fois sur chaque phrase, suivez-en une au hasard, ou en comptant, méthodiquement, sans se presser : la dixième, la deuxième, la huitième, la dix-neuvième, la troisième, la vingt-cinquième, la vingt-neuvième, la quatorzième, la onzième, la dixième, à nouveau la onzième, la sixième, la première, la seizième, et cetera :
Il n’y a qu’une âme pour tous les hommes. Cette âme est éternelle. Le monde lui-même est éternel. Un déluge universel de feu peut très bien se produire naturellement. Deux individus d’une même espèce diffèrent seulement par la disposition de leur matière. L’homme peut devenir numériquement autre que lui-même, par la nourriture. Il ne faut pas se contenter de l’autorité pour avoir la certitude. Ce n’est que pour l’apparence qu’un homme a le devoir de se confesser. Il est parfaitement possible d’intelliger pendant les actes sexuels. Le ciel n’est jamais en repos : s’il cessait son mouvement, il cesserait d’être. Toutes les âmes sont égales entre elles. L’intellect peut transiter d’un corps à l’autre, et être le moteur de divers corps. L’âme ne veut rien, sauf si elle est mue par autre qu’elle-même. La durée et le temps ne sont rien de réel ; ils existent seulement par l’appréhension qu’on en a. Dieu ne connaît rien d’autre que lui. Une amitié parfaite fait plus de bien au monde que la charité. L’homme agissant par passion agit par contrainte. Une infinité de révolutions du ciel ont précédé la révolution actuelle. Dieu ne peut rien produire de nouveau. Il n’y a pas de statut plus excellent que de vaquer à la philosophie. Socrate étant mort, son intellect ne possède plus la science des réalités qu’il a connues. Il ne faut rien croire excepté ce qui est évident en soi.
L’effet de cette censure citative, d’apparence acritique, est immédiat : « le symptôme une fois décrit, la maladie exist[e] vraiment, se f[a]it contagieuse ». Alors qu’auparavant les thèses condamnées étaient mal connues, que des lecteurs épars les formulaient diversement à partir de lectures éparses, dès la publication du syllabus, ces thèses sont reçues comme un ensemble, gagnent en compacité, autorisent des rapprochements jusque-là impensables, se rendent disponibles pour des élaborations systématiques. Le censeur a donné à un air du temps « impalpable » un vigoureux « corps » doctrinal. Sa « capacité heuristique » s’est exprimée dans une « inventivité malencontreuse » qui a « largement contribué à faire exister ce qui n’existait pas encore », « invent[ant] », en quelque sorte, « le projet philosophique » de son siècle. Un « système » existe « à partir du moment où le censeur désarticule et réarticule un texte en un réseau » ou en un « nid de propositions » (Quintane). Cette « technique du prélèvement », qui « organise la pratique de la censure » au Moyen Âge (dont Tarkos avait connaissance), peut nous permettre de penser L’argent dans son efficacité de montage, sans buter contre l’aporie de sa non-indexation à du texte attesté ; il suffit que ce texte soit « présupposé » : les énoncés compilés par Tarkos ont, comme ceux de l’évêque de Paris, l’efficace d’un « prononcé de l’erreur », qui « met au jour [une] logique latente en […] nouant » telle ou telle proposition « à d’autres faillites » du même genre. Le corpus de ce qu’on ne dit pas (que ce silence soit objectif ou organisé par d’« habiles dissimulateurs ») fournit des éléments de la dogmatique d’une époque qui se vit comme celle d’après les dogmes. Établir le corp(u)s d’une doctrine qui se vit comme une non-doctrine, c’est produire un geste à la Tempier dans le « monde renversé ». C’est donner le pouvoir, pour discuter les fondements d’un monde institué, de se référer à sa constitution. Mais renverser « le monde renversé », ce n’est pas rétablir les valeurs « originelles ». C’est poursuivre dialectiquement sa sécularisation, c’est-à-dire mettre toute valeur transcendante en minorité, la faire descendre de sa chair, s’en désindexer. Cependant, à l’âge d’un libéralisme intégral capable de tout digérer et de tout détourner à soi, à l’âge d’un dogme qui a fait sien – dans un renversement que n’avait pas prévu Debord – le « langage fluide de l'anti-idéologie », s’en désindexer ne peut plus signifier le détourner simplement. En montrer les contradictions ne suffit plus ; il faut en montrer les implications, la cohérence totalitaire. Les corpus sont un lieu possible de cette réindexation des dogmes, condition de notre propre désindexation de leurs discours, parce que des usages y sont consignés sans qu’une critique, extérieure donc reproduisant le type d’autorité qu’elle dénonce, ne soit formulée (en ce sens, lâcher le détournement, c’est faire le boulot décrit par Debord dans les thèses 206-211). Tempier était probablement convaincu que la lecture de sa liste manifesterait l’hérésie, que les thèses simplement consignées produiraient nécessairement leur scandale. Il croyait que l’inactualité du monde au corpus qu’il donnait à lire apparaîtrait dans une évidence que toute critique explicite aurait couru le risque de troubler et de relativiser (par exemple en inscrivant les thèses réprouvées dans le champ de la disputatio). La lecture de L’argent agit sur nous d’une façon mimétique mais renversée : le corpus et le monde sont scandaleusement accordés ; effectivement, l’argent est le dieu sans adresse, l’« équivalent général » « qui nous rend tous communs », la « valeur suprême » qui veille tutélairement sur les biens, services et discours échangés. Et donner corps à cette doctrine, c’est, à l’époque de la méfiance envers les dogmes, la faire entrer dans le champ des dogmes. Effet inverse, méthode inverse : alors que chez le censeur l’avertissement, censé mettre les thèses fallacieuses sous la tutelle du vrai, était placé en tête du corpus, la seule partie détachée de L’argent est sa dernière phrase : Cette version sera entièrement réécrite Elle indique qu’aucun énoncé de tête n’aurait pu régler programmatiquement la vérité ou la fausseté des énoncés du corpus, mais que corriger ce corpus équivaut à le mettre intégralement à jour. Autrement dit, la révolution est à faire qui périmera ce corps de doctrine, donnera du monde une nouvelle version, lui fera prendre une nouvelle tournure. Seule la réécriture incessante du corpus est susceptible de rendre visible le présupposé général du « super-poème » idéologique sur l’argent, sensible le fond depuis lequel certains discours nous sont audibles, certaines idées formables, et certaines réformes jugées parfaitement raisonnables. Seule une réécriture pourrait réinscrire l’énoncé doctrinaire – dont le caractère péremptoire est une radicalisation apophantique et une tentative d’assignation des discours à un vrai et un faux institués – dans un environnement de véridiction relative, et contribuer au renversement des « autorités théoriques » du « monde renversé ». Car dans ce monde où « le vrai est un moment du faux » (Debord), c’est moins la négation (la thèse hérétique) que « la correction qui est vraie » (Ducasse) ; elle seule produit une vérité en acte, à la fois affirmative (version n’est pas réversion) et consciente du code sur le fond duquel son affirmation naît et se détache. Cette vérité est toujours « version », affirmation contrariée qui n’aura pas renoncé au vrai comme objet et valeur – mais c’est le discours qui décrit les contours de cet objet ; et c’est ce qu’on en prédique qui fonde, refonde ou maintient cette valeur. « L’argent n’établit pas de rapport. [...] Ça transfère dans la langue. »

Conclusion générale

La littérature est avant tout une activité critique. Seulement, contrairement à d’autres disciplines, elle n’a aucune réponse préalable, elle n’a pas de plan. Comme les chevaliers du Moyen Âge, elle ne connaît pas le nom de l’aventure qu’elle va vivre. Question-de, question-si, question-qui : déplacements d'une tactique contre-institutionnelle …un concept empirique, labile, réformé à chaque œuvre aussi bien qu’à chaque lecture… Notre première partie avait proposé le couple question-de-la-poésie / question-si-la-poésie pour caractériser le renouvellement, au début des années 90, du jeu des questions adressées à la poésie. Notre seconde partie a élargi les cadres de cette problématique : à l’échelle de la longue durée, interroger la pertinence de la poésie comme savoir, discours, licence, revient à interroger la légitimité du personnage du poète à savoir, à parler, à s’excepter. Ces passages d’une question à d’autres ne sont pas des seuils historiques au-delà desquels certaines questions se périmeraient ; ce ne sont pas non plus des seuils critiques en deçà desquels vivoteraient des questions triviales, misérablement transitives. La question-si n’est pas la grande santé du poème enfin libéré des normes austères et des distinctions vétilleuses ; la question-qui n’est pas le dernier état de la révolution poétique. La question-si est d’abord un angle d’adresse : elle est posée, depuis une banlieue plus ou moins hostile, à poésie-centre, c’est-à-dire à la poésie dans sa dimension institutionnelle et dans sa prétention à être un lieu sûr du discours. La question-si est à son égard plus ou moins provocatrice, plus ou moins critique ; c’est celle des règles de production, des critères d’admission, des environnements de réception qui identifient la poésie. Qu’elle fasse symptôme ou pose un « diagnostic », la question-si pointe l’écart, en poésie, entre la valeur déclarée et la valeur courante, les lois et les usages. Elle teste son objet sur un mode empirique, presque idiot : Est-ce que si je fais ça, c’est de la poésie ? La question-qui prolonge cette adresse en visant non plus seulement l’institution abstraite, mais les fonctions. Elle re-collimate l’adresse initiale pour placer au second plan l’objet poésie, et au premier la situation fonctionnelle des discours qui s’en réclament, l’imposition poétique des objets qui s’en prévalent. Ces questions conservent le terme essentiel de la question-de : les banlieues participent du lieu du discours nommé « poésie » ; mais elles n’y sont pas spécialement chez elles et n’en respectent pas spécialement les règles. La question-de-la-poésie est un beau souci, auquel la poésie moderne s’identifie ; les questions-si et -qui sont des bugging questions – tenaces, asticotantes –, moins intéressées par le jeu-de-la-définition (« la poésie est… ») ou le jeu-des-raisons-constantes (« de tous temps les poètes… ») que par la percée, au sein de la question-de-la-poésie, de la non moins éternelle question de la division du travail et des intelligences. En un sens, il s’agit de diviser la poésie pour ne pas être divisé par elle. Par ailleurs, le type de questions que nous avons regroupé sous le nom générique de « question-qui » (et dont une formule synthétique pourrait être : qui décide ce qui vaut quoi ?) a souvent, notamment dans les années 1980-90, été dédaigneusement qualifiée de « relativiste ». Le terme n'est pas infamant, et précisons, pour relativiser l’insulte, qu’une telle attitude n’est pas plus « postmoderne » qu’antique (« l’homme est la mesure de toutes choses »), classique (« Chascun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve »), moderne (« quand on me parle de ce qui est vrai je me demande toujours de quel vrai on me parle ») ou « anti-moderne » (« La “vérité” [est] une créature bonasse […] qui donne sans cesse, à tous les pouvoirs établis, l’assurance qu’elle ne causera jamais à personne le moindre embarras ») ; la question-qui ne se réduit pas à la liquidation revancharde exprimée dans le tout se vaut. Mais cette ancienneté de la question-qui n’en fait pas pour autant une question de bon sens, « éternelle » en vertu d’une « nature humaine ». La question-qui est simplement récurrente : elle se pose à qui se pose, virtuellement à toute époque et en tout lieu, la question de l’autonomie (politique et intellectuelle, sentante et pensante). C’est une question inifiniment plus généreuse pour son temps et son lieu que l’éternelle réaction, que ses tenants se plaisent à appeler « scepticisme », et dont l'unique réponse, clouant toute question au mur des vanités, est en substance : rien ne s’invente au présent qui ne soit déjà couvert par la loi du monde. L’actualité de la question-qui suppose une conception précisément inverse : le monde (mais aussi bien : la nature, l’humain... la poésie) n’a pas, n’est pas un ordre ; c’est un certain état, une configuration de rapports. À l’issue de ces passages de question en question, « poésie » ne désigne plus, à l’évidence, un concept normatif, mais, comme dit Quintane, « un concept empirique et labile, réformé à chaque œuvre aussi bien qu’à chaque lecture ». Ce n'est plus un terme absolument nécessaire (en vertu d’un invariant anthropologique, par exemple), mais une occurrence politiquement et socialement contingente. Pratiquement, ça n’est plus « une production normée d’objets » ou une « pratique autonome », c’est un « objet de reconception » ; ce n’est plus une « catégorie critique », une « valeur éditoriale » ou une « essence abstraite », c’est « une réalité productrice d’un faire ». En somme, « poésie » n’est plus exigible, mais disponible. Sur le plan idéal d’une sécularité accomplie, « le poème » n’est plus porteur d’une valeur éminente et inaltérable, et peut bien désigner un objet ouvert à la critique. La poésie, en ce sens, est une poétique ; elle s’intéresse à la façon dont les discours sont constitués, afin que jamais ils ne puissent passer pour institués. La poétique, cette « science », écrit Tzvetan Todorov, « dont l’objet est précisément la méthode » – et ça n’est vraiment pas facile à penser – travaille sur la façon dont le discours travaille, et donc sur les divisions de ce travail. Retrouver les traces d’une constitution des discours derrière les institutions de la langue, voilà une activité critique continuelle qui rapproche la philologie, la philosophie et la poésie, dans une commune critique du langage dont les praticiens s’appellent, outre les divisions disciplinaires, Isidore Ducasse, Ludwig Wittgenstein, Viktor Klemperer, Heimrad Bäcker, Charles Reznikoff, Emmanuel Hocquard, Jacques-Henri Michot, Manuel Joseph, Christophe Tarkos ou Nathalie Quintane. Intrigue superlongue : le poète sort de son enclos archaïque La poésie est ce qui peut faire une phrase sans s’appuyer, s’appuie sur la souplesse infinie de sa forme, du désir de suivre, de l’amour de lier, quand tout dit l’effraction, de lier, de lier, elle dit cela vit, cela est sa vérité, la suite et puis la suite, lient il existe une phrase, il existe. Le passage de la question-si à la question-qui nous a été suggéré par Platon, qui ne règle jamais son compte à la poésie qu’en discréditant le poète lui-même, figure essentiellement identifiée à sa forme archaïque, dont les prérogatives sont suspectes parce que garanties par un ordre que l’avènement de la cité antique périme. Le nouveau maître s’appelle le philosophe : il donne au langage commun ses règles et ses visées. C’est ainsi que, reprenant à Tarkos une version triviale de « la vieille discorde », on a pu considérer le philosophe comme le plus éminent des strict-parleurs face à la figure licencieuse du poète. Toute cette scène peut sembler lointaine, étrangère à notre corpus initial, mais méfiance. En domaine poétique européen, la Grèce antique n’est jamais loin – blanche, solaire, lapidaire –, et la Modernité archaïse volontiers : le personnel mythique (voyant, thaumaturge, héraut, prophète, inspiré, possédé, interprètes des signes équivoques qui révèlent – exposent et cachent, cachent en exposant – les termes de son destin à la communauté) arrive sous la forme d’un agrégat mythématique au Moderne, qui en fait une statue ; une statue d’une blancheur hygiénique, pour une figure forcément innocente : le poète dit la vérité du monde sans participer de son bavardage. D’ailleurs, peut-être le mystérieux hellénisme du « Manifeste Chou » participe-t-il d’un sarcasme envers l’archaïsme des Modernes comme plus vieux discours du monde : ça « part dans tous les sens », nos poètes « créent sans se soucier des lois des phores » – bref : « On ne sait plus ce qu’on dit ». Ce « on »-là concerne tout le monde : poètes, philosophes, tous parlants ordinaires, tous « super-poè[t]es ». Dans cette intrigue superlongue, selon ce biais, Tarkos refuse la licence empoisonnée héritée de Platon, et conteste les prérogatives du vieux nouveau maître : produire un discours vrai, clair, effectif. Il quitte le lieu sûr du discours nommé « poésie », où l’on « se force » de plus en plus péniblement et de plus en plus artificiellement à correspondre au topos archaïque, et où l’on joue, comme sur le site épistémique des Noms divins, un jeu à qui perd gagne : se donnant pour souci la question-de-la-poésie, on gagne à tous les coups l’assurance de la vanité de tout savoir concernant l’objet de son souci, donc de la permanence de cet objet dans son bel habit de souci. La poésie, c’est tout ce qu’on peut en dire ; la poésie, ça n’est rien de ce qu’on peut en dire. Quitter le lieu sûr, ce n’est pas rejouer le départ de poésie, redire « merde à la poésie » ; ce n’est pas affirmer la poésie impossible, « inadmissible », inconnaissable, insaisissable. C’est faire de l’« agonistique générale » l’environnement de réception de son discours, du « tourment de la lutte » son milieu de conduction, son lieu d’inscription et la condition de son audibilité. C’est accepter de jouer, comme les autres, sans le secours d’aucune norme de véridiction, d’aucun seuil de clarté, d’aucun phore chargé d’assumer à la place des parlants le trait fondamental de leur condition : ne pas savoir ce qu’on va dire. Attention sans allégeance C’est sous le rapport d’un tel jeu que nous avons considéré ensemble les œuvres de Quintane et Tarkos – la revue R.R., leurs débuts communs, constitue un indice fort de cette propension des deux auteurs au jeu. La thèse, pour autant, ne prétend pas les deux œuvres homologues. Elle ne les traite pas comme participant d’un même projet historique ; la dé-spécialisation n’est d’ailleurs pas un seuil historique, c’est – comme la sécularisation, qui n’est peut-être finalement que l’un de ses noms – une exigence critique intensive et constante. Dire de Tarkos et Quintane que ce sont des dé-spécialisateurs, c’est les penser comme travaillant depuis la conscience de la pluralité et de la division des intelligences, sans rien céder à l’idée d’une hiérarchie de ces intelligences, et d’une naturalité de leur division. Si la poésie est « une intelligence », comme dit Tarkos ; si elle est une « pensée critique », comme dit Quintane ; si elle est, comme dit Hocquard citant Wittgenstein à propos de la philosophie, une « activité critique », alors dé-spécialisation n’est pas le nom d’un projet qui mènerait à la forme enfin trouvée de l’égalité générale des discours et des fonctions ; c’est le nom d’un travail de dé-cantonnement et de dé-cléricalisation.
  • Dé-cantonner la poésie, c’est ouvrir la poésie à d’autres questions que la sienne propre ; c’est confondre et troubler toute « poésie pure » ; c’est faire parler la poésie, bavardement, c’est faire usage des mots sans considérer que cet usage les use.
  • Dé-cléricaliser la pratique de la poésie, c’est la désarrimer de toute idée de vérité de l’objet, renoncer à toute fidélité à cet objet, lui refuser toute prérogative ou licence dans le jeu des discours ; c’est aussi penser la parole, comme l’« écriture », loin de toute « compétence ».
Sous ce rapport, sous cette lumière, les œuvres de Tarkos et Quintane témoignent, chacune à sa manière, d’un travail critique devant la poésie. Cette critique prend des formes très différentes, qui appellent un traitement différencié. Et puis il est un fait biographique qui divise nécessairement les deux œuvres : depuis 16 années, et 12 livres de Nathalie Quintane, Christophe Tarkos passe pour mort.
L’œuvre de ce dernier a été rééditée et largement diffusée (deux volumes chez P.O.L en 2008 et 2014). Il est devenu le poète le plus enseigné – pas en fac de Lettres, bien sûr – mais en École d’Art, en ateliers d’écritures et en cours de « création littéraire ». Pour de jeunes gens à la culture poétique limitée à quelques noms et arrêtée à l’Après-Guerre, l’œuvre de Tarkos fut une révélation : la poésie, ça peut aussi être ça ! Mais les épiphanies de ce genre parfois reconduisent l’évidence après la stupéfaction, et de ça peut aussi être ça !, on est peut-être passé à c’est donc ça la poésie ! Il faut dire que Tarkos, en jouant avec l’image générique du poète et les clichés hérités des schèmes archaïque, romantique et moderne, ne semble pas avoir eu pour priorité de dissiper les malentendus. Et alors qu’en 2020, Quintane a une passion intacte pour l’exploration de ces malentendus, et une tendance peut-être de plus en plus marquée à l’explication de texte et à la mise au point, Tarkos n’est plus là pour continuer à manipuler publiquement la figure du poète. L’auteur de « Ma langue est poétique », de « La poésie est une intelligence », et de phrases comme « le poète formule le monde » ou « le poète sauve la langue » est aujourd’hui largement considéré comme un parangon de poésie, qui fait corps avec son habit. L’objet de notre travail n'a pas été de corriger cette perception. Ni magistrat, ni apologiste, nous ne voulons pas notre lecture prescriptive, et n’avons pas pour projet de rendre justice au défunt. De toute façon, Tarkos n’est pas plus anti-poète que poète ; il paraît dans les deux costumes et joue dans les deux actes. Le couple pro- / anti- ne nous intéresse guère. L’expression de Quintane qui donne son titre à la thèse n’est pas « anti-poétique » ou « non-poétique » ; Quintane n’a jamais dit de la poésie qu’elle était « inadmissible », ne lui a jamais déclaré sa « haine », ne lui a pas non plus dit « merde ». Quintane a écrit, au dos de son deuxième livre, et pour régler un malentendu né de la réception de son premier : « Chaussure est un livre de poésie pas spécialement poétique. » Qu’entend-on dans ce tertium quid de l’amour et de la haine de la poésie, de sa célébration et de sa récusation ? Une insouciance, voire une négligence, dans la contemplation comme dans la contemption de l’objet poésie. Une insouciance, une négligence, mais pas une totale indifférence. Il n’y a pas, de la part de Quintane, pas plus que de celle de Tarkos, de refus de jouer. Ni complètement distinctive, ni totalement inclusive, une telle disposition – parce qu’elle permet simplement de prêter attention à la poésie, sans prêter allégeance à la poésie – nous a parue suffisamment singulière pour constituer l’arête centrale de la thèse.
Les trois aspects de la question-qui On a rencontré la question-qui sous trois aspects principaux, que nous distinguons ici schématiquement par souci de synthèse, mais dont les frontières sont poreuses à bien des endroits. L’aspect épistémologique. La question de la position face au savoir censée spécifier le poète se confond, chez Platon, avec celle du statut du savoir inspiré, inepte devant l’exigence d’accomptabilité. « Rendre compte » de ce qu’on dit – selon les critères de vérité, de clarté et d’utilité – est la compétence principale et la règle à laquelle doivent souscrire ceux qui veulent compter et être comptés dans le corps politique, contribuer à et concourir dans la cité. L’implication épistémologique d’une telle exigence est massive : contre la hiérarchie archaïque des paroles statutaires, Platon pose les bases d’une légalité philosophique du discours, à vocation hégémonique. Sans que les auteurs de notre corpus entretiennent avec ce réseau thématique un dialogue explicite, on a rencontré dans leur travail une opposition à cette légalité du discours, à laquelle ils substituent une pragmatique des discours, dont un principe important est que toute oratio constitue sa propre ratio (son propre rapport à la vérité, qui n’est pas nécessairement correspondantiste, à la clarté, qui n’est pas transparence aux intentions, à l’utilité, mieux pensée sous la catégorie de destination). L’aspect poétique. Ce qu’on a appelé poétique des spécialités voulait désigner la persistance du schème archaïque dans la Modernité, sous la forme d’un partage des langues, au sein duquel le poète, qu’on l’en tance ou l’en loue, se voit toujours reconduit du côté de la licence. L’étude de notre corpus a permis de dégager une série de contrastes entre :
  • la figure mythique du logothète (l’instituteur-impositeur du langage) et celle du thesmothète ou logothète second (qui négocie l’expression avec les usages collectifs, sur une base conventionnelle, où le sens appartient à l’interlocution plus qu’au parlant lui-même) ;
  • l’unité lexicale de la valeur poétique (le « mot » hypostasié) et l’unité discursive du sens (la phrase, et même l’holophrase à la « complètement-collé ») ;
  • l’idée d’une mot-nnaie poétique – langue dans la langue, voire lexique dans le lexique – et celle d’une mot-nnaie générale, d’une langue telle qu’en son cours, désindexée de toute devise.
« Pâte-mot », mais aussi le modèle steinien pour Quintane, tiennent d’une conception holiste du sens, impliquant une approche réticulaire plus que thésaurique du vocabulaire (un mot ne tenant jamais lieu d’un sens plein, mais signifiant par dépendance et relation avec des occurrences) et corpusséenne de l’itération (qui n’est jamais simple répétition mais jeu d’incidence d’un token sur un type, d’une occurrence sur un terme).
L’aspect anthropologique. L’idée d’un invariant anthropologique appelé « poésie », encore vivace aujourd’hui, produit immanquablement « le poète » comme « type d’homme », plus sensible, « plus intranquille que la moyenne ». Ici encore, l’héritage archaïque joue à plein ; la répartition prométhéenne des compétences devient un principe de distinction naturelle : les poètes sont les grands inquiets du langage, dans un monde qui a tout sacrifié à sa dimension véhiculaire. Face à cette persistance de l’élément ordinal dans une société qui se vit comme ayant aboli les castes et dépassé les classes, les deux auteurs de notre corpus tendent à contester que « le poète » ait un « propre », si par là on entend une fonction constante et une identité stable :
  • ils délaissent la tradition d’une herméneutique inspirée, embrassant celle, pragmatique, pour laquelle un texte est un « test » ou un « jeu », et l’expérience vécue une expérience menée, une mise en situation, le retraitement exotérique d’un matériau commun ;
  • ils relativisent le canon moderne des vertus (originalité, authenticité), lui opposant, après Ducasse notamment, un jeu fluent d’identités accidentelles, artificielles, voire factices ;
  • ils renégocient les termes traditionnels de la donation du poème, substituant à une conception élective une conception accidentelle de l’inspiration : un poème naît d’une rencontre entre un stock et un « current » (au sens double de ce mot dans l’anglais de Spicer : un « cours » et un « actuel », un ce-qui-a-cours et ce-qui-est-en-cours).
Tarkos : spécialement poétique ? Le bavardage à bâtons rompus et son laisser-aller si dédaigné sont justement le côté infiniment sérieux de la langue. À l’issue d’une première partie essentiellement consacrée à la période 1993-2000 et à des questions de legs qui autorisaient à considérer notre corpus de manière compacte – Quintane et Tarkos ont effectivement une histoire commune dans ces années-là devant ces questions-ci –, notre seconde partie a commencé par un choix fort, qui pouvait sembler téméraire : l’extension du « pas spécialement poétique » de la quatrième de couverture de Chaussure à l’ensemble du corpus. L’expression fournissait un angle d’attaque susceptible de faire participer les deux œuvres à une intrigue commune, tout en protégeant, par sa souplesse formulaire et idiomatique, du schématisme historique qui les ferait artificiellement participer d’un même projet. Elle ne prétend, pas plus ex ante qu’ex post, au statut de concept, identificatoire ou opératoire, susceptible d’unifier ou de faire fonctionner tout le corpus. Le travail de Tarkos notamment est à bien des égards spécialement poétique ; non seulement celui-ci passe pour avoir considéré la poésie comme une « carrière », mais des textes des premières années cherchent manifestement, après le constat d’une crise des critères normatifs d’identification du poète et de la poésie (« Manifeste chou »), à respécifier ceux-ci à partir de certains traits du schème archaïque. Cette respécification culmine dans Ma langue est poétique et La poésie est une intelligence, où sont respectivement affirmées une langue naturelle et une tâche spécifique : le poète « formule le monde ». Mais même dans ces textes en costume, où « le poète » semble tenir le rôle que lui donne traditionnellement la Défense de la poésie – un gars sûr, comme on dit en argot contemporain : un type nécessaire et toujours disponible –, on peut trouver traces d’une suspicion devant l’horrible travail comme spécialité. La langue de Ma langue est poétique n’est pas une langue privée, un idiolecte propriétaire de poéticité ; c’est, pour reprendre une expression de Quintane, une « langue de locataire », qui rejoue des éléments de langue spécialiste dans un environnement – « le poème » – qui n’a plus la compacité des registres initiaux. Et c’est dans cette mesure que « ma langue est poétique » : elle décantonne les discours spécifiques pour accéder à une sorte de plan général de la langue, un plateau idéal où l’idiomatique (le sens négocié dans un ordre conventionnel) correspondrait au poétique (le sens créé dans un « ordre naturel »). Autrement dit, « ma langue » n’est pas ce qui me signe et ce qui me distingue, c’est l’ensemble des discours que j’emprunte et que j’utilise. Si elle est poétique, c’est « par situation plus que par vocation » (Quintane), parce qu’elle prend rhapsodiquement en charge des discours autrement séparés. « Le poème », à cet égard, est le lieu de l’affirmation selon laquelle « il n’y a pas d’autre langue que la langue ». De même, si « la poésie est une intelligence », ce n’est pas qu’elle serait une faculté distinctive, mais un mode d’intellection tributaire de la dispersion des discours dans un monde de rationalités plurielles. Rien de plus étranger à Tarkos que l’idée d’une raison poétique aussi valable, aussi noble que la raison théologique, philosophique, juridique, scientifique, économique, etc. La poésie n’a ni langue, ni raison, ni technicité, ni discours propres. Elle travaille à partir de ce qu’on a pu appeler, après Cassin à propos des sophistes, la « logologie généralisée » – c’est-à-dire à partir de ce que ça dit, et non de ce que ça signifie, de ce dont ça veut rendre compte, de ce que ça veut dire. Et c’est peut-être là que se loge encore une spécificité poétique pour Tarkos : le poète, lui, sait que tout le monde « fait des super-poèmes ». « Langage ordinaire », langue courante – Et votre propre langue, qu’avez-vous à en dire ?
– Celle que je parle est celle que nous parlons tous. Celle que j’écris inclut celle que je parle en la malmenant, en la farcissant d’autres.
Pour autant, ce savoir spécifique n’est pas constitutif d’un clergé ontologique ou d’une qualité de l’expérience, comme dans le schéma heideggerien du « rapport de souveraineté », où le poète a pour lui le privilège de savoir qu’on n’est pas maître de la langue, mais que c’est la langue qui nous possède. Au contraire, la « logologie généralisée » défait toute im-portance/ex-cellence (dia-phora) statutaire du poète, tout privilège institutionnel de la poésie, toute langue privée du poème, et a fortiori toute spécialité poétique. Parce que les poètes sont des parlants ordinaires, partageant la même langue et la même condition discursive que les autres parlants, leurs poèmes ne jouissent pas d’un régime spécifique du discours qui leur donnerait une efficacité particulière. Un poème, c’est du discours, sous sa forme courante. Le parlant ordinaire n’est pas un des acteurs du jeu de modestie qui caractérise nombre de propos sur la poésie. L’expression est plutôt à considérer à la lumière des réflexions d’un de Certeau sur « l’homme ordinaire » : « faute d’avoir un propre », il lui faut « se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies », « “faire avec” », élaborer des « stratagèmes », des « coups », prendre son « plaisir à tourner les règles d’un espace contraignant ». L’intrigue de la dé-spécialisation est en partie celle, identifiée par de Certeau chez Freud, du « débordement de la spécialité par la banalité » et de la « reconduction du savoir à son présupposé général : de sérieux, je ne sais rien. Je suis comme tout le monde. » Comme « tout le monde » – cet ordinaire abstrait qui est à la fois « tous et personne » –, Quintane et Tarkos sont « soumis, quoique non identifiés, au langage ordinaire ». Et « à être “pris” dans le langage ordinaire », le poète, comme le philosophe chez Wittgenstein, « n’a plus de lieu propre ou appropriable. Toute position de maîtrise lui est retirée. » Langue ou langage ordinaire ne désigne pas ici un registre, un lexique ou une syntaxe, n’est pas cet idiome transi dans le fantasme du bien commun linguistique, de la mutualité d’entendement, de la neutralité politique rachetée par l’évidence du ressenti universel, n’est non plus la langue du Peuple ni celle du dictionnaire, pas plus celle du bon sens que celle des bons mots faciles d’accès mais délicieusement ambigus, n’est pas non plus l’idiome de la Française des Jeux de Lettres ou de l’Académie, pas plus la version globish de toute langue, la « Langue Auxiliaire » (Eco) qui règle en chaque idiome les « affaires » (business comme foreign affairs), n’est pas enfin la langue d’une littérature modeste, pleine de pudeur formelle ; la langue ordinaire n’est pas débonnaire. Si la référence aux philosophies de l’ordinary language ne nous avait pas forcé pas à cet emploi, nous lui aurions d’ailleurs systématiquement préféré celui de langue courante. Car c’est bien le caractère fluent, labile de l’usage qui prime dans le sens ; la langue courante s’oppose précisément, dans cette mesure, à la fixité des « registres » (Tarkos) (qu’ils soient disciplinaires ou de classe), au conservatisme et à l’intimidation linguistiques, et aux maîtrises artificielles afférentes (puisqu’ici les maestri sont aussi souvent les magistrats), ou à l’ordinaire des jargons et sociolectes, ces langues séparées mais extrêmement réglées, très peu enclines aux écarts normatifs. Aussi n’y a-t-il pas à opposer par exemple un Tarkos du « désir de langue » ou du « désir de poésie » et un Tarkos de « la langue de tout le monde » ; la « langue de tout le monde » est parcourue d’un « désir de langue », et même très ordinairement d’un « désir de poésie ».
« Guerre faite à la croyance et aux croyants eux-mêmes » Est-ce qu’une fois que c’est fait, c’est fait ? C’est ce qu’on croit. On croit qu’une fois que c’est fait, il n’y a plus à y revenir, le premier qui s’y est collé suffit. C’est par cet ordinaire-là, et pas du côté de la « modernité négative » et de sa « mystique de l’écriture », que Quintane et Tarkos retrouvent Gleize, comme le note Christophe Hanna, dans une référence à de Certeau : avec Sorties les analyses sur Emmanuel Hocquard, Manuel Joseph, Nathalie Quintane font apparaître des poétiques articulées sur un vocabulaire nettement moins théologique : l’écriture n’y est plus un rituel sacré fétichisé, mais se conçoit sur d’autres modèles moins intimidants, plus « normaux », dérivés des arts de faire du quotidien, des expertises ordinaires. La méfiance de Quintane et Tarkos devant tout état d’exception du discours informe une position radicalement anti-idéaliste, dans le sillage du Ponge « vieux professionnel de la démystification » : parce que les poètes sont des généralistes, ils ne sont adéquatement qualifiés ni par un savoir supérieur qui résorberait les insuffisances particulières pour dire sa vérité au commun (modèle prophético-saptientiel), ni par un savoir spécifique qui conférerait la fonction, plus ou moins éminente et marginale, de maintenir compacts le temps et l’espace communautaires (modèle, mantico-augural, d’une technicité du sacré). Initiateur à la fois de la « poésie critique » et de la « critique de la poésie » – « l’une n’allant plus sans l’autre, l’une venant à l’appui de l’autre, dans un même mouvement » –, Ducasse est pour Quintane le grand modèle de cette sécularisation – un Simonide moderne. Ses « Poésies » sont « le nom de la guerre faite à la poésie, à la littérature dans son ensemble, à l’art, au type de croyance qu’ils génèrent et aux croyants eux-mêmes ». La poésie sécularisée est une praxis qui ne peut plus faire l’économie de sa critique – une « critique intégrée », embarquée ; elle ne peut plus se perpétuer comme poiesis, fabrication d’objets spécifiques que le monde viendra reconnaître quand il sera mûr. Réitérons ici la mise en garde quant aux passages des questions : la sécularisation n’est pas à envisager comme un processus historique continu, mais précisément comme un geste critique devant tout lieu sûr du discours, c’est-à-dire d’abord devant toute Privatsprache et toute priva lex susceptibles de reconstituer du clergé ontologique. Un des meilleurs vaccins contre cette reconstitution est peut-être contenu dans cette distinction, que Descente de médiums emprunte à une approche pragmatique des expériences dites surnaturelles : le propre de l’expérience poétique n’est pas entity-central mais event-central. Le qui émergeant à l’issue de cette seconde partie n’a plus tout à fait ni les traits du poète archaïque ni les qualités du sujet moderne.
  • Il sait : qu’il n’a plus de lieu sûr, plus de gars sûr.
  • Il peut compter sur : aucun ren-phore.
  • Il ne sait pas : ce qu’il dit, ce qu’il va dire.
  • Sa mission : « il n’y a rien à faire », rien à dire.
C’est parce qu’il ne sait pas ce qu’il dit qu’il sait ce qu’il fait, ne se prend ni pour un possédé exemplaire ni pour un se-possédant modèle, ni pour un inspiré ni pour un honnête homme, ni pour le véhicule ni pour l’auteur d’un discours, mais se reconnaît comme l’occasion de son discours. C’est un idiomate – un expert ordinaire du langage, un célébrant auquel il n’est pas demandé de croire, l’utilisateur familier d’un système qu’il ne maîtrise pas.

Annexes

Au Centre Norbert Elias, bibliothèque affiliée à l’EHESS, sis au premier étage de la Vieille Charité de Marseille. Merci aux bibliothécaires pour leur disponibilité et leur gentillesse. « Le feu, Pâtmot, Lecture machine », 18/04/1997, soirée Nioques, Centre international de poésie Marseille, voir . Repris dans « Improviser ne s’oppose pas à lire. Improviser ici est se lire lisant, en direct. » (Philippe Castellin, dans ) Voir à ce sujet Philippe Castellin dans et A.-R. Caillé, « Faire entendre » (compte rendu de Christophe Tarkos, L’enregistré), dans Liberté, Montréal, n°308, 2015, p. 58‑59. Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, « La collection », 06/10/2017. Lien Ibid. Le terme d’apophantique, issu de la Métaphysique d’Aristote (Γ, 7, 1011b26), sera souvent mobilisé dans ce travail, notamment dans la seconde partie. Il a son entrée dans notre glossaire. « Costumes », dans Jean-Marie-Gleize, Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 41 Voir l’épisode du « tonneau fictil » dans le Prologue du Tiers Livre de Rabelais (Les œuvres de Maistre François Rabelais, t. 2 Paris : Alphonse Lemerre, 1870, p. 5‑14). Voir par exemple Jean-Marie Gleize, « Suite, sorties », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 56. Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 47 Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque [Paris : François Maspero, « Textes à l’appui », 1967], Paris : Le livre de poche, 2006, p. 70‑71 Présentation de Christophe Tarkos sur le site de l’IMEC. Lien « Il est vrai que notre littérature a glissé (non point opté mais insensiblement glissé) vers une restauration, à tout le moins le rôle d’un conservatoire de la langue, tant le zèle et ses excès ravagent une société par tous les bouts en la forçant au chagrin commémoratif. » (). Voir infra 1.3.1.1 §15. « Tu fais de poétique et de joli des valeurs. Des valeurs affectives, esthétiques et morales. Des valeurs-refuges, dirais-je. […] Aujourd’hui, le recours à ces valeurs fantasmatiques apparaît clairement comme des impasses du langage et une régression de la pensée. Ce serait, en littérature, l’équivalent de Philippe de Villiers en politique. » (« Les Dernières Nouvelles de la Cabane, bulletin du 11 avril 1998 », dans E. Hocquard, ma haie, Paris : P.O.L, 2001, p. 440‑441). Sur le poétique comme valeur, voir infra 2.3.1.1. « Poésie lave plus blanc », expression de Christian Prigent dans Ceux qui merdRent, Paris : P.O.L, 1991, p. 68 « Les Dernières Nouvelles de la Cabane, bulletin du 11 avril 1998 », in Emmanuel Hocquard, ma haie, Paris : P.O.L, 2001, p. 440‑441 « L’usage littéraire de la littérature est affaire de spécialistes : universitaires, journalistes, enseignants, police et magistrats, politiciens (l’amour des classiques chez Mitterrand ou Macron), éditeurs et écrivains. Une partie des lecteurs du Comité ont un usage pratique de leurs livres. » () « Les Dernières Nouvelles de la Cabane, bulletin du 11 avril 1998 », in Emmanuel Hocquard ma haie, Paris : P.O.L, 2001, p. 440. Emmanuel Hocquard, ma haie, Paris : P.O.L, 2001, p. 441 Exemplaire du purisme poétique faisant asymptotiquement corps avec le silence, un certain Blanchot : « La poésie, comme tout ouvrage de l’esprit, ne peut que dénoncer le péril que le langage représente pour l’homme ; c’est le danger des dangers ; c’est l’éclair qui lui révèle, au risque de l’aveugler et de le foudroyer, qu’il est perdu dans la banalité des mots usuels, dans la communauté de la langue sociale, dans la quiétude des métaphores apprivoisées. Le langage essentiel brille soudain au cœur de la nue, et son éclat attaque, consume, dévore le langage historique qui est compromis, mais non remplacé. Et là est le danger suprême, celui qui pousse au silence, par l’exercice d’une intelligence prise dans des travaux infinis et par la rigueur d’un esprit qui retrouve sans cesse le hasard, le créateur assez familier avec soi pour contrôler tout ce qu’il imagine, assez conscient de ce qu’il veut pour repousser toute forme impure ou inauthentique et assez persévérant pour rencontrer, dans cette poursuite prodigieuse, sous la forme d’un admirable néant, le destin qu’il a mérité. Un tel silence a comme une beauté parfaite. Les images se sont éteintes. Les métaphores se sont dissipées. Les mots sont entrouverts. Il n’y a plus, au sein de l’esprit, qu’un poème désormais incorruptible qu’une complète nécessité semble avoir réduit à l’absence et qui, pourtant, se reconnaît dans cette absence comme l’image – dernière image – de la plénitude et de l’absolu. » (Maurice Blanchot, « Mallarmé et l’art du roman » [1943], Faux pas, Paris : Gallimard, 1943, p. 192) Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », « Il existe aujourd’hui en France, comme partout ailleurs, toutes sortes de poètes, comme il existe toutes sortes de gens. Les uns, qui s’apparentent aux politiciens, écrivent une poésie aux accents poétiques immédiatement identifiables. Parmi eux il en est de bons, de moins bons et de franchement détestables. Mais ils ont ceci en commun que la poésie semble être pour eux l’expression d’une essence transcendante, permanente et universelle […]. Ces poètes-là me font penser aux chiens chinois qui rongent de vieux os tout blancs sur lesquels il n’y a depuis longtemps plus rien à ronger. Mais à force de s’énerver les dents sur eux, ils se blessent les gencives et finissent ainsi par leur trouver du goût. Le goût de leur propre sang. » (Emmanuel Hocquard, ma haie, Paris : P.O.L, 2001, p. 24‑25) « Voilà, je le fais, je fais tout le temps des oppositions, je me bagarre et je rentre souvent en colère contre, contre ce grand état hypocrite d’une poésie conventionnelle, déjà faite, déjà toute faite dans laquelle il n’y aurait plus qu’à interpréter ce qui a déjà était fait et qui ne veut jamais changer sa forme alors que la poésie, on en a fait, de bien, et après, elle existe parce qu’on lui change sa forme. » (Christophe Tarkos, eGdG, ) « Ouvre la moindre page, ouvre n’importe quelle page. Ce que tu reçois, ce que tu lis, qui s’accumule, qui prend place, étale, qui veut sortir sous la forme d’une poésie rêvée, accroché à l’Idéal poétique. Et qui tombe. Tombe des mains. Vois le résultat. C’est insupportable d’engluement. C’est de la poisse. En ligne de mire, la poésie seule, la notion élevée et certaine de poésie. La volonté de n’appartenir qu’à elle, L’imaginée, La notionnelle. Sans lien. Sans héritage. » (Christophe Tarkos, « Le voyage autour du monde », extraits du texte reproduit en colonne de gauche dans et correspondant à la voix de Christophe Tarkos sur l’enregistrement ; voir CD, piste 7). Nathalie Quintane, préface à Voir par exemple : « Manifeste chou » [1993], , et « Le voyage autour du monde » [1993‑1994], . Christian Prigent, entretien avec Claude Le Bigot, À quoi bon la poésie aujourd’hui ?, Claude Le Bigot (dir), Rennes : Presses Universitaires de Rennes, « Interferences », 2007, p. 129‑130 Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 338 Nathalie Quintane, Conférence à l’École Supérieure d’Art Pays Basque (12/02/2019), ca. 30:30 Nous revenons sur cette expression, empruntée au Foucault de L’archéologie du savoir, en 1.1.1.2 § 7 sq. Voir également notre glossaire, entrée « événement discursif ». « En outre, la génération des années 90/2000 a rompu la Grande Lignée Poétique Homogène qui mène de Sade à Roche (Denis) en passant par Lautréamont, Artaud, Bataille, Ponge, Guyotat. Elle leur a préféré Stein. » () Voir Y. Charnet, Le poète que je cherche à être : cahier Michel Deguy, Paris : La Table ronde / Belin, 1996. Voir également l’introduction à Toi aussi tu as des armes (Paris : La Fabrique, 2011), où Quintane publie un texte : « Ce livre où il est question de poésie, réunit des écrivains qui ont en commun de ne pas trop aimer qu’on les traite de poètes. Elles et ils ne tiennent pas non plus à ce que leur travail d’écriture soit qualifié de poésie. » (p. 7). Voir , in . Sur le oui initial de Tarkos. Voir également le début de la thèse de doctorat d’A.-R. Caillé (« Le “oui” de Tarkos », « Théorie du langage et esthétique totalisante dans l’œuvre poétique de Christophe Tarkos ».Thèse sous la direction de L. Bourassa & A. Farah, Montréal : Université́ de Montréal (Faculté des arts et des sciences), 2014, p. 1‑7). Voir par exemple « Le petit bidon », , CD piste 14. Voir par exemple , et infra 1.3.3.1 § 2.  ; . Voir infra 2.0. Introduction : « De-spécialiser tout », 2.3 & 2.3.4.1 § 11, et notre glossaire, entrée « Axiome quintanien de sécularisation ». Voir , dont le sous-titre est : « difficultés de communication entre les dernières avant-gardes et la génération de 90 ». « Christian Prigent Inventer », vid. post. Jean-Paul Hirsch, 13/11/2014. Lien Ibid. Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », dans Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 44 « Christian Prigent Inventer », vid. cit. Christian Prigent, Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 214 Martin Rueff, « La non-poésie des non-poètes », Libération, 19/05/2013. Lien Ch. Prigent, entretien avec Nathalie Wourm, dans Poètes français du 21e siècle : entretiens, Leiden ; Boston : Brill | Rodopi, 2017, p. 90. Jean-Michel Espitallier, Pièces détachées, Paris : Pocket, 2011, p. 12 Expression de Georges Bataille (Œuvres complètes, t. 10 : Paris : Gallimard, 1987, p. 703-704, notes sur L’erotisme, « La volupté divine est fonction d’une “irrégularité” »), associée à Christian Prigent dans le champ de la poésie contemporaine. Voir par exemple Ceux qui merdRent, op.cit. « N’importe quel poète vous dira qu’il n’est pas sûr que la poésie existe (c’est comme Dieu), ce qu’il y a, c’est une psychologie poétique (la psychologie des gens qui se posent la question de la poésie, disons). » () L’expression « psychologie poétique » nous occupe infra, dans toute la première partie notamment. « Ce qui apparaît clairement aujourd’hui, et que souligne la remarquable analyse de Philippe Castellin qui assure l’édition des lectures et performances pour le tome II, c’est que la poésie de Christophe Tarkos est une poésie extrêmement savante, voire érudite, et c’est une nouveauté dans l’appréhension que nous pouvons en avoir. Elle se sert de l’improvisation ou plus exactement de l’esthétique de l’improvisation comme d’un matériau, un matériau parmi d’autres. Et ainsi elle ouvre un nouvel espace à la création. Sinon, bien sûr, sa charge de désarroi et d’ironie, son emportement hébété me paraissent fondamentalement subversifs, et pour longtemps. » (« Entretien avec Paul Otchakovsky-Laurens, ou P.O.L, dans lequel il est question de Bernard Noël et Christophe Tarkos, entre autres », dans A. Girard-Daudon (dir.), « Quelques aspects de la poésie d’aujourd’hui : sans raison et sans rimes et de ceux qui la font vivre », Initiales, dossier poésie, 2012, p. 25) . Voir infra 1.3.4.1 § 8 sq. Nathalie Quintane, entretien avec Nathalie Wourm, dans Poètes français du 21e siècle : entretiens, Leiden ; Boston : Brill | Rodopi, 2017, p. 79 C’est particulièrement le cas de Ma langue est poétique () et La poésie est une intelligence (), qui datent tous deux de 1996. « Je suis avec la poésie, son histoire, sa fabrique, son personnel, ses familles, comme un chien a truffes avec les truffes : je la sens, je la renifle, je repère frétillante les arbres au pied desquels on peut pisser et ceux au pied desquels on gratte, on fouille, on dégage délicatement le trésor. Je suppose que cela vient d’une fréquentation ancienne et d’une reconnaissance initiale – et sans doute initiatique, pour une part –, quand, à 16 ans, j’ai lu Lautréamont. J’ai tout de suite su que c’était ça. » () Nathalie Quintane, entretien avec Nathalie Wourm, dans Poètes français du 21e siècle : entretiens, Leiden ; Boston : Brill | Rodopi, 2017, p. 79 CNRTL, « casino ». Lien Quelques-unes de ces déclarations : « Dire la vérité, c’est le poème » (P, 75), « J’essaye de dire la vérité. Je veux dire la vérité. Alors je ne veux pas que cela n’ait pas de sens. » (lettre à Y. Di Manno, repr. ), « L’écrit est carré comme la vérité. Cela doit aider. Il existe une vérité dans l’exactitude des lignes rectilignes des carrés. » (« Processe », ). Voir ég. l’anecdote rapportée par Christophe Hanna dans Argent : « Un jour, j’entends Christophe254 prononcer un jugement négatif à propos d’un poème du poète Éric Audinet : il ne s’exprime pas alors en termes de goût, mais de vérité, comme s’il entendait les textes littéraires comme des propositions qui pourraient être soit vraies, soit fausses. » (Christophe Hanna, Argent, Paris : Amsterdam, 2018, p. 12) Florilège : le poème est « l’endroit où on ne peut pas dire n’importe quoi comme ça nous arrange » (), « je crois qu’en parlant on peut dire la vérité si on ne dit que ce qui est bien dans le sujet de ce qu’on est en train de dire », « Mon souci est pourtant de ne dire que la vérité et cela impose de ne pas dire n’importe quoi mais seulement ce qui est vrai. » (lettre à Y. Di Manno, repr. ) Exemple : « Comme vous le voyez, il n’y a pas seulement le sens général qui m’intéresse, je m’intéresse aussi au sens particulier des problèmes auxquels un poème peut répondre pour ne pas avoir à parler par trop en l’air […] » (lettre à Y. Di Manno, repr. ), « J’essaye tout au contraire de dire les choses très clairement et de dire des choses très importantes le plus clairement possible pour que ça fasse un effet, un effet important, une mention importante, un effet vital ! » (transcr. ). « L’expressivité du texte est bonne. Il presse, il serre. Sonore et court, il tient. Il exprime constructivement. Il tient. Neuf. Exprime et précis. Le texte juste presse, il […] tient. Le texte juste exprime. » (« Le texte est expressif », transcr. ), « Le poète regarde ce qui est de la poésie et ce qui est vrai, il laissera ce qui est de la poésie, il a besoin de ce qui est vrai pour faire un poème. » (« réeli0.WRI », novembre 1994, cité par Philippe Castellin, dans ). Nous reprenons cette expression de Michel de Certeau à propos de tout autre chose. Voir notre glossaire, entrée « lieu sûr (du discours) ». Nathalie Quintane, Conférence à l’École Supérieure d’Art Pays Basque (12/02/2019), ca. 30:30 Christian Prigent, Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 84 (au singulier générique : « vieil aède idéaliste ») Voir glossaire. Christophe Tarkos, « 15 juin 1994, disquette », repr. Katalin Molnár rapporte que Christophe Tarkos se définissait parfois comme tel (D. Christoffel & K. Molnár, Il est important de penser, 2009. Lien ; ca. 07:53. Nathalie Quintane, « AA », § 6.11, 185 Nous revenons sur le terme de « récolement » infra en 1.1.2.1 § 8, 1.2.3.2 § 14, 1.2.3.2 § 16 notamment. Voir notre glossaire, entrée « récolement ». Reponse prêtée à Matisse, qui sert d’exergue à Nathalie Quintane, « P/B ». Voir par exemple : « Fichiers numériques, 1994, biobrux.wri »,  ; note biographique adressée à Jean-Michel Espitallier,  ; « L’histoire d’une performance », P.15.doc, 1999, repr.  ; eGdG, . Par exemple, on trouve des énoncés du « Monde magique » () dans « Tambour et tombola » (), et des énoncés de « Gonfle » () dans « Le monde magique ». Ces « fichiers », la plupart issus de disquettes, sont des références constantes dans l’édition critique des lectures, performances et improvisations de Tarkos par Philippe Castellin, dans . Expression, récurrente chez Quintane, qui donne son titre à un livre autour du travail de l’artiste Alain Rivière (Un embarras de pensée. Récits. Alain Rivière, Paris : Argol, 2008). Voir notre glossaire, entrée « improcédure ». « Ce qui est » est le nom de nombreux carnets de Tarkos déposés à l’IMEC. « Je ne suis pas une intellectuelle engagée. Je suis poète. Je remarque tout ce qui sensiblement me heurte, me capte, m’arrête. Je remarque qu’on a passé une journée de procès à regarder des videos, c’est tout. Je n’ai pas de thèse à défendre. Je ne viens pas vérifier ce que je sais déjà, parce que je ne sais rien avant de l’avoir écrit. » (). Voir infra 1.2.1.2 § 3 & 2.2.3.2 § 7. En vrac : l’écriture autobiographique (Début) ou biographique (Jeanne Darc, Paris : P.O.L, 1998), l’autonomie politique (Tomates), la Guerre d’Algérie (Grand ensemble, Paris : P.O.L, 2008, ), épuisement des prédicats d’un objet (Chaussure, Paris : P.O.L, 1997), etc. « Le “contemporain” continue à creuser là, mais d’autres soucis sont venus s’agréger : des emprunts aux sciences sociales en matière de thème et de méthode, et un acharnement quant à l’usage de certains mots (les prépositions, par exemple). » () Voir par ex. « Les prépositions », & . Voir infra 2.3.3.1 § 14 sq. Voir par ex. « oub&li ». Voir infra 1.1.3.1 § 5 & 2.3.3.2 § 3. Voir par ex. « Le peuple Maurel », Voir infra 2.3.1.1 § 14 sq. « Le substantif a son importance, mais le travail que j’ai essayé de mener dans Tomates et dans le texte sur les pauvres (dans Les années 10) s’attache plutôt aux pronoms et aux prépositions, dans un jeu où la seule solution provisoire est de glisser de la première personne du singulier à la première du pluriel via la troisième… sans arrêt nulle part, puisqu’on ne sait jamais s’il vaut mieux parler pour les pauvres, avec ou par ou sans, ou s’il vaudrait mieux se taire. » () Nathalie Quintane, Oxford Dictionaries Thesaurus, « issue ». Lien Tarkos se dit parfois tel. Voir . Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 247 « [C]’est toujours toujours la même question, passée comme un relais, celle de la valeur d’usage […]. À quoi ça sert ? Qu’est-ce qu’on peut en faire ? La question qu’on posait aux classiques. Une question posée pour mémoire, parce qu’on sait tous que la littérature, ça sert d’abord à passer son Bac de français. » () Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1 op. cit., p. 338 « La vieille taupe « poétique » […] creuse toujours. La question sur son rôle est imparable. Penser ce rôle en termes de genie civil (d’efficacité sociale et politique) ne peut plus que faire rire. » (Christian Prigent, « Wozu noch Dichter ? », TXT, n°31 : « Languelais, Fatrasies & Lotharingites », Rennes : TXT éditeur, 1993) Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1, op. cit., p. 248 « Le jeu sérieux et vain de la poésie » est une expression de Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 103 . Voir infra 2.2.1.2. « Mieux vaut lire ces poèmes que de dire ce qu’ils sont, même et d’autant plus qu’ils ne cessent de dire non ce qu’ils sont, mais comment ils se font et ce qu’ils font : le poème est un acte, la poésie est une action […] » (Nathalie Quintane, préface à ) Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration [1983], dans Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 249 Nathalie Quintane, Conférence à l’École Supérieure d’Art Pays Basque (12/02/2019), ca. 01:21:59 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris : Seuil, 1971, p. 57 Michel Vachey, inédit. Merci à L. L. de Mars de m’avoir transmis ce passage. Nathalie Quintane, Conférence à l’École Supérieure d’Art Pays Basque (12/02/2019), ca. 01:21:25 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit., p. 57. Voir exergue supra. Voir les textes par remarques de Quintane (notamment ceux qui jouent avec la numérotation analytique, comme ou ). Formage est le titre d’un livre de Quintane. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, op. cit., p. 57. Voir supra notre exergue. Philippe Castellin, « Tout-se-tient », entretien avec Jérôme Mauche, Cahier critique de poésie, « Dossier Christophe Tarkos », Marseille : Centre international de poésie Marseille, 2015, p. 7 Philippe Castellin, « Tout-se-tient », entretien avec Jérôme Mauche, Cahier critique de poésie, « Dossier Christophe Tarkos », Marseille : Centre international de poésie Marseille, p. 12 Philippe Castellin, « Tout-se-tient », entretien avec Jérôme Mauche, Cahier critique de poésie, « Dossier Christophe Tarkos », Marseille : Centre international de poésie Marseille, p. 7
B. Noël, « La question », Change, n°7 : « Le groupe la rupture », reproduit dans Change numérique. L’édition intégrale des quarante-deux numéros de la revue Change. 1968‑1983, éd. Abigail Lang, Paris : Les presses du réel, 2016, p. 145 Daniel Oster, Rangements, Paris : P.O.L, 2001, p. 153 « Les poètes écrivent pour les poètes. Les poètes se couvrent mutuellement d’éloges et se rendent mutuellement hommage. Les poètes saluent leur propre travail et tout ce monde ressemble beaucoup a tous les mondes spécialisés et hermétiques qui divisent la société contemporaine. » (Witold Gombrowicz, « Contre la poésie », dans Varia, t. 2, Paris : Christian Bourgois, 1989, p. 159) « De quoi parle la poésie ? D’elle-même. Certains seront même plus catégoriques, c’est-à-dire plus logiques : en réalité, la poésie ne parle que d’elle-même. » (Jean-Marie Gleize, « Questions naïves », dans Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 71). « [Les poèmes] sont toujours méta-poétiques (ils parlent, voire ne parlent que, de la poésie). » (Christian Prigent, exposé au Théâtre-poème de Bruxelles, avril 2010, Lien) Ibid. Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 73 M. Deguy, Figurations, Paris : Gallimard, « Le chemin », 1969, p. 102 Ibid. « Voll Verdienst, doch dichterisch / wohnet der Mensch auf dieser Erde » (Plein de mérite, pourtant poétiquement / l’humain habite sur cette terre) (F. Hölderlin, « In lieblicher Bläue », Augsburg : Biblioetheca Augustana. Lien) « La poésie est la question-de-la-poésie : elle est une inquiétude quant à la notion même de “poésie” » (Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris : P.O.L, 1991, p. 206) Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 85 (Voir infra 1.3.1.1.). Pour Daniel Oster (Rangements, Paris : P.O.L, 2001, p. 116), la question de ce que « peut » la poésie est « un des jeux les plus constants des poètes […]. C’est la question – fortement autogratifiante – qui fait problème. Il faut savoir qu’elle est posée, qu’elle ne tient à son sens que du fait qu’elle est posée. Il faut un système, des institutions, du sens. ». Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 85, et « Wozu noch Dichter ? », TXT, n°31, op. cit. Friedrich Hölderlin, « Brot und Wein », Sämtliche Werke, t. 2 Stuttgart : W. Kohlhammer, 1953, p. 93‑99 Pour Christian Prigent, « la crise est l’état normal » de la poésie. (Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris : P.O.L, 1991, p. 206) Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 29. L’idée d'une modernité dont « l’état normal » serait l’état de crise est ancienne ; on la trouve chez Thibaudet, qui appelle « blanquisme artistique » cette nécessité d’une « révolution chronique » en poésie, et gratifie les Symbolistes d’avoir « incorporé [c]e motif […] à l’état normal de la littérature » (Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, éd. M. Lemayrie, Paris, CNRS, 2008 [1936], p. 513). Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris : P.O.L, 1991, p. 207 « Christian Prigent Inventer », vid. cit., ca. 2:00 Christian Prigent, Ceux qui merdRent, p. 207 Christophe Tarkos, « MC », Le terme anglais de « trial » (essai, épreuve) est associé, en poésie, à Walt Whitman, qui en a fait un usage célèbre dans sa préface aux Leaves of grass : « The direct trial of him who would be the greatest poet is today » (« Pour celui qui voudrait être le plus grand poète, l’épreuve directe est aujourd’hui »). J.-C. Pinson, « Pastoral (De la poésie comme écologie première) », Catastrophes. Lien Jean-Marie Gleize, Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 73 Fameux titre d’un hors-série du journal Libération, paru en 1984 et accompagne d’un documentaire de vulgarisation économique du même titre, qui a fini par symboliser le virage libéral de l’ancienne gauche, revenue de ses idéaux socialistes et convertie au régime unique du marché. La conclusion d’Yves Montand, très patronale et patronnante, qui exhorte à se prendre en main pour « sortir de la crise », a particulièrement mal vieilli, et résume la couleur idéologique de ces années-là. Mais nos guillemets citent aussi le titre d’un sous-chapitre de Ceux qui merdRent de Christian Prigent (Paris : P.O.L, 1991) (p. 206-208), dans lequel celui-ci appelle à comprendre le « bavardage sur la crise […] comme une dénégation », et à « creuser la crise, à la rendre plus… critique. » (p. 206-207) Ibid. Georges Bataille, « Le monde prosaïque de l’activité et le monde de la poésie », Baudelaire, La littérature et le Mal, Paris : Gallimard, 1957 [2016], p. 31 sq. Nathalie Quintane, « Note sur le travail », Procès, Dieppe, 2000, np B. Noël, « Où va la poésie ? », La place de l’autre, Paris : P.O.L, 2013, p. 722 Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 85‑95 Jean-Christophe Bailly, Henri-Alexis Baatsch, Wozu noch Dichter ? : À quoi bon des poètes en un temps de manque ?, Paris : Le Soleil Noir, 1978. Daniel Oster, Rangements, Paris : P.O.L, 2001, p. 152 F. Hölderlin, « Patmos », Sämtliche Werke, t. 2, Stuttgart : W. Kohlhammer, 1953, op. cit., p. 172‑180 Jean-Patrice Courtois, « Marcher danser. Notes sur l’indéfinition de la “poésie” », Po&sie, 2014/1 (n°147), p. 82‑86. DOI : 10.3917/poési.147.0082 « Si la poésie n’est que question restant question elle n’existe pas, si elle n’est que réponse, elle n’existe pas non plus. Ni question seulement, ni réponse seulement non plus. Le crash test de la définition est une hypothèse d’existence temporaire. […] La “poésie” prise entre définition et indéfinition se configure comme une question générale à la singularité et une réponse particulière à la généralité. » (Ibid.) « Quelque variées que soient les formes que la réponse à ces défis prend à tel ou tel moment de la modernité, le défi reste, et son dispositif constitue une sommation à laquelle nul poète se saurait se soustraire (sauf à vouer du même coup son travail à l’insignifiance et à l’obsolescence). » (Christian Prigent, Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010, p. 5. Ibid., p. 3 Voir notre glossaire, entrée « quodlibet / quod-non-libet ». « En variant les réponses (à la mesure d l’inéluctable insuffisance, voire du ratage, de chacune des formes que d’étape en étape on cherche à donner auxdites réponses). » (Christian Prigent, Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010, p. 5) « La poésie, c’est (définition) : l’intensification de la question par la multiplication à l’infini de la définition. » (Jean-Marie Gleize, « Questions naïves », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 71). Voir infra 1.3.2. Christian Prigent, Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010, p. 5 Selon le mot de F. Schlegel, « Athenäumsfragmente », Fragmente der Frühromantik, éd. F. Strack & M. Eicheldinger, Berlin/Boston : De Gruyter, 2011, fr. 114, p. 32 : « Une définition de la poésie ne peut déterminer que ce qu’elle doit être, non ce qu’effectivement elle est ou a été [was sie sein soll, nicht was sie in der Wirklichkeit war und ist] ; sinon, elle en serait réduite à dire : la poésie est tout ce qui, en tous temps et tous lieux, a reçu ce nom [poésie ist, was man zu irgendeiner Zeit, an irgendeinem Orte so genannt hat]. » Voir CNRTL, « formulaire ». Lien « [Les poèmes] sont à chaque fois des réponses empiriques à deux questions : primo, pourquoi la poésie “existe”-t-elle ? (pourquoi y a-t-il de la poésie plutôt que rien ?) ; deuzio, cette existence est-elle “admissible” ? » (Christian Prigent, exposé au Théâtre-poème de Bruxelles, avril 2010, lien) F. Schlegel, « Lyceums-Fragmente », Fragmente der Frühromantik, éd. F. Strack & M. Eicheldinger, Berlin/Boston : De Gruyter, 2011, fr. 117, p. 20 : « La poésie ne peut être critiquée que par de la poésie [poésie kann nur durch poésie kritisiert werden]. » Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 3‑19 & 23‑25 notamment. « Aussi n’est-il pas surprenant que [la question de la poésie] soit par excellence le lieu de toutes les falsifications, de toutes les escroqueries ; au mieux, et depuis plus d’un siècle, le lieu des plaintes les plus dérisoires et les plus craintives. » (Marcelin Pleynet, Le Plus Court Chemin, de « Tel Quel » à « L’Infini », Paris : Gallimard, « L’Infini », 1997) Jean-Marie Gleize, Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 73 Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Lagrasse : Verdier, 2001, p. 10 Paul Valéry, « Questions de poésie », Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1282 Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Lagrasse : Verdier, 2001, p. 11 « Au moins sait-on que faire “poésie” consiste d’abord à résister à ce que, d’époque en époque, les poètes croient savoir qu’elle est. » (Christian Prigent, Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010, p. 3) Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 338 Daniel Oster, Rangements, Paris : P.O.L, 2001, p. 153 « Car la question de la poésie et la question de la langue sont une seule et même question – et ce qu’on appelle “poésie” (je ne parle pas ici de la forme poétique) n’est jamais rien d’autre que le lieu d’une mise en question du sujet dans sa langue et par la langue. » (Christian Prigent, entretien avec Claude Le Bigot (dir), À quoi bon la poésie aujourd’hui ?, Claude Le Bigot (dir), p. 130) Jacques Roubaud, poésie, Etcetera : ménage, Paris : Stock 1995, p. 144 et 145 : « J’affirmerai fortement que la question de la poésie ne concerne pas que les poètes. La chute de la poésie menace la langue d’aphasie. La chute de la poésie menace chacun en sa mémoire, menace sa faculté d’être libre. […] La poésie donne à quelqu’un comme aucune autre activité à mon sens la mémoire de sa propre langue. » « Il me semble de plus en plus évident que la question de la liberté de penser, c’est-à-dire d’être… que la question de l’essence de la vérité, se trouve indissociable de la question de la poésie… » (Marcelin Pleynet, Le Plus Court Chemin, de « Tel Quel » à « L’Infini », op. cit.) « C’est la question de la poésie. Du politique. Du désir. » (Marc Perrin, « L’art, comme un autre nom de la vie, et réciproquement », entretien avec G. Boutouillet, déc. 2015. Lien) Christian Prigent, entretien avec Claude Le Bigot, dans À quoi bon la poésie aujourd’hui ?, p. 130 « Il n’y à aucune raison pour que cesse le souci poétique. Il faudrait pour cela que cesse le souci de la langue et que s’apaise l’inquiétude des hommes quant à leur rapport symbolique au monde dans lequel ils vivent. » (Ibid.) « [L]a question de la poésie est au cœur de la contradiction qui structure le parlant : ne pouvoir vivre sans représenter sa vie / ne trouver dans aucune représentation formée l’exacte résonance de l’expérience qu’il fait du « réel » de cette vie ; et donc éprouver le réel comme l’espace et le moment « où toute compréhension se décompose » (Bataille). » (Ibid.) « Heidegger est celui qui pose la question de la poésie. Avec lui, on s’aperçoit que l’histoire de l’Occident, c’est l’histoire de l’oubli de l’être » (M. Deguy, propos rapportes par Éric Aeschimann, « Pour les 30 ans du Collège de philo… Heidegger s’invite à la fête », BibliObs, 29/06/2013. Lien) Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, p. 10 « Depuis que j’ai quinze ans (quand j’ai lu Rimbaud), ma question c’est la “poésie”. Mais, pour des raisons qui d’une part me sont propres, d’autre part sont liées à l’époque (la fin des années 60), cette question est devenue plutôt, quand j’ai commencé à publier : qu’est-ce qui pousse quelqu’un à écrire de la poésie ? Comment penser la question de la poésie ? Il y avait pour cela plusieurs directions. La première était pratique : qu’écrire, qui ressemble encore à de la “poésie” ? La deuxième, théorique : comment penser ce qui se passait dans les textes poétiques que j’écrivais et dont j’essayais de comprendre pourquoi ils s’écrivaient comme cela et pas autrement ? Et puis, aussi, au fil du temps, une troisième question a surgi : comment faire travailler la question de la poésie dans des textes qui a priori ne se donnaient pas comme “poétiques” ». (Christian Prigent, « L’inquiétude du sens », conversation avec Pascal Bouchet-Asselah. Lien.) Jean-Marie Gleize, « Questions naïves », Sorties, p. 69 Phrase de Denis Roche devenue importante dans le champ de la poésie. C’est le titre de son texte publié dans Théorie d’ensemble (Paris : Seuil, « Tel Quel », 1968, p. 221‑233), dont voici un extrait : « Depuis, la poésie est inadmissible et, tous filins coupés au ras de la terre, toutes amarres rompues avec la société qui la fondait, elle n’existe plus que sous forme de ces beaux dirigeables, de ces belles “saucisses” grimées qui servent aux observateurs de la guerre de ces baudruches inutiles. Toute écriture qui ne dénonce pas ce “poétique” est vaine. Toute poésie qui se veut “poétique” contre une écriture à portée idéologique précise est vaine ; et de même toute personne “Poète” qui prétend exalter ce “poétique” ». C’est aussi le titre d’un ensemble de sept poèmes publiés dans la revue Tel Quel à l’automne 1967, repris en 1972 dans Le Mécrit. « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas » est encore le titre d’un ensemble de onze poèmes publié dans la revue Mantéia à l’automne 1968, eux aussi repris dans Le Mécrit. Bernard Noël, « Qu’est-ce que la poésie », dans La place de l’autre, Paris : P.O.L, 2013, p. 773 « Unverlierbare, das keinerlei Substrat außer dem eigenen Begriff hat » (Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 490. Voir infra 2.3.1.2 § 21. Expression de Bataille, reprise régulièrement par Christian Prigent (par exemple : « L’intouchable », entretien avec Bénédicte Gorrillot, Le Sens du toucher, Sainte Anastasie : Cadex, 2008, p. 22‑23). Terme utilisé par Quintane dans « Monstres et Couillons » (2004) : « Alors que la langue est, chez les “Formalistes”, simultanément une modalité émotive et intellectuelle et que l’expression de l’émotion/pensée est inséparable de son impression, qu’elle est, d’une manière ou d’une autre, toujours représentée, l’émotion est, chez les “Lyriques”, un antérieur – un alogon venu d’un réel “brut” – que l’expérience va devoir ressaisir avant de pouvoir, enfin, l’exprimer. » Dans ce sens restreint, un alogon est simplement un terme dont la signification n’est pas de l’ordre de la « différence logique ». Dans le corpus philosophique en général, il est traduit par « irrationnel », « muet », « absurde », « incommensurable » (Platon, dans le Gorgias, écrit que la rhétorique est un alogon pragma, « une pratique qui agit sans raison », 465a, trad., M. Canto-Sperber, p. 435). On retrouve le terme chez Aristote (De l’âme, 9, 432a, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 1032-1033) à propos de la partie sensitive de l’âme « qu’on ne saurait classer facilement ni comme alogon ni comme logon ekhon ». Les Pythagoriciens désignent par le terme alogon les nombres irrationnels qui menacent la perfection mathématique du système : ces nombres sont proprement « innommables » (Hugh Kenner suggère d’ailleurs que le titre de Beckett L’Innommable a pour origine l’alogon des Pythagoriciens ; voir Samuel Beckett : A Critical Study, Oakland : University of California Press ; New Ed., 1973 [1968], p. 32). Voir glossaire, entrée « alogon ». Terme de théologie : est inamissible ce qui « ne peut se perdre » (la grâce, par exemple), et « fait partie de la nature d’une chose ou d’une personne » (CNRTL). Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration [1983], dans Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 334 Jean-Marie Gleize, « Un métier d’ignorance », A noir. poésie et littéralité, dans Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 420 Nathalie Quintane à l'École Supérieure d’Arts Pays Basque, video, ca. 19:40 Ibid., ca. 1:00:00 (propos oraux ici transcrits et ramassés) Jean-Michel Espitallier, Pièces détachées, Paris : Pocket, 2000 Y. di Manno et I. Garron, Un nouveau monde. Poésies en France (1960‑2010), Paris : Flammarion, 2017 Voir Anne Boyer, « Questions for poets », Metamute, 1/05/2014. Lien Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans Ibid.
Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », Maison Atrides & Cie, n°33, Lyon : Électre, 1993. Réécrit pour Ma langue est poétique, Lyon : Électre, 1997. Reproduit dans Ma langue (I. Carrés), Romainville : Al Dante, « Niok », 2000. Nous nous référons à la version publiée dans Écrits Poétiques, Paris : P.O.L, 2008, p. 41‑44. Le recours fréquent à l’allemand dans ce travail est d’abord lié à une expérience personnelle (dix ans passés en Allemagne à apprendre et me débattre avec cette langue). C’est aussi une façon de retrouver plaisir à parler cette langue en poésie, après que les glorieux anciens en aient, notamment en France, parlé presque exclusivement une version heideggerienne. Alors que le philosophe de Todtnauberg a beaucoup joué sur les équivoques offertes par les étymons de cette langue (voir infra 2.3.2.1.), nous chérirons celle-ci comme une merveilleuse désambiguatrice. Voir notre glossaire, entrée « quodlibet / quod-non-libet ». Voir infra note 324. « […] il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. » (Samuel Beckett, L’Innommable, Paris : Minuit, 1953, p. 213) Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, op. cit., p. 11 Voir l’entrée « utilisateur » de notre glossaire. L’expression est de Nathalie Quintane, à propos du rapport de sa « génération » aux « dernières avant-gardes » : « Nous avions un rapport empirique, ponctuel, non-systématique avec les dernières avant-gardes. » () C’est Quintane elle-même qui capitalise (comme on capitalise « Mitan » ou « Pègre ») : « Cadiot n’a pas quitté la poésie (le “Milieu” plus que la chose) au sens où Roche ou Rimbaud l’ont quittée, évidemment. » () Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », Mentionnons simplement l’intérêt d’un Prigent pour Pierre-Jean Jouve, Jude Stefan ou E. E. Cummings (« lyrique contrarié »), et celui d’un Gleize pour Anne-Marie Albiach, Michel Deguy ou Bernard Noël, comme gages d’une finesse théorique chez les tenants d’un certain « formalisme » ou « objectivisme », relativisant le clivage décrit ici. Nathalie Quintane, « Note sur le travail », Procès, Dieppe, 2000, np Sous la plume de Tarkos lui-même () et sous celle de ses éditeurs (, 420). Tarkos la dit « mensuel[le] », mais il semble que sa parution ait été irrégulière. Par ailleurs, la numérotation des R.R. n’a pas de cohérence sérielle. On trouve une dizaine de pseudonymes pour un a trois scripteurs. Les rédacteurs réguliers sont Bérard, Tarkos et Quintane. Un texte signe « Charles Pennequin » émane effectivement de Charles Pennequin, mais les R.R.ristes croient à l’époque à un pseudonyme. Voir R.R. 2,1, p. 1. Prigent ne s’y trompe pas, qualifiant les « déclarations » d’R.R. de « neo-dadaïstes », même si c’est pour appuyer l’idée, trompeuse d’après nous, d’une univocité parodique de ces déclarations. (Christian Prigent, préface à ). Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 39 En exergue à « Prigent / Bataille » (son article sur les malentendus entre la génération de Prigent et la sienne, Quintane rapporte cet échange entre Matisse et un admirateur : « – Maître, qu’est-ce que l’art ? – Vous n’auriez pas une question plus petite ? ». La revue TXT, fondée par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz (mais dont le premier devient assez vite l’animateur principal), a paru de 1969 à 1993 (31 numéros). Christian Prigent et quelques anciens de la revue ont récemment recommencé à la faire paraître (TXT, n°32 : « le retour », Caen : NOUS, 2018). Notons que l’un des R.R.ristes, Stéphane Bérard, a publié dans le dernier numéro de la revue (TXT, n°31, op. cit.), et que Christophe Tarkos, en 1992, a envoyé des textes à son comité de rédaction, comme le racontera Prigent dans sa préface aux Écrits poétiques (p. 10). Voir Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, notamment la lettre 13, p. 49 sq. Dans un entretien accordé à Gudrun de Geyter lors du festival Poetry International Rotterdam 1997, Tarkos décrit R.R. comme « [s]on petit périodique qui [lui] sert d’atelier, et qui [lui] sert de production constante de manifestes de toutes sortes. » () Voir nos développements sur les manifestes de Tarkos infra 1.3.4.2. Remplacée, à une occasion, par « le charles pennequin », dans R.R., 2,1, p. 1 Nous employons cette expression de Tarkos lui-même pour désigner les rédacteurs d’R.R.. Le triplement du « r » et le suffixe -iste font penser au « terroriste » qui a beaucoup servi à caractériser les « dernières avant-gardes ». L’un d’entre eux, Le Baroque, a été publié à titre posthume (2009). On s’y reportera pour comparaison avec les schémas d’R.R. ; voir notamment : la carte des « mouvements de populations », celle des « idéologies relayées » et celle des « montées des utopies libertaires ou communautaires » (p. 106‑108), entre de nombreuses autres notations d’ordre cartographique. « Tard cette nuit, les boulangers de la boulange petrissaient, les écrivains du Livre écrivaient. Ils travaillent d’arrache-pied, mais ils savent qu’au petit matin, les pains et les poèmes seront appréciés par une clientèle variée et ravie. / Ils n’ont pas vu l’heure arriver, et au petit matin, ils étaient encore à leur tâche. Il y a du travail avant la cuisson. » (« La 7e réunion de l’OCR / La boulange - L’édition / Ils travaillent d’arrache-pied », R.R. 52) Tarkos a lui-même écrit qu’il se considerait comme un « fabricant de poèmes » ( (« notice bio-bibliographique »). Qui rappellent certains modèles de phrases de Tarkos : « Merci la parole quand on est dans tous les coins » (), « Bonjour la substance » (Ibid., 56), et la profusion des « bonjour » dans . Symptomatique d’une ambivalence devant le champ, le rapport de Quintane et Tarkos à l’Oulipo au début des années 90 est à la fois de lassitude (Quintane parle de « train-train ») et d’admiration (Tarkos envoie ses premiers textes à Roubaud). Voir . D’après Charles Dreyfus Pechkoff, Stéphane Bérard aurait obtenu « le fichier complet des adresses postales du CipM grâce à la jeune secretaire ». (« Performance : le charisme du pauvre », Cahiers Critiques de Poésie, n°20 : « dossier Christophe Tarkos », Marseille : CipM, 2015, p. 47) « Revue “R.R.”, feuillet mensuel facilement situable, pliable et rangeable. 400 Ex. Depuis Septembre 1993. » () R.R. 56 notamment, obsedé par la vérité des faits et la facticité des déclarations, fait son rapport sur les rapports entre « poésie et criminalité ». Christophe Tarkos a vecu dans la Creuse, où Quintane lui rendait parfois visite ; on retrouve ce département comme lieu de vacances et véritable tache blanche pour la banlieusarde Antonia Bellivetti : « […] en Creuse en vacances, tout lieu était, par origine et par destination, vierge, sans odeur et sans forme, sans histoires autres que celles vécues par d’autres, et la vingtaine de jours qu’on y restait suffisait juste à la composition des trajets […] » () « Digne […] c’est un résume, une synthèse, un portrait de la France. Il y a, à Digne, une fois, ce que vous avez à Nice cent fois, à Marseille mille fois, à Paris dix mille fois, à New-York, cent mille fois. Tout est en une fois, mais tout y est. […] En vérité, il n’y a aucun intérêt à sortir de Digne : tout vient à vous. » (). Quintane dit par ailleurs de Digne que c’est une ville « qui fait tout comme partout ailleurs mais en beaucoup plus petit » (TNBA, ca. 51:30). Sur les « je » de Quintane, voir infra 2.3.3.1 § 17. Nathalie Quintane, entretien avec Nathalie Wourm, dans Poètes français du 21e siècle : entretiens, Leiden ; Boston : Brill | Rodopi, 2017, p. 78 Voir R.R. 55, « Biographie de Christian Bobin ». L’expression, forgée par Christian Prigent, désigne ici les poètes issus de la revue TXT qui, au début des années 80, se sont intéressés spécifiquement à l’oralisation de leurs textes. Voir Christian Prigent, « La-voix-de-l’écrit (notes sur la lecture publique et la “performance vocale”) », Poésie Action, dir.  Françoise Janicot & Jean-Jacques Lebel, Issy-les-Moulineaux : LOQUES / NèPe, 1984. Le terme est de Quintane, voir  Quintane parle de « Grande Lignée poétique Homogène », dont elle fait remonter les premiers noms bien avant 1945 : « En outre, la génération des années 90/2000 a rompu la Grande Lignée Poétique Homogène qui mène de Sade à Roche (Denis) en passant par Lautréamont, Artaud, Bataille, Ponge, Guyotat. Elle leur a préféré Stein. » () L’expression nous vient de Michel Foucault. Nous l’utilisons en tant que notion prudentielle : « Le matériau qu’on a à traiter dans sa neutralité première, c’est une population d’événements dans l’espace du discours en général. Ainsi apparaît le projet d’une description des événements discursifs comme horizon pour la recherche des unités qui s’y forment. » (Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, p. 38‑39) À ce stade de notre recherche, une telle expression nous semble garante d’une attention à l’esprit d’un temps que nous n’avons pas connu (qu’on restreigne cet esprit aux limites de l’habitus ou qu’on l’étende à celles de l’épistémè), attention qui ne surdétermine pas les énoncés dont elle s’occupe – ce à quoi reviendrait l’utilisation rhétoriquement commode d’expressions comme « slogans », « mots d’ordre », « devise » etc. – mais qui ne sous-détermine pas non plus le caractère « événementiel » (saillant, épocal, synthétique) de ces énoncés dans la façon dont ils sont « joués » (« l’actualisation de leur archive », en termes foucaldiens) entre les années 70 et 90. Il se peut donc que, par son caractère prudentiel, « l’utilisation […] des termes d’énoncé, d’événement, de discours » paraisse, à ce stade, « sauvage » (Ibid., p. 44). « Il est devenu difficile de s’entendre sur ce que l’on peut appeler “poésie”. Il y a bien des raisons à cela. Elles ne tiennent pas seulement aux coups portes, tout au long du 20e siècle, à la cartographie générique traditionnelle (inutile de revenir ici sur ces coups, l’histoire en a déjà été faite). Plusieurs de ces raisons découlent du fait que, pour une bonne part d’entre elles, les grandes œuvres poétiques du siècle dernier se sont livrées à une critique radicale de la poésie comme forme, comme genre et, plus encore, comme idéologie (“l’idéologie poétique” comme conception spécifique du monde). Je pense ici bien sûr à des auteurs comme Bataille (la “haine de la poésie”), Artaud (contre la “magie” poétique – selon lui idéaliste, archaïque et pré-scientifique) ou Ponge (“la poésie : merde pour ce mot”). Denis Roche, dans les années 1970, est venu accomplir ce mouvement de récusation. » (Christian Prigent, entretien avec Claude Le Bigot, À quoi bon la poésie aujourd’hui ?, Claude Le Bigot (dir.), p. 129‑130). Antonin Artaud, « Revolte contre la poésie » [1944], Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1979, t. 9, p. 121 Francis Ponge, « Entretien avec Breton et Reverdy », Grand Recueil, Méthodes, « II. Méthodes », dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 689. Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. La haine de la poésie est le nom d’un recueil de Georges Bataille (Paris : Minuit, 1947) republié aux mêmes éditions en 1962 sous le titre L’Impossible. Une justification du premier titre figure en préface à cette seconde édition : « J’ai voulu, il y a quinze ans, parler de La haine de la poésie. Ce premier titre n’était pas clair. J’avais songé à l’aversion que m’inspirait alors la “belle poésie”. Jamais la poésie de Baudelaire – ou celle de Rimbaud – ne m’ont inspiré cette haine. Mais je n’aimais pas les fadeurs du lyrisme…» (Georges Bataille, Œuvres complètes, t. 3, Paris : Gallimard, 1971, p. 512) Voir supra note 186. Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris : Questions théoriques, 2010, p. 207 Expression de Jean-Marie Gleize, sur laquelle nous nous attardons en 1.3.2. Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 338 Voir par exemple la logorrhée « fatrasique » de « Tragedie », dans R.R. 57. Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. R.R. 56 R.R. 54 R.R. 53 La linguistique des corpus (corpora linguistics) est une méthode d’investigation linguistique qui s’appuie sur des textes courants ; elle s’intéresse aux discours en contexte (proxemie, concordance, cooccurrences) plus qu’aux significations instituées. Mot anglais de l’analyse lexicale des corpus et de la « fouille de texte » (text mining) dont la signification littérale est « jeton » (au sens de pièce d’un jeu de mises, unité matérielle d’un système monetaire). Token est parfois traduit, curieusement, « symbole ». En logique analytique, le mot a une signification précise : un token est une « instance concrète », par opposition à un « type » ou une « espèce ». Un exemple donné par l’encyclopédie en ligne de l’Université de Stanford illustre cette distinction : dans la phrase de Gertrude Stein « a rose is a rose is a rose is a rose », on compte trois types (« a », « rose », « is ») et onze tokens (« a », « a », « a », « a », « rose », « rose », « rose », « rose », « is », « is », « is »). En français, on peut rendre cette distinction par l’opposition « vocable » (type) / « occurrence » (token). (Voir Linda Wetzel, « Types and Tokens », The Stanford Encyclopedia of Philosophy (édition automne 2018), éd. Edward N. Zalta. Lien On trouve un écho de ce « repos du cadre » dans les rapports de la « génération de 90 » avec « les dernières avant-gardes » : « Je me demande si ce qu’on (G. et P., par exemple) reproche à Prigent ou à Gleize, dans cette separation entre textes théoriques et littérature, ce ne serait pas de céder à la facilité, d’une certaine manière, d’abandonner le vrai, le dur labeur poétique, pour le repos théorique. » () Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. Le récolement, terme de droit, est « une opération consistant à dénombrer un ensemble d’objets répertoriés dans un inventaire, ou à vérifier la conformité d’une opération, d’un objet à un ensemble de règlements ou de prescriptions contractuelles » ; par extension, « récolement » désigne aussi la procédure qui consiste à « relire à un témoin la déposition qu’il a faite pour vérifier s’il en maintient les termes ». (Trésor de la Langue Française informatisé) Voir supra note 190 pour une mise au point sur le terme d’alogon. Nous revenons sur l’alogon quintanien et ses rapports avec l’innommable prigentien, infra 1.3.1. Csf.glossaire. « En somme, voici le point important : PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS » (Francis Ponge, « My creative méthod », Grand Recueil, Méthodes, dans Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 522) Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. Serie réunie en un texte unique dans P, 27‑37. « J’etais avec une toute petite bande (nous étions trois ! Tarkos, Stéphane Bérard et moi). Je crois pouvoir dire que nous détestions le ron-ron poétique et littéraire de l’époque. Nous haïssions la restauration en cours. » () Nathalie Quintane, « La Sénéchale », Vacarme, n° 52, 2010 (lien), p 68‑69 « C’est que la pompe est une donnée tellement inhérente à l’être moderne que son ironie elle-même est pompeuse. Que ce qui devrait, en toute bonne foi, lui permettre de prendre ses distances vis-à-vis de lui-même, ce qui devrait lui permettre d’enfin se voir, s’envisager pour mieux se penser, est tout englue de pompe, et que, tel le sparadrap du capitaine Haddock, il adhère d’autant plus que les mouvements qu’on fait pour s’en débarrasser sont plus vifs. Puisque l’ironie est, depuis Schlegel, associée au Romantisme (mais l’ironie de Diderot me semble être une ironie pré-romantique autant que “classique”), je me demande si, finalement, ce qui unit les classiques aux romantiques au-delà de leurs divergences (de fond, certes), ce ne serait pas un certain sens de la pompe. Cela dit, chaque époque a ses pompeux (ou pompiers) : les artistes ont Bill Viola […] ; nous, en poésie, on en possède encore tout un paquet […]. » (Nathalie Quintane, « Essai de majestueux », à propos du travail d’Alain Rivière, 2005. Lien « J’ai écrit des livres anti-printemps (des poètes) ; du Ponge débile, c’est-à-dire encore plus désaffuble. Contre tout idéalisme ; contre les faux haïkus de Jaccottet ; contre le train-train terrible de ce qu’était déjà devenu l’Oulipo…» () Christian Prigent, La langue et ses monstres (Paris : P.O.L, 1989), livre important pour R.R., d’après Quintane : « Stéphane Bérard a découvert Prigent par hasard en écoutant France Culture à la fin des années 80. Quelques années plus tard, il m’a prêté La langue et ses monstres, qui, comme tous les grands livres, est une anticipation de ce que je pense depuis toujours sans jamais avoir osé le formuler. » () Le mot est de Quintane : « Cette absence de rupture nette (pas de clairon, plus de La poésie est inadmissible), ce pacifisme, ou plutôt cet abandon (au sens où l’on s’abandonne), cette negligence, ont dû paraître d’une incroyable inconvenance aux prédécesseurs chez qui la violence du combat était à la fois inévitable et réglée – et la nécessité de la discussion sans discussion. » () Terme important de la critique faite par Jean-Michel Maulpoix, dans les années 90, à une certaine poésie héritière des « dernières avant-gardes ». Terme retourne ensuite par Jean-Marie Gleize (Voir infra 1.3.2.). Parce qu’R.R. est aussi une practical joke, les auteurs adressent aux abonné.es (de force) de la revue des « écharpes de poète » à l’occasion du « numéro » 54 (la distinction est diversement appréciée) ; mais ces récipiendaires, on l’a dit, sont aussi des alliés dans le champ. Cette triade nous est suggérée par une réflexion de Saussure sur l’agencement des phonèmes d’une langue, dans un chapitre sur les deux qualités corrélatives du signe (« arbitraire » et « différentiel ») : « Ce qui les caractérise [les phonèmes], ce n’est pas, comme on pourrait le croire, leur qualité propre et positive, mais simplement le fait qu’ils ne se confondent pas entre eux. Les phonèmes sont avant tout des entités oppositives, relatives et négatives. » (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1916], éd. Ch. Bally, Sechehaye & Riedlinger, Paris : Payot, 1971, p. 164) En ce sens, qu’un énoncé a une efficace oppositive signifie non seulement qu’il se distingue manifestement d’un autre auquel il est adossé ou articulé, mais aussi, et plus décisivement ici, qu’il se manifeste comme distinction : il est perdu pour le sens quand il est isolé – à supposer qu’un tel « isolement » soit possible, ce que les remarques de Tarkos sur « le détecteur de sens » tendent à réprouver (, in ). Voir Nathalie Quintane, « Difficultés…», 94. Sur le refus par Tarkos de l’ironie, voir entretien avec Bertrand Verdier, . Nous abordons la question de l’ironie infra en 1.3.3. Nathalie Quintane, en réponse à une question sur la généricité, mentionne, pour la balayer, cette notion, devenue un lieu commun des études littéraires : “Les livres que j’écris sont très variés, “indécidables” on dit, mais pour moi c’est pas “indécidable” ; c’est très décidé au contraire. C’est des vraies décisions qui se font au moment de l’écriture. Pas des décisions préalables, pas des programmes (je ne fais pas de livres à programme, ni même à contraintes). La décision se prend dans l’écriture. Et se forme une espèce de décision qui devient au bout du compte une “décision générique”, presque a posteriori. (). L’indécidabilité concerne ici les genres, mais la notion est étendue par Bruno Blanckeman aux questions rhétoriques de tonalité, voire d’intention : « La notion de récit indécidable désigne alors un texte aux degrés de fictionnalité différenciés, qui subvertit les catégories littéraires établies en surimprimant leur protocole. À toute tension unilatérale, toute concentration polarisatrice, il préfère la mise au clair de ses possibles, la mise en doute du parti-pris, du pari tenu – récit dévoyé, qui se complait hors des lignes droites, en traverse des marges. » (Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, « Perspectives », 2000, p. 13) Sur l’aspect générique du rapport de Quintane et Tarkos à la poésie, et sur leur position trouble par rapport à la figure de l’ironiste, voir infra 1.3.4. « D’une écriture poétique que travaille le soupçon et qui se défie de l’ornemental, présente dès les années 1950, on glisse ainsi au fil du siècle vers une poésie bricoleuse, affichant sans complexe son goût du canular et de la parodie. Lasse de ses propres manifestes, elle se retourne contre elle-même et ne subsiste que dans le déni du poétique. Le “désaffublement” que souhaitait Francis Ponge est alors porté à son comble. » (Jean-Michel Maulpoix, Pour un lyrisme critique, Paris : José Corti, « En lisant en écrivant », 2009, p. 87) « Chaque numéro fourmille d’encarts on ne peut plus saugrenus, kitsch, de mauvais goût, faussement gauches et horriblement, ostensiblement plats : une distance qui se cache, un deuxième degré qui s’ingenie à se confondre avec un premier, “degré -1” comme C.T. le dit, des hauteurs qu’on ravale, des distances que l’on écrase. Un prosaïsme si consternant qu’il en devient provocateur. Tout cela pouvant aussi bien [et peut-être davantage, si l’on songe à Charles Dreyfus et à sa pratique du (mauvais, par définition !) jeu de mots] être renvoyé à Fluxus – gags, ludisme, etc. – voire à certains courants artistiques qui germent alors. Mike Kelley ou Paul McCarthy (C.T. connaît et apprécie) ou le groupe poétics. Tous ceux que l’on peut dire post-pop et qui, endossant les icones et la rhétorique des médias, les jouent et emphatisent à la Jarry, dans l’hénaurme… État d’esprit durable. On en retrouve le noir et fade relent dans L’hypnotiseur soigne, dont les illustrations de Pascal Doury, bien plus tard, le surchargent… R.R. n’est pas une passade adolescente. » (Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans ) Ibid., 30‑31. Et c’est vrai que Quintane elle-même adoube en partie cette lecture, sans qu’on puisse savoir si elle parle d’R.R. ou de ses Remarques (1997) : « du Ponge débile, c’est-à-dire encore plus désaffuble » (Nathalie Quintane) C’est ainsi que Quintane parle du film Mortinsteinck (réalisé parStéphane Bérard) dans le « livre du film » du même nom : « Le film peut se construire avec ce qui a priori n’aurait pas même dû y figurer, avec ce qui le dénature, le fausse, le contrefait. Ces éléments “hétérogènes” ne disparaissent pas, ne sont pas assimilés, ils se proposent et demeurent lisibles, tels quels. Ils font du livre, du film, une chose déplacée, trop maladroite pour entrer dans le cadre général des fictions, pas assez incorrecte thématiquement et formellement pour intégrer celui des productions expérimentales. Le film n’est pas insolent, il est incongru. » () On en trouve des traces chez Augustin, ainsi que dans le péripatetisme greco-arabe et ses prolongements chez les théoriciens d’une connaissance de Dieu per intellectum (Thomas d’Aquin, Dietrich de Freiberg). À ce sujet, voir A. de Libera, La philosophie médiévale [1989], Paris : P.U.F., « Que sais-je ? » n°1044, 2017. « Le rapport de l’homme à l’objet n’est du tout seulement de possession ou d’usage. Non, ce serait trop simple. C’est bien pire. Les objets sont en dehors de l’âme, bien sûr ; pourtant, ils sont aussi notre plomb dans la tête. Il s’agit d’un rapport à l’accusatif. L’homme est un drôle de corps, qui n’a pas son centre de gravite en lui-même. Notre âme est transitive. Il lui faut un objet, qui l’affecte, comme son complément direct, aussitôt. » (Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », L’Atelier contemporain, Nouveau nouveau recueil, dans Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 657) Ce type d’énoncés appartient à un certain moule, celui du structuralisme tardif. On peut supposer celui-ci au moins partiellement inspire de Lacan, que Prigent cite régulièrement à l’époque et un peu plus loin dans le paragraphe cité ; « le lecteur se lit lisant » évoque notamment le séminaire de 1975‑76 dit du « sinthome » qui propose, à partir de l’expérience de Joyce, une interprétation « béatifique » de l’acte littéraire comme processus d’objectivation. On en trouve aussi une trace du coté d’une autre lecture de Prigent, Julia Kristeva (« De la Sale parle, mais aussi se parle écrivant », « Antoine de la Sale écrit s’écrivant pour justifier l’arrêt de son écriture », Seméiôtiké, « 3. Le texte clos », « III. L’idéologème du roman : l’énonciation romanesque », Paris : Seuil, 1969, p. 58 & 80). Le motif du s’écrire hante aussi L’Écriture de soi de Louis Marin (Paris : P.U.F., « Librairie du collège international de philosophie », 1999), recueil posthume d’articles parus entre 1982 et 1996. Une bien plus ancienne trace de ce type d’énoncé se trouve du côté du scit se d’Augustin : l’esprit se connaît connaissant, il se sait sachant quelque chose (De la trinité, X). Si ces énoncés, et les thèses dont ils sont issus, ont quelque chose de commun entre eux et de commun avec le « fond de l’âme » augustinien, c’est peut-être à chercher du côté d’un bonheur de l’objectivation ; Stein n’est plus très loin. « En outre, la génération des années 90/2000 a rompu la Grande Lignée Poétique Homogène qui mène de Sade à Roche (Denis) en passant par Lautréamont, Artaud, Bataille, Ponge, Guyotat. Elle leur a préféré Stein. » (). Voir les articles sur Stein parus dans TXT : G-G. Lemaire, « Gertrude Stein, un écrivain cubiste », Christian Prigent, « Petit portrait de Gertrude Stein en débile profonde » et Martine Bourdeau, « Le saut de la grenouille » (in TXT, n°11 : « Le poids de la langue », 1979). Dans « Le poids de la langue » (TXT, n°11, 1979 ; repris dans La langue et ses monstres, Paris : P.O.L, 1989), Christian Prigent décrit Stein en boxeuse : « Gertrude Sugar Stein (USA) (travaille au corps l’identité et bat la rhétorique à plate couture) ». Christian Prigent, « Gertrude fait du sur-place », La langue et ses monstres, Paris : P.O.L, 1989 Le terme de hochet est utilisé par Prigent à propos de Stein : « Le bruit de hochet vide du sens effraie un peu. » (« Petit portrait de Gertrude Stein en débile profonde », TXT, n°11, op. cit. ; repris dans La langue et ses monstres, Paris : P.O.L, 1989) Quintane, dans son compte-tenu des incompréhensions avec les « dernières avant-gardes », cite librement Prigent sur Stein (« Petit portrait de Gertrude Stein en débile profonde », TXT, n°11, op. cit. ; repris dans La langue et ses monstres, op. cit.) : « Or, Stein fait beaucoup de volume(s) pour peu de choses, Stein ne boxe que peu le sac de sons, et d’ailleurs cummings c’est beaucoup plus fort. » () Comme le résume Isabelle Alfandary en postface à la traduction de Tender Buttons par Jacques Demarcq (« Tendres boutons », Caen : NOUS, 2005), la langue de Stein « ignore superbement les impératifs logiques, ne redoutant pas de dire tout et son contraire, ou même n’importe quoi, de prendre le risque de la contradiction, voire du non-sens logique, et de s’adonner à la tautologie. [Elle] ne craint guère les écueils de l’illogisme, et semble même y prendre un malin plaisir. » Deleuze parle de « logique irrationnelle » (Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris : Minuit, 1981, p. 55), de « nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison » et d’une « logique extrême et sans rationalité » (Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993, p. 105‑106) La « synthèse disjonctive » est un concept central de Gilles Deleuze et Felix Guattari dans L’Anti-Œdipe, Paris : Minuit, 1972. Elle « désigne le système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même, en se déplaçant, en glissant ». (p. 18) Elle oppose une logique du « soit… soit… » à la logique du « ou bien… ou bien… » de la synthèse conjonctive. « mais Et peut aussi indiquer que l’important, ce n’est pas l’un puis l’autre, l’un comme l’autre, mais l’effort pour établir une relation, un rapport, entre les deux, que l’important, c’est ce rapport, ou comment l’un pousse l’autre ou y intervient, c’est l’oubli dans la littérature et la littérature dans l’oubli, par exemple ; ou encore l’oubli par la littérature ou la littérature par l’oubli, par exemple ; ou encore l’oubli pour la littérature ou la littérature pour l’oubli, par exemple ; ou bien l’oubli de la littérature ou la littérature de l’oubli, etc. : bref, on retrouve dans ces différentes associations tête-bêches, plus ou moins lexicalisées, de nombreux marronniers critiques (l’oubli par la littérature = la littérature qui permet d’oublier, de se divertir ; l’oubli de la littérature = fin de la littérature, fin de l’art), les directions moins fréquentes offrant, à leur habitude, une amorce plus énigmatique, sinon plus heuristique (la littérature par l’oubli ? l’oubli pour la littérature ? […] Cette conférence pourrait par conséquent être uniquement consacrée à ce souci de copule, à ce problème de scrupule, à ce souci de scrupule, à cette copule (ce qui me plait bien), pour une simple raison, c’est que le reste, les deux autres, on ne sait pas bien si ça existe, ou, en tout cas, ça existe bizarrement. (Nathalie Quintane, ). Le terme anglais de tokenization renvoie à la procédure d’analyse linguistique informatisée qui segmente un corpus en unité lexicales. Gilles Deleuze et Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris : Minuit, 1972, op. cit., p. 91 « Rien ne se voit, toute la pancarte se voit en une fois / Tout ce qui fait une pancarte se voit en une fois […] / Pan-Port / Pan-Pauvre con / Pan-Purée / Le port en rade / Un port mouille au bord / Une raie / Ce seront des pancartes aussi grosses que un port ». (Christophe Tarkos, « Le port », ) R.R., 52 Terme issu de la classification d’Ezra Pound, qui distingue trois « sortes » de poésie correspondant à trois façons de « charger les mots de sens [charge words with meaning] » : la melopoeia, liée à la musique, au son ; la phanopoeia, liée à l’image ; la logopoeia, portée sur le seul langage [akin to nothing but language] et définie comme une « danse de l’intelligence parmi les mots et les idées [a dance of intelligence among words and ideas] ». Citations extraites de Ezra Pound, recension de l’anthologie « Others », The Little Review, éd. M. Anderson, New York, mars 1918, p. 57 et Ezra Pound, How to read [Londres : Routledge, 1934], Londres : Faber & Faber Limited, 1961, p. 37. R.R., 58 Une version a été lue par Tarkos lors des « Voix de l’écrit » (Le Mans, 13‑14 mars 1998) R.R. 57 Dans Java, n°11, printemps/été 94, Paris : éditions Java, 1994 Voir par exemple  : « chose > fiche ». Terme présenté en 1. Introduction, §28. Voir notre glossaire, entrée « improcédure ». Voir les mentions des différents « fichiers » par Philippe Castellin dans . On trouve plusieurs graphies pour cette notion. La plus utilisée par la critique est « patmo », qu’on trouve dans « Le poème de dehors » (oui, 163 sq.). On trouve aussi « pâte-mot » (S=, 32, 35, 53). Tarkos évoque la question de sa graphie dans  : « Pâte-mot, on l’écrit un peu comme on veut, c’est le fait que toute la langue, elle est collée entre elle, et on peut pas lui prendre des petits morceaux pour s’inventer une histoire ou pour construire quelque chose. Alors on est obligé de tout prendre à la fois. » () « J’ai un problème voilà…» (Christophe Tarkos, ) « J’ai un problème voilà qui est très explicite / J’ai un problème voilà qui est très explicite et complètement collé... », présenté comme une « improvisation » par Philippe Castellin qui n’en a trouvé aucune trace dans les « fichiers » (). Voir nos développements sur ce que nous appelons « unité discursive du sens » infra 2.1.2 « La Vérité – Pourquoi nous nous sommes écrit ? » (R.R., 55) On peut considérer l’absence d’accord pluriel à « écrit », dans ce texte, de deux manières : un « s’écrire » de correspondants (nous nous sommes envoyé des lettres, des messages) ; un accord sylleptique du « nous » de modestie… ou de majesté. C’est le motif d’une affirmation pure d’objet, d’un nouloir plein, dont Foucault parle à propos de Blanchot, évoquant une « rupture de transitivité » (Michel Foucault, « Préface à la transgression », Dits et écrits, t. 1, 1954‑1975, éd. D. Defert & F. Ewald, Paris : Gallimard, « Quarto », 2001, p. 266) « Écrire, verbe intransitif ? », Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 3 : 1968‑1971, Paris : Seuil, 2002, dir.  E. Marty, p. 617‑626 Par exemple en  : « J’ai souvent dit que l’emploi intransitif, à la Blanchot, du verbe écrire (écrire sans complément : écrire) m’énervait. […] Je me souviens d’une soirée, dans la Creuse, l’année où Tarkos y habitait. Il veut me présenter une fille qui aussitôt déboule pour me dire : Et toi aussi tu écris ? J’explose : Ben ouais, j’écris, j’écris… des cartes postales à ma grand-mère ! L’ambiance petite-bourgeoise associée pour moi à cet emploi du verbe écrire m’avait débectée. […] Plus j’écris, moins je comprends cette idée qu’écrire (trimballée par l’écrire intransitif) serait une activité supérieure. » Pour une analyse critique des jeux de Heidegger sur l’étymon stimmen (« accord », « resonance », plus généralement agent d’authenticité) dans les textes de Heidegger sur la poésie, singulièrement sur Hölderlin, se reporter à Georges-Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande (Paris : CNRS éditions, 2016), notamment « II. Les repères spatiaux de la langue de Heidegger. ». Voir infra 2.3.2.1. Cette remarque paraphrase un extrait de la conférence intitulée « oub&li » : « Personnellement, je (re)calerais le GN “la littérature” dans la proposition : “Je fais de la littérature” pour l’empêcher de baller. J’ai dit tout à l’heure planer, mais en fait je pense qu’elle balle plutôt qu’elle ne plane. Ça signifie qu’elle dodeline, en fait : baller, ça veut dire dodeliner – la littérature, seule dans le groupe nominal “la littérature” dodeline, sans rien pour la soutenir, ni devant, ni derrière, et ne portant pas raide, elle ne peut que dodeliner, ou baller. En plaçant quelques mots devant, et un gros point derrière (Je fais de la littérature, point.), je lui permets de moins dodeliner. La littérature dans “la littérature”, par exemple, n’a pas vraiment de fonction : grammaticalement, elle balle. Tandis que dans la proposition “Je fais de la littérature” elle est complément, elle complète l’action faire qui lui permet de moins dodeliner car elle est cette action, pour ainsi dire ; elle n’existe pas indépendamment de cette action : elle est ce qui se fait. » Christian Prigent, à propos de Stein, parle de « platitude blanche » (La langue et ses monstres [1989], Paris : P.O.L, édition corrigée et complétée, 2014, p. 17) « Même le linguiste peut avoir l’impression qu’une pareille distinction [actif / moyen, ndr] reste incomplète, boiteuse, un peu bizarre, gratuite en tout cas, en regard de la symétrie réputée intelligible et satisfaisante entre l’“actif” et le “passif”. Mais, si l’on convient de substituer aux termes “actif” et “moyen” les notions de “diathèse externe” et de “diathèse interne”, cette catégorie retrouve plus facilement sa nécessité dans le groupe de celles que porte la forme verbale. » (É. Benveniste, « Actif et moyen dans le verbe », Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris : Gallimard, 1966, p. 43 ; article initialement paru dans le Journal de Psychologie normale et pathologique, jan-fév. 1950, Paris : P.U.F.). Voir aussi le développement de J. Lacan sur le sujet (Séminaire III : Les psychoses (1955-1956), éd. J.-A. Miller, Paris : Seuil, 1981, p. 317). Expression forgée par Foucault d’après le faisceau d’expressions de Nietzsche dans Naissance de la tragedie (« Wissensgier », « Wissenstrieb », « Erkenntnislust », « Wissenslust ») qu’on peut respectivement traduire plus littéralement par avidité de savoir, pulsion ou instinct de savoir, envie de connaissance et envie de savoir. Nous reprenons le terme de Foucault pour sa résonance heureuse avec l’œuvre de Tarkos notamment (« Le monde magique », voir notre développement infra en 2.1.3.1. & 2.3.2.2 § 6), même si le parallélisme avec le concept de volonté de puissance (Wille zur Macht) n’est pas suggéré par l’allemand. « Prigent dit être passé directement de l’Underground au Patrimoine. Le poème-poème plomb, ficelle, XX grammes, le poème-poème subjectivement plomb, ficelle, XX grammes (même s’il est objectivement photocopie) parle d’une marginalité patrimoniale, en part, dans la mesure où le patrimoine ne vient pas après la marge mais en même temps. » () ; « Une poésie rock’n’roll ne cherche pas à repousser le plus loin possible sa mise en patrimoine ; elle sait que la marge est patrimoniale, en poésie. » () C’est en ces termes que Christian Prigent, dans une entrée sciemment réactive de son journal (« Ainsi rumine, amer, le vieux bonhomme. »), décrit l’effondrement de la littérature : « Tout concourt à cet effondrement, depuis une trentaine d’années : l’éclectisme post-moderne des années 1980, le scepticisme des 1990 sur les “grandes irrégularités”, le refus d’assumer des généalogies, le fantasme d’auto-génération artistique, la fin des interprétations causales de l’histoire, l’engloutissement du passé (mémoire) et de l’avenir (utopie) dans un présent halluciné, le pathos du “tout culturel”, l’euphorie du “tout le monde est artiste”, Bob Dylan prix Nobel de Littérature, la parole et la création crues “démocratisées” par la spontanéité des blogs et les sites, l’abrasion générale de la notion de “valeur’– voire, tout récemment, et du côté de certains de nos amis, l’appel à la parole des “premiers venus” et aux manifestations d’un sympathique “poétariat”. Guère de place, là-dedans, pour ce par rapport à quoi nous (ceux de ma génération), nous avons désiré écrire et avons effectivement écrit (voire : fait “œuvre” : des Parnasses, justement (quelques-unes des exorbitantes exceptions qui les habitent) et une Histoire littéraire (quelques-uns de ses héros, ou “horribles travailleurs”). » (Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, « La collection », 06/10/2017. Lien). « Warum gibt es etwas und nicht vielmehr nichts ? » est une célèbre phrase de Leibniz qu’on peut traduire par « Pourquoi (pour quelle raison) y a-t-il (Comment se fait-il qu’il y ait) quelque chose plutôt que rien ? ». « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » est une question de Hölderlin qui donne sa forme au titre du texte de Prigent dont le passage suivant est extrait, et qu’on peut traduire par « Pour/quoi (à quoi bon) des poètes en temps de détresse ? ». « Warum » pose la question des raisons d’exister (cause, origine, principe, fondement) ; « wozu » celle de la raisons d’être (but, destination, utilité, effectivité). Christian Prigent, « Wozu noch Dichter ? », TXT, n°31, op. cit. « Malgré tout » est, dans « Monstres et Couillons », le même linguistique du maintien de la poésie comme « grande affaire » (Sache). Voir infra 1.3. Introduction, § 11. Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 338 D’ailleurs, les formules de ceux qui s’en défendent sont aussi des targes, si l’on en croit Quintane : « Sentiment que la formule ne parvient plus à prophétiser, mais qu’elle protège – ou qu’on l’utilise aujourd’hui comme protection, par superstition. » ()
C’est le cas de , mais aussi de et ). Nathalie Quintane,  : « Touchant alors de près la pureté du prolétaire ; la pureté de ce qui n’a pas eté sali par l’idéologie (une tomate, des petites cuillers), les mythologies. » ; R2013/2.7 : « D’une part, le bon ordinaire ; d’autre part, les “mythologies”. Mais les mythologies sont nos ordinaires, ou disons nos communs. Évidemment, on ne peut pas critiquer une petite cuiller. On peut critiquer Britney Spears, on peut critiquer Saint-Tropez, on peut critiquer l’intérêt des gens pour Britney, leur passion pour Saint-Trop’, on peut critiquer la manière dont je parle de Britney ou de Saint-Trop’, et la manière dont je parle des petites cuillers, que je ne sais pas regarder, et surtout que je ne sais pas re-regarder, ma façon d’écrire sur les tomates, qui ne sera jamais suffisamment tomate, c’est-à-dire que la tomate passerait par moi pour s’écrire, elle m’incorporerait ses qualités – ce qui est plus ou moins le propos de Mallarmé quand il dit qu’il s’agit de distraire la qualité des choses qu’incorporera quelque idée. » ;  : « Les mythologies n’étant pas des choses (Ding) mais des choses (trucs, Sache), elles n’ont pas la qualité des choses (Ding), sont communes parce qu’elles sont partageables – enfin, partagées. » « 1.6. Quelque chose du concept commence dans l’anecdote (ce que relève Hocquard quand il dit qu’il regarde un concept comme une anecdote de la pensée). […] 1.7. Le spécialement poétique ne se niche pas uniquement dans l’affectueux de l’anecdote, mais dans le démarrage critique qu’elle peut provoquer. » () Expression de Quintane en à propos de Henri Meschonnic : « et toujours cette pulsion propriétaire, qui a délimité une bonne fois pour toute son pré, ne veut pas de locataires et chasse les voisins à coups de tromblon : “Mais ne confondez pas. Si on y met ce qu’on appelle poésie, on a sans le savoir ou vicieusement changé le terme. Il s’agit d’un homonyme.” Vicieusement, je souligne – rien qu’un curé de plus. » La distinction entre « savoir sémantique » et « savoir encyclopédique » prend place dans la distribution tripartite des énoncés par Dan Sperber, dont la troisième classe est le « savoir symbolique ». « Le savoir sémantique porte sur les catégories et non sur le monde. Il peut s’exprimer sous la forme d’un ensemble de propositions analytiques. Par exemple : (1) Le lion est un animal. (2) La licorne est un animal. (3) Un bon couteau est un couteau qui coupe bien. (4) Un célibataire n’est pas marié. Savoir que le lion est un animal ce n’est rien savoir des lions, même pas qu’ils existent, comme le montre (2), mais seulement quelque chose du sens du mot “lion”. De même quiconque sait le français sait que (3) et (4) sont vrais, même s’il n’a jamais manié un couteau, même s’il ignore tout du droit matrimonial. […] Le savoir encyclopédique, à l’inverse, porte sur le monde. Il peut s’exprimer sous la forme d’un ensemble de propositions synthétiques. Par exemple : (5) Le lion est un animal dangereux. (6) La licorne n’existe pas. (7) Un bon couteau coûte cher. (8) Isidore est le mari d’Ursule. Ces propositions sont vraies ou fausses selon l’état du monde et aucune règle sémantique ne permet d’en évaluer la véracité. » (Dan Sperber, Le symbolisme en général, Paris : Hermann, 1974, p. 103‑104) Le passage concerne chez Radbert : « Je m’adresse à ceux qui, malgré la parole expresse du divin Maître prétendent que ce n’est pas la vraie chair, le vrai sang du Sauveur que l’eglise propose à ses enfants, et qui, imaginant je ne sais quelle vertu de la chair et du sang de Jésus-Christ, font mentir la Vérité même qui a dit : Ceci est mon corps. Quand il a rompu et présenté le pain, il n’a pas dit : Ceci est une vertu, une figure de mon corps ; il a dit dans un langage qui ne saurait tromper : Ceci est mon corps. Or, il est en réalité ce qu’il a annoncé et non ce qu’il plaît à tel ou tel de supposer. Personne, jusqu’ici, n’a osé contredire ouvertement ce que le monde entier croit et confesse. » (Paschase Radbert, Liber de corpore et sanguine Domini [Livre du corps et du sang du Seigneur], v. 831) « Dans un langage qui ne saurait tromper » est un élément emprunte au texte de Radbert, que Quintane cite dans Cavale (175). Le mot sert à la fois à désigner ce que le français entend par « compétences » (dans un domaine précis) et à forger la locution « en connaissance de cause » (mit Sachkenntis) – mais dans les deux cas le terme allemand est au singulier. Voir supra 1.1.2.1 § 3. Sur l’authentique en poésie, voir infra 2.3.1.1. « à la suite d’un herpès occurré à la levre supérieure en février deux mille trois et particulièrement défigurant, je décidai d’écrire un texte intitulé L’Année de l’Algérie. » () « Tous les après-midi, depuis des années, à la radio, Lahaie donne de judicieux conseils à des gens déboussolés, aussi déboussolés que j’ai pu l’être ; ils exposent la composition et l’origine de mon déboussolement bien plus précisément que si j’avais, moi, essayé d’en faire un livre. » () « Penchée sur mes plants de tomates, désherbant délicatement tout autour et sectionnant les feuilles basses pour ne garder que la tête, je me suis vue travaillant ce faisant comme à Tarnac, la culture de tomates dans une zone très limitée de mon jardin en étant l’une des plus visibles figures, un extrait ou un renvoi. Car je sais, par expérience, être un cobaye assez bon, et réagir, de pres de loin, comme tout le monde, dans le milieu numériquement faible auquel j’appartiens. » () Cette expression de Quintane donne son titre à un livre qu’elle consacre en 2008 à Alain Rivière (Paris : Argol, 2008). et « L’expérience atteint pour finir la fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu. » (Georges Bataille, L’expérience intérieure [1943], La Somme athéologique, t. 1, Œuvres complètes, t. 5, Paris : Gallimard, 1973, p. 17) Georges Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 15 La détermination a priori de son objet est d’ailleurs l’élément récurrent d’une critique de l’objectivité scientifique, notamment dans la tradition, exemplifiée par P. Feyerabend, de l’anarchisme méthodologique (Contre la méthode : esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, trad. B. Jurdant et A. Schlumberger, Paris : Seuil, 1979). Tarkos compose cette série, reproduite en pages 35‑36 des Écrits Poétiques, le 12 février 2000, quelques jours avant une opération. Il l’envoie par mail et demande à ce qu’elle soit diffusée « au plus grand nombre » (Christophe Tarkos, « Notice biographique », ) Christophe Tarkos, « Notice biographique » () Christophe Tarkos, « Je te lave », Revue de Littérature Générale, vol. 2, « Digest », Paris : P.O.L, 1996, texte 43. Sur le kilo, voir infra 2.1.3 : Le kilo, un kilo. Depuis la fin de la rédaction de cette thèse (automne 2019) a paru un ensemble de notes relatives au kilo, composé, entre 1995 et 1999, en vue d'un livre, d'après les éditeurs du volume (« Le Kilo »Le Kilo et autres inédits, éd. David Christoffel et Alexandre Mare, Paris : P.O.L, 2022, p. 49-153). Christophe Tarkos, « Le train », dans Christophe Tarkos, « Je m’agite », Sur le réseau des allusions de Tarkos à la supposition – au support, au port, aux « phores » (« Manifeste Chou », ) – voir 2.1.1, § 26, p. 236. Sur l’hypothèse ici mentionnée, voir infra 2.3.3 Cf., à propos du discours constituant de la pensée, 2.2.2 Michel Foucault, « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Lire le Capital [1965], vol. 1, Paris : Maspero, 1973, « La formation des objets », p. 61 Voir infra 1.2.3. P. Alferi & O. Cadiot, « La mécanique lyrique », Revue de Littérature Générale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995, p. 3-22 Quintane et Tarkos publient dans le second numéro, « 96/2 », 1996, même éditeur. « Il n’est pas indifférent que le rêve plus ou moins avoué de ces formes de littérature, baroque précieuse ou expressive exacerbée, soit la poésie. En elle mieux qu’ailleurs s’accomplit l’idée de l’arrêt sur l’Objet et de l’exception (soit l’art de la taille). Accomplissement moderne par la condensation, que résume bien le titre de Claude Royet-Journoud : “Les objets contiennent l’infini”. Bien sûr, il y a un monde entre les métaphores de la poésie symboliste, les rapprochements des surréalistes, et la fragmentation littérale de l’objectivisme. Mais il s’agit toujours de petits dispositifs disjoints au service d’un idéal de l’Objet, hiéroglyphes à déchiffrer, bibelot ou monstre. » (P. Alferi & O. Cadiot, « La mécanique lyrique », Revue de Littérature Générale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995, p. 20) La « singularité quelconque » est une notion de Giorgio Agamben (voir notamment La communauté qui vient – Théorie de la singularité quelconque, Paris : Seuil, 1990), développée à partir de la notion scolastique de quodlibet. Notons d’ailleurs la présence d’Agamben au sommaire de ce numéro de la RLG. La Revue de Littérature Générale a eu deux gros numéros (format 24 x 20). Le premier (« La mécanique lyrique ») fait 420 pages et regroupe 40 signatures ; le deuxième (« Digest ») 400 pages et plus de 55 auteurs. L’économie de l’attention appelle attention span la fenêtre – temporelle et spatiale – dans laquelle un sujet concentre son regard, par laquelle il tend l’un de ses sens. Voir supra 1.2. Introduction : Deux premiers-livres. La notion de « collocation », utilisée en linguistique des corpus (corpora linguistics) mais d’origine très ancienne (Quintilien, collocatio), permet d’appréhender les cooccurrences privilégiées dans une langue à partir d’un corpus, c’est-à-dire les associations les plus fréquentes entre termes de cette langue au sein de ce corpus. Le mot nous est inspiré par cette remarque de Luigi Magno : « Le quotidien [dont part Chaussure] est à la fois un sujet du discours, mais aussi un générateur de discours, voire le domaine où puiser des outils pratiques d’enquête. » (L. Magno, « Seuils prosaïques (notes sur quelques faits de poésie) », Revue italienne d’études françaises, n°5, 2015. DOI :10.4000/rief.1057 La traduction française usuelle – « fouille de texte » –, si elle respecte la métaphore minière, en atténue la dimension extractive. « L’invention de la chaussure » (). L’incorrection grammaticale de la première phrase est d’origine. Un texte comparable, intitulé « Le dernier chorégraphe, vers et prose », et présenté comme un poème par Quintane lors de lectures publiques, figure dans d’Ultra-Proust (89‑102). Lui aussi fait colloquer des citations diverses. Expression de Quintane, en et 5.20, à propos de la relativité de la notion de « style » : « Une phrase m’a frappée, dans Ce que parler veut dire : Bourdieu se demande ce qu’il arriverait si le milieu littéraire laissait tomber la question du style, ou plutôt : si l’on ne discutait plus du style (ou de la langue) de tel ou tel auteur, mais de la question du style même. D’un coup, vous vous apercevez que la vache qui rit, qui vous amusait et vous fascinait depuis toujours, est en réalité une boucle à l’oreille d’une deuxième vache qui rit et, vertige, que cette deuxième vache qui rit est elle-même une boucle à l’oreille d’une troisième vache, etc. Non seulement vous ne voulez plus discuter d’un style, mais vous ne voulez plus discuter de style du tout et même, vous ne voulez plus discuter de cette discussion sur le style. [...][...] Pourtant, la manière dont vous faites vos phrases importe. Mais elle n’importe pas seule. En tout cas, une fois que vous avez remarqué la deuxième vache qui rit, vous ne pouvez plus, comme si de rien était, replonger dans l’image de la première vache, en faire vibrer la singularité, la façon si trouble dont elle rit, etc., car l’autre est la même, et la même encore la même, si bien qu’il va vous falloir considérer la suite dans l’élément, et la suite elle-même dans cette suite. » Voir par exemple « pull jaune », dans « Le monde muet est notre seule patrie » est le titre d’un des textes de Méthodes datant de 1952 (Francis Ponge, Méthodes, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p 629). Voir notre glossaire, entrée « quodlibet / quod-non-libet ». Par exemple (dans le desordre, pour la forme, et pour l’exercice de prononciation) : Tatsache, Erkenntnistatsache, Ursache, Vorstellungsgegenstand, Gegenstandslosigkeit, Gegenstandsein, Sachlage, Sachgehalt, Sachverhalt, Sachbestand… chez Kant, Schelling, Meinong, Brentano, Twardowski, Lotze, Husserl… C’est d’ailleurs à partir de l’occurrence heideggerienne que das Ding entre en domaine français, sous la plume de Lacan, qui en fait un tertium quid de l’opposition freudienne entre Sache et Wort, et une notion incontournable de la psychanalyse après lui. Voir J. Lacan, « Das Ding (I) » et « Das Ding (II) », Séminaire, Livre VIII : L’éthique de la psychanalyse (1959 - 1960), Paris : Seuil, 1986, p. 51 & 67. Voir glossaire. Aussi le Ding lacanien combine-t-il le caractère inconnaissable et imprédicable que lui prête une certaine tradition. On pourrait risquer que das Ding– dans le vocabulaire de l’optique cher à la fois à la phénoménologie et au « non-savoir » de Bataille – c’est chez Lacan la « tache aveugle » de la conscience, l’objet toujours manqué du désir, par opposition d’une part à l’objet constitué dans le langage (la Sache), et d’autre part aux objets tenus en joue dans la pulsion de rassasiement. (Toutes les citations de ce passage sont issues de : J. Lacan, « Das Ding (I) », Séminaire, Livre VIII : L’éthique de la psychanalyse (1959 - 1960), Paris : Seuil, 1986) Voir 1.3.1.1. L’opposition est partiellement superposable à de nombreuses autres, « chose » étant un support de spéculation privilégié en philosophie : chose physique vs chose mentale, chose brute vs chose raffinée par l’expérience… Pour une mise au point rapide sur l’opposition entre Sache et Ding, voir l’entrée « Sache / Ding » de notre glossaire. Voir notamment R.R. 53, « Le beau papier ». La collection est alors dirigée par Jean-Pierre Simeon, futur directeur du Printemps des poètes, une manifestation que Quintane critique régulièrement. Même s’il n’est pas directement question des objets des Remarques dans le texte de l’éditeur, les deux motifs de la dupeté et de la retrouvaille se croisent dans l’article de Lacan sur le Ding : le Ding, c’est ce qui « n’a jamais été perdu » et qu’il y a « a retrouver ». (J. Lacan, « Das Ding (I) », Séminaire, Livre VIII : L’éthique de la psychanalyse (1959 - 1960), Paris : Seuil, 1986) « J’ai écrit des livres anti-printemps (des poètes) ; du Ponge débile, c’est-à-dire encore plus désaffuble. Contre tout idéalisme ; contre les faux haïkus de Jaccottet ; contre le train-train terrible de ce qu’était déjà devenu l’Oulipo…» () Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. Nathalie Quintane, Nathalie Quintane, Nathalie Quintane, La tautologie est définie par Wittgenstein comme un énoncé qui est vrai – toujours vrai – quelle que soit la « valeur de vérité » (Wahrheitswert) de ses constituants. Une tautologie basique est celle qui n’est que confirmatoire d’un savoir sémantique : « Une tomate est une tomate ». Mais en dehors d’un tel type de phrase, les tautologies sont rares. Par exemple, « la tomate est une tomate » est déjà une tautologie perverse, voire une contradiction, dans la mesure où elle donne pour équivalentes la classe générique et l’objet singulier. Voir Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 4.46 sq., p. 55 sq. Voir infra 1.2.4. La méréologie est une branche de la logique qui s’occupe du calcul des étants par l’étude des rapports entre parties et tout. Jean-François Courtine a analysé en détail les rapports de Ponge à la phénoménologie ; voir notamment la conférence « Francis Ponge, une phénoménologie poétique ? ». Lien « J’ai longtemps hésité entre un nouveau choix de SAPATES (textes phénoménologiques, genre Parti Pris), et autre chose » (lettre à G. Audisio, 14 août 1943, à propos du volume alors en cours d’écriture qui deviendra La Rage de l’expression) Poésie 44, n°20, juillet-octobre, et n°21, novembre-décembre 1944, p. 58‑71 et 74‑92. Le texte est reproduit dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 226 sq. Pour le détail des rapports de Ponge au texte de Sartre, voir la thèse de Benoît Auclerc, « Lecture, réception et déstabilisation genérique chez Francis Ponge et Nathalie Sarraute (1919‑1958) », Université lumières Lyon 2, dir.  Jean-Yves Debreuille, 2006. Le chapitre sur la question est consultable . Francis Ponge, « Les Berges de la Loire », La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 377 Francis Ponge, « Conception de l’amour en 1928 », Proêmes, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 173 Francis Ponge, « Introduction au “Galet” », Proemes, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 204 Martin Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ? [1935-1936], trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Paris : Gallimard, 1979 [1971], p. 20‑21. « Ici matérialisme et idéalisme ne sont plus de saison. Nous sommes bien loin des théories, au cœur des choses mêmes, et nous les voyons soudain comme des pensées empâtées par leurs propres objets. » (Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 241) Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 70 Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 270 F. Ponge, Nouveau nouveau recueil, dans Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 981 Francis Ponge, Nouveau nouveau recueil, « Première et seconde méditations nocturnes », dans Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1180 « [R]endre exactement le surgissement de la chose dans le monde et son articulation interne » (Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 249) « Le rapport de l’homme à l’objet n’est pas seulement de possession ou d’usage. » (Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 657) Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 270 C’est Ponge lui-même qui décrit ainsi son dessein : « Ce ne sont pas des poèmes que je veux composer mais une seule cosmogonie », « Introduction au “Galet” », Proêmes, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 204 « Pour Francis Ponge, la chose n’est pas seulement ce qu’on peut décrire ou connaître, c’est le tout-autre qui dicte sa loi et m’adresse une demande, à moi dans ma singularité. » (Jacques Derrida, Signéponge, Paris : Seuil, 1988, p. 17‑19) Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », L’Atelier contemporain, dans Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 657. (Nous ne discuterons pas ici les conséquences d’une telle déclaration, mais notons qu’elle semble conserver l’ambiguïte, mentionnée supra à propos de « La mécanique lyrique », entre l’objet d’attention et l’objet verbal.) J.-F. Courtine, « Francis Ponge, une phénoménologie poétique ? », vid. cit., ; ca. 30:40. Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 338 Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 243 Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », L’Atelier Contemporain, Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 658 Précisons que toute phénoménologie n’est pas à strictement parler « ontothéologique ». « Onto-théologie » est même, après son premier emploi chez Kant, un terme-clé de la critique heideggerienne de la métaphysique, en tant qu’il désigne la confusion entre l’être et l’étant, particulièrement dans la métaphysique médiévale. Son usage chez Quintane semble davantage viser les velléités sacralisatrices devant la poésie, et les tentations de lire le poème dans la perspective d’un accord moral avec le monde. Son usage serait en ce sens plus nietzschéen (La Volonté de puissance, § 548) que heideggerien. Francis Ponge, « Des étrangetés naturelles » [1953], Nouveau nouveau recueil, Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 952 Francis Ponge, Le Soleil placé en abîme, dans Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 777 « La Chose, si elle n’était pas foncièrement voilée, nous ne serions pas avec elle dans ce mode de rapport qui nous oblige – comme tout le psychisme y est obligé – à la cerner, voire à la contourner, pour la concevoir. » (J. Lacan, « Das Ding (I) », Séminaire, Livre VIII : L’éthique de la psychanalyse (1959 - 1960), Paris : Seuil, 1986, p. 142) Freud parle en ces termes de das Ding, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique : « C’est ainsi que les complexes de perception [Wahrnehmungskomplexe] se spécifient [sondern sich] en une partie constante, incomprise, la chose, et une partie changeante [wechselnden], compréhensible, la propriété ou le mouvement de la chose. » (S. Freud, Esquisse d’une psychologie scientifique [1895-1896], Paris : PUF, 2006, p. 688) Francis Ponge, Entretiens avec Philippe Sollers, Paris : Gallimard/Seuil, 1970, p. 184 « Candidature à l’obtention d’une “Bourse Stendhal” juillet 1999 », dans « Qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible. Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. » (Francis Ponge, Proemes, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 196-197) Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », dans Situations I, Paris : Gallimard, 1947, p. 241 La rose est sans pourquoi, / elle fleurit parce qu’elle fleurit, / elle ne se soucie pas d’elle-même, / elle ne se demande pas si on la voit. (Die Ros’ ist ohn warum / sie blühet weil sie blühet / Sie achtt nicht jhrer selbst / fragt nicht ob man sie sihet.) (Angelus Silesius, Livre I, 289) On peut remonter l’expression ohne warum jusqu’à la mystique rhénane, sous la forme sonder waeromme / sunder warumbe (Béatrice de Nazareth, Hadewijch d’Anvers, Maître Eckhart, entre autres). Elle a peut-être son origine dans la pensée de Bernard de Clairvaux, où la formule latine amo quia amo, amo ut amen (« j’aime parce que j’aime, j’aime pour aimer ») porte sensiblement les mêmes idées d’inconditionnalité et de désintéressement. Voir infra trans. 1.2 > 1.3 Le grec αὐθέντης signifie, à la lettre : maître, auteur, perpétrateur de soi-même Martin Heidegger, « Der Satz vom Grund » [1955‑196], Gesamtausgabe, vol. 7 : Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 57 « Warum überzeuge ich mich nicht davon, dass ich noch zwei Füsse habe, wenn ich mich von dem Sessel erheben will ? Es gibt kein warum. Ich tue es einfach nicht. So handle ich. » (Ludwig Wittgenstein, De la certitude [Über Gewißheit], § 148) Quintane place d’ailleurs l’origine des Remarques dans une sorte de traumatisme de la contradiction : « Je ne sais pas bien si je me comprends moi-même en disant ça, mais le fait est que si j’ai commencé à écrire des petites phrases simples et claires comme les Remarques, c’est en partie en raison d’un traumatisme infantile : quelqu’un de proche que je ne nommerai pas parvenait régulièrement à affirmer à un moment de la conversation exactement le contraire de ce qu’il avait énoncé auparavant, de manière tout à fait naturelle et sans se surprendre. Et je n’ai jamais réussi à le prendre en défaut. D’où – peut-être – ma prédilection pour les explications de textes ; mais les textes littéraires sont rarement totalement incohérents ou désordonnés (sauf les miens, qui tâchent d’atteindre une sorte de cohérence dans le désordre, ou d’ordre dans l’incohérence). » () Autrement dit, dans les termes de la distribution de Dan Sperber (voir supra 1.2.1), la tautologie comme la contradiction appartiennent au savoir sémantique (qui « porte sur les catégories »), pas au savoir encyclopédique (dépendant d’un « état du monde »). Wirklichkeit dit la réalité en acte, la réalité telle qu’elle se vérifie subjectivement, par opposition à Realität, qui tend à désigner une réalité objective. Wittgenstein parle de Sprache des Alltags (« langue du quotidien ») ou d’ordinary language ( « langue ordinaire »). Nous en reparlons en 2.1.3. Voir supra 1.2.3.2. Voir infra 2.1.3. Sur le rapport de Quintane à la convention. « Et puis il y a eu le relatif succès de ces deux livres [Remarques et Chaussure, ndr], et je me suis dit : ça y est, si tu fais pas très vite quelque chose, t’es bonne pour la poésie de l’objet jusqu’à la fin de tes jours, t. 1 : Chaussure, t. 2 : Chaise, t. 3, etc. Je voulais calmer tout le monde en enchainant avec Jeanne Darc et un texte autobiographique (autant dire l’horreur !). Ça a marché au-delà de mes espérances, puisque ça ne s’est pas vendu et qu’on m’a définitivement foutu la paix avec les objets. » (). Voir également  : « Jeanne Darc […][…] c’était pour qu’on me lâche coté Ponge, poésie de l’objet, etc. » « L’ontologie conceptualiste est une position intermédiaire entre le nominalisme et le réalisme platonicien : elle accorde une réalité aux Idées et refuse de les réduire aux mots (comme le font les nominalistes), mais elle ne leur accorde aucune réalité substantielle en dehors du sensible, et considère la transcendance des Idées est une illusion qui disparaît lorsqu’on explique les hypostases auxquelles procèdent les disciples de Platon. En ce sens premier, Aristote, saint Thomas et Leibniz sont des philosophes conceptualistes. » (J. Vidal-Rosset, « Conceptualisme », Encyclopaedia Universalis - Dictionnaire des notions et des idées, p. 180‑181, 2005. Lien) Au sens strict du terme « attention », cette caractérisation est un quasi-pléonasme, l’attention étant définie comme « tension de l’esprit vers un objet à l’exclusion de tout autre » (CNRTL). Francis Ponge, « Les façons du regard » [1927], Proêmes, OC, t. 1, op. cit., p. 173 Francis Ponge, « L’Œillet » [1941‑1944], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 356 En France, voir notamment L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ? (dir.  Yves Citton, Paris : La Découverte, 2014) et Yves Citton, Pour une écologie de l’attention (Paris : Seuil, 2014). Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris : La Découverte, 2014 Christophe Hanna (né en 1970), ancien élève de Jean-Marie Gleize, poète publie chez Al Dante, cofondateur des éditions Questions Théoriques, est un représentant du courant « pragmatiste » (il a été l’élève de Jean-Pierre Cometti) duquel Quintane s’est rapprochée à partir des années 2010. C. Hanna, « Attention et valorisation : esquisse d’une poétique de la remarque », dans Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris : La Découverte, 2014, p. 242 « Ce genre de textes relève de ce qu’on pourrait nommer une esthétique de la remarque, j’entends par la que leur effet repose, très modestement, sur “le plaisir que nous prenons à remarquer” dont parle Husserl après Carl Stumpf. Ici, l’écriture, en les mentionnant, oriente notre attention sur des faits ordinaires tenus ou négligés qui communément environnent nos corps, leur confèrent imperceptiblement une forme sensible et en cela contribuent à notre subjectivation. À la différence du type précédent, la remarque dans ce cas, conduit le lecteur à se constituer en observateur d’un quotidien déroutinisé et considéré sinon pour appréciable en soi, du moins pour socialement significatif. » (Ibid., p. 249) Ce type d’injonction, R.R. le signalait comme lieu commun en l’associant dans son numéro 52 à des observations particulièrement plates ou très évidemment poétiques : « RÉVEILLE-TOI ! Le ciel est bleu. Réveille-toi. Un jour nouveau commence. Le ciel est bleu. Réveille-toi. Les oiseaux chantent sur les toits. Réveille-toi. Il fait bon de marcher le cœur content. Il y a des cailloux sur les chemins. La rivière est jolie. Il y a du vent qui court sur la plaine. La France est jolie en toute saison. Les montagnes sont blanches l’hiver, bleues l’été. Les dimanches sont beaux. »
P. Alferi & O. Cadiot,« La mécanique lyrique », dans Revue de Littérature Générale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995, p. 11) L’opposition est empruntée au vocabulaire de l’exégèse religieuse. Le sens caché s’oppose au sens obvie en ce qu’il n’est accessible qu’aux hommes de science. Le sens obvie est le sens offert au commun, à la compétence et au bon sens ordinaires. Voir infra note 1298. Tarkos cite cette phrase de Jean-Marie Gleize ( « il n’y a pas de deuxième sens ») dans l’entretien avec Bertrand Verdier (). Voir infra 2.2.2.1 § 30. Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000 Voir notamment « Où vont les chiens ? », Littérature, n°110, 1998, p. 70‑80 « Il y a une prudence minimale qui consiste à choisir plusieurs repères dont les principes se ressemblent mais dont les conceptions (à tous les sens du terme) diffèrent – Gleize et Prigent, par exemple. / Abondance de pères ne nuit pas, je suppose ; mais nous av(i)ons plutôt besoin de yoke-fellows, one associated to another, Wordsworth to Coleridge, some common work…» () Voir supra 1.1. Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien. « Cela dit, entendons-nous bien : je ne viens pas ici prêcher la réconciliation. Je sais qu’elle est esthétiquement, éthiquement, philosophiquement, poétiquement impossible. Parce qu’elle est esthétiquement, éthiquement, philosophiquement, poétiquement motivée. J’aimerais seulement que ceux et celles qui sont amenés à travailler avec les poètes le fassent en connaissance de(s) cause(s) et que les poètes qui connaissent parfaitement et de l’intérieur l’état de chose cessent de faire comme si ce qui est n’était pas et comme si ce qui n’est pas était, en particulier lorsqu’ils ont à communiquer avec le monde non-poétique. J’aimerais également que les caricatures se nuancent, à défaut de s’estomper, qu’on arrête de couvrir les uns de givre et les autres de bons points. » (Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien.) « Alors que la langue est, chez les “Formalistes” simultanément une modalité émotive et intellectuelle et que l’expression de l’émotion/pensée est inséparable de son impression, qu’elle est, d’une manière ou d’une autre, toujours représentée, l’émotion est, chez les “Lyriques” un antérieur – un alogon venu d’un réel “brut” - que l’expérience va devoir ressaisir avant de pouvoir, enfin, l’exprimer. » (Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien.) L’expression « tradition moderne » est de Jean-Michel Maulpoix, théoricien majeur du renouveau lyrique depuis les années 1980, et particulièrement en vue dans les débats entre formalistes et lyriques, notamment grâce à la précoce visibilité en ligne de textes didactiques sur l’histoire de la poésie récente (voir la partie « critique » de son site). Le texte de quatrième de couverture du numéro de la revue Europe consacré à Yves Bonnefoy, que Quintane cite à plusieurs reprises dans « Monstres et Couillons », illustre cette dynamique célébration/regret : « Yves Bonnefoy est le poète de la présence. Toute son œuvre en est la célébration, bien qu’il la sache hors d’atteinte, et qu’il ne reconnaisse au poème que le pouvoir de nommer ce qui se perd. Ce paradoxe trouve son origine dans le lien qui unit la parole à la présence. La présence – le sensible lui-même, en son immédiateté et en sa plénitude – se déploie avant toute parole ; la moindre parole naît pour dire la présence. Yves Bonnefoy ne cesse d’insister sur cette présence muette du monde qui précède nécessairement le poème et qui oblige celui-ci à se définir comme retour. » (« Yves Bonnefoy », Paris : Europe, n°890‑891, 2003) L’expression « différence non logique » est ici comparable à ce que Quintane un alogon. Les différences non logiques sont des différences non explicitables, non définissables relativement à d’autres termes, non réductibles à leurs emplois courants. La grande « différence non logique », Bataille l’appelle « la matière ». Prigent, nous le verrons tout à l’heure (1.3.1.2 § 13), l’appelle, après Lacan, « le réel ». Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien. La polémique de 1995 autour de Bataille oppose d’un côté Pierre Alferi, Olivier Cadiot et Giorgio Agamben, d’une autre, Christian Prigent. Les éléments de ce dossier sont les articles parus dans le premier numéro de la Revue de Littérature Générale (P. Alferi & O. Cadiot, « Bataille en relief » dans Revue de Littérature Générale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995, p. 408 et G. Agamben, « La vie nue » (à propos de la notion de « sacré » chez Bataille, p. 410‑411) et la lettre adressée par Prigent à Cadiot, reproduite à la suite d’un entretien de Prigent sur Bataille (Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010). Les citations de ce passage sont extraites de l’article d’Alferi et Cadiot. « Est-ce qu’on peut arrêter de faire semblant de croire que dire “indicible” et dire “innommable” c’est pareil ? Que celui qui appuie son geste de langue sur la vive sensation que les mots sont inadéquats aux corps et que le réel qu’il vise défait son langage à mesure qu’il l’approche – que celui-là est du même bord que celui qui croit à l’excellence de l’outil linguistique et à sa capacité à aller pêcher dans des fonds insondables des vérités profondes ? » (Christian Prigent, « lettre à Olivier Cadiot » du 20/05/1995, repr. à la suite de Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010) Christian Prigent : trou(v)er sa langue, dir.  B. Gorrillot & F. Thumerel, Paris : Hermann, 2017. L’article de Nathalie Quintane s’intitule « Prigent/Bataille et la “génération de 90” » (p. 297‑313). Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 308 (en référence probable à Jean Renoir, La Regle du jeu : « Sur cette Terre il y a une chose effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons ») « Le cas Bataille vous sert de bande de billard pour taper sur le dernier carré “avant-gardiste” (de l’avant-gardisme d’avant le votre). » (Christian Prigent, « lettre à Olivier Cadiot », op. cit.) Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 297 Nathalie Quintane, Voir supra trans. 1.1 > 1.2 Voir citation infra. Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 85 pour le passage cité. Spinoza, Éthique, III, 2, sc. Voir par exemple l’édition en ligne de la Bibliotheca Augustana (lien) ou celle, mieux navigable, de Baptiste Mélès, à partir de l’édition de Gilles Louise, pour la SpinozaBase (lien). Cette nécessité et cette constance historique se disent encore chez Prigent dans une opposition au plutôt que tout le reste : « Il y a toujours quelque part des travailleurs qui sont en train de fabriquer des représentations excentriques par rapport aux représentations auxquelles on est habitué ; c’est obligatoire. » (« Christian Prigent Inventer », vid. cit. ; ca. 04:30) « Ce qu’on appelle l’histoire de l’art ou l’histoire de la littérature, ça n’est que ça : l’histoire des inventions successives. […] La question n’est pas de savoir s’il y a ou s’il y aura indéfiniment des possibilités d’invention formelle, de fabrication d’inouï, de production du nouveau etc. La question c’est de se demander ce qui fait qu’un certain type d’êtres humains, qu’on appelle écrivains ou poètes, ne se satisfont pas du donné représenté. » (« Christian Prigent Inventer », vid. cit., ca. 00:30) Christian Prigent, Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010, p. 3 Georges Bataille, L’impossible, dans Œuvres complètes, t. 3, Paris : Gallimard, 1971, p. 218 Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 303 Voir supra 1.0. Introduction, 1.0. Introduction, §19. Christian Prigent, « Morale du cut-up », Revue de Littérature Générale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995, p. 111 Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 86 Voir supra 1.3.1.1. « Tout geste poétique de la modernité – au moins depuis Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont – est un effort de redéfinition de la poésie, c’est-à-dire il n’est pas de poème qui, s’écrivant, ne soit pas en train de se demander ce que la poésie est, et qui n’ait finalement au bout du compte d’autre sujet que cette question sur ce que la poésie est. Tous ces gestes-là s’accompagnent toujours, explicitement, d’ailleurs, sous la forme de ce type de déclarations tambourineuses dont vous parlez, ou bien dans le corps même des poèmes, d’une certaine forme d’affirmation sur ce qu’ils veulent faire et sur ce que la poésie est pour eux, sur ce qu’est pour eux le fait de persister à se poser la question de ce que la poésie peut encore être, dire, ou faire. Il faut débarrasser la poésie de tous ses oripeaux dont elle est historiquement vécue. » (Christian Prigent, entretien avec Sophie Nauleau, « Ça rime à quoi ? », France Culture, 02/09/2012, ca. 19:39. Lien.) « Écrire de la poésie, c’est relever ce défi-là et maintenir en soi l’énergie du commencement qui força un jour à entrer dans la crise des langues et à remuer le tas des langues usées pour s’y approprier tant bien que mal une voix. Cela veut dire qu’écrire de la poésie c’est souvent écrire contre la poésie : dans la haine du corps constitué de la poésie – constitué c’est-à-dire historiquement coagulé à son tour comme obstacle au mouvement formalisé de nos langues vers la vigueur déroutante du réel. C’est donc écrire dans le vide, dans le vide des formes apprises et régulées. Forcé, à chaque fois, d’inventer des formes, de “trouver” des langues et de redéfinir, écrivant “de la poésie”, ce qu’est, n’étant sans doute rien d’autre que ce mouvement-là, la poésie. » (Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 86) C’est la parenté de Prigent avec le volontarisme romantique, qui contient sa part d’idéalisme. Citons F. Schlegel [Athenäumsfragment 114] : « Une définition de la poésie ne peut se dire qu’a déterminer ce que celle-ci doit être [was sie sein soll], pas ce qu’elle est et fut dans la réalité [Wirklichkeit] ; sans cela cette définition se réduirait à : La poésie est ce qui, en n’importe quel temps et en n’importe quel lieu, a reçu ce nom. » Voir par exemple ce qu’en dit Jean-Christophe Bailly dans sa fameuse anthologie, qui fit date : « La poésie, en prenant conscience d’elle-même et de son pouvoir, ne se distinguait pas en tant que forme. Au contraire son émancipation était plutôt hors de la forme, non seulement hors des formes obligées de la poésie et de la fiction mais surtout hors du souci formel lui-même. Elle ne définissait rien de littéraire, voire de poétique, mais elle situait dans l’espace vivant un point de rencontre avec la totalité et ce point, tous les moyens pouvaient l’atteindre, pourvu qu’ils ne se perdent pas en eux-mêmes. […] Ce qui restait, ce n’était pas l’éclectisme, encore moins la confection de synthèses habiles, mais un sentiment, celui d’une constance, celui de la présence d’un indéchiffrable qui liait tout. » (Jean-Christophe Bailly (éd.), La légende dispersée. Anthologie du Romantisme allemand, Paris : Bourgois, 2001 [1976], p. 17-18) Christian Prigent, Retour à Bataille, entretien avec Sylvain Santi, Paris : P.O.L, 2010, p. 3 Georges Bataille, De l’âge de pierre à Jacques Prévert, Critique, n°3‑4, août-sept. 1946, p. 195‑214, reproduit dans Œuvres complètes, t. 11, Paris : Gallimard, 1988, p. 105 Georges Bataille, L’expérience intérieure [1943], La Somme athéologique, t. 1, Œuvres complètes, t. 5, Paris : Gallimard, 1973, p. 173 Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 312 Expression que Bataille reprend au théologien protestant Rudolf Otto (ganz anderes) (Georges Bataille, « L’art primitif », recension d’un livre de G. H. Luquet parue dans Documents, Œuvres complètes, t. 1, Paris : Gallimard, 1970, p. 251) C’est en tout cas cet usage, étymologiquement fidèle, du mot « sacré » qu’Agamben oppose à celui, juge fantaisiste et complaisant, de Bataille (Voir G. Agamben, « La vie nue », op. cit.). Expression de Rimbaud régulièrement reprise par Prigent. Voir par exemple : Christian Prigent, « L’intouchable », entretien avec Bénédicte Gorrillot (dans Le Sens du toucher, Sainte Anastasie : Cadex, 2008, p. 29) et Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 15. Une des significations de fiction en ancien français est « tromperie, mensonge, dissimulation » (Dictionnaire du Moyen Français), depuis un de sens du latin fingo (contrefaire, feindre, dissimuler). Christian Prigent, entretien avec Alain Veinstein, 22/06/2013, « Du jour au lendemain », France Culture, ca. 32:28. Lien Nous empruntons ce couple à Christophe Hanna, qui, dans Nos dispositifs poétiques (Paris : Questions théoriques, 2010), tente de « construire une littérarité autre » qui « implique de concevoir un mode de relation différent entre le sujet et sa production. Une conception non plus duelle et réflexive mais collective, pratique, dans laquelle la question de l’écriture n’est plus présentée comme une activité privée (de soi pour soi par la médiation de l’écriture) mais une action prenant en charge des problèmes publics. […] Ces problèmes […] provoquent des blocages logiques, des conflits. L’habituelle séparation entre la production (réputée solitaire et jalouse à et la réception (dont le sujet collectif demeure potentiel, largement imaginé, fantasmé, insaisissable) se trouve […] largement remise en cause […] » (p. 12‑13) Jacques Roubaud, dans ses propres Remarques de 2016, réécrit la célèbre phrase des Poésies de Ducasse : « La poésie doit être faite par chacun, non par tous. » (Jacques Roubaud, Poétique. Remarques – Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc., Paris : Seuil, 2016, remarque 2219, p. 212) C’est, en un sens, contre ce type de réécriture réformiste d’une maxime radicalement démocratique que Quintane maintient la phrase initiale de Ducasse comme référence constante (les termes de la formule sont récurrents chez Quintane, tant dans ses livres qu’en entretien, et parfois la formule est citée in extenso ( ;  ; L’art et l’argent, Paris : éditions Amsterdam, 2017, p. 128).). « Il est vrai que notre littérature a glissé (non point opté mais insensiblement glissé) vers une restauration, à tout le moins le rôle d’un conservatoire de la langue, tant le zèle et ses excès ravagent une société par tous les bouts en la forçant au chagrin commémoratif. » () Nous revenons en détail sur ce texte, qui pose la question de l’efficacité sociale et politique et la littérature, en 2.2.3. « Quand j’ai rencontré Barnaud (Cheyne), il m’a tout de suite parlé de Jaccottet. J’ai compris que pour lui, ça allait de soi : les Remarques ne pouvaient venir que de Jaccottet. Même chose côté Ponge : Chaussure venait essentiellement de Ponge ou de Perec, ça allait de soi. On est en domaine français. Les nationaux reconnaissent d’abord les nationaux. Et puis il y a un souci d’avancée tactique, de positionnement critique, qui fait que ces livres, lus comme héritage (de Jaccottet, de Ponge) peuvent être utiles. Je ne refuse pas l’utilisation de ce travail à ces fins-là ; j’ai signifié assez rapidement que j’avais choisi mon camp en passant chez P.O.L et que la guerre en général m’intéressait (Jeanne Darc). Si le fait de dire que ces livres viennent de Ponge et de Perec est stratégiquement utile et correspond à ce que j’entends quand on me dit poésie ou littérature, alors je dirai qu’ils viennent de Ponge et de Perec, de fait. J’ai une dette envers Perec, dont Espèces d’espaces a été une lecture autorisante. Par conséquent, je l’ai dit, qu’ils venaient de Ponge et de Perec. Ou en tout cas, je n’ai pas démenti. Qu’ils viennent, en réalité, plutôt de Lichtenberg et de Sei Shonagon, plutôt de ce non-ordre là, quelle importance, au fond ? Dans un pays où tout le monde rêve d’être Proust ou Antonin Artaud, quel écrivain voudrait se placer dans la continuité d’une pute médiévale même pas française ? » () « Je m’intéresse à tous ces textes qui auraient besoin d’une « ouverture générique », ceux qui perdent à être rapatriés du coté du roman ou du côté de la poésie parce que leurs traits spécifiquement romanesques ou poétiques me semblent trop faibles, partiels, ou tronqués. On ne peut les caser dans le roman ou la poésie que par forçage ; en forçant, donc en les dé-singularisant. Les Fragments de Lichtenberg, par exemple. C’est plutôt pour essayer d’affiner et d’éviter les abus, genre “roman expérimental” que pour proposer une énieme étiquette, d’ailleurs. » () Nathalie Quintane, « […] ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas la peine d’en rajouter, en matière de “signes de littérarité” c’est même peut-être plus excitant d’essayer d’en faire moins. » () « Les gens de commerce [Die Kaufleute] ont leur waste book (Sudelbuch [en français : « brouillard », au sens de livre de commerce], Klitterbuch [littéralement : livre de gribouille, au même sens que « brouillard ») ; ils y notent au jour le jour tout ce qu’ils vendent et achètent, en vrac, sans ordre. » (G. C. Lichtenberg, Sudelbuch E, entrée 46) Voir infra 2.2.3. Elle l’est pendant toutes les années 1980, ce dont les carnets de cette époque témoignent. Mais, dès le début des années 1990, on peut tomber sur des notes de ce genre : « La littérature n’existe pas. C’est difficile à croire, mais c’est ainsi. / La littérature est un stock d’écrits écrits comme ça qui sont arrivés là. / Ils sont là. / Il n’ont pas été faits pour être. / Ce n’est pas particulier. » (Cahier « Théorie litt. Machine », IMEC, boîte TRK6) Christophe Hanna, qui a connu Tarkos, rappelle qu’« il ne li[sai]t presque pas la littérature et la poésie, en [était] très peu imprégné » (Nos dispositifs poétiques, p. 28) sq « “Au sujet des dieux, recommandait Demetrios de Phalère, dis qu’ils sont des dieux”. L’impératif final du vraisemblable critique est de même sorte : au sujet de la littérature, dites qu’elle est de la littérature. Cette tautologie n’est pas gratuite : on feint d’abord de croire qu’il est possible de parler de la littérature, d’en faire l’objet d’une parole ; mais cette parole tourne court, puisqu’il n’y a rien à dire de cet objet, sinon qu’il est lui-même. » (Roland Barthes, Critique et vérité, Paris : Seuil, « Tel Quel », 1966, p. 37‑38) Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 312 Nathalie Quintane, Sur la conception spicerienne de l’inspiration et sa reprise par Quintane, voir infra 2.3.2.2. Le motif du « en tant que », chez Quintane, qu’on peut interpréter comme l’expression d’une fragmentation statutaire du sujet, apparaît nettement dans sa dimension de jeu en quatrième de couverture de Tomates : « En tant qu’enseignante, j’étais satisfaite. En tant qu’écrivain, je rechignais pour la forme. En tant que rien de spécial, je pensais pan dans les dents. » Voir infra 2.3.3.1. Voir supra 1.1.3.2 § 2. En revanche, « littérature » est éventuellement le nom d’un talisman, qui à la fois protège et permet de continuer (à penser, à agir, à « muer ») : « L’enseignante en lettres que je suis considère que l’accomplissement de soi-même passe par la lecture de la littérature. La littérature occupe selon moi le sommet de la pyramide de Masselo, car elle confère une richesse absolument indemne de pognon – on n’est même pas obligé d’acheter un seul bouquin tant qu’il y a des bibliothèques. Non pas que la lecture de littérature lave à proprement parler de tout ce qui, autour, oscille entre le salissant et le dégueulasse, mais elle construit un cocon d’où nos chenilles pourront muer, quand les barbares seront passés. » () Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 302. Cette tension chez Prigent est peut-être d’origine bataillienne, si on en croit les remarques de 2013 consacrées à Bataille. Quintane note : « Superiorite du temps prive sur le temps public (si séparés, donc séparés) » (Nathalie Quintane, Nathalie Quintane, ) Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 301 Christian Prigent, entretien avec Alain Veinstein, « Du jour au lendemain », France Culture, 01/07/2011, ca. 07:00. Lien. « Donc, je pensais qu’écrire Chaussure suffit. Mais j’ai compris, à la sortie de Tomates (qui revenait sur l’affaire de Tarnac et la période Sarkozy) que la thematisation était (redevenue) indispensable : le livre, pour être politique, devait parler de politique. Si, pour être politique, on doit parler de politique, alors c’est qu’on ne comprend pas grand-chose au politique (ni même à la politique). » () L’expression s’applique, en contexte, au roman : « on surfe sur la sauce qui nourrit l’obésité narrative (le “roman” comme figure du compromis littéraire avec la commande sociale d’époque) » (Christian Prigent, « Nommer l’innommable », TXT, n°24 : « DDR Lyrik 1989 », Bruxelles : Lebeer-Hossmann, 1989) On trouve une expression semblable, dans Une erreur de la nature (Paris : P.O.L, 1996), p. 212, pour caractériser un rapport pacifié à la langue : « J’écris contre ce qui fait mur de la langue entre moi et moi : le bavardage socialisé, l’irresponsabilité artiste, les sommations maternelles de l’intelligence – en somme la demande du monde, ce que j’appelle le parler faux. » Pierre Alferi et Olivier Cadiot, « Bataille en relief », Revue de Littérature Générale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995, p. 408 Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 311 Voir le caractère particulier à cet égard du « jugement de goût » [Geschmacksurteil] et les conditions de sa « pureté » quand il concerne le beau, chez Kant. « La beauté de la nature concerne la forme de l’objet et cette forme consiste en la limitation ; mais le sublime se rencontre aussi dans un objet informe en tant que l’infinité est représentée en celui-ci ou grâce à lui. » (I. Kant, Kritik der Urteilskraft, II, § 23. On peut se référer à la version en ligne de l’édition berlinoise Lagarde.) Ibid., § 28 Voir l’opposition entre « sublime mathematique » et « sublime dynamique » (Ibid., § 24). Ibid., § 28 Notamment supra 1.2.4. Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 309‑310 (12:00 pour les citations suivantes) Ibid. Nous revenons sur le sublime en 2.3.1.1. . Voir infra 2.3.1.1. Par exemple : « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que c’est l’impossible. Quand quelque chose se trouve caractérise de l’impossible, c’est la seulement le Réel. Quand on se cogne, le Réel, c’est l’impossible à pénétrer. » (J. Lacan, « Conférences dans les universités nord-américaines », 2/12/1975, Massachusetts Institute of Technology, Scilicet, n°6‑7, 1975, p. 55‑56). Voir notre glossaire, entrée « quodlibet / quod-non-libet ». Christian Prigent, « L’intouchable », entretien avec Bénédicte Gorrillot (Le Sens du toucher, Sainte Anastasie : Cadex, 2008, p. 22‑23) Référence à l’anecdote des trois lecteurs somatisants, qui sont chacun « dense […] comme un poème ». Voir supra 1.2.1.1. Nathalie Quintane, « Was liegt am Rest ? Der Rest ist bloss die Menschheit » (« Et le reste, qu’en est-il ? Le reste, ça n’est guère que l’humanité) (Menschheit : la somme des Hommes, sans ambiguïté en allemand avec Menschlichkeit : qualité de ce qui est humain). » (Nietzsche, avant-propos de L’Antéchrist) Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 88 « Il y a un type de parlants qui vit le rapport à la langue comme jouissance, c’est-à-dire comme perte, douleur et plaisir mêlés. Ce type-là, c’est ce qu’on appelle un écrivain, voire un poète. Celui-là écrit forcement contre. Contre son propre assujettissement, contre ce que le monde autour de lui machine de forces d’asservissement, contre la fatalité contractuelle de la langue. » (Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 88) L’expression « un certain type d’êtres humains » se retrouve dans un entretien vidéo (« Christian Prigent Inventer », vid. cit., ca. 2:00) 1.3.1.1 § 8 Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 32 « Christian Prigent Inventer », vid. cit., ca. 01:40 Voir notamment S. Freud, Zukunft einer Illusion [L’Avenir d’une illusion], Vienne : Internationale Psychoanalytischer Verlag, 1928, § 1, p. 5, et Das Unbehagen in der Kultur [Malaise dans la civilisation], Leipzig/Vienne/Zurich : Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1930, § 1, p. 5 Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 17 Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 85‑95 Cité par Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 310 Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 86 Nathalie Quintane, Voir Pierre Bourdieu, « Le fétichisme de la langue » (1975) et Ce que parler veut dire (1982). L’écart de la langue littéraire à la langue ordinaire provoque « la dévaluation objective de la langue commune ». Le style est cet « écart » en tant que « percu » : « […] qu’il s’agisse de la poésie comparée à la prose ou de la diction d’une classe (sociale, sexuelle ou générationnelle) […] [le style] n’existe qu’en relation avec des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui permettent de le constituer comme ensemble de différences systématiques, syncrétiquement appréhendées. Ce qui circule sur le marché linguistique, ce n’est pas “la langue”, mais des discours stylistiquement caractérisés […]. » (Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris : Fayard, 1982, p. 16). « […] On est persuadé que le fin du fin, c’est le style. La-dessus, on ne transigera pas. On a soif d’absolu, en matière de style. C’est le message ultime, sur la littérature, y compris à la télé. » () Christian Prigent, entretien de Christian Prigent avec Alain Veinstein, 22/06/2013, « Du jour au lendemain », France Culture, ca. 27:51. Lien « L’“effort au style” tel que je l’entends cherche […] à construire des formes adéquates à la complexité des sensations que le monde provoque en moi. […] [T]oute écriture récrit et […] l’invention ne tombe ni d’un ciel inspirateur ni d’un vouloir-dire souverain, mais réside dans sa puissance de réinvestissement d’un matériau recyclé. Ce que les Anciens appelaient imitation en somme. Ce que de plus modernes ont repéré sous le terme d’intertextualité ». (Christian Prigent, Quatre temps, rencontre avec Bénédicte Gorrillot, Paris : Argol, « Les Singuliers », 2009, p. 125 & 129) Voir supra 1.3.1.1. « Il y a une prudence minimale qui consiste à choisir plusieurs repères dont les principes se ressemblent mais dont les conceptions (à tous les sens du terme) diffèrent – Gleize et Prigent, par exemple. / Abondance de pères ne nuit pas, je suppose ; mais nous av(i)ons plutôt besoin de yoke-fellows, one associated to another, Wordsworth to Coleridge, some common work…» () Christophe Tarkos, Note de 1994 adressée à Maria Desmée. citée par Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans . Jean-Marie Gleize, présentation de la revue Nioques dont il est le fondateur et le principal animateur. Voir le site de la revue. Jean-Marie Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 339 Voir trans. 1.1 > 1.2 Jean-Marie Gleize, « L’un et l’autre », Littérature, n°118, 2000, p. 77 « [La question] d’une sortie possible hors du genre (hors du « manège », comme disait Francis Ponge), d’un règlement du problème de l’épuisement du genre, ou de la continuation par tous les moyens de sa critique radicale interne. Où l’on retrouve Denis Roche, pour le caractère exemplaire de son travail personnel. La reédition en 1995 de ses œuvres poétiques complètes (et définitivement « achevées »), sous le titre La poésie est inadmissible, peut être lue comme une confirmation a posteriori de l’ambition d’exemplarité. Il reprend et traite pour son propre compte (en ses termes à lui) un procès explicitement ouvert par des poètes comme Rimbaud, ou Ponge, mais implicitement présent dans chaque geste poétique conséquent…» (Jean-Marie Gleize, « L’un et l’autre », Littérature, n°118, 2000, p. 77) Voir trans. 1.2 > 1.3 Jean-Marie Gleize, « L’un et l’autre », Littérature, n°118, 2000, p. 77 Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 24‑29 Ibid., p. 26 Ibid., p. 26 Ibid., p. 26‑27 C’est le sens de la réponse que Tarkos apporte à la question de Bertrand Verdier sur son titre oui : « – B.V. - Le titre oui suppose un acquiescement. Est-ce que la Patmo constitue le moyen de parvenir à l’affirmation, à l’acquiescement ? Le texte va servir à arriver à un accord ? / – C.T. - Non. Ce n’est pas un moyen d’y arriver parce que c’est au départ qu’il faut qu’il y ait le oui. C’est comme la poussée de l’ombrelle, il faut la poussée, le oui au départ pour faire sourire la pâte-mots. » (entretien avec Bertrand Verdier, ) Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 25 L’articulation « dépassement »/« négation » est prise en charge, chez Maître Eckhart, par le verbe ûfheben (traduction du latin tolle), qui deviendra le terme clé de la dialectique hégélienne (aufheben : relever et déposer, dépasser et supprimer). Sur ce point, voir Alain de Libera, Le sujet de la passion, cours du 14 mars 2016. Lien Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 43-44 Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 44 « L’espèce romantique de la poésie est la seule qui soit plus qu’une espèce [Dichtart], et soit en quelque sorte l’art même de la poésie [Dichtkunst] : car en un certain sens toute poésie est ou doit être romantique. » (F. Schlegel, « Athenäumsfragmente », Fragmente der Frühromantik, éd. F. Strack & M. Eicheldinger, Berlin/Boston : De Gruyter, 2011, fr. 116, p. 33) Christian Prigent, entretien de Christian Prigent avec Alain Veinstein, 22/06/2013, « Du jour au lendemain », France Culture, ca. 27:51. Lien Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. « Le costume de l’enfant, ce serait finalement (du moins, c’est à ce point de la leçon que je crois être parvenu) l’absence de costume vers quoi il s’agit de se diriger, de se dégager. Celui qui ne parle pas encore, qui est en puissance de parole. Il claque la porte. Il se retrouve debout dehors. Il “tourne ses bras”. J’imagine qu’il est nu. » (Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 21) Chez le Cusain, qui se réfère à la fois au principe socratique (« ne rien savoir que son ignorance ») et à l’apophatisme, la « docte ignorance » est l’état de conscience qui admet que « savoir, c’est ignorer », et qui mène à Dieu, puisque celui-ci est imparfaitement connaissable par la raison affirmative (« les noms affirmatifs que nous attribuons à Dieu, ne lui vont qu’en le diminuant infiniment »). La « docte ignorance » permet aussi de dépasser le principe de non-contradiction et de découvrir celui, supérieur, de l’oppositorum coincidentia (coïncidence des opposés). (Voir Nicolas de Cues, De Docta Ignorantia [1440], Paris : Payot & Rivages, 2011) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique [1972], Paris : Seuil, 2000, p. 273 Ibid., p. 308 Jean-Marie Gleize, « Où vont les chiens ? », Littérature, n°110, 1998, p. 77 Jean-Marie Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », A noir. Poésie et littéralité [1992]. Nous nous référons à la réédition dans le recueil Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 345 Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 28 « Je ne l’ai appris que très lentement, l’expérience de la poésie a affaire au “réel”. Je sais que je ne pourrai jamais définir ce mot. » (Jean-Marie Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », A noir [1992], Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 340) Voir infra 1.3.0.1. 13. Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 29. Les crochets autour des deux occurrences de « Poètes » sont d’origine. Ce couple était déjà présent, cette fois dédoublé, quelques lignes plus haut, quand Gleize déclarait sa « pseudodéfinition » de la poésie « nécessaire » et son refus de toute définition de la poésie « obligatoire » : « Cela, tout cela, ce socle de propositions à logique incertaine, comportant à la fois une définition nécessaire, un refus obligatoire des définitions admises, et une absence principielle de toute définition, constitue le point de départ, le site originaire, le fond sur lequel se déroule un certain travail (de lecture, d’écriture, de transmission écrite ou orale). » (Ibid., p. 26) Voir par exemple Maître Eckhart, Sermon allemand 68 (Pfeiffer : 69) : « Vous devez savoir que le royaume de Dieu est proche » (« Scitote, quia prope est regnum dei » / « Wisset, daß das Reich Gottes euch nahe ist » ; Luc 21,31). Les expressions qui désignent une proximité inaccessible, une distance incommensurable et voisine, une étrangeté toute proche, sont nombreuses dans l’œuvre de Gleize. Pour ne prendre qu’un exemple, dans un texte que nous avons déjà cité : « Le souci de Francis Ponge, comme celui de Nathalie Sarraute, est le réel, que l’un comme l’autre situent à proximité, tout en sachant et en éprouvant cette proximité comme inaccessible. Un invisible proche, intérieur et extérieur, en corps et en mots. » (Jean-Marie Gleize, « L’un et l’autre », Littérature, n°118, 2000, p. 72). Un exemple de cet oxymoron en régime mystique peut être trouvé, par exemple, chez Marguerite Porete qui, dans son Miroir des âmes simples parle de « [s]on loin-près ». « Coïncidence des contraires », expression de Nicolas de Cues, voir supra. Roland Barthes, Les sorties du texte, dans Œuvres complètes, t. 4, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 368 C’est le sens du texte intitule « Costumes », qui passe en revue les différents vêtements de la figure du « Poète ». (Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 17‑23) Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 29. Voir notre glossaire, entrée « quodlibet / quod-non-libet ». « Crise du vers (par le vers libre et la prose) et crise du poème (par le fragment ou la partition, l’explosion spacieuse), et crise de la poésie elle-même : Rimbaud, tout de même, c’est bien celui qui lâche ça et qui dit : Et alors ? et après ? » (Ibid., p. 26) Le rapprochement entre baptême et « sortie interne » est suggéré par Benoît Auclerc dans son entretien avec Jean-Marie Gleize (L’illisibilité en questions, Villeneuve-d'Ascq : Presses Univ. du Septentrion, 2014, p. 150) : « B. Auclerc – à t’écouter, j’ai l’impression qu’à l’égard du baptême il y a quelque chose comme une “sortie”, qui ne peut pas être plus qu’une “sortie interne”. / Jean-Marie Gleize – Oui, c’est bien en somme comme la sortie interne par rapport à la poésie, un effet de sortie possible, “j’y suis, j’y suis toujours”. Rimbaud n’a cessé de sortir : de chez lui (famille), de l’Europe (patrie), de la “poésie”. Et d’abord, bien sûr, de la malédiction initiale (la religion du péché originel). Mais il dit, il sait, qu’il est esclave de son baptême. […] Le baptême est effectivement un sacrement indélébile. » Voir 1.1. Introduction, § 11. Jean-Marie Gleize, « Où vont les chiens ? », Littérature, n°110, 1998, p. 79 Ce que nous avons identifie comme une dimension de la pose prigentienne de la question-de-la-poésie. Voir 1.3.1.1 § 18. Voir notamment Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire (Paris : Gallimard, 1975) et « L’absent de l’histoire » (Histoire et psychanalyse entre science et fiction [1986], Paris : Gallimard, 2002, p. 210 sq.). Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 73. L’expression s’applique en contexte au « discours historique ». Christophe Tarkos, « IRONI.WRI, 31 mai 1993 », lettre à propos de l’ironie, destinataire inconnu, reproduite en Lettre de Christophe Tarkos à Jacques Sivan, 15 juin 1997, cité dans Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, citant Michel Foucault, « La pensée du dehors », Dits et écrits, t. 1, 1954‑1975, éd. D. Defert & F. Ewald, Paris : Gallimard, « Quarto », 2001, texte n°38. Voir note 604 infra. « On peut bien supposer que la “pensée du dehors” est née de cette pensée mystique qui, depuis les textes du Pseudo-Denys, a rôdé aux confins du christianisme ; peut-être s’est-elle maintenue, pendant un millénaire ou presque, sous les formes d’une théologie négative  » (Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique, n°229 (juin 1966), p. 523‑546, reproduit dans Dits et écrits, t. 1, 1954‑1975, éd. D. Defert & F. Ewald, Paris : Gallimard, « Quarto », 2001, p. 521) Voir supra 1.2. Voir supra 1.2.4.2. Voir par exemple le jeu sur le prédicat : « la vie est poétique », que nous étudions infra en 2.3.1.2. Voir supra notre exergue. L’écriture, ça crispe le mou est le titre d’un CD et livret de Christian Prigent (Neuvy le Roi : Alfil, « Le livre en voix », 1997). C’était un des constats du « Manifeste Chou » : « On se retrouve dans n’importe quoi, la divagation, on sait plus où on met les pieds, il y a tout et rien, personne ne sait plus ce qu’il fait, ça ne veut plus rien dire. » () Dans les termes du Pseudo-Denys L’Aréopagite : « …on peut lui [a Dieu, ndr] appliquer tous les noms et ne lui en appliquer aucun ; […] on peut parler de lui par affirmation et par négation ; car, selon qu’on veut le comprendre, il est tout ce qui est et n’est rien de ce qui est. » (Traité des noms divins, « Argument ») Le texte de cette pièce est reproduit, sous la forme de deux colonnes (une pour chaque voix), dans . « Le voyage autour du monde », extraits du texte reproduit en colonne de gauche dans et correspondant à la voix de Christophe Tarkos sur l’enregistrement. (« Le voyage autour du monde », extraits du texte reproduit en colonne de droite dans et correspondant à la voix de Valérie Tarkos sur l’enregistrement) « J’ai pensé qu’il serait à propos de présenter à la tête de ce récit, l’énumération de tous les voyages exécutés autour du monde, et des différentes découvertes faites jusqu’à ce jour dans la mer du Sud ou Pacifique. » Suit une énumération, augmentée de quelques détails, de ces explorations, dont l’information de tête est le nom du chef de la mission. (Voir Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, Paris : Saillant & Nyon, 1771, chap. 1, p. 11‑28) Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans Ibid. Voir 1.3.3.1 § 2. Phrase prêtée au sophiste Gorgias (Sur le non-etant ou sur la nature, 82 B 3DK, t. 2, p. 282) par le philosophe sceptique Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos, VII, 85). Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans L.L. de Mars, L’invention de l’idiot moderne. Lien Christophe Tarkos, L’hypnotiseur soigne (avec Pascal Doury), éd. Secrètes, 1998 Voir 1.2.2.2. La « théorie des poignées de mains », ou théorie des « six degres de séparation », est une vulgarisation de calculs probabilistes – dont, par exemple, les recherches de type « petit monde » (small world) – chargés d’établir, pour une personne X et une personne Y, un facteur P de proximité, qui correspond au nombre de personnes intermédiaires sur la chaîne de relations qui relie X à Y. Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 43 Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans « Ce texte qualifie “texte manifeste” dans la note de Tarkos a été publié dans Le jardin ouvrier, n°9, octobre 1996, et n°10, décembre 1996, sous le titre “Le poème du dehors, De la nécessité d’une nouvelle poésie révolutionnaire du dehors” Il s’agit de deux versions différentes du même texte. La revue Le jardin ouvrier est dirigée par Ivar Ch’Vavar, poète, traducteur, qui écrit aussi bien en français qu’en picard sous de nombreux pseudonymes. » (Christophe Tarkos, ) Voir  et . Le « fluide chaud » est l’élément de la tambouille cervicale qui prépare la « pensée » dans « Le voyage autour du monde » (). Voir, par exemple, « Le vers est le flanc », dont un extrait est reproduit dans . « S’envoler, c’est une technique équilibriste assez précise…, dans l’envol, c’est très précis comme technique, c’est assez acrobatique, c’est sur un fil, c’est tres, comment dire ? C’est très dangereux, très serre, très technique, mais en étant technique, ça veut dire que c’est très : non, non-libre. c’est-à-dire très exact dans ce qu’on doit faire, dans la position qu’on doit prendre, dans la ligne de résistance qui doit être donnée. C’est donc tout autre chose que : nager. » (, dans ) Christophe Tarkos, Voir Alain de Libera, Métaphysique et noétique : Albert le Grand, Paris : Vrin, 2005, p. 156. La source albertinienne de la distinction se trouve dans sa Physique, Lib. III, tract. I, cap. 3. Voir ég. De causis et processu universitatis a causa prima, I, 4, 1 (Opera Omnia, éd. Borgnet Paris : Vivès 1891-1895, vol. 3 & 9. Lien). Sur la distinction entre forma fluens et fluxus formae,voir infra note 971. La définition conjonctive d’Albert permet d’approcher la notion de « pâte-mots », sur laquelle nous reviendrons en détail en 2.1.2. Terme présenté en 1. Introduction, §28. Voir notre glossaire, entrée « improcédure ». « nous qui nous formons la destruction / nous nous mettons dedans ce qui nous procède / nous nous mettons à procéder / à nous procéder à la destruction / nous nous produisons et nous formons le monde » (« Le monde magique », version reproduite en ) « Dehors se permet tout / Peut tout se permettre / Dehors n’arrête pas de penser / Dehors n’arrête pas de parler » () Christophe Tarkos, L’argent, Ch. Sorel, Le Berger Extravagant [1627], « Préface » Chez Quintane, notons quelques exceptions : Cavale, sous-titre « roman » ; Début, sous-titre « autobiographie » ; Les Quasi-Monténégrins, suivi de Deux frères, sous-titré « pièces ». Voir supra 1.1. Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 51 À ce sujet, voir supra 1.3.1. « Table ronde avec Christian Prigent », dans À quoi bon la poésie aujourd’hui ?, p. 130 « J’écris avec les accidents du sol » est une des phrases-emblèmes de Gleize, dont une variante est « utiliser les accidents du sol » (Jean-Marie Gleize, Tarnac, un acte préparatoire, Paris : Seuil, 2011 – livre dont un des exergues est une citation de Tarkos). Voir supra 1.3.2. Voir supra 1.3.2.2 § 4. Le jeu de mots ne fonctionne pas en anglais : genre d’un côté, gender de l’autre. Butler parle de gender performance, traduit le plus souvent par « performance de genre ». Il faut entendre, dans l’anglais performance, à la fois le caractère factice ou artificiel – la dramatisation, la représentation, la prestation, le jeu sur les signes – et la nécessaire efficacité de ces signes. Voir J. Butler, Gender trouble, Londres : Routledge, 1990. « Processif » est une des entrées du dictionnaire qui constituent les exergues de Processe () : « Processif : Caractère paranoïaque marqué par une tendance à lancer continuellement des revendications. » Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. « Étudiant – La poésie, dans votre œuvre, se serait-elle reconvertie, ou revendiquez-vous une abolition des distinctions génériques ? / NQ – Non je ne le revendique pas parce que je ne revendique pas en général. Je ne pense pas qu’il y ait dans ce brouillage des genres une volonté ou un désir – je ne me suis même pas posé la question – d’abolition des genres ni même des frontières entre les genres. » () Ibid., ca. 28:00 Ibid., ca. 25:00 Voir supra 1.1.3.1. La notion de nouloir/noloir (du latin nolere, qui donne noluntas et nelleitas) caractérise un non-vouloir affirmatif, un non-agir procedant d’une décision. On la trouve en latin dans le fameux « Noli me tangere » adressé par Jésus à Madeleine (« Neuille me toucher », au sens, donc, de « Désire activement ne pas me toucher »). La notion de nouloir, associée à celle de vouloir, est aussi juridique : elle sert par exemple à dénier aux femmes mariées, dans le droit coutumier d’Ancien Régime, toute possibilité non seulement de manifester leur désir, mais aussi de manifester leur non-consentement : « Femme mariée n’a ni vouloir ni nouloir » (Coutume d’Arras, art. 10). C’est le cas par exemple pour Antonia Bellivetti, dont Quintane dit (l’indication ne figure pas sous le titre du livre) que c’est « un roman pour la jeunesse à destination des adultes » – composition générique qui distingue deux types d’adresse : l’adresse dédiée (« pour la jeunesse ») et l’adresse pédagogique (« à destination des adultes »). Resumé de Crâne chaud sur le site des éditions P.O.L. Lien Voir notamment la recension de L’Acacia de Claude Simon par Christian Prigent (TXT, n°25, « Black orature », Bruxelles : Lebeer-Hossmann, 1990. Lien) Sa versatilité de ton, sa façon de traiter, de s’occuper, de se mêler de tout, ainsi que la subversion de l’esprit de système qui l’anime, associée à une posture ironico-cynique devant les savoirs constitués, tout ça fait de la fantaisie un genre particulièrement retif aux étiquettes, dont celle du « genre ». Pour un exemple d’opposition frontale de la fantaisie aux catégories génériques, voir par exemple Le Berger Extravagant (1627) de Charles Sorel, sous-titré « où parmi des fantaisies amoureuses, on voit les impertinences de la poésie et du roman » (voir l’exergue de ce chapitre). Notons que Sorel a également écrit des Remarques (sur les XIII livres du Berger Extravagant). G. de Nerval, « Les Nuits d’octobre », Poésies et souvenirs, éd. Jean Richer, Paris : Gallimard, 1997 [1974] « poésie/Gallimard », p. 202 Ibid., p. 246 G. de Nerval, Angelique, Paris : Michel Levy frères, 1856, p. 107 G. de Nerval, « Les Nuits d’octobre », op. cit., p. 202 C’est le sens que nous donnons à l’apparition du mot « critique » sur le fond d’une image de Quintane peignant l’un de ses chats, dans les petites bande-annonces tournées à l’occasion de la sortie du livre (Lien) « Mon propre travail fait que je suis plutôt pour une “critique intégrée”. » (). Voir aussi . Voir glossaire. 18, 40, 42‑48, 65‑70, 73‑79. On retrouve cette amie, désignée par les mêmes initiales, au début d’. « De la critique mais intégrée. De la critique intégrée, c’est un peu ce que fait David Antin ; ce que firent Nostradamus, Nerval. » () C’est l’ensemble des interventions qu’il a appelées, à partir des années 70, ses talk poems. . Voir infra 1.2.3.2 § 16. Voir  et supra 1.3.3.1 § 2. Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 23 J. Lacan, Le Séminaire. Livre XX, dans Encore, Paris : Seuil, 1975, p. 34‑35 Voir infra 2.3.2.2 § 6. Voir 1.1. Voir 1.3.3.2. Voir supra 1.3.3.2 § 9. Christophe Tarkos, Processe, Entrée « processif », Dictionnaire de l’Académie française, huitième édition, 1932‑1935 (lien). C’est un des mots de Prigent, notamment lorsqu’il revient sur les années de l’engagement maoïste. C’est, selon le TLFi, celui qui proclame, « fait une annonce publique ». « Manifeste Chou », Pour ce qui concerne les textes à proprement parler. Notons que le titre d’une performance avec Thierry Aué, improvisation-lieder (), peut se lire comme une indication générique – mais alors plus spécialement littéraire. Selon la « première » distinction d’Austin dans Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970. Voir infra 2.1, 2.2.2 & 2.3. B. Noël, « L’acte de poésie » [1995], La place de l’autre, Paris : P.O.L, 2013, p. 739 Jacques Roubaud, Poétique. Remarques – Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc., Paris : Seuil, 2016, respectivement remarques 1268 (p. 117), 197 (p. 22) et 4413 (p. 392). Ces remarques de Roubaud ont à voir avec nos développements sur les rapports entre poésie et vérité, en 2.1.1. Notamment dans Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 32‑33 & 49‑50 Christophe Tarkos, eGdG, Dans l’entretien avec B. Verdier, Tarkos dit que « le verbe est […] comme un coup de feu » potentiellement letal (entretien avec Bertrand Verdier, ).
Christian Prigent, Ceux qui MerdRent, op. cit., p. 210 Voir 1.1.1. Voir 1.2. Voir respectivement 1.3.1 & 1.3.2. Voir 1.3.4. Voir 1.3.3. Voir 1.2.3.1 § 1, 1.3.2.2 § 6 & notre glossaire, entrée « quodlibet / quod-non-libet ». Voir infra 1.3.3.1 § 7. Voir 1.3.1.1 § 4. Voir 1.3.2.1 § 2. Voir 1.3.1.1 § 5. Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. Voir 1.3.1.1 § 7. Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 29 Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. Voir 1.3.2.1 § 6. E. Hocquard, La bibliothèque de Trieste, Asnières-sur-Oise : Royaumont, 1988 Voir J.-M.Jean-Marie Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », A noir [1992], republié dans Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 340. Ibid., p. 341. Bataille, repris par Prigent. Voir supra 1.3.1.2 § 14. Voir notre glossaire, entrée « alogon ». La convention mentale, dans l’art des sourciers et plusieurs autres pratiques dites « radiesthesiques », est un pacte passé avec soi-même quant à ce qu’il y a à chercher et à découvrir, à connaître et à trouver. « Le sourcier répète mentalement la convention mentale émise par son cerveau vers son inconscient, les yeux fermés, de manière très concentrée. Il vous faut utiliser le JE, qui vous implique totalement. […] Lorsqu’il est parfaitement concentré, le sourcier prononce sa convention mentale, par exemple : “Je désire être sensible à la présence d’une veine d’eau d’un débit de 4 à 6m3/h”. J’associe à cette convention des images mentales fortes de sources qui s’écoulent. J’entends presque leur bruit, fait de mille clapotis d’une eau qui cascade joyeusement. / J’utilise volontairement le terme sensible, car le terme “je veux” est trop péremptoire, et face à la nature, on se doit de conserver une certaine humilité. La baguette s’abaisse en répondant OUI, confirmant qu’il y a bien une veine sur le terrain correspondant aux critères souhaités. » (Michel Hennique, Comment devenir un bon sourcier : Manuel pratique pour s’initier ou se perfectionner aux techniques de la radiesthésie, Paris : Exergue, 2019) Voir l’entrée « utilisateur » de notre glossaire. « Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie, dans l’utilisation qui est faite du mot. » (Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », ) Voir 1.2.3.2 § 1. Voir 1.1. Introduction, § 10. Voir 1.1.3. Voir 1.3. Voir notamment 1.3.1.1. Voir notamment 1.3. Voir 1.1.3. & 1.3.1. Voir trans. 1.1 > 1.2 : « Quand même ça, ça plutôt que rien ». Voir 1.3.1. Voir 1.1 & l’entrée « événement discursif » de notre glossaire. Voir 1.2.4. Christian Prigent, Journal (extraits), Les éditions Sitaudis, « La collection », 06/10/2017. Lien. Voir trans. 1.1 > 1.2 : « Quand même ça, ça plutôt que rien » Voir 1.3.1.1 § 5. Voir 1.1. Voir 1.2. « Il y a eu et il y a encore foule de tentatives pour remplacer le mot poésie par autre chose (du “Connecter” de Jean-Christophe Bailly a la post-poésie de Jean-Marie Gleize ou à la “poésie action directe” de Christophe Hanna, etc.), mais pour moi c’est mort. On ne peut plus écrire le mot poésie – trop de malentendus et trop de malentendants. Cela signifie concrètement que vous ne pouvez pas être vraiment reconnu dans ce que vous faites parce que ce que vous faites n’est pas reconnaissable – en particulier par ceux et celles que le roman passionne, qui sont souvent animés de désirs contradictoires à l’endroit de ce qui peut se passer de déroutant, dé-narrativisé ou dé-linéarisé dans la littérature contemporaine. » () « Mort », dans la langue familière des années 2000, signifie peu ou prou « foutu » (on est menés 3‑0 à la mi-temps : c’est mort), ou « c’est inutilisable » (à cause de l’obsolescence programmée, mon portable est régulièrement mort). Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans Le passage en italique signale l’emprunt de Quintane à Fabien Vallos : « C’était mon interprétation de Bartleby, en effet : la figure de ce qui déjoue et fait déchanter les anciennes formules (écriture, volonté, puissance, création) au cœur d’un espace littéraire où il vivote comme une silhouette, comme une ombre falote, comme un fantôme livide, pitoyable et abandonné. » (, citant Le poétique est pervers, Fabien Vallos, Paris : Mix, 2006) Mention du terme, par exemple, dans cet entretien sur France Culture : « poésie et politique », La poésie n’est pas une solution, Frank Smith, 23 juillet 2012. Lien « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans . Lettre citée : Cour1.WRI, lettre à Stéphane Bérard, 25 mars 1993. Mot qui rappelle, sans probablement en être inspire, la fin de « Morale du cut-up » de Prigent : « tout est bon et rien ne fait loi en soi, parce que l’écrit ne tire pas sa vie d’un programme donné, mais d’une résistance active, à la fois emportée et méticuleusement technique, à tous les pro-, à toutes les gammes, à tous les programmes. » (Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 178) Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans « Christian Prigent Inventer », vid. cit., ca. 01:40 Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », Le mot anglais désigne d’ailleurs à la fois ce qui circule et la forme de ce qui circule, le cours et la mesure conventionnelle de ce cours. Voir l’entrée « courant de la langue » de notre glossaire. . Voir 1.3.3.2. Voir notamment 1.2.4. Voir 1.3.1.2. Voir notamment 1.2.1.2. Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », Voir supra 1.2.1. Voir infra 2.3.3.2 § 14 sq. Voir l’entrée « registres » de notre glossaire. Voir notamment 1.3.3.1 § 4.
Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 121 Voir supra 1.1. Introduction, §3 sq. M. Maïmonide, Le Guide des égarés, I, 58. Les carnets de l’IMEC témoignent de la familiarité de Tarkos avec ce genre de formulations, qu’il rencontre régulièrement dans ses lectures sur la théologie mystique. Tarkos cite notamment Saadia Gaon (882‑942), un Juif d’Égypte, auteur du Livre des croyances et convictions (Kitāb al-Amānāt wal-lʿtiḳādāt en arabe original, c’est-à-dire « Livre sur les articles de foi et les doctrines du dogme ») : « Si dans notre effort pour rendre compte de Dieu nous utilisons uniquement des expressions littéralement vraies, il ne nous restera rien à soutenir excepté le fait de son existence. » Phrase prêtée à Laplace, et demeurée célèbre. On trouve l’anecdote dans Herve Faye, Sur l’origine du monde : théories cosmogoniques des anciens et des moderne, Paris : Gauthier-Villars 1884. Lien Voir supra 1.3.2.2 § 6. Voir, par exemple, cette phrase, issue d’un extrait déjà cité en 1.3.1 : « Au moins sait-on que faire “poésie” consiste d’abord à résister à ce que, d’époque en époque, les poètes croient savoir qu’elle est. » Jean-Marie Gleize, Les chiens noirs de la prose, Paris : Seuil, « Fiction & Cie », 1999, p. 15 Voir, pour Prigent, le « manège de la récusation » décrit par Quintane dans « P/B » (voir  1.3.1.1 § 5). Et pour Gleize, le « toute vraie poésie est antipoétique », que nous citons en 1.3.2.1 § 5. Jean-Marie Gleize, « Intégralement et dans un certain sens », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, page (déjà cité en 1.3.2) « [L]a poésie ou le ravissement suppose la déchéance et la suppression de la connaissance, qui ne sont pas données dans l’angoisse. C’est la souveraineté de la poésie. En même temps la haine de la poésie – puisqu’elle n’est pas inaccessible. » (Georges Bataille, « De l’existentialisme au primat de l’économie » (1947), Œuvres complètes, t. 11, éd. F. Marmande & S. Monod, Paris : Gallimard, 1988 p. 306) Aristote, Métaphysique, Α, 982a, trad. M.-P. Duminil & A. Jaulin, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 1740. La traduction des occurrences du verbe ἐπίσταμαι par deux syntagmes distincts (connaître / avoir la science) permet d’insister sur le fait que la connaissance générale appartient à la philosophie, alors que la connaissance particulière appartient aux sciences. Traduction alternative, plus littérale : le sage « sait tout […] sans savoir les détails ». Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 3‑19 & 23‑25 not. Michel Foucault, Ibid., p. 19 Nous nous appuyons ici sur la distinction de Catherine Chevalley entre savoir et connaissance : « Le savoir renvoie au champ technique et culturel qu’on maîtrise, la connaissance aux raisons qu’on a de croire vrai ce qu’on pense. […] Ce n’est pas d’aujourd’hui que le savoir désigne un acquis culturel conferant prestige et pouvoir, sans pour autant que cet acquis relève nécessairement de la connaissance objective. » (C. Chevalley, « Épistémologie », Vocabulaire européen des philosophies, dir. Barbara Cassin, Paris : Seuil / Le Robert, 2004, p. 365) Les expressions sont de C. Tiercelin, dans son cours au Collège de France « Pourquoi accorde-t-on généralement plus de valeur à la connaissance qu’à la croyance, fût-elle vraie et justifiée ? », séance du 08/02/2012. Lien.La première désigne une tradition durkheimienne dont Luckmann, Berger ou encore Bourdieu sont des représentants possibles. La seconde désigne à l’évidence Foucault et « son » Nietzsche. Voir supra 1.2.1.1. Sur ce que nous avons appelé « récolement », voir 1.1.2.1, Trans. 1.1 > 1.2 : « Quand même ça, ça plutôt que rien » & 1.2.3.2. Voir l’entrée « recolement » de notre glossaire. « Le projet [du constructivisme social] est bien de remplacer l’épistémologie en insistant sur la relativité sociale et historique de la connaissance. […] La question “qui sait ?” importe plus que la question “que savons-nous ? “ ou “comment savons-nous ?” (C. Tiercelin, Lien) Sur ce terme, emprunté à de Certeau, voir notre introduction générale & notre glossaire, entrée « lieu sûr (du discours) ». F. Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse [Par-dela le bien et le mal, 1886], § 17, KSA, t. 5, éd. G. Colli & M. Montinari, Berlin – Munich : de Gruyter – Dt. Taschenbuch-Verl., 1999, p. 30-31 Voir l’entrée « lieu sûr (du discours) » de notre glossaire. Nous reprenons cette liste, tirée de poèmes de René Char, à Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris : P.O.L, 1991, p. 72 Saint-John Perse, « Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 », Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 444‑445 Ici manque à l’oral un verbe, qui peut-être traduit une hesitation, voire une gêne : cette place de non-spécialiste, s’agit-il de l’occuper, de l’essayer, de l’emprunter, de s’y fier, d’écrire depuis elle ? « La classe moyenne n’a pas une existence fiable. À certaines périodes, elle existe ; à d’autres, non. Sa réalité est d’abord dépendante de celle des classes tout court (pour qu’il y ait une ou des classes moyennes, encore faut-il qu’il y ait des classes), c’est-à-dire de la notion de classe – par exemple, entre 1981 et 2000, on s’est dit qu’il n’y avait plus de classes […]. » (). « Je dois repérer à quel moment précis j’ai eu le sentiment d’appartenir à une classe sociale, et si cette classe sociale était, oui ou non, la classe moyenne. […] Là, je fais semblant de chercher. Parce que je sais pertinemment, et depuis longtemps, à quel moment précis j’ai compris que j’appartenais à une classe sociale. Je le sais, parce que c’a été comme un coup de fouet. Et je pense que le coup de fouet n’a pas eu toujours besoin de la notion de classe sociale pour bien se faire sentir, qu’il existait avant, et que Marx a mis un nom (grâces lui en soient rendues) sur ça, pour nous. » () Voir notamment , qui commence ainsi un exercice de réversibilité des énoncés de J.-P. Curnier : « Que n’importe quelle formule peut se retourner, Ducasse l’avait montré, en 1870, et nommé Poésies. » Voir 1.3.1.2 & infra 2.2.3.2 La thèse d’une « déprofessionnalisation de la philosophie » (ou de la « vie philosophique ») par Eckhart est tout de même étayée par les travaux d’Alain de Libera. L’expression même, dans son association au nom d’Eckhart, est signée de Libera (bien que le thème de la professionnalisation de la philosophie soit, plus généralement, associé au livre de J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1957). On peut donc supposer que Quintane en a eu connaissance, directe (par exemple via le classique Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991) ou indirecte. L’expression est de Jacques Roubaud, à propos d’un de nos deux « contes théoriques », celui de la professionnalisation simonidienne de la poésie (voir infra dans cette introduction). « 612. Ces figures : Simonide, Guillaume IX, Pythagore (et d’autres ?) sont des inventions, font partie de contes théoriques. » & « 1183. “Historiquement” (dans l’histoire du conte théorique), l’invention simonidienne est associée à une révolution technologique : celle de l’écriture alphabétique. » (Jacques Roubaud, Poétique – Remarques, op. cit., p. 57 & 110) Voir supra 1.2.3.2. Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. On peut tenter cette synthèse : La connaissance, en tant qu’elle vise la vérité, doit établir une adéquation entre chose et concept, qui s’appuie sur le pacte fondateur du discours philosophico-scientifique, le « pacte apophantique » (qui désigne une conformité, au sein de l’idéal conventionnel de la signification, des mots et des choses). C’est le principe scolastique de l’adaequatio rei et intellectus (Thomas), repris par Vico dans les termes du verum et du factum, qui affirme que la vérité consiste dans l’accord entre la réalité et sa représentation linguistique et conceptuelle. En langage moderne, on l’appelle aussi vérité-accord ou vérité-correspondance. Voir Aristote, Sur l’interprétation, 4, 17a, trad. C. Dalimier, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 69. « Dire de ce qui est que ça n’est pas, ou de ce qui n’est pas que c’est, est faux ; dire de ce qui est que c’est, ou de ce qui n’est pas que ça n’est pas, est vrai. » [Τὸ μὲν γὰρ λέγειν τὸ ὂν μὴ εἶναι ἢ τὸ μὴ ὂν εἶναι ψεῦδος, τὸ δὲ τὸ ὂν εἶναι καὶ τὸ μὴ ὂν μὴ εἶναι ἀληθές] (Aristote, Métaphysique, Γ, 7, 1011b26, trad. M.-P. Duminil & A. Jaulin, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 1797 dans notre édition de référence ; traduction maison) « La grande trouvaille aristotélicienne, qui fonde cette nouvelle doctrine de la vérité, et sur laquelle l’Occident classique a bâti au moins jusqu’à Hegel, c’est de proposer une structure analogue pour l’être qui se donne, objectivement, et pour le discours qu’on tient, subjectivement. » (R. Brague, B. Cassin, S. Laugier, Alain de Libera, I. Rosier-Catach, M. Sinapi, « Vérité », Vocabulaire européen des philosophies, dir. Barbara Cassin, Paris : Seuil / Le Robert, 2004, p. 1346) « Fonctionnaire de la souveraineté ou louangeur de la noblesse guerrière, le poète est toujours un “Maître de Vérité”. Sa “Vérité” est une “Vérité” assertorique : nul ne la conteste, nul ne la démontre. “Vérité” fondamentalement différente de notre conception traditionnelle, l’Alètheia n’est pas l’accord de la proposition à son objet, pas davantage l’accord d’un jugement avec les autres jugements ; elle ne s’oppose pas au “mensonge” ; il n’y a pas le “vrai” en face du “faux”. La seule opposition significative est celle d’Alètheia et de Lèthè. À ce niveau de pensée, si le poète est véritablement inspiré, si son verbe se fonde sur un don de voyance, sa parole tend à s’identifier avec la “Vérité”. » (Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 84) Bernard Williams, dans Vérité et véracité (trad. Jean Lelaidier, Paris : Gallimard, 2006 [Truth and truthfulness, Princeton : University Press, 2002]), a critiqué la démonstration de Marcel Detienne (p. 318‑319), sur laquelle nous nous appuyons ici, et conteste que puisse exister une « histoire du concept de vérité » (p. 317). À partir d’un article de Thomas Cole (« Archaic truth », in Quaderni Urbinati di Cultura Classica, 13, 1983, p. 7‑28), Williams, à la question de Detienne de savoir si la vérité archaïque tenait « la même place que dans notre système de pensée », répond que, « si nous traduisons à bon escient un mot ancien par “vrai” et que nous interprétons à bon escient des passages de grec ancien qui fassent référence à la “vérité”, les termes en question doivent dans une large mesure jouer le rôle que la “vérité” joue dans notre pensée. » Alain de Libera, dans son cours (« Destructionis destructio (suite) : existence et vérité ») du 5 février 2018 au Collège de France (Lien, à partir de ca. 1h25) est revenu sur cette critique, comparant les arguments de Williams contre Detienne à ceux de Bouveresse contre Foucault. Il soutient que les guillemets de Williams dans ce passage (la « vérité ») marquent une « erreur catégorielle » entre référent et signifiant, et que l’analyse de Williams « manque totalement » la pertinence de la question de Detienne. Il note que le terme absent du vis-à-vis williamsien (« vérité » / « véracité ») est le terme central des réflexions de Detienne et Foucault : véridiction. Nos deux contes théoriques s’appuient essentiellement sur le livre de Marcel Detienne cité en exergue (Les Maîtres de Vérité…, op. cit.), livre auquel empruntent largement, sans le citer toutefois, les premières Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011 de Michel Foucault. « Sur ces plans de pensée, la “vérité” est toujours liée à certaines fonctions sociales ; elle est inséparable de certains types d’hommes, de leurs qualités propres et d’un plan du réel, défini par leur fonction dans la société grecque archaïque. » (Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 111) Marcel Detienne, avant-propos à la réédition Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 8‑9  Detienne emprunte l’expression à L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », L’Année sociologique, 3e série (1948‑1949), Paris : 1951 Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 90 « …chez les poètes grecs du VIe siècle encore, le discours vrai – au sens fort et valorisé du mot – le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fallait bien se soumettre, parce qu’il regnait, c’était le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis, c’était le discours qui disait la justice et attribuait à chacun sa part ; c’était le discours qui, prophétisant l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation, emportait avec soi l’adhésion des hommes et se tramait ainsi avec le destin. » (Michel Foucault, L’ordre du discours, leçon inaugurale au Collège de France, Paris : Gallimard, 1971, p. 17) Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 70‑71 Voir supra 1.3.1.1. « Ici encore, dans l’innovation technique [on prête à Simonide l’invention des arts mnémotechniques, ndr], on reconnaît le même projet de séculariser la poésie. Pratiquer la poésie comme un métier, définir l’art poétique comme une œuvre d’illusion (apate), faire de la mémoire une technique laïcisée, rejeter l’Aletheia comme valeur cardinale, autant d’aspects de la même entreprise. » (Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 192‑193) Le poète est un κατεχόμενος (katekhomenos), un possédé. (Platon, Ion, 533e-535a, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 576-579). Sur la possession, voir infra 2.3.2 sq. Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 201. Voir, par exemple, la citation de à propos d’Eckhart supra dans cette introduction ; voir ég.  : « D’une part, c’est fait. On ne devrait pas avoir à y revenir. Ce qui est fait est fait. Or, si ce qui était fait était fait, nous vivrions depuis toujours dans une rue athenienne en route pour déposer des fruits ou de la graisse de bœuf tué au pied de l’autel de Zeus tandis que s’enroulent dans des guirlandes des jeunes filles aux boucles jusqu’au bas du dos et chantant de ces chants grecs reconstitués par des musicologues aguerris…». Voir infra 2.3, § 7 et notre glossaire, entrée « Axiome quintanien de sécularisation ». Rappelons-en la formule aristotélicienne : « Il n’est pas possible qu’il y ait un intermédiaire entre les énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer ou nier un seul prédicat, quel qu’il soit. » (Métaphysique, Γ, 1011b 23). Le principe de bivalence est lié à la formule de l’apophantique (il est vrai de dire que ce qui est est, etc.). « Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose » (Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b19‑20, trad. M.-P. Duminil & A. Jaulin, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 1785-1786) Voir 1.1. « Manifeste Chou », . Nous soulignons. Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 111 Traduction proposée par Alain de Libera (« Truth-maker », dans Vocabulaire européen des philosophies, dir. Barbara Cassin, Paris : Seuil / Le Robert, 2004 p. 1324‑1327). « Christian Prigent Inventer », vid. cit., ca. 00:30. Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 111. Voir supra 1.3.1.2 § 17.
C’est la fameuse définition de la connaissance issue du Théetète de Platon, qui circule le plus souvent sous cette forme : une croyance vraie justifiée. La dianoia, chez Platon, est la pensée discursive telle qu’elle existe silencieusement en chacun. Dans le Théétète, elle est définie comme « une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même [Λόγον ὃν αὐτὴ πρὸς αὑτὴν ἡ ψυχὴ] à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner. […] Voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant. […] De sorte que moi, avoir des opinions, j’appelle cela parler, et l’opinion, je l’appelle un langage prononcé, non pas bien sûr à l’intention d’autrui ni par la voix, mais en silence à soi-même. » (Platon, Théétète, 189e-190a, trad. M. Narcy, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1949-1950) Platon, Ion, 537a-d, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 580 Ibid., 540c-d, p. 583 Horkheimer, cherchant à définir la « fonction sociale » (gesellschaftliche Funktion) de la philosophie, a nettement formulé que le philosophe est l’arbitre du Fachgeist (l’esprit de spécialisation, de discipline, de case), dont une tâche majeure est de « maintenir les différentes capacités (Vermögen) et branches de la connaissance (Arten der Erkenntnis) dans une cohérence qui rende productifs ces éléments isolément destructeurs (partiell destruktiv) ». (Max Horkheimer, « Die gesellschaftliche Funktion der Philosophie », Kritische Théorie. Eine Dokumentation, vol. 2, Francfort-sur-le-Main : Fischer, 1968, p. 306 ; traduction maison) Platon, Ion, 542a-b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 585 « J’ai bien à l’esprit […] les raisons nombreuses et de toutes sortes qui nous font dire que nous avons fondé notre cité le plus correctement possible, et je l’affirme surtout quand je réfléchis au sujet de la poésie, […] du rejet absolu de cette partie de la poésie qui est imitative. » (Platon, République, 10.595a, trad. G. Leroux, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1763). Une traduction plus directe donnerait : « De toutes les raisons qui me font penser que la cité dont nous venons d’établir les principes est meilleure, les mesures prises à l’encontre de la poésie constituent la principale. » André Tosel, « Philosophie et poésie au XXe siècle », Noesis [En ligne], n°7, 2004. Lien Le poète n’est, en tant que poète, ni un sujet de la connaissance ni un sujet de la compétence. « Poète » n’est pas un « métier » (τέχνη ; technè) mais une « possession » (κατοκωχή ; katokokhè). Le poète est le véhicule d’une parole malgré lui, dont il ne peut rendre raison et qu’il ne peut mobiliser de manière autonome. Les poètes ne parlent pas en vertu d’une compétence mais d’une « puissance divine » (θεία δύναμις ; theia dunamis, Platon, Ion, 533d, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 576) ou d’un sort spécifique attribué par les dieux (θείᾳ μοίρᾳ ; theia moira, Ibid., 534c, p. 577 ; 535a, p. 578 ; 536c-d, p. 579 ; 542a, p. 585), à l’instar des devins et des prophètes ; tous « disent beaucoup de choses admirables, mais ils ne savent rien des choses dont ils parlent ». Ils ne sont que les « interprètes » (ἑρμηνῆς ; hermènès) des dieux. Ils croient être les plus sages (σοφωτάτων ; sophôtatôn) ; le philosophe l’est en fait bien plus qu’eux (Platon, Apologie de Socrate, 22c, p. 71 dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011). L’interrogatoire d’Ion par Socrate – où tour à tour le savoir du cocher, du médecin, du devin, de l’esclave bouvier, du marin sont convoqués – permet de soutenir que, dans la société de partition des savoirs, le rhapsode n’a aucune place : il ne sait rien qui puisse servir. La supposée maîtrise du langage dont il se targue n’est pas une spécialité dans la cité où, d’une part, la parole est un bien commun, et d’autre part chaque langage spécialisé appartient à sa spécialité. Pour toutes ces raisons, la maîtrise qu’il manifeste est apparente ; le poète ne peut pas véritablement être considéré habile ou compétent (δεινὸν ; deinon) en quelque matière dont il traite. Il se contente d’imiter, ne manifestant pas le désir d’exercer la faculté citoyenne par excellence, celle de juger. Si le poète était vraiment compétent dans les matières dont il traite sur le mode de l’imitation, il exercerait un métier dans ces matières, et il serait « plutôt celui dont on fait l’éloge que celui qui fait l’éloge ». Dans un monde de compétences (τέχναι ; technai), le poète est inutile. C’est un parasite, qui aggrave et dépense en vain la parole, et un archaïsme – et c’est d’ailleurs seulement dans la mesure où il célèbre la permanence divine ou édifie les citoyens qu’il est toléré. Imiter (μιμέομαι ; mimeomai) est opposé à être amené à (re)connaître (γιγνώσκειν ; gignoskein). Le poète n’a « ni la science (ἐπιστήμη ; épistèmè) des choses qu’il imite, ni l’opinion juste à leur sujet (δόξα ὀρθὴ ; doxa orthè) ». L’imitation est « un jeu puéril » (παιδιά ; paidia), pas une « chose sérieuse » (σπουδὴ ; spoundè). (Platon, République, 10, trad. G. Leroux, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1763-1792) Il n’est pas sûr que le schème archaïque établisse une différence si tranchée entre l’art et l’inspiration. Michel Briand note, à l’issue d’une enquête philologique sur les termes « ἔνθεος » et « ἐνθουσιασμός » notamment, qu’une synthèse historiographique abusive (une « doxa idéalisante » devenue « argument d’autorité ») détermine la poésie grecque comme « issue d’une inspiration prophétique conçue comme une possession délirante, et non d’art ou de technique “poétique” au sens étymologique. » (Michel Briand, « L’invention de l’“enthousiasme” poétique », Cahiers « Mondes anciens » [en ligne], n°11, 2018. DOI : 10.4000/mondesanciens.2113. Voir infra 2.3.2.2. Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 123 Giambattista Vico, Principes d’une science nouvelle, 1744, § 186‑187 : « Le plus sublime travail de la poésie est de donner sensibilité et passion aux choses dénuées de sensibilité [alle cose insensate da senso e passione], et c’est la caractéristique des enfants que de prendre des choses inanimées dans leurs mains, et, en jouant, de leur parler comme si c’étaient des personnes vivantes. Cet axiome philosophico-philologique prouve que les hommes du monde dans son enfance furent, par nature, de sublimes poètes [gli uomini del mondo fanciullo, per natura, furono sublimi poéti]. » « Comme les premiers motifs qui firent parler l’homme furent des passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. » (Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 1781, chap. 3) J. G. Hamann, Aesthetica in nuce – Eine Rhapsodie in Kabbalistischer Prose, 1762 : « La poésie est la langue maternelle du genre humain, comme le jardinage précède l’agriculture, la peinture l’écriture, le chant la déclamation…» (Poesie ist die Muttersprache des menschlichen Geschlechts, wie der Gartenbau älter als der Acker, Malerei älter als Schrift, Gesang älter als Deklamation…) J. v. Herder, Abhandlung über den Ursprung der Sprache [Traité sur l’origine du langage], 1770 : « Qu’était cette première langue sinon une collection d’éléments de poésie [Elemente der Poesie] ? L’imitation de la nature à l’œuvre, qui tonne et se met en branle ! Issue des interjections de tous les êtres et animée par les interjections des sensations humaines [Interjektionen menschlicher Empfindung] ! La langue naturelle de toutes les créatures [Natursprache aller Geschöpfe] poétisée par l’entendement dans des sons, des images d’action, de passion et de vivante efficacité ! Un dictionnaire de l’âme qui est en même temps une mythologie et une merveilleuse épopée des actes et des dires de tous les êtres ! Bref, un constant récit fabuleux de passions et d’intérêts ! À part cela, que pourrait bien être la poésie ? [Was ist Poesie anders ?] » Voir not. Carl Gustav Jochmann, Rückschritte der poésie [1828], Hambourg : Meiner Verlag, 1982. Sur le « le poète » heideggerien, voir infra 2.3.2.1. Voir Aristote, Premiers Analytiques, 24a, trad. M. Crubellier, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 91-92. Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature [1948], Paris : Gallimard, « Folio Essais », 1964, p. 18‑19. Il s’agit d’une position constante de Sartre dans les années 40 ; on la retrouve presque à l’identique dans « La nationalisation de la littérature » (Situations, t. II, op. cit., p. 34) : « Aujourd’hui le vent a tourné : littérature et rhétorique sont rétablies dans leur dignité et dans leurs pouvoirs. Il ne s’agit plus d’allumer des incendies dans les brousses du langage, de marier des "mots qui se brûlent" et d’atteindre à l’absolu par la combustion du dictionnaire mais de communiquer avec les autres hommes en utilisant modestement les moyens du bord. » Sigmund Freud, Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse [Introduction à la psychanalyse], 18, Leipzig / Vienne / Zurich : Internationaler psychoanalytischer Verlag, 1926, p. 295-296 : « Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’egoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. La troisième offense [Kränkung] – la plus sensible [empfindlichste] – à la mégalomanie humaine, c’est la recherche psychologique de nos jours qui la lui fait, en se proposant de montrer au moi qu’il n’est pas même maître dans sa propre maison [nicht einmal Herr ist im eigenen Hause], qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. » Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien.. Voir supra 1.3. Introduction, § 11. Voir supra 2.1. Introduction, § 20. Jacques Roubaud, Poétique – Remarques, op. cit., § 4717‑4720, p. 422 Référence à Platon, Théétète, 189e-190a, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1949-195 (« discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même » dans la traduction de Michel Narcy) Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 33 Sur ce point, voir infra 2.3. Voir not. Nathalie Quintane, « Pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature », . « Le poète est celui qui, pour parler, ne s’autorise absolument que de lui-même. […] Le poème n’a pas à rendre compte, dans ce qu’il profère, du système, des raisons pour lesquelles il se croit autorise de le dire. […] D’une certaine façon, l’énoncé poétique prend en charge sa propre énonciation. Une partie de la poésie, c’est même de faire entendre l’énonciation dans l’énoncé, la vibration subjective de celui qui profère dans ce qui est proféré. […] Le philosophe, lui, s’il n’est pas anti-philosophe, […] c’est tout le contraire : il est constamment en train de devoir légitimer ce qu’il est en train de dire. » (Transcription d’une conférence donnée le 24/01/2017 à la Maison de la Poésie, reprenant, de manière opportunément synthétique pour l’économie de notre bas de page, les éléments de son livre Que pense le poème ?, Paris : Nous, 2016. Lien vidéo ; ca. 17:35 pour le passage cité). L’expression « ne s’autorise que de lui-même » renvoie à une formule de Lacan à propos de l’analyste (« Proposition de 67 », Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, p. 243, 307‑308) « παλαιᾶς ἐναντιώσεως » (Platon, République, 10.607c, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1777) « Le dire poétique est libéré, au sens de Lacan (parler en ne s’autorisant que de soi-même) » (Alain Badiou, « Que pense le poème ? », ca. 21:20) « La philosophie est née sous l’impératif qu’on allait parler, non pas parce qu’on était qui on était – un roi, un devin, un prophète, quelqu’un d’inspiré ou quelqu’un qui est au pouvoir – mais qu’on allait dire ce qu’on dit parce que tout lecteur serait en état de vérifier qu’on avait le droit de dire ça (d’où le système des preuves). […] Dès que [ce discours] est admis parce que tel ou tel le dit, on sort de la philosophie. » (Alain Badiou, « Que pense le poème ? », ca. 19:55) Alain Badiou, « Que pense le poème ? », ca. 22:55 L’expression est de Michel Foucault, dans ses Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 65 : « L’apophantique, c’est ce qui établit entre l’énoncé et l’être un rapport au seul niveau (toujours idéal) de sa signification. Et c’est par ce rapport qui a son lieu dans la signification que l’énoncé peut être vrai ou faux. L’apophantique apparaît alors comme une opération de déplacement de l’être vers l’idéalité de la signification. » Alain Badiou, « Que pense le poème ? », ca. 22:52 Alain Badiou, « Que pense le poème ? », ca. 51:05 Voir supra 2.1. Introduction, § 21. Paul Valéry, « Situation de Baudelaire », Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 611 Yves Bonnefoy, « La poésie française et le principe d’identité », dans L’improbable et autres essais, Paris : Mercure de France, 1980, p. 245 & 253 « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux. » (Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, p. 679). « Être un saint et un grand homme pour soi-même, voilà l’unique chose importante. » (Ibid., p. 695) Le grec kosmos signifie indistinctement « ordre » et « monde ». Le récit biblique de la Genèse est explicite sur l’institution des noms : « Car l’éternel Dieu avait formé de la terre toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux des cieux, puis il les avait fait venir vers Adam, afin qu’il vît comment il les nommerait, et afin que le nom qu’Adam donnerait à tout animal, fût son nom. Et Adam donna les noms à tout le bétail, et aux oiseaux des cieux, et à toutes les bêtes des champs, mais il ne se trouvait point d’aide pour Adam, qui fût semblable à lui. » (Bible Martin, Genèse, II, 19‑20) Voir Alain de Libera, La querelle des universaux : de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris : Seuil, « Des travaux », 1996, p. 498. Citons par exemple, pour ses travaux sur la poésie, Henri Maldiney, qui reprend le lexique heideggerien de l’Ouvert, de l’instauration/institution/fondation, et l’idée de la nomination comme « appel ». Voir R. Celis et D. Zumwald, « La poétique phénoménologique d’Henri Maldiney », Archives de Philosophie, 2011/3 (Tome 74), p. 415‑438. Lien. On peut citer aussi le livre de Paul Ricœur, La métaphore vive (Paris : Seuil, 1975) qui s’intéresse au « rajeunissement des métaphores mortes ». Le terme est récurrent dans les développements de Heidegger sur la poésie. Citons simplement un exemple : « Il y a une chose que nous n’avons pas encore considérée c’est que la voix du dire [Stimme des Sagens] doit être accordée [gestimmt sein muss], que le poète parle à partir d’une disposition d’esprit [Stimmung] qui détermine [bestimmt] le fond et le sol et fait résonner [durchstimmt] l’espace sur lequel et dans lequel le dire poétique institue son être [sein Sein stiftet]. » (Martin Heidegger, Freiburger Vorlesung Wintersemester 1934/35, Gesamtausgabe, vol. 39 : Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1980, p. 79, traduction maison). Sur le « jargon » heideggerien, voir infra 2.3.2.1. « La nomination invente une terre nouvelle, à la manière des récits de voyage ou mieux, comme le fit Adam une première fois : “II donna des noms (ses noms) à toutes choses – Appellavitque Adam nominibus suis cuncta…” [Genèse, 2,20 (Vulg.)]. Au commencement de la langue mystique, il y a des mots d’auteur qui repètent le geste adamique. » (Michel de Certeau, La fable mystique, t. 1, Paris : Gallimard, « Tel », 1982, p. 185) Michel de Certeau, La fable mystique, éd. L. Girard, t. 2, Paris : Gallimard, 2013, p. 126‑128. Les guillemets signalent une citation de Joë Bousquet, Mystique, Paris : 1973, p. 33. Les « poeti teologi » sont les personnages de l’axiome principal de la Science nouvelle, celui de la « sagesse poétique ». Orphée est leur modèle et précurseur (voir § 6‑7 & 79 sq.). « […] La nature humaine est déterminée par l’expression poétique [locuzion poética] avant de l’être par la prosaïque ; de la même manière, la nature humaine a déterminé la création d’universaux fantastiques [universali fantastici] avant celle d’universaux rationnels et philosophiques, qui furent le produit du discours en prose. » (Giambattista Vico, Science nouvelle, § 460) Giambattista Vico, Science nouvelle, § 403 Giambattista Vico, Science nouvelle, § 494 Giambattista Vico, Science nouvelle, § 63 Giambattista Vico, Science nouvelle, § 454 : « Cette genèse du langage est conforme au principe de la nature universelle selon lequel les éléments qui forment des entités plus grandes et divisibles doivent être eux-mêmes indivisibles. » Giambattista Vico, Science nouvelle, § 60. Le monosyllabisme des « pronoms » est interprété comme un signe de leur ancienneté. Suivent les « particules », puis les « noms », et enfin les verbes (§ 450) dans l’ordre de leur apparition dans l’histoire humaine et dans le développement individuel, ainsi que de la disparition occasionnée par la démence sénile (§ 453). Giambattista Vico, Science nouvelle, § 64. Par « institutions » il faut entendre ici les environnements de vie, dont l’étymologie indique l’ordre d’apparition : « Voici l’ordre d’apparition des institutions humaines : d’abord les forets, ensuite les huttes, puis les villages, plus tard les villes, et finalement les academies. » (§ 65) Voir notre exergue. « […] les poètes [modernes, ndr] instituent désormais leur parole comme une Nature fermée, qui embrasserait à la fois la fonction et la structure du langage » (Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 197) « Cette chance verbale, d’où va tomber le fruit mûr d’une signification, suppose donc un temps poétique qui n’est plus celui d’une “fabrication” mais celui d’une aventure possible, la rencontre d’un signe et d’une intention. » (Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 197) Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 199 Le « sans fond » rappelle inévitablement une série de notions mystiques : Urgrund (littéralement : « fond originel » ; sens com. : « principe») ; Ungrund : « non fond » (ou « infini sans fond », « essence de toutes les essences » dont le monde émane dans la philosophie mystique de Jakob Böhme) ; Abgrund : « fond d’une profondeur sans fond [grundlos tiefer], élevé en sa profondeur et profond en sa hauteur [in deiner Tiefe bist du hoch, in deiner Höhe tief !] » dans la philosophie de Maître Eckhart. « Le Mot éclate au-dessus d’une ligne de rapports évidés », et « ce néant est nécessaire car il faut que la densité du Mot s’élève hors d’un enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme “une fureur et un mystère”. » (Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 199) « Ici les rapports fascinent, c’est le Mot qui nourrit et comble comme le dévoilement soudain d’une vérité ; dire que cette vérité est d’ordre poétique, c’est seulement dire que le Mot poétique ne peut jamais être faux parce qu’il est total : il brille d’une liberté infinie et s’apprête à rayonner vers mille rapports incertains et possibles. Les rapports fixes abolis, le mot n’a plus qu’un projet vertical, il est comme un bloc, un pilier qui plonge dans un total de sens, de réflexes et de rémanences : il est un signe debout. Le mot poétique est ici un acte sans passé immédiat, un acte sans entours, et qui ne propose que l’ombre épaisse des réflexes de toutes origines qui lui sont attachés. Ainsi sous chaque Mot de la poésie moderne git une sorte de géologie existentielle, où se rassemble le contenu total du Nom. » (Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 199-200). Le mot « total » est une trace mallarméenne : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole…» (« Crise de vers », Divagations, éd. B. Marchal, Paris : Gallimard, coll « Poésie », 2003, p. 260) Voir infra 2.3.2.1. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 199 Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part [Holzwege, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1949], trad. W. Brokmeier, Paris : Gallimard, « Tel », 2016 [1962], p. 51 On trouve la même distinction chez un Claudel : « Nous employons dans la vie ordinaire les mots non pas proprement en tant qu’ils signifient les objets, mais en tant qu’ils les désignent et en tant que pratiquement ils nous permettent de les prendre et de nous en servir. Ils nous en donnent une espèce de reduction portative et grossière, une valeur, banale comme de la monnaie. Mais le poète ne se sert pas des mots de la même manière. II s’en sert non pas pour l’utilité, mais pour constituer de tous ces fantômes sonores que le mot met à sa disposition un tableau à la fois intelligible et délectable. » (P. Claudel, Œuvres en prose, éd. C. Galpérine et J. Petit, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 47‑48) Le pronom man (« on »), sous une forme substantivée (das Man), est une sorte de personnage conceptuel chez Heidegger. « Sujet de la quotidienneté » (das « Subjekt » der Alltäglichkeit, Sein und Zeit, IV), das Man est le nom d’un courant d’existence. Il est frappé du sort ordinaire de la médiocrité (Durschnittlichkeit), en tant qu’il mène une existence inauthentique – il s’oppose à « l’être-Soi-même » (das Selbst-Sein, voir Sein und Zeit, § 27) – oublieuse ou distraite de sa finitude (Sein und Zeit, § 81). Voir infra 2.3.2.1. Martin Heidegger, « La parole d’Anaximandre », Chemins qui ne mènent nulle part [Holzwege, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1949], trad. W. Brokmeier, Paris : Gallimard, « Tel », 2016 [1962], p. 441 ; trad. légèrement modifiée. Orig. : « ce qui se deploie dans l’être » (pour das Wesende des Seins). Paul Ricœur, « Violence et langage » [1967], reproduit dans Lectures 1. Autour du politique, Paris : Seuil, « Points », 1991, p. 136 Boileau parle de « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte ». (Préface à la traduction du Peri hupsos de Ps.-Longin, Œuvres diverses, 1674). Christophe Tarkos, « Il y a pâte-mot », S. Mallarmé, « Le tombeau d’Edgar Poe », Œuvres complètes, éd. H. Mondor & G. Jean-Aubry, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 189 L’expression pourrait provenir de Rancière (La chair des mots, Paris : Galilée, 1998) mais semble ici entretenir plus de rapports avec le sensualisme barthesien qu’avec la réflexion de Rancière sur l’incarnation. L’expression est de Barthes, à propos de Saussure : « …à l’or du signifié se substitue l’or du signifiant, métal non plus monétaire mais poétique…» (« Saussure, le signe, la démocratie » [1973], Le Discours social, n°3-4, avril 1973 ; reproduit dans Œuvres complètes, t. 4, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 333). « Pour Saussure, le Sens, le Travail et l’Or sont les signifiés du Son, du Salaire et du Billet : l’Or du Signifié ! C’est bien le cri de toutes les Herméneutiques, ces sémiologies qui s’arrêtent à la signification : pour elles, le signifié fonde le signifiant, tout comme, en bonne finance, l’or fonde la monnaie ; conception proprement gaullienne : gardons l’étalon-or et soyez clairs, tels étaient les deux mots d’ordre du Général. » (Œuvres complètes, t. 4, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 331) J.-C. Pinson, « Philosophe et poète », Sitaudis, 28/12/2011. Lien « Alors pâtmot c’est une pâte de mots évidemment mais ya plus de mots dedans ya ya aucun mot dedans parce que j’ai remarqué un truc tout bête c’est que les les mots n’existent pas absolument pas c’est des ça ça veut vraiment rien dire un mot tout seul ça veut absolument rien dire » (« Explication de pâte-mot », soirée « Hiatus », Caen, 7 mai 1998, transcription : ). La notion de vouloir-dire traduit le terme anglais meaning, lui-même issu du verbe to mean. Elle déplace la question du sens hors des cadres définis par la linguistique traditionnelle (signification, référence, etc.) pour l’articuler aux questions pragmatiques d’intention et d’expression, retrouvant par la des réflexions médiévales à la croisée de la philosophie, de l’anthropologie, de la théologie et de la grammaire. On pourra se reporter aux articles suivant : C. K. Ogden et I. A. Richards, « The meaning of meaning : a Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science of Symbolism » (dans Nature, 111, p. 566, 1923. DOI : 10.1038/111566b0). Paul Grice, « Meaning » [1948] (The Philosophical Review, 66, p. 377‑88, 1957. Archive.), « Utterer’s Meaning, Sentence Meaning, and Word Meaning » (Foundations of Language, vol. 4, no. 3, 1968, p. 225– 42 ; sur JStor, et « Utterer’s Meaning and Intentions » (The Philosophical Review, vol. 78, no. 2, 1969, p. 147– 77 ; archive : jstor.org/stable/2184179) où Grice introduit la distinction entre utterance meaning (vouloir dire d’un énoncé), utterer’s meaning (vouloir dire d’un locuteur) et word meaning (vouloir dire d’un mot). Stanley Cavell, Must we mean what we say ? (New York : Scribner, 1969), qui reprend l’article éponyme de 1957 ; l’ouvrage complet a été traduit en français sous le titre Dire et vouloir dire (Paris : Cerf, trad. S. Laugier et Ch. Fournier, 2009). Dans un univers lexical très différent (suppositio, intentio, transumptio, translatio, ampliatio, restrictio), les philosophies médiévales du langage se sont intéressées aux latences, contradictions et déplacements entre dire et vouloir dire, sur la base des catégories logiques héritées d’Aristote. F. Goubier a tenté une première synthèse de ces questions dans « Dire et vouloir dire dans la logique médiévale : Quelques jalons pour situer une frontière », Methodos [en ligne], n°14, 2014. DOI : 10.4000/méthodos.3790 « …prendre un sens, c’est d’abord défaire le sens totalement, le mettre en purée, en morceaux et puis après en petits nuages. Et à partir de là, une fois que le sens est bien enlevé et bien détaché, bien déconstruit, à ce moment-là, le sens peut reprendre. » () Christophe Tarkos, « Explication de pâte-mot », . Ibid. Ibid. « Ce qui m’aide est le Tractatus. » (IMEC, Carnet 80, cité par Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans ) , in Expression de Michel Foucault : « L’alèthurgie serait, étymologiquement, la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste. » (Le courage de la vérité – Cours au Collège de France, 1984, Paris : Seuil, 2009, cours du 1er février 1984, p. 5. Voir ég. Subjectivité et vérité – Cours au Collège de France, 1980‑1981, Paris : Seuil, 2014). Nous revenons sur la notion de parresia en 2.2.1. « L’apophantique apparaît alors comme une opération de déplacement de l’être vers l’idéalité de la signification. Et elle s’oppose non plus à d’autres types d’énoncés (non déclaratifs) mais à une opération inverse qui consiste à maintenir le rapport de l’énoncé à l’être au seul niveau de l’événement énonciatif. Appelons cette opération inverse de l’apophantique l’opération sophistique, éristique. » (Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 65) , in « Ce qui remplace les mots sont des nuées, sont des nappes, sont des poussées, sont des durées de parle, des petits bouts de parlé, sont des expressions. » (), « Un mot qui voudrait avoir un sens, il se met à plusieurs pour faire un groupe de mots sensés. » (Ibid., 30) Chez Gustave Guillaume, l’holophrase est aussi le support d’une hypothèse génétique qui se distingue aussi bien de la « genèse monosyllabique » vicoïenne que de l’onomatothetie adamique. (Voir Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1948‑49, série B, Psycho-systématique du langage – Principes, méthodes et applications, I, éd. R. Valin, Québec : Presses de l’Université Laval, et Paris : Klincksieck, 1971). R. Lowe, Basic Kangiryuarmiut Eskimo Grammar, Inuvik, The Committee for Original Peoples Entitlement, 1985, p. 16 ; cité dans C. Douay et D. Rouilland, Vocabulaire technique de la psychomécanique du langage, Rennes : Presses Universitaires de Rennes 2, 1990. Au sujet de ces usages, voir la courte synthèse de Julia Kristeva dans « La linguistique, l’universel, et le “pauvre linguiste” », Autour d’Émile Benveniste : sur l'écriture (Fenoglio, Coquet, Kristeva, Malamoud, Quignard), Paris : Seuil, 2016 ; texte de la conférence (captation video, 01:10:49 pour le passage sur l’holophrase). Jean-Paul Sartre, L’être et le neant, Paris : Gallimard, 1943, p. 597 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 4.002, p. 32 « J’ai un problème voilà…», soirée « Hiatus », Caen, 7 mai 1998 ; retranscrit dans Christophe Tarkos, « Explication de pâte-mot », « Bloc d’expression » se trouve d’ailleurs, chez Deleuze et Guattari, au côté de « bloc de sensation » (voir Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 367) Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen [1953] (Recherches ou Investigations philosophiques), Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1971, § 1, p. 13‑14 Ibid., § 1‑3, p. 15 L’idée qu’on ne peut vouloir dire autre chose que ce qu’on dit effectivement est encore un motif wittgensteinien (Ibid., op. cit., § 402, p. 151‑152) Ibid. Currency désigne en anglais à la fois le cours d’une monnaie et sa devise, soit ce qui circule et la mesure commune de ce qui circule. Voir l’entrée « courant de la langue » de notre glossaire. Christophe Tarkos, « Il y a pâte-mot », Les deux termes, d’origine pseudo-aristotélicienne, structurent les débats scolastiques au sujet du mouvement. Pour les tenants des théories dite forma fluens, le mouvement dont procède le changement n’est qu’une succession de formes qui actualisent le corps mobile ; pour ceux des théories appartenant au pole fluxus formae, le changement n’est pas la forme acquise mais le flux de cette forme (son processus, son chemin vers l’état « terminal » d’une actualisation). D’après Alain de Libera, la définition albertinienne du flux à la fois installe ces termes (depuis la double parenté d’Averroès et d’Avicenne) et dépasse cette alternative (Alain de Libera, Métaphysique et noétique : Albert le Grand, Paris : Vrin, 2005, p. 156). D’après Anneliese Maier, c’est le nominaliste Ockham qui permet d’aborder l’alternative de manière conjonctive (Voir « Forma fluens oder fluxus formae ? », Zwischen Philosophie und Mechanik (Studien zur Naturphilosophie der Spätscholastik), vol. V, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1958, p. 59‑144 ; une synthèse, sur le même sujet, a été traduite en anglais (« One : The nature of motion », On the Threshold of Exact Science, Selected Writings of Anneliese Maier on late médieval natural philosophy, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1982, notamment : p. 21‑39) « Die Welt ist alles, was der Fall ist. » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 1, p. 11 ; traductions concurrentes : tout ce qui est le cas, tout ce qui arrive, tout ce qui a lieu). L’expression est ensuite précisée : « Le monde est l’ensemble des faits, par des objets » (« Die Welt ist die Gesamtheit der Tatsachen, nicht der Dinge. ») (§ 1.1, p. 11) « Die Substanz ist das, was unabhängig von dem was der Fall ist, besteht. » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 2.024, p. 15) Boèce donne, à quelques lignes de distance seulement, deux définitions de la personne (« substance individuelle d’une nature raisonnable » et « subsistance individuelle d’une nature raisonnable »). Le problème vient de la polysémie du grec υφιστασθαι, qu’on peut traduire soit par subsistere soit par substare (voir Liber De Persona et Duabus Naturis Contra Eutychen Et Nestorium, dans Boèce, Theological Tractates and the Consolation of Philosophy. Boethius, trad. E. K. Rand & H. F. Stewart, Londres / New York : The Loeb Classical Library (74), 1918, 3, p. 84 sq.). Pour une courte analyse de ce problème, on peut se reporter à Alain de Libera, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris : Aubier, 1999, p. 183‑187, sq. « Substance. / Substance, la chose en soi, être, matière, la substance même des objets, la substance matérielle, le ce qui est par soi-même, le substrat des substances. / Matière : substance qui constitue les corps. / Ce qui constitue ou la nature matérielle, ou substance ayant les caractères de la matière, substance. / Fond indéterminé de l’être. / Être : ce qui est. / Forme. / Manière variable avec laquelle un événement, une action, une idée, une notion, un accident se présentent…» (Christophe Tarkos, fichier « liveche5.DOC », annexe 6 de ). Les termes employés font penser à une prise de note depuis un dictionnaire ; ceux retenus dans l’ensemble des définitions au lexique de la tradition aristotélicienne (hylémorphisme), notamment « fond indéterminé de l’être ». Voir Alain de Libera, La querelle des universaux : de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris : Seuil, « Des travaux », 1996, p. 170. « Sie ist Form und Inhalt. » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 2.025, p. 15) Christophe Tarkos, « Il y a pâte-mot », Christophe Tarkos, « Le poème de dehors », Ce développement est librement inspiré de nos lectures sur la notion de jeu de langage (Sprachspiel) et son rapport à la règle chez (le « second ») Wittgenstein, notamment : J. Bouveresse, La force de la règle, Paris : Minuit, 1987 ; S. Laugier, « Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein », Noesis, n°14, 2008, p. 41‑80 ; Jean-Pierre Cometti, « Qu’est-ce qu’une règle », Éducation et didactique, vol 2, n°2, 2008, 139‑148. Christophe Tarkos, « Il y a pâte-mot », « Explication de pâte-mot », soirée « Hiatus », Caen, 7 mai 1998, transcription :  Christophe Tarkos, « Il y a pâte-mot », Ibid. Ibid. La distinction est centrale dans l’article d’Ogden et Richards, « The meaning of meaning », op. cit. J.-C. Pinson, « Philosophe et poète », Sitaudis, 28/12/2011. Lien. Voir supra 2.1.1. Le terme a été forgé par Searle, mais la théorie qu’il désigne est bien celle d’Austin. Voir les travaux d’Irène Rosier-Catach sur ces questions, et notamment La parole efficace. Signe, rituel, sacré., Paris : Seuil, « Des Travaux », 2004. Voir supra 1.3.2.1 § 6. Les notions de félicité (felicity) et d’infélicité (infelicity) d’un acte de parole sanctionnent sa performance chez Austin, puis Searle. Elles se substituent aux fétiches vrai / faux (true / false fetish) et fait / valeur (fact / value fetish). Voir infra 2.2.3. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970, p. 151‑152 Voir supra 2.1.2. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970, p. 151‑152 Pascal Engel La Dispute. Une introduction à la philosophie analytique, Paris : Minuit, « Paradoxe », 1997, p. 189. Le « holisme semantique » est généralement associé à l’œuvre de Quine. Voir notamment, pour ce qui suit, deux textes qui ont reçu une attention nouvelle depuis quelques années dans le champ des études médiévales : Pierre Abélard, Glossulae super Porphyrium (ou Gloses de Lunel, ou Logica Nostrorum Petitioni Sociorum) et Roger Bacon, De signis. Bien entendu, nous n’avons eu qu’indirectement accès à des aspects limités de ces textes, via des commentaires et des traductions partielles. Il nous a semblé que la mention de ces théories du langage permettait d’articuler la problématique de la logothétie à celles, chères à la philosophie analytique contemporaine, de l’invention et de la convention en langue. Alain de Libera, La querelle des universaux : de Platon à la fin du Moyen Âge, Paris : Seuil, « Des travaux », 1996, p. 58 Ibid., p. 58 Alain de Libera, « Introduction », Histoire Épistémologie Langage, t. 3, fascicule 1, 1981 : « Sémantiques mediévales : Cinq études sur la logique et la grammaire au Moyen Âge », p. 7‑17. Alain de Libera, « Introduction », Histoire Épistémologie Langage, t. 3, fascicule 1, 1981 : « Sémantiques mediévales : Cinq études sur la logique et la grammaire au Moyen Âge », p. 7‑17. « En fait de vouloir dire, Bacon nous fournit une double liberté, celle du lecteur-auditeur d’interpréter les signes que l’auteur-locuteur a librement choisis ; on a la rencontre d’un vouloir lire et d’un vouloir dire. » « La licence totale que nous accorde Bacon de réimposer des significations selon notre bon plaisir semble surtout conçue avec le lecteur-auditeur – l’interprète – à l’esprit […] » (F. Goubier, « Dire et vouloir dire dans la logique médiévale : Quelques jalons pour situer une frontière », Methodos [en ligne], n°14, 2014. DOI : 10.4000/méthodos.3790) Ibid. « Wittgenstein a critiqué sans relâche l’image obsédante “de la signification d’un mot comme étant une caisse pleine, dont le contenu nous est apporté avec elle et emballé dans elle, et que nous n’avons qu’à explorer”. » (J. Bouveresse, J. Bouveresse, La force de la règle, Paris : Minuit, 1987, p. 25 ; citation de Ludwig Wittgenstein, Philosophische Grammatik, Oxford : B. Blackwell, 1969, p. 481). Chez Tarkos, voir  : « D.C. – Est-ce que le faux sens, le premier sens, c’est celui qui fait référence d’un mot à quelque chose qui n’est pas textuel alors que le sens qui prend presque comme une mayonnaise, c’est le sens qui émane du texte ? C.T. – Oui, c’est-à-dire oui, c’est ça. C’est ça. C’est-à-dire que le premier sens qui est un sens conventionnel, qui est déjà-tout-dit, tout-dit et tout-basé, non pas sur un mot, sur une référence, mais tout-basé sur les relations qu’on a entre nous. C’est-à-dire que tout le sens qu’on a, c’est juste un sens de nos relations, qu’on a déjà entre nous. Donc un sens qui est déjà fermé, serré, coincé dans les relations qu’on a entre nous, qui sont très serrées, très coincées. Et après, pour lui donner un vrai sens, il va falloir effectivement que ça émane du texte d’une manière ou d’une autre, un peu de tous les cotés à la fois. » Voir supra 1.1. Introduction, § 26 & 1.3.3.1 § 4 sq. Proposition 4.116 : « Les limites de ma langue signifient les limites de mon monde. » (« Die Grenzen meiner Sprache bedeuten die Grenzen meiner Welt »). Jacques Bouveresse, dans La rime et la raison, résume ainsi la position de Wittgenstein : « Précisément, les possibilités du langage s’arrêtent aux limites du monde, et inversement ; l’appréhension du monde comme totalité limitée coïncide purement et simplement avec la reconnaissance des limites du langage : elle consiste à se rendre compte à “sentir” que, d’une certaine manière, le dernier mot n’est pas dit par ce que le langage permet de dire, bien que l’on ne puisse rien dire de plus que ce que le langage permet de dire. Toute limite exprimable est nécessairement une limite factuelle, c’est-à-dire intramondaine […] » (J. Bouveresse, La rime et la raison, Paris : Minuit, 1973, p. 42) « Les limites du monde ne sont donc pas les limites d’une totalité considérée en extension, ce sont les limites de la factualité ; et ce qui est à l’extérieur de ces limites est, comme l’indiquent clairement certaines remarques des Carnets, le “sens” ou la “valeur”. » (Ibid., p. 42) Terme présenté en 1. Introduction, §28. Voir notre glossaire, entrée « improcédure ». « Tambour et tombola », soirée « Hiatus », Caen, 7 mai 1998, retranscrit dans . Nous conservons le mode de citation de Philippe Castellin (les tirets indiquant la durée des silences). Voir par exemple De Signis, § 94, dans K. M. Fredborg, L. O. Nielsen, J. Pinborg « An unedited part of Roger Bacon's, Opus Maius : De signis », Traditio, vol. 34, Cambridge : Cambridge University Press, 1978. « Tambour et tombola », soirée « Hiatus », Caen, 7 mai 1998, retranscrit dans « Nous formons le monde magique » (retranscrit dans ). Voir supra 1.2.4.2. Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen [1953] (Recherches ou Investigations philosophiques), Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1971, § 50, p. 40 Voir « L’adresse » () et le résumé par Philippe Castellin (), dont voici le début : « voici a) un objet – le restaurant Mimado – dont le nom propre est une adresse, 101, quai de la Gare, à laquelle il ne se trouve pas vraiment, bien qu’elle lui colle à la peau comme l’inscription à la pancarte ; b) une rue où figurent deux numéros identiques : le 11, ce qui invalide la numérotation, au point que les “2 immeubles, là” intervertissent leur courrier ; c) un quai “qui part du 91 pour arriver au 91”, ce qui en bonne logique le transformerait en cercle, et vicieux, à moins qu’il ne borde un lac… […] Ni les mots ne dénotent une réalité déjà disjointe, ni ils ne fonctionnent, pure structure, dans un espace abstrait. Eux-mêmes sont des choses (imaginer que les immeubles ne portent pas de numéros, que les noms des rues ne soient pas placardés, pourrait-on encore parler d’adresse ?), choses engagées avec toutes les autres, dans un réseau d’usages. “101 quai de la Gare”, on pourrait croire que cette “expression” vaut (référence) pour un objet réel qu’elle indexerait. Mais c’est contre elle-même, ou une autre de ses versions, écrite par exemple, qu’elle s’échange, quand j’envoie une lettre, quand la postière la distribue, quand je cherche mon chemin dans le dédale des signes déjà là, en m’appuyant sur une carte, chose elle-même et chose tout imbue de langage, de relations, de savoirs ou de savoir-faire. ». « Le gramme vient du kilo… C’est bizarre, au niveau de la dénomination, qu’on ait utilisé comme mot de base un mot qui est déjà une multiplication d’un autre. L’étalon devrait avoir son nom à lui. » (Christophe Tarkos, entretien avec Isabelle Collomb à propos de « Je te lave », ca. 33:30) « On a choisi ce kilo-là pour aucune raison particulière… parce qu’il fallait bien en choisir une […]. On a été le chercher dans sa boîte et on a dit voilà ce sera celui-là. » (Ibid., ca. 12:00) C’est toute l’intrigue de « Je te lave », publié dans la Revue de Littérature Générale, vol. 2, « Digest », Paris : P.O.L, 1996, p. 43. Voir , dans . Philippe Castellin, dans C’est une dimension de la lecture prigentienne de Tarkos, comme indexée sur sa lecture de Stein : « Tarkos nous parle de la langue : comment ça naît, comment ça s’engendre a même la voix, comment ça se commente, se retourne sur soi (metapoétiquement, diraient les clercs), se mord la queue, souffle des bulles agoniques. La langue, autrement dit, sort comme un petit nuage de la tension du corps et tourne dans une obsessionnelle vacuité mi-dérisoire, mi-effrayante […] En somme il ne dit rien. Il dit seulement comment va la phrase. Il nous dit : “Voyez comment va cette phrase” comment elle vient, se ressasse, fait sa bulle d’inanité sonore, balbutie son bibelot, s’amuse – et s’abolit. » (Christian Prigent, « Tarkos / Sokrat », dans . Voir également Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 85. , dans D. Sperber, Le symbolisme en général, Paris : Hermann, 1974, p. 97-125. Voir supra 1.2.1.1 § 5. H. Putnam, « Meaning and référence », The Journal of Philosophy, vol. 70, n°19, Seventieth Annual Meeting of the American Philosophical Association Eastern Division. (8/11/1973), p. 699‑711, 1975. DOI : 10.2307/2025079 ( sur Jstor). Voir exergue. Le mètre-méridien a toutefois été défini à partir de la vitesse de la lumière en 1983. « L’impossibilité de jouer le rôle de prédicats » est un des critères de la théorie frégéenne des noms propres, selon Pascal Engel, Identité et référence, Paris : ENS, 1985, p. 32‑54. Les trois autres sont : « la présence de l’article défini ; l’accessibilité des noms propres aux contextes de quantification [remplacement du nom par quelqu’un, quelque chose etc.] ; la présence de noms propres de part et d’autre d’un signe d’identité dans un énoncé d’identité. » On trouve, dans le cahier « L’ordinaire 5 » de Tarkos, un état précoce du projet de texte sur le kilo, dont « la première phrase serait le kilo pèse un kilogramme » (IMEC, boîte TRK1) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 4.463, p. 56 « Quel est le statut épistémologique de l’énoncé : “Le barre S fait un mètre de long à t0” pour quelqu’un qui se fie au système métrique sur la base d’une référence à la barre S ? On dirait qu’il le sait a priori. Parce que s’il utilisait la barre S pour fixer la référence du terme “un mètre” alors il obtiendrait, comme résultat à ce genre de “définition” […], la certitude automatique, sans enquête plus approfondie, que S mesure un mètre de long. D’un autre coté, même si S est utilisée comme étalon d’un mètre, le statut métaphysique de “S fait un mètre de long” sera celui d’un énoncé contingent, dans la mesure où “un mètre” est considéré comme un désignateur rigide : [dans d’autres conditions physiques], S aurait eu une longueur autre qu’un mètre. (Des énoncés comme “L’eau boue à 100°C au niveau de la mer” peuvent avoir un statut similaire.) En ce sens, donc, il existe des vérités contingentes a priori. » (S. Kripke, Naming and necessity [1972], Oxford : B. Blackwell, 1981, p. 56) Voir supra 1.3.3. Voir à ce sujet la synthèse de Pascal Engel Identité et référence, Paris : ENS, 1985, p. 69 sq. S. Kripke, Naming and necessity [1972], Oxford : B. Blackwell, 1981 L’exemple « Aristotle was fond of dogs » est celui qu’utilise S. Kripke dans la préface de Naming and necessity [1972], Oxford : B. Blackwell, 1981, p. 6 sq. I. Rosier-Catach, Alain de Libera, « Intention de signifier et engendrement du discours chez Roger Bacon », Histoire épistémologie Langage, t. 8, fascicule 2, 1986. « Histoire des conceptions de l’énonciation », p. 63‑79. Voir l’entrée « recolement » de notre glossaire. Jean-Paul Sartre, préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon J. Butler, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. C. Nordmann & J. Vidal, Paris : Amsterdam, 2004 [Excitable speech : A politics of the performative, New York : Routledge, 1997], cité par B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 216 « Les objets, je peux seulement les nommer [nennen]. Des signes en tiennent lieu [Zeichnen vertreten sie]. Je peux seulement parler d’eux ; les exprimer [sie aussprechen] je ne le peux. Une proposition peut seulement dire comment une chose est, non ce qu’elle est. » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 3.221, p. 22) « Les Arabes étaient bien là, mais inutilisables. L’islam, d’ailleurs, les avait-il dés-érotisés ou sur-érotisés ? Un salafiste en blanc percutait-il plus la Parisot qu’un lascar en capuche ? Pour les filles, aucun doute : le grillage du voile (renommé d’un plus exotique et connaisseur niqab) renvoyait aux djellabas passées, thés et menthes, balades dans la casbah, etc. L’aura dangereuse de l’éros – qui ne s’habituait décidément pas sous nos climats aux divorces à l’amiable et aux week-ends en quads – nécessitait le crade de l’Arabe, une parade. C’est ce que Jean [Genet, ndr] m’avait fait comprendre, non sans mal. On ne partait pas au combat : on dansait d’abord le combat. » () Expression de Kripke, par laquelle celui-ci désigne, dans le cadre de sa « théorie causale » de la référence des noms propres, le mode de transmission, de génération en génération, de la valeur baptismale du nom. (Voir S. Kripke, Naming and necessity [1972], Oxford : B. Blackwell, 1981) « If someone doesn’t fight me, I’ll have to wear this armor / All of my life » (Jack Spicer, « The Holy Grail », trad. maison) Platon, Cratyle, 389d-390e, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 202-204 « Nommer n’utilise pas des mots [verwendet nicht Wörter], mais appelle dans / par le mot / dans la parole [ruft ins Wort]. Nommer est appel [Das nennen ruft]. L’appel rend ce qu’il appelle [sein Gerufenes] plus proche » (Martin Heidegger, Acheminement vers la parole [1950‑1959], Paris : Gallimard, 1976, p. 22‑23, traduction modifiée) « Le mot se dit au poète comme ce qui tient et maintient [hält und erhält] une chose dans son être. Le poète fait l’expérience d’une dominance [einem Walten], d’une dignité du mot telles qu’elles ne peuvent être pensées ni plus loin ni plus haut. Mais le mot est en même temps ce bien [jenes Gut] qui est remis en main et confie [zugetraut und anvertraut] de façon inhabituelle au poète en tant que poète. Le poète éprouve le métier de poète [Dichterberuf] au sens d’une vocation [Berufung] au mot en tant que la source de l’être [Born des Seins]. » (Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. J. Beaufret, W. Brokmeier et F. Fédier, Paris : Gallimard, « Tel », 1976, p. 152‑153) « Il y a une chose que nous n’avons pas encore considérée, c’est que la voix [Stimme] du dire doit être accordée [gestimmt], que le poète parle à partir d’une disposition d’esprit [Stimmung] qui détermine [bestimmt] le fond et le sol et fait résonner [durchstimmt] l’espace sur lequel et dans lequel le dire poétique institue son être [sein Sein stiftet]. » (« Germanien », Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 79 ; traduction maison). Sur l’étymon stimm-, voir infra 2.3.2.1 §3. J. Derrida, Glas, Paris : Galilée, 1974, p. 13b J. Derrida, Glas, Paris : Galilée, 1974, p. 17 Christophe Tarkos, Processe, « Crapauds réels », dans J. Spicer, C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, trad. Éric Suchère, Bordeaux : Le bleu du ciel, 2006 Tin Woodsman est « le bûcheron en fer blanc » qui, dans Le Magicien d’Oz, regrette de ne pas avoir de cœur. « If someone doesn’t fight me I’ll have to wear this armor / All of my life. I look like the Tin Woodsman in the Oz Books. / Rusted beyond recognition. / I am, sir, a knight. Puzzled / By the way things go toward me and in back of me. And finally / into my mouth and head and red blood / O, damn these things that try to maim me / This armor / Fooled / Alive in its / Self. » (« The Holy Grail », My vocabulary did it to me, Middletown, Conn. : Wesleyan University Press, 2010 [2008], p. 336 ; traduction modifiée à partir de celle d’Éric Suchère, dans J. Spicer, C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, trad. Éric Suchère, Bordeaux : Le bleu du ciel, 2006, p. 258) Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris : Seuil, 1977, p. 11 « Passer des noms incertains de Tarc, Dare, Daire, de celle qu’on aurait pu ne pas nommer – elle aurait été la bergère, la fille de son père, une domremique, une partisane – à l’immunisé Darc Jeanne […] Darc dupliquer, enfin au surnom, celui qu’on se rêve : Ange Bienfaiteur, Exterminateur, Blonde Protectrice, Gai et Patient Pourvoyeur, Aide au Salut, Lys Combattant, Fidèle Étendard, Indéfectible Adjuvant, Fleur Linéaire et Sage, l’Œil et l’Oreille, Autel de la Clairvoyance, Bonne Entreprise, Prudente Victoire, Image, Créatrice d’Évidence, Lame Miroitante, Fléau de Dieu. » () Voir infra 2.3.3.1. D’une certaine façon, la littérature à la première personne, pour Quintane, c’est la marque d’un intérêt porté à la guerre latente dont le champ est constitué de noms (de figures, d’auteurs, d’éditeurs) : « j’ai signifié assez rapidement que j’avais choisi mon camp, en passant chez P.O.L, et que la “guerre” en général m’intéressait (Jeanne Darc). » (). Voir G. Stein, « Poetry and Grammar », Lectures in America, New York, Random House, 1935, p. 209‑210. Voir notre exergue. Voir supra 1.3.1.2 § 10. « Certains [livres] sont même construits à partir d’un énorme cliché, comme Jeanne Darc ou Saint-Tropez. Pour les défaire ou simplement les faire tourner en bourrique, j’essaye de m’en prendre aux plus petites unités de la langue (la lettre, comme quand je joue sur « Tropez »/ « Torpez »)… » () De puto : rendre pur, nettoyer, mettre au net, et suivant : estimer, juger. On retrouve cette proximité dans la formule cicéronienne souvent traduite par « ternir la reputation » : nominis splendorem maculare (littéralement : « maculer la splendeur du nom »). Nathalie Quintane, « Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature », Bien qu’il reproche aux poètes leur discours immoral sur les dieux, et le caractère non édifiant de leurs récits. (Voir Platon, République, 2.377b-383c, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1537-1545.) « Apres les hommes politiques […], j’allai trouver les poètes […]. Emportant donc avec moi ceux de leurs poèmes qu’ils me paraissaient avoir le plus travaillés, je ne cessais de les interroger sur ce qu’ils voulaient dire, dans le but d’apprendre quelque chose d’eux par la même occasion. Eh bien, citoyens, j’ai honte de vous dire la vérité ; pourtant il le faut. Il est de fait que pratiquement tous ceux qui étaient la à nous écouter, ou peu s’en faut, auraient pu rendre compte (ἔλεγειν) de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient composés. » (Platon, Apologie de Socrate, 22b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 71, trad. L. Brisson – qui traduit sobrement « parler de » – modifiée). Le verbe ἔλεγειν dit la parole sensée, pesée, réfléchie, par opposition à la parole dépensée, au parler-pour-ne-rien-dire (κενολεγειν, littéralement : parler-vide) des Sophistes, par exemple. Le cheminement par « chenillement » est en quelque sorte la version tarkossienne de la dianoia, qui permet l’enchaînement mais aussi l’abstraction et la généralisation « jusqu’à épuisement par consommation » : « La philosophie fait la chenille, une idée amène à une autre idée, un sentiment à un autre sentiment, un ami à un autre ami, une couleur à une autre couleur, un chemin à un autre chemin, une impression à ce qui est l’organe général des impressions, à la production de toutes les impressions, le fait qu’on ne peut avoir deux fois la même impression, qu’une impression amène à une autre impression, qu’un obstacle amène à un autre obstacle, une image à une autre image, un amour à un autre amour jusqu’à épuisement par consommation. » () « παλαιᾶς ἐναντιώσεως » (Platon, République, 10.607c, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1777) Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 202. Voir supra 2.1.1.2 § 4. Voir supra 2.1.1.1 § 8. Les exemples sont nombreux, mais citons celui-ci, particulièrement éloquent, et qui revient dans Das Wesen der Sprache [1959] : « L’essence de la langue : la langue de l’essence. » (Das Wesen der Sprache : Die Sprache des Wesens.) (Martin Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Gesamtausgabe, vol. 12, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1985, p. 170‑204) Alain Badiou, « Que pense le poème ? », rencontre à la Maison de la poésie-Scène littéraire, Paris : mardi 24 janvier 2017, op. cit., ca. 53:00 Expression de Stefan George, à propos de Hölderlin, qui le premier aurait compris « dass Dichtung nicht Erlebnisausdruck ist, sondern Spracherlebnis ». (Édith Landmann, Gespräche mit Stefan George, Dusseldorf/Munich : Küpper, 1963, p. 87 ; cité par L. Lehnen, « Stefan George relu et corrigé par Martin Heidegger », Études Germaniques, vol. 262, no. 2, 2011, p. 297‑311 ; traduction Lehnen) Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 41 L. Lehnen, « Stefan George relu et corrigé par Martin Heidegger », op. cit. « La langue parle (die Sprache spricht). / L’humain ne parle (sprecht erst) que dans la mesure où il correspond à la langue (der Sprache entspricht). » (Martin Heidegger, « Die Sprache », Unterwegs zur Sprache, Gesamtausgabe, vol. 12, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1985). L’étymon-siphon de ce passage est sprich-. Entsprechen a de nombreux sens, qu’on peut tenter de lister : correspondre, répondre (comme dans répondre à une norme), être à la hauteur, prendre la mesure. L’idée derrière entsprechen est souvent celle d’un agrément, d’un accord procédural, réglementé (den Vorschriften entsprechen : être en règle). Voir infra 2.3.2.1. « Peut-être nous annonçait-il [Ducasse, ndr] aussi le début de la fin de l’invention en littérature – soit le début de la fin de la modernité, si l’on entend par modernité la capacité à trouver une langue, c’est-à-dire de l’inventer. () « Tandis qu’il y avait, le langage régnant, d’abord à […] accorder [la parole] selon son origine, pour qu’un sens auguste se produisit…» (S. Mallarmé, « Étalages », dans Divagations, éd. B. Marchal, Paris : Gallimard, coll « Poésie », 2003, p. 270) S. Mallarmé, « Étalages », dans Divagations, éd. B. Marchal, Paris : Gallimard, coll « Poésie », 2003, p. 256 Roland Barthes, Sade Fourier Loyola, Paris : Seuil, « Points », 1971, p. 10 Roland Barthes, Sade Fourier Loyola, Paris : Seuil, « Points », 1971, p. 100 Voir  et supra 1.3.3.1 § 10. « Un logothète […] n’est pas seulement et même n’est pas forcement un écrivain qui invente des mots, des phrases à lui, bref un style ; c’est quelqu’un qui sait voir dans le monde, dans son monde […], des éléments, des traits, des “unités” comme disent les linguistes, qu’il combine et agence d’une façon originale, comme s’il s’agissait d’une langue nouvelle dont il produirait le premier texte. » (Roland Barthes, « Roland Barthes contre les idées reçues », Le Figaro, 27/07/1974, reproduit dans OC, t. 3, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 1995, p. 73) Julia Kristeva, « L’autre langue ou traduire le sensible », French studies, vol. 52, issue 4, Oxford : Oxford University Press, p. 385-396 On pourrait dire que le nomos est la règle institutionnelle, et le thesmos la règle conventionnelle. Mais les deux règlent les usages : le nomos détermine les usages à partir d’une Nécessité de reproduction interne à l’institution (c’est un schème de gouvernement des usages par le droit positif) ; le thesmos détermine les limites coutumières à partir des usages en cours, mais par là même domestique ce cours, en arrête les contours et en dessine le sens. Sur l’opposition thesmos/nomos, voir les Leçons sur la volonté de savoir (Paris : Seuil, 2011) de Michel Foucault (les gardiens du thesmos en Grèce archaïque sont les aèdes, parce que le thesmos est « mémoire des lois, […] loi-mémoire », p. 144). « Mise au jour » est (a côté de « non-voilement », « non-caché », « non-scellé ») une traduction possible de l’Unverborgenheit de Heidegger. Une formule de cette procédure de mise à jour est donnée par Wittgenstein quand il dit qu’il faut parfois retirer de la langue une expression [einen Ausdruck] et la donner à nettoyer [zum Reinigen geben] – pour pouvoir ensuite la remettre en circulation [in den Verkehr einführen] ». Mais le Reinigen n’est pas dans ce cas une procédure qui vise à « rendre plus pur » les mots aux sens amoncelés dans le langage courant ; c’est un nettoyage fonctionnel, qui doit permettre aux expressions d’être, « en circulation », moins opportunément équivoques et moins confiscatoires des objets auxquels elles s’appliquent. (Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées [1940], trad. J.-P. Cometti, Paris : Flammarion, 2002, p. 98) Voir supra 2.1.2.1. Voir ég. : « Il existe des textes néfastes qui sont mensongers, l’usage de prendre les mots pour des allumettes jette un mauvais sort. On a pas de mots, cela n’enlève rien, il nous reste la pâte. […] Le mot n’est pas le référenceur, n’est pas le signifiant, le mot est sans référence, n’a pas deux cotés, n’est pas un signe, seul et plus consistant qu’une icône dans sa petite pâte, il a l’intérêt de la poussée de sa petite pâte qui ne dit rien, à la langue à l’articulation qu’elle veut, sa consistance ne dira rien. » ().
Nathalie Quintane, « Parler d’art en plein tournant mécénal », L’art et l’argent, Paris : éditions Amsterdam, 2017, p. 128 Voir Platon, Apologie de Socrate, 22b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 71. Le verbe (e)legein, dont la traduction par « rendre compte » est fidèle à la polysémie de l’étymon, dit effectivement la solidarité du rationnel et du computable. Sur la polysémie de legein [λεγειν] et de ses dérivés, voir B. Cassin, C. Auvray-Assayas, F. Ildefonse, J. Lallot, S. Laugier, S. Roesch, « Logos », Vocabulaire européen des philosophies, dir. Barbara Cassin, Paris : Seuil / Le Robert, 2004, p. 727 - 740. On néologise ici d’après le sens juridique de « comptable » et de l’anglais accountable. Voir l’entrée « accomptabilité » de notre notre glossaire. Nous n’inventons pas le terme : c’est une traduction existante d’accountable, notamment dans le vocabulaire technique de la « bonne gouvernance », du management, du droit. C’est sous cette forme que se perpétue le schème archaïque, bien que certains philologues contestent l’interprétation « possessive et locative » de l’enthousiasme poétique chez Platon. Voir par exemple M. Briand, « L’invention de l’“enthousiasme” » poétique », Cahiers « Mondes anciens » [en ligne], n°11, 2018. DOI : 10.4000/mondesanciens.2113. Sur la « possession », voir infra 2.3.2.2. Voir supra 2.1.1.1. Voir supra 2.1.1.2. Voir supra trans. 2.1 > 2.2 : Logothétie seconde. Nous revenons sur cette notion en 2.2.3.2. La formule quintanienne selon laquelle « la poésie […] est une pensée critique et la programmation de ses effets » (), fait écho à celle de Wittgenstein, selon laquelle « toute philosophie est “critique du langage” ». (Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 4.0031, p. 33). « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une doctrine (keine Lehre), mais une activité (Tätigkeit). Une œuvre philosophique consiste essentiellement dans des élucidations (Erläuterungen). Le résultat de la philosophie ne tient pas dans des “propositions philosophiques” mais dans la clarification des propositions. La philosophie doit tirer au clair et nettement circonscrire les pensées qui, sans elle, sont, pour ainsi dire, confuses et troubles. » (Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 4.112, p. 41) « Je lisais à l’époque James, et ce qui m’intéressait vraiment, chez James, était cette idée que la philosophie s’était toujours jouée sur des particules grammaticales – ce qu’on appelle prépositions et conjonctions de coordination ; non sur la question de l’être, mais sur le choix de sous plutôt que de sur, de vers plutôt que de dans, de et plutôt que de mais, de car plutôt que de or, etc. – soit les séries mnémotechniques à, dans, par, pour, en, vers, avec, de, sans, sous (Adam part pour Anvers avec deux cents sous) et mais, ou, et, donc, or, ni, car (Mais où est donc Ornicar ?). » () Chez James, voir William James, « The Thing and Its Relations », Essays in radical empiricism, New York : Longmans, Green & Co, 1912, p. 95) et Psychology briefer course [1892] (New York : Henry Holt & Co, 1893, p. 162). Chez Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969, op. cit., § 560-§ 565, p. 183. Voir supra 1.1.3.1 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 3.323‑3.325, p. 27‑28 et Recherches philosophiques. « Si tout art est, en son essence, poème, l’architecture, la sculpture, la musique doivent pouvoir être ramenées à la poésie. Voilà une proposition purement arbitraire [reine Willkür]. Certainement, aussi longtemps que nous interprèterons ceci comme voulant dire que les arts cités sont des variantes de l’art de la langue [Sprachkunst], à supposer qu’il soit permis de désigner la poésie par cette appellation prêtant facilement à malentendus. Mais la poésie (poésie) n’est qu’un mode parmi d’autres du projet éclaircissant de la vérité (lichtenden Entwerfens der Wahrheit), c’est-à-dire du poème (Dichten) au sens large du mot. » (Martin Heidegger, « Die Wahrheit und die Kunst », Holzwege, Gesamtausgabe, vol. 5, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, p. 60) Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien.. Voir supra 1.3. , in . Voir l’entrée « super-poème » de notre glossaire. La Gebrauchstheorie der Bedeutung, théorie pragmatiste du langage qui fait primer l’usage dans la signification, est commune au second Wittgenstein et aux philosophes analytiques contemporains. Une version radicale affirme même que la signification d’un mot correspond à son usage (« meaning is use »). Voir Wittgenstein, Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen [1953] (Recherches ou Investigations philosophiques), Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1971, § 1, § 43, § 108. Sur la prévisibilité, égale à celle de la pop music, du poétique, voir . On y revient en 2.3.1.1 § 5. « Il existe depuis des siècles un thème dont la banalité porte jusqu’au dégoût, c’est le thème que tout le monde finalement est un peu philosophe. Thème que le discours philosophique écarte aussitôt pour faire apparaître celui-ci, à savoir que la philosophie est une tâche spécifique, en retrait et à distance de toutes les autres et qui ne peut se réduire à aucune autre. Mais thème que le discours philosophique reprend non moins régulièrement pour affirmer que la philosophie n’est rien d’autre que le mouvement de la vérité elle-même, qu’elle est la conscience prenant conscience de soi – ou qu’il est déjà philosophe celui qui s’éveille au monde. […] Le vieux thème millénaire du “tout le monde est plus ou moins philosophe” a une fonction précise et assignable dans l’histoire occidentale : il ne s’agit ni plus ni moins que du bouclage du désir de connaître dans la connaissance elle-même […] : la connaissance était préalable à ce désir qui la concernait ; et […] ce désir lui-même n’était rien d’autre qu’une sorte de retard de la connaissance par rapport à soi, désir corrélatif au délai qui la retardait pour atteindre d’un coup sa vraie nature, à savoir la contemplation. » (Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 18‑19) Il n’est pas étonnant de retrouver ce motif chez les grands défenseurs d’une naturalité de la poésie, les Romantiques d’Iéna : « Presque chaque homme est déjà artiste à un degré infime – il voit ce qu’il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors – il sent ce qu’il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors. La grande différence consiste en ceci : l’artiste a animé dans ses organes le germe de la vie autopoétique – il a augmenté l’excitabilité de ceux-ci dans leur lien avec l’esprit, et il est ainsi en mesure de diffuser à travers ces mêmes organes les idées qu’il désire – sans sollicitation extérieure – de les utiliser tels des outils en vue des modifications du monde réel de son choix. » (Novalis, Logologische Fragmente, Novalis-Schriften, éd. R. Samuel, H.-J. Mähl, G. Schulz, Stuttgart : W. Kohlhammer, 1965, vol. 2 : « Das philosophische Werk. 1 », § 574 ; trad. L. Margantin) Expression qu’on a trouvée chez Prigent, sous la forme « un certain type d’êtres humains » (voir supra 1.3.1.1), puis chez Detienne (Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 111). Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? [1983], Paris : Seuil, 2014, p. 98 David Christoffel, « Radio Tarkos », Cahier critique de poésie, « Dossier Christophe Tarkos », Marseille : Centre international de poésie Marseille, 2015, p. 52 F. Nietzsche, La Volonté de puissance [1887], t. 1, livre II, chap. 4, éd. & trad. G. Bianquis, Paris : Gallimard, 1947, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, § 291, p. 287 ; cité par Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, p. 205‑206 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 34. Le sophiste Protagoras lui-même affirme que la sophistique est un art ancien, mais que par crainte de ce qu’il a d’importun, il a longtemps été dissimulé dans de la poésie (Homère, Hésiode, Simonide) et de la divination (Orphée, Musée) (Protagoras, 316d, p. 1443).  Voir le célèbre début du chapitre 9 de la poétique d’Aristote : « [L]e rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement (ta ginomena [τὰ γινόμενα]), mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable (to eikos [τὸ εἰκός]) ou du nécessaire (to anagkaion [τὸ ἀναγκαῖον]) » (Poétique, 9, 1451a36‑38, trad. fr. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Paris : Seuil, 1980, p. 65). Dans notre édition de référence, Pierre Destrée traduit : « [L]a fonction du poète n’est pas de raconter ce qui est effectivement arrivé, mais les événements tels qu’ils pourraient arriver, c’est-à-dire ceux qui sont possibles selon la vraisemblance ou la nécessité. » (Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 2771) Martin Heidegger, Holzwege, Gesamtausgabe, vol. 5, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, p. 25. Version française : Chemins qui ne mènent nulle part [Holzwege, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1949], trad. W. Brokmeier, Paris : Gallimard, « Tel », 2016 [1962], p. 84. Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 31-47 On fait ici référence à l’idéal thaumaturgique du législateur dans le Contrat social de Rousseau (Livre II, Chapitre 7) : « Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure, qui vît toutes les passions des hommes, et qui n’en éprouvât aucune, qui n’eût aucun rapport avec notre nature, & qui la connût à fond, dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s’occuper du nôtre ; enfin qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. » « …les vérités sont artistiques, scientifiques, amoureuses ou politiques, et non pas philosophiques. » (Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 21) Ibid. Ibid., p. 7 « Lettre au Collège de Philosophie », extrait ; reproduit en . Tarkos joint à cette lettre un résume de ses conceptions (« CALCUL.WRI », 29/10/1993, reproduit en ). Tarkos lit de la philosophie, tient des carnets intitulés « Livre de philosophie », se déclare même occasionnellement philosophe, et juger du degré d’adhésion à telles lectures, du caractère satirique de telle intitulation ou facétieux de telle déclaration nous paraît à la fois vain et ingrat. « Lettre au Collège de Philosophie », extrait ; reproduit en . , in Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. « Ce n’est pas le discours qui indique le dehors, c’est le dehors qui devient le révélateur du discours. » C’est ainsi que Sextus Empiricus (Contre les mathematiciens, VII), en référence au Traité du non-être de Gorgias (dirigé contre le poème de Parménide), résume la position anti-ontologique (« logologique », dit Barbara Cassin après Novalis) des sophistes. Voir infra 2.2.3.2., et l’entrée « logologie » de notre glossaire. , in . Voir l’entrée « super-poème » de notre glossaire. « [S]i le texte de l’ontologie est rigoureux, c’est-à-dire s’il ne constitue pas un objet d’exception par rapport à ce qu’il instaure, alors c’est un chef d’œuvre sophistique », écrit Barbara Cassin à propos de la démonstration de Gorgias. (B. Cassin, « Sophistique », Encyclopædia Universalis, lien) Voir supra 1.2.3.2 § 8, 1.3.4.2 § 16 & 2.1. Introduction, § 17. Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. , in Christophe Tarkos, « Textes », . La phrase et ses variantes (« je veux dire la vérité », « il faut dire la vérité », etc.) se trouve dans de nombreux carnets (« Écriture 1 », 1989, IMEC, boîte TRK2 ; « Sur ce qui est vrai », TRK4 ; « 507 », TRK10). Dans un des petits carnets de la boîte TRK11, Tarkos envisage même de créer une revue dont le titre serait : « la vérité », dont il dit qu'elle accueillerait « plutôt que des textes sur, des textes vrais ». Christophe Tarkos, « J’ai un problème voilà… », soirée « Hiatus », Caen, 7 mai 1998 ; retranscrit dans . « Notice biographique », . Voir également la lettre à Y. Di Manno : « Mon souci est pourtant de ne dire que la vérité et cela impose de ne pas dire n’importe quoi mais seulement ce qui est vrai. » (). Jacques Rancière, Les noms de l’Histoire – Essai de poétique du savoir, Paris : Seuil, 1992 Jacques Rancière, entretien, « La main de singe », 11‑12, Chambéry : Comp’Act, juin 1994. Rancière fait un usage poéticien du terme « poétique » (opposé à « rhétorique » notamment), et son propos dans cet essai concerne en premier lieu la pratique historienne. Voir supra 1.1. Introduction, § 1. Jacques Rancière, entretien, « La main de singe », 11‑12, Chambéry : Comp’Act, juin 1994. Jacques Rancière, entretien, « La main de singe », 11‑12, Chambéry : Comp’Act, juin 1994. , in « D.C. – Mais une fois que tout est collé, il n’y a plus rien de reconnaissable ? C.T. – Il n’y a plus rien de reconnaissable ? Non. C’est : on fait avec ! On fait ce qu’on peut, on fait comme on peut. On ne peut pas faire autrement que d’avoir une parole qui se colle et d’essayer de faire quelque chose avec ! » (, dans ) Sur la distinction épreuve/enquête, voir Michel Foucault, La vérité et les formes juridiques, Rio de Janeiro, 21‑23/05/1973 ; Dits et écrits, t. 2, éd. D. Defert & F. Ewald, Paris : Gallimard, « Quarto », 2001, p. 139. Michel Foucault, Le courage de la vérité, Paris : Gallimard/Seuil, 2009, p. 160 C’est le sens du syntagme grec décomposé : pan (tout) rhesis (discours, parole). Christophe Tarkos, « Tu », oui, dans Christophe Tarkos, « Textes », Christophe Tarkos, « TU », oui, Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : La Volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976, p. 79 Rappelons par exemple que le plan « Vigipirate » a été instauré en 1995 à la suite de l’attentat à la station de RER Saint-Michel, et qu’il est demeuré en application sans discontinuer depuis cette date, se substituant de fait à la législation ordinaire. Cette normalisation des mesures anti-terroristes (qu’on retrouve récemment dans la pérennisation dans le droit régulier des mesures de l’état d’urgence) a donné lieu, chez plusieurs théoriciens, à la critique d’un mode de gouvernement par l’anti-terrorisme (notamment G. Agamben). À la fin des années 1990, Tarkos est lui davantage préoccupé par l’absurdité et le « flou total » des lois précarisant les sans-papiers, et par « l’hystérie » et le « lynchage » dont relève l’intransigeance du pouvoir sur cette question, que par la « sécurité des personnes » en régime anti-terroriste (voir par exemple l’entretien de 1998 avec David Christoffel,  ; voir aussi la participation de Tarkos à la publication d’Al Dante Ouvriers vivants, qui compile des textes écrits après des visites dans des foyers de sans-papiers). « Le jeu moderne, rappelle Jacques Rancière, c’est ce qui “sélectionne par excellence les spécialistes de la défiguration du jeu divin : les poètes. Ceux qui cassent la partition platonicienne entre sérieux (spoudé) et amusement (païdia)” Ce qui posent en mauvais joueurs, mais qui posent sincèrement en mauvais joueurs : des tricheurs sincères. » () Christophe Tarkos, « Cour1.WRI », lettre à Stéphane Bérard, 25 mars 1993, cité par Philippe Castellin (). Voir supra 1. Conclusion : La question si la poésie. νομοθετική [nomothetike] (Platon, Gorgias, 464b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 434) Rappelons le couple par lequel Platon, dans le Gorgias (463b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 434), qualifie la rhétorique et la sophistique : ἐμπειρία (« empirie » : pratique se constituant seulement dans l’expérience) et τριβή, dont le sens premier est « érosion », « usure par frottement » (proche en cela de l’heideggerien Verbrauchen), et qui, dans le Gorgias, s’oppose à l’art (tekhnè). « …parler est combattre, au sens de jouer, et […] les actes de langage relèvent d’une agonistique générale. Cela ne signifie pas nécessairement que l’on joue pour gagner. On peut faire un coup pour le plaisir de l’inventer : qu’y a-t-il d’autre dans le travail de harcèlement de la langue qu’accomplissent le parler populaire ou la littérature ? L’invention continuelle de tournures, de mots et de sens qui, au niveau de la parole, est ce qui fait évoluer la langue, procure de grandes joies. Mais sans doute même ce plaisir n’est pas indépendant d’un sentiment de succès, arraché à un adversaire au moins, mais de taille, la langue établie, la connotation. » (Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris : Minuit, 1979, p. 23) Jean-François Lyotard, Le différend, Paris : Minuit, 1984 « Ce que dissensus veut dire, c’est une organisation du sensible où il n’y a ni réalité cachée sous les apparences, ni régime unique de présentation et d’interprétation du donné imposant à tous son évidence. C’est que toute situation est susceptible d’être fendue en son intérieur, reconfigurée sous un autre régime de perception et de signification. Reconfigurer le paysage du perceptible et du pensable, c’est modifier le territoire du possible et la distribution des capacités et des incapacités. Le dissensus remet en jeu en même temps l’évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable et le partage de ceux qui sont capables de percevoir, penser et modifier les coordonnées du monde commun. C’est en quoi consiste un processus de subjectivation politique : dans l’action de capacités non comptées qui viennent fendre l’unité du donné et l’évidence du visible pour dessiner une nouvelle topographie du possible. L’intelligence collective de l’émancipation n’est pas la compréhension d’un processus global d’assujettissement. Elle est la collectivisation des capacités investies dans ces scènes de dissensus. Elle est la mise en œuvre de la capacité de n’importe qui, de la qualité des hommes sans qualité. » (Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris : La Fabrique, 2008, p. 55) Voir la lettre à la revue Java, en 1997, reproduite en  : « Tu dis ça comme ça après les avant-gardes, pour faire l’expression, tu veux dire nous sommes maintenant. Je ne comprends pas après les avant-gardes, je comprends maintenant. On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] L’après-coup d’après les avant-gardes déforme, la déformation d’après-coup anachronique est une déformation irrespectueuse. Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions, la révolution de Maïakovski. […] La déconstruction est pleine de fondements et pleine de retenues et pleine de maîtrises et pleine de soins et pleine de terreur. Radicalisme, radicalisme, radicalisme. Je ferai la liste de noms et de textes d’expériences. Je suis l’avant-garde en 1997. ». Christophe Tarkos, « Notice biographique », Sur les rapports de TXT à la postmodernité au tournant des années 90, voir Erwan Haumine, Histoire de la revue TXT par ses textes théoriques et critiques, « 1981– 1993 : À rebours de la post-modernité », 2007. Lien. Christian Prigent, « Légendes de TXT », dans TXT-1969‑1993 : une anthologie, Paris : Christian Bourgois, 1995, p. 9 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris : Galilée, 1988, p. 17 Ibid., p. 31 Quintane ne dit pas autre chose à propos de Ducasse : quand celui-ci « fracasse le jeu moderne », il fait partie du jeu moderne (). On revient sur ce texte en 2.3.3. Certains éléments de la citation de Lyotard sont parents proches du lexique archimoderne d’un Prigent, par exemple : « les bonnes formes » / « la belle ouvrage », « l’imprésentable » / « l’irreprésentable » ou « l’innommable », « le consensus d’un goût » / « la commande sociale d’époque ». Voir par exemple : Christian Prigent « Nommer l’innommable », TXT, n°24, op. cit., et Christian Prigent, « La belle ouvrage », TXT, n°25, op. cit. Voir par exemple le reproche chez Prigent, supra trans. 1.1 > 1.2 : « Quand même ça, ça plutôt que rien ». C’est ainsi qu’on entend ces propos de Tarkos, dans l’entretien avec B. Verdier : « Ce n’est pas une histoire philosophique, la vérité, c’est un truc thérapeutique, médical, totalement médical ; un mensonge, ça te tue quelqu’un. C’est ça qu’il faut voir ; tu dis un mensonge à un mec, et toute sa vie il est malade, pourquoi ? Parce qu’à un moment, il y a eu mensonge. Comme quoi, ça a une réalité au niveau verbal ; le verbe est totalement corporel, et en plus d’être corporel, il est comme un coup de feu. On ne peut pas dire que la langue soit séparée à ce moment-là, et, en plus d’être un outil comme ça, un ustensile, un coup de feu dans la tête, en plus, c’est quelque chose de concret. » (, in ) Christophe Tarkos, « Manifeste Chou », Christophe Tarkos, « REELI. WRI » [1994], cité par Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans . Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 63 Michel de Certeau, La fable mystique, t. 2, Paris : Gallimard, 1982, p. 159 , dans Jacques Rancière, entretien, « La main de singe », 11‑12, Chambéry : Comp’Act, juin 1994 (reproduit ici). Rancière fait un usage poéticien du terme « poétique » (opposé à « rhétorique » notamment), et son propos dans cet essai concerne en premier lieu la pratique historienne. Christophe Tarkos, « Notice biographique », R. Descartes, « Méditation seconde », Les méditations métaphysiques de René Descartes touchant la première philosophie, dans lesquelles l’existence de Dieu, et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme, sont démontrées, Paris : La Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1647, p. 19. Lien vers le texte C’est la fameuse théorie de l’Homme comme « bundle of perceptions » (ensemble, paquet, fagot de perceptions) : « [J]e me permettrais d’affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un paquet (bundle), une agrégat (collection) de différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable, et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans faire varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue, et tous nos autres sens, toutes nos autres facultés, contribuent à ce changement. Il n’y a pas non plus un seul pouvoir de l’âme qui demeure inaltérablement identique un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, s’esquivent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments, quelle que soit la conception qu’on puisse se faire d’une telle simplicité et d’une telle identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous induire en erreur. Ce sont seulement les perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il se compose. » (D. Hume, Traité de la nature humaine, Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux, Livre I : De l’entendement, Partie IV : Du scepticisme et des autres systèmes philosophiques, Section VI : De l’identité personnelle, trad. maison) Voir not. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 5.631 sq, p. 90 sq. D. Hume, Traité de la nature humaine, op. cit. Alain de Libera a résumé les cinq solutions médiévales données à l’ego dico falsum. « La cassatio » est une de ces solutions, qui affirme que « celui qui dit “je dis (le) faux” et ne dit rien d’autre ne dit rien du tout (nihil dicit). Cette solution présente deux variétés : cassation de la puissance – il est impossible de dire “je dis (le) faux” ; cassation de l’acte – il n’est pas impossible de dire “je dis (le) faux” mais en disant cela je ne puis dire quelque chose. » (La philosophie médiévale [1989], Paris : PUF, « Que sais-je ? », 2015, p. 50) Un paradoxe dont Roubaud fait état dans ses Remarques : « 2266. “Je dis la vérité” est un énoncé beaucoup plus paradoxal que celui du “menteur” ». (Jacques Roubaud, Poétique – Remarques, op. cit., p. 216) Tarkos avoue cette velléité à plusieurs reprise, et de façon claire, par exemple dans la lettre à Y. Di Manno : « J’essaye de dire la vérité. Je veux dire la vérité. Alors je ne veux pas que cela n’ait pas de sens. » () « L’épique est ce qui exhibe, dans l’intervalle du jeu, le courage de la vérité. Pour Brecht, l’art ne produit nulle vérité, mais il est une élucidation, sous supposition du vrai, des conditions de son courage. L’art est, sous surveillance, une thérapeutique de la lâcheté. Pas de la lâcheté en général, mais de la lâcheté devant la vérité. C’est évidemment pourquoi la figure de Galilée est centrale, et aussi pourquoi cette pièce est le chef-d’œuvre tourmenté de Brecht, celui où tourne sur lui-même le paradoxe d’une épopée intérieure de l’extériorité du vrai. » (Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 16-17) Christophe Tarkos, TRAVAUX3.WRI, 26 octobre 1994, cité par Philippe Castellin, dans Voir supra 1.3.4.2 sq. « Il faut qu’un poème parle de tout. Et “tout” est le sujet. “Tout”, c’est notre sujet principal. “Tout”. “Tout”, il fait un peu peur, mais c’est “tout” qui est notre loi, notre règle. » (Christophe Tarkos, « Il est important de penser », ca. 11:38. En ligne. Voir infra 2.3.1.2 § 15. On lit le n’importe quoi-d’un-caillou comme un quodlibet, un quelconque singulier, qui diffère du « n’importe quoi comme ça nous arrange » mentionné plus haut. « Un sac où on met tout ce qu’on veut, c’est un sac où l’on verse, c’est versé, on y verse absolument tout ce qu’on veut, on y met, c’est le sac à versement où tout ce qui peut l’être y est versé, où l’on peut verser tout ce que l’on veut…» (Christophe Tarkos, « Le sac à ordures », ) Renaud Ego, un des premiers critiques à s’être intéressé à Tarkos, parlait en 2001 dans ces termes des objets des Caisses : « Non un nuage particulier, mais toute possibilité de nuage en tout nuage ; non l’essence de la théière, mais de la théière, comme il y a aussi du lait, de la fumée, etc., soit de la matière dans son insignifiance, dans son idiotie : des choses quelconques, singulières par essence et indéterminées. » (Renaud Ego, « D’un langage perpétuel », La pensée de midi, 2001/2, n°5‑6, Arles : Actes Sud, 2001, p. 206‑222). « Idiotie », en vogue au tournant du siècle, a vieilli, et paraît aujourd’hui un peu tiré par l’étymon ; le reste s’applique à notre caillou. L’image vient d’une des définitions données par William James du pluralisme : « Quelle que soit la chose à laquelle vous pensez, si vaste ou si compréhensive qu’elle soit, elle est, d’après la conception pluraliste, dans un certain milieu “extérieur” et primordial, quelles que puissent être, du reste, la qualité et l’étendue de ce milieu. Les choses sont en rapport les unes avec les autres de bien des manières ; mais il n’en est pas une qui les renferme toutes ou les domine toutes. Une phrase traîne toujours après elle le mot et, qui la prolonge. Il y a toujours quelque chose qui échappe. Des meilleures tentatives faites n’importe où, dans l’univers, pour atteindre la synthèse totale, il faut toujours dire : “ce n’est pas encore tout à fait cela !” » (Philosophie de l’expérience [A pluralistic universe (1908)], trad. E. Le Brun, Paris : Flammarion, 1910, p. 309‑310) La logique floue (fuzzy logic) permet d’approcher les objets en diluant le critère de « vérité » : la valeur de vérité n’est plus soit « vrai » soit« faux » mais est assignée relativement à une échelle (0,1). Nous remercions Adrien Bardi-Bienenstock d’avoir mis à notre disposition son Le chien est un chien et son chat est la meute – Cladistique et logique floue, à paraître en 2020. , in « [P]uisqu’il n’est pas possible d’apporter les objets eux-mêmes quand nous discutons, mais que ce sont les mots que nous utilisons comme symboles à la place des objets, nous pensons que ce qui arrive dans le cas des mots arrive aussi dans le cas des objets, comme dans le cas des cailloux pour ceux qui comptent. Mais ce n’est pas pareil, car les mots sont en nombre limité, ainsi que la multiplicité des énoncés, alors que les objets sont infinis en nombre. » (Aristote, Réfutations sophistiques, 165a4‑13, trad. M. Hecquet-Devienne, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 456) Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 62 Christophe Tarkos, « Le texte est expressif », , et (transcription) , in . , in . « Qu’est-ce qu’a à faire… ce qu’on appelle des énoncés… avec une proposition vraie ? Il faudrait tâcher, comme l’énonce Freud… de voir sur quoi est fondé c’quelque chose… qui ne fonctionne qu’à l’usure… dont est supposée la vérité. Il faudrait (pou)voir s’ouvrir à la dimension de la vérité comme variable… c’est-à-dire de ce que, en condensant comme ça les deux mots, j’appellerais la “varité”, avec une petit é avalé : la variété… » (J. Lacan, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre » (1976‑1977), leçon du 19 avril 1977 ; en ligne ; ca. 19:05) « On écrit pour le monde / Notre écrit est adressé au monde entier / Le texte est pour le monde entier / Le port est écrit pour le monde / Est lancé en direction du monde / Lorsqu’il est lancé, il entre où / Il entre pour le monde entier, / le monde est entier, notre écrit s’adresse » (Christophe Tarkos, « Le port », ) « La vérité ou la fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué. » (Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970, p.148) On reparle du performatif austinien infra en 2.2.3. Ibid., p. 151‑152. Voir supra 2.1.2.2 § 9. « [L]a vérité est plurielle et analogique. Cette analogie du vrai fait que l’hétérogénéité des programmes [de vérité] passe inaperçue : nous sommes toujours dans le vrai quand nous changeons à notre insu de longueur d’onde ; notre sincérité est entière lorsque nous oublions les impératifs et usages de la vérité d’il y a cinq minutes, pour adopter ceux de la nouvelle vérité. » (Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? [1983], Paris : Seuil, 2014, p. 97) C’est, pour Bergson, la caractéristique d’un univers pluraliste à la James, que de sortir de l’alternative fini/infini par l’indéfini : « Le “pluralisme” de William James ne signifie guère autre chose. L’anti­quité s’était représenté un monde clos, arrêté, fini : c’est une hypothèse, qui répond à certaines exigences de notre raison. Les modernes pensent plutôt à un infini : c’est une autre hypothèse, qui satisfait à d’autres besoins de notre raison. Du point de vue où James se place, et qui est celui de l’expérience pure ou de l’“empirisme radical” la réalité n’apparaît plus comme finie ni comme infinie, mais simplement comme indéfinie. Elle coule, sans que nous puissions dire si c’est dans une direction unique, ni même si c’est toujours et partout la même rivière qui coule. » (H. Bergson, « Sur le pragmatisme de William James – Réalité et vérité », dans La Pensée et le mouvant, Paris : PUF, 1938, p. 239‑251) Voir la lettre à Y. Di Manno déjà citée : « J’essaye de dire la vérité. Je veux dire la vérité. Alors je ne veux pas que cela n’ait pas de sens. » (Christophe Tarkos, ). En ce sens, Tarkos n’appartient pas à la catégorie des « négateurs » (deniers). Forgé par Bernard Williams dans son livre Vérité et véracité (trad. Jean Lelaidier, Paris : Gallimard, 2006 [Truth and truthfulness, Princeton : University Press, 2002]), le terme désigne ceux qui « de manière extravagante, provocante, ou – diraient [leurs] détracteurs – irresponsable, récuse[nt] globalement la possibilité de la vérité, écarte[nt] d’un revers de main son importance ou bien proclame[nt] que toute vérité serait « relative » ou souffrirait d’un autre handicap du même genre » (p. 17). La place nous manque pour discuter la distinction entre « vérité » et « véracité », mais notons que Williams place la seconde du coté d’un « refus d’être dupe » (p. 14 sq.). Or l’affect de non-dupeté, s’il nous semble politiquement dominant aujourd’hui, nous paraît largement étranger à Tarkos. Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans . Voir infra 2.2.2.1. « Steifheit und Gezwungenheit, geschraubte Sprache, Wortenbildungen und Wortmaniren, ein kindlicher Ton sind allen gemeinsam, ebenso wie Zerfahrenheit, Stereotypieen und leere Klangspielereien neben banalen Flickworten und Einschibseln ; das Gefühl für den Unterschied der Sprache der poésie und der Sprechweise des Alltags, das Stilgefühl ist dem Dichter verlorengegangen, an die Stelle klarer Begriffe treten nur leere Worte. » (Wilhelm Lange, Hölderlin ; eine Pathographie [« Hölderlin ; une pathographie »], Stuttgart : Verlag von Ferdinand Enke, 1909, p. 137 Christian Prigent, Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 24 Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, « L’institution du réel », p. 271 Voir , 188. « …on surfe sur la sauce qui nourrit l’obésité narrative (le “roman” comme figure du compromis littéraire avec la commande sociale d’époque) » (Christian Prigent « Nommer l’innommable », TXT, n°24, op. cit.). Voir supra 1.3.1.2 § 8. « C’est un peu crispant mais voilà, on revient de si loin, à ce qu’on raconte, on a tellement péché par indifférence au référent, que pour parler de chômage dans un livre, il faut un chômeur, pour parler de dictature, il faut un dictateur, pour parler de domination, il faut des dominés avec leurs papiers de dominés, leurs noms, leurs adresses, leurs numéros de téléphone, le descriptif de leurs têtes et de leurs doigts – bref, il faut faire un travail de police et d’identité judiciaire (sans doute le juste retour du travail romanesque des proces-verbaux, ou de l’imagination vive dont firent preuve la ministre de l’Intérieur Alliot-Marie et la DCRI à la fin des années 2000). » () Quintane cite cette remarque de Peter Handke à propos de Jaccottet (). C’est la critique principale d’un Prigent : « [L]e genre “roman” est souvent le genre de l’approbation accordée au monde. » (Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 78) Partition antérieure au sea-change qui mène Austin à la théorie des speech acts. (Voir John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970, conférences 1 à 8). Voir, par exemple, le texte « La belle ouvrage » (in TXT, n°25, op. cit.), à propos de Claude Simon. La description de la phrase simonienne donne en négatif la définition de la langue du récit, la langue romanesque, supposément claire, la phrase de la « littérature de constat » (Quintane) : « II ne s’agit pas de “vraisemblance” ni du banal “effet de réel”. La phrase ne court pas sans heurt, homogène, fluide. Elle ne colle pas à l’ordonnancement stabilisé d’un réel abstrait. Elle n’aspire jamais à ce brio où le réel, justement, devient possible (s’irréalise dans la transparence de la langue). » Voir le rappel que fait Prigent dans l’entretien avec B. Gorrillot, L’illisibilité en questions, p. 100. Christian Prigent, « Cette obscure clarté », Quai Voltaire, 1992, cité par B. Gorrillot (L’illisibilité en questions, Villeneuve-d'Ascq : Presses Univ. du Septentrion, 2014, p. 101) Christian Prigent, Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 24. On retrouve cette version heroïque-apologetique (d’une poésie nécessaire parce qu’en charge de l’opacité de l’expérience) chez un Jean-Michel Espitallier, par exemple : « [L]a poésie, toujours radicalement présente, s’affirme d’abord comme une insoumission inoculant ses grammaires parasitaires dans les bourdonnements communicationnels et le grisé du sens commun, rétive a toutes les injonctions de lisibilité, de tracabilité, de transparence, inféodée au temps réel de la consommation et à la marchandisation des discours avachissants-avachis. Langue d’une langue qui aurait perdu sa langue. » (Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils. Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris : Pocket, 2006, p. 25) Christian Prigent, « Du sens de l’absence de sens », L’illisibilité en questions, Villeneuve-d'Ascq : Presses Univ. du Septentrion, 2014, p. 33 Sur la gigogne littérature/poésie chez Prigent, voir supra 1.3.1.1 § 9. Sur le recouvrement presque total de la tâche de la poésie par la tâche de la littérature, on constatera l’identité du vocabulaire : « L’objectif [de la poésie] est au moins autant de fixer ce non-sens (d’en formuler l’informe), que de constituer du sens (de dire le monde en clair). […] L’obscurité de la poésie accomplit, en sa difficulté même, la logique du parlant. Elle en est le témoin imparable. » (Ch. Prigent, « Wozu noch Dichter », TXT, n°31, op. cit.). Christian Prigent, « Du sens de l’absence de sens », L’illisibilité en questions, Villeneuve-d'Ascq : Presses Univ. du Septentrion, 2014, p. 33‑34 Notons que chez Gleize également, dans le même ouvrage (« Opacité critique », p. 43‑48), la métaphore photologique est maintenue. « L’opaque » est à la fois « l’objet de la poésie » et « le milieu dans lequel elle s’écrit et s’inscrit ». « L’opaque est aussi une arme critique », dans un monde où la « lumière […] n’éclaire plus les choses que pour les désintégrer » (cette dernière citation est un extrait de Contributions à la guerre en cours, signé « Comité Invisible », Paris : La Fabrique, 2009). Le Prigent du contre tactique, de la revendication d’obscurité et de l’étiquette retournée d’illisibilité, n’est « pas celui de 2008 », rappelle-t-il dans l’entretien avec B. Gorrillot (L’illisibilité en questions, Villeneuve-d'Ascq : Presses Univ. du Septentrion, 2014, p. 100). Nous considérons ici les déclarations du Prigent du tournant des années 90, pas pour l’y réduire, mais parce que c’est lui qui, nous semble-t-il, informe primordialement Quintane sur ces questions. Christian Prigent, « Du droit à l’obscurité », entretien avec B. Gorrillot, L’illisibilité en questions, Villeneuve-d'Ascq : Presses Univ. du Septentrion, 2014, p. 105. L’expression « droit à l’obscurité » se trouve déjà dans Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 66 Georges Bataille, La littérature et le Mal, Paris : Gallimard, 1957 [2016] (édition de référence de Quintane dans les passages cités infra). « Pour le moment, le mouvement qui m’intéresse le plus chez Bataille, c’est ce passage page 43 dans La Littérature et le Mal, 1957, où il commence par dire que la démarche de Baudelaire n’exprime pas seulement la nécessité individuelle, elle est la conséquence d’une tension matérielle, historiquement donnée du dehors, pour, page 46, dire que la démarche de Baudelaire a consisté à se détourner des tensions matérielles historiquement données du dehors pour n’obéir qu’à une nécessité individuelle, répondre à une seule exigence intime […] On sent bien à quel point ça a dû le déchirer, de devoir ajouter ces deux pages/120 sur l’état du capitalisme sous Baudelaire, tout entier tiré par le futur de l’accumulation et lui, tout entier le contraire. Tout entier le contraire. D’un coté, le monde prosaïque de l’activité, de l’autre, le monde de la poésie : tout entier le contraire. » (Nathalie Quintane, ) Il est symptomatique que cette contrariété produise l’ascèse comme résistance (le Baudelaire de Bataille se détournant des « tensions matérielles historiquement données du dehors », faisant sécession individuelle face à l’enrôlement capitaliste). Référence au « all are alike in the poetic Genius » (tous les hommes sont semblables dans le Genie poétique) de William Blake (All religions are one, 1788). « Car qu’on ne s’y trompe pas : la marque distinctive des âmes modernes, des livres modernes, ce n’est pas le mensonge, mais l’innocence invétérée du moralisme mensonger [die eingefleischte Unschuld in der moralistischen Verlogenheit]. Faire partout a nouveau la découverte de cette “innocence” – c’est peut-être là la part la plus rebutante de notre travail…» (F. Nietzsche, La Généalogie de la morale [Zur Genealogie der Morale, 1887], trad. H. Albert, Paris : Mercure de France, 1900, trad. H. Albert, p. 239) « Simple, transparent, d’accord avec lui-même, constant, toujours égal, sans repli, sans volte-face, sans draperie, sans forme : voilà l’homme qui conçoit un monde de l’être comme un “Dieu” à son image. » (F. Nietzsche, La Volonté de puissance [1887], t. 1, livre II, chap. 4, éd. & trad. G. Bianquis, Paris : Gallimard, 1947, § 283, trad. maison) Voir supra 1.2. Voir supra 1.3. L. Althusser, « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Lire le Capital [1965], vol. 1, Paris : Maspero, 1973, p. 10‑85. Merci à Éric Pesty d’avoir attire notre attention sur ce texte. Ibid., p. 10 L. Althusser, « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Lire le Capital [1965], vol. 1, Paris : Maspero, 1973, p. 47, 70‑71. Voir par exemple, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 122. « L’enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c’est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur de texte. Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable entre le fabricant et l’usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur. » (Roland Barthes, S/Z, Paris : Seuil, « Points », 1970, p. 10) Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 244‑245 « Le passage Chants/Poésies est une prise de date qui fait violemment sens. Parce qu’il cultive le soupçon d’une manipulation – et donc l’inclusion du lecteur et la programmation de la lecture comme construction à part entière et non simplement motif » () Voir supra 2.1. Introduction, § 13 & 1.3.1.2. « La littérature est une fête », « le livre est une fête », sont des énoncés festivaliers, promotionnels, dont il est question dans Tomates, notamment (p. 33 sq). Quintane ironise sur les tentatives de popularisation de la poésie qui en célebrent le caractère distractif. La fête – « amusement » chez Adorno – est un motif classique de la critique de la dépolitisation de l’art. Au moment où nous rédigeons ce chapitre, un exemple de cette «  festivité » du livre nous est donné par le partenariat du C.N.L. avec les menus pour enfants « Happy Meal » chez McDonald’s, dans le cadre du Salon du Livre de Montreuil. Voir l’article de L. L. de Mars à ce sujet  (05/11/2018). « Je me mefie beaucoup des gens (souvent des gens bien, d’ailleurs, je veux dire : des gens qui votent à gauche) qui reprochent aux poètes ou aux écrivains contemporains d’écrire des livres qui ne sont pas “à la portée de tout le monde”. C’est vraiment prendre les lecteurs (et je ne parle même pas des autres) pour des cons. […] La poésie, c’est une activité comme une autre, qui se fait à plusieurs, et qui peut amuser ceux qui la lisent. Pas plus, pas moins. » () (Voir citation infra) Sur la notion d’accomptabilité, voir supra 2.2. Introduction, § 1. & l’entrée « accomptabilité » de notre glossaire. « La crainte qu’éprouve le fils authentique de la civilisation moderne à l’idée de s’eloigner des faits qui sont déjà schématiquement préformés par les conventions dominantes de la science, du commerce et de la politique, est la même que la crainte qu’inspire la déviation sociale. Ces conventions définissent également le concept de clarté – [de la langue comme de la pensée] – auquel l’art, la littérature et la philosophie doivent s’adapter aujourd’hui. Tandis que ce concept réprouve tout traitement négatif que [cette pensée] inflige aux faits ou aux formes dominantes comme obscur et compliqué, [ou au mieux comme barbare, (landesfremd)] pour le déclarer finalement tabou, il condamne l’esprit à une cécité croissante. Cette situation sans issue se caractérise par le fait que le réformateur le plus honnête qui recommande une nouveauté en se servant d’un langage dévalué, renforce, en adoptant l’appareil catégoriel préfabriqué et la mauvaise philosophie qui se cache derrière lui, le pouvoir de l’ordre existant qu’il voudrait pourtant briser. » (M. Horkheimer, T.W. Adorno, La dialectique de la raison [Dialektik der Aufklärung, 1944], Paris : Gallimard, « Tel », 1974, trad. E. Kaufholz modifiée et amendée (crochets), p. 16‑17) Expression d’Adam Smith devenue courante. Elle désigne l’opérativité du « marche », simple reflet des états de l’offre et de la demande, simple expression des intérêts de ses agents. L’usage de cette expression constitue souvent une référence, critique ou d’adhésion, à l’idée du capitalisme comme système « pragmatique », non idéologique. L. Althusser, « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Lire le Capital [1965], vol. 1, Paris : Maspero, 1973, p. 12 Ibid., p. 14. Voir ég. p. 38 : « S’il n’est pas de lecture innocente, c’est que toute lecture ne fait que réfléchir dans sa leçon et dans ses règles la vraie responsable : la conception de la connaissance qui, soutenant son objet, la fait ce qu’elle est. Nous l’avons aperçu à propos de la lecture “expressive” cette lecture à ciel et à visage ouverts de l’essence dans l’existence : et nous avons soupçonne derrière cette présence totale, où l’opacité se réduit à rien, la ténèbre du phantasme religieux de la transparence épiphanique. ». Ibid., p. 17 « L’objet ne se préexiste pas à lui-même, retenu par quelque obstacle aux bords premiers de la lumière », mais « il existe sous les conditions positives d’un faisceau complexe de rapports. » (Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, « La formation des objets », p. 61) Voir supra 1.2.2. On a vu, depuis la quatrième de couverture de l’éditeur des Remarques, qu’un des aspects des lectures « onto-théologiques » de la poésie était la distinction entre la capacité commune de la vue et la capacité spéciale de la vision. Voir supra trans. 1.2 > 1.3 : « Une hygiène du regard » ?. Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, « L’institution du réel », p. 272 Ibid. L. Althusser, « Du “Capital” à la philosophie de Marx », Lire le Capital [1965], vol. 1, Paris : Maspero, 1973, p. 23 Ibid., p. 25 L’expression est forgée à partir de celle de « théâtre-théâtre » qui, dans la critique dramatique, désigne un type de pratique qui se conforme à l’Idée du théâtre – de ce qu’il doit être en vertu de ce qu’il a toujours été – et notamment de sa supposée fonction anthropologique. Les idées selon lesquelles le roman viserait à décrire le réel dans le cadre d’une fiction vraisemblable peuplée de personnages, nous paraissent tenir le même rôle. C’est en tout cas ce qu’on entend dans l’expression de Quintane « dix-neuviémiste local, calmant et consolatif ». Voir supra 2.2.2.1 § 14. Quand elle l’admet, c’est le plus souvent dans les termes lenifiants (et effectivement « dix-neuviémiste[s] ») de l’indécidabilité des registres et des genres. Les questions du type nid-de-poule-du-réel (est-ce de la fiction ou du documentaire ? n’est-ce pas l’auteur lui-même derrière tel personnage ?) appartiennent à un jeu dont le frisson est conditionné et la résolution connue d’avance (c’est toujours les deux à la fois, bien sûr). La palabre sur la teneur « politique » de ces textes est immédiatement aimantée par des termes qui atmosphérisent toute idée de détermination subjective : « imaginaire social », « vision du monde », « univers personnel », « reflet des obsessions », etc. L’expression est connue chez Barthes, mais Quintane semble plus tributaire de son usage pejoratif chez Prigent (par exemple dans Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 72‑73) Sur l’opposition entre « effet de réel » et « effet social », voir infra 2.2.3.1 § 19. « La frontière, elle est pas entre les “lisibles” et les “illisibles” ou entre “poésie” et “récit”, je crois. Elle est entre les “traitables” et les “intraitables”, ou du moins ceux qui essaient d’aller vers un peu moins de “traitabilité”. Et donc, si l’on est “intraitable” c’est peut-être parce que l’énorme machinerie idéologique n’a pas de visage, cette fois-ci, elle s’appelle le “printemps des poètes”, par exemple…» (Nathalie Quintane, ) « Quand Rimbaud dit que la poésie sera “en avant”, il ne faut pas oublier ce que ça sous-entend : qu’elle ne l’est pas. La poésie est la plupart du temps “en retard”, et les poètes ne sont pas plus voyants que leurs voisins de palier. Ils trouvent relativement vite un moyen d’écrire, des modalités, des “formes”, et puis après s’en contentent jusqu’à leur mort, qu’il pleuve ou qu’il vente. » () Voir l’entrée « récolement » de notre glossaire. Voir supra 1.2.1.2 On tient cette typologie d’Emmanuel Hocquard, Le cours de Pise, Paris : P.O.L, 2018, p. 164‑165 , in , dans Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 23. Voir supra 1.3.4.1. Dans le domaine de l’exégèse biblique et coranique, une tradition polymorphe (parfois dite des « Sens de l’écriture ») distingue plusieurs niveaux de lecture, dont chacun donne accès à un niveau de compréhension du Texte ; chez les Chretiens latins par exemple : le sens littéral ou historique (réservé au vulgaire), et les sens seconds, « spirituels » ou « mystiques » (sens moral, anthropologique ou tropologique, sens allégorique, sens anagogique), atteints par la seule interprétation ou abstraction savante. « […] Le sens “littéral” est l’index et l’effet d’un pouvoir social, celui d’une élite. De soi offert à une lecture plurielle, le texte devient une arme culturelle, une chasse gardée, le prétexte d’une loi légitime, comme “littérale” l’interprétation de professionnels et de clercs socialement autorisés. » (Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 248) Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, dans Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 204 Voir 1.1 pour l’ambitus du « Manifeste Chou » (« ça ne peut plus continuer » / « ça va continuer ». Voir 2.2.1.2 pour la velléité contrariée au tout-dire (on ne peut rien dire / on pourrait tout dire). , dans « [I]l faut chercher […] une langue qui dise qu’il n’y a pas de Vraie Langue, une langue qui puisse à la fois chercher la véridiction, montrer sarcastiquement que cette véridiction est un leurre […] : une langue, donc, qui expose en quoi elle est un leurre et comment on peut faire de l’écrit la scène distanciée qui l’exhibe comme leurre. » (Christian Prigent, Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 203) Cette réécriture antiphrase, en un sens, la proposition 4.116 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein [1921] (Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969), p. 42) : « Alles, was überhaupt gedacht werden kann, kann klar gedacht werden. Alles, was sich aussprechen läßt, läßt sich klar aussprechen. » (Tout ce qui peut être pense peut être clairement pense. Tout ce qui se laisse exprimer se laisser clairement exprimer.) Nathalie Quintane, « Avertissements gelés », Musica falsa, 2003, lien Nathalie Quintane, préface à Terme présenté en 1. Introduction, §28. Voir notre glossaire, entrée « improcédure ». L’expression est de Christophe Hanna : « [Tarkos] est dans cette posture de sentinelle, les deux mains derrière le dos, pour faire une improvisation orale. Il commence par dire : “Penser, c’est comme regarder la télé.” Il continue en improvisant, et cette proposition tient lieu de thème de départ, d’impulsion logique, au moins autant que d’assertion. » (Nos dispositifs poétiques, p. 28) Francis Ponge, Entretiens avec Philippe Sollers, Paris : Gallimard/Seuil, 1970, p. 90-91 C’est le terme retenu par Quintane dans son introduction aux œuvres choisies de Tarkos en poche (Nathalie Quintane, préface à ). , dans , in . Voir supra 2.2.1.1, § 7. Christian Prigent, Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 86 Christophe Tarkos, cité par Prigent dans Salut les modernes, Paris : P.O.L, 2000, p. 86, et dans Christian Prigent, préface à Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 338 Sur le trope nationaliste français d’une langue incomparable en clarté, voir Henri Meschonnic, De la langue française – Essai sur une obscure clarté, Paris : Hachette, 1997. C’est ce que Philippe Beck appelle « la prose réflexive-transcendantale », dont les célèbres vers de Boileau sont le résumé : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » (Ph. Beck, « L’époque de la poésie », Littérature, n°120, 2000 : « Poésie et philosophie », Paris : Larousse, 2000, p. 33‑44. DOI : 10.3406/litt.2000.1694) Sur le motif de la juste frappe et sur le sublime, réunis par le cliché archaïque dans sa version moderne, voir supra, 2.1.1.2. Le Traité du sublime [Peri hypsous], du Pseudo-Longin (2e/IIIe s.) fut traduit en 1674 pas Boileau. On trouve un aperçu de ces distinctions dans C. Panaccio, Le discours intérieur (Paris : Seuil, 1999), qui s’attarde notamment sur le « problème de la composition des pensées », à partir du passage de la dianoia platonicienne (le discours intérieur comme dialogue intérieur) à l’analytique aristotélicienne (le discours intérieur comme raisonnement, computation). La notion ockhamienne d’oratio mentalis (15e siècle) y est centrale, dont Panaccio montre l’affinité et la différence avec le « language of thoughts » (langue de la pensée) ou « mentalese » (mentalais) de J. Fodor (1975). Citons également la distinction stoïcienne entre logos prophorikos (langage proféré, raison proférée) et logos endiathetos (langage interne, raison interne), seul celui-ci distinguant l’humain des autres animaux (Sextus Empiricus, Contre les professeurs, VII), ainsi que le mental discourse au 17e siècle. P. Alferi, Chercher une phrase [1991], Paris : Bourgois, 2007, p. 23 Chercher une phrase [1991], Paris : Bourgois, 2007, p. 45 « La pensée n’est pas un empire dans l’empire de la langue, mais l’avance que le langage prend sur lui-même : du langage possible. (C’est une illusion rétrospective, envers théorique et passif de l’invention, qui montre la pensée comme un empire depuis lequel l’avance du langage paraît un perpétuel retard.) Avant toute intuition, cette possibilité fait l’objet d’une décision. Une nouvelle phrase est possible dans le mesure même où elle est effectivement recherchée. Penser veut dire : chercher une phrase » (Chercher une phrase [1991], Paris : Bourgois, 2007, p. 45) Chercher une phrase [1991], Paris : Bourgois, 2007, p. 58‑59 « L’hypothèse gnoseologique fondatrice des épistémologies constructivistes […] est phenoménologique : la connaissance humaine est processus avant d’être résultat ; elle se forme dans l’action et dans l’interaction. Elle est projective, plutôt que subjective […] » (J.-L. Le Moigne, « Le contrat social des épistémologies constructivistes », Les épistémologies constructivistes, Paris : PUF, 2012, p. 113‑122) J. Piaget, Logique et connaissance scientifique, Paris : Gallimard, « Encyclopedie de la pleiade », 1967. Expression fameuse d’Adorno et Horkheimer (total verwaltete Welt). Voir par exemple « Verwaltete Welt » [entretien avec Otmar Hersehe, 1970] (M. Horkheimer, GS, t. 7, Berlin : Fischer, 1985, 363 sq.). Il n’y a pas de chemins, il y a à marcher [cheminer]. Phrase inscrite sur le mur d’un cloître de Tolède (Espagne), qui a inspiré à Luigi Nono le titre d’un hommage au cineaste A. Tarkovski (No hay caminos, hay que caminar… Andrej Tarkovskij, 1987). L’inscription a probablement été inspirée par le Chant XXIX des Proverbes et chansons (Proverbios y cantares[1917]) d’Antonio Machado. En témoignent les nombreuses éditions et traductions disponibles en français : Paris : Allia, 2016, trad. J. Decour ; Rezé : Séquences, 1991, trad. J.-C. Schneider ; Paris : Gallimard, 1999, trad. P. Deshusses (notre édition de référence) ; Paris : Sillage, 2010, trad. B. Germain ; Paris : Mille et une nuits, 2003, trad. A. Longuet-Marx. H. v. Kleist, « De l’élaboration progressive de la pensée par le discours » (Über die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim Reden, v. 1805), Œuvres complètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 44‑49 Œuvres complètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 44 Œuvres complètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 45 (traduction modifiée) Œuvres complètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 45‑46 « Que l’esprit ait besoin d’une certaine forme d’excitation, même s’il ne s’agit que de reproduire des idées que nous avons déjà eues, c’est ce qu’on voit souvent dans les examens où sont interrogés des esprits ouverts et cultivés à qui l’on pose, sans préambule, des questions telles que : Qu’est-ce que l’État ? Ou : Qu’est-ce que la propriété ? Ou d’autres choses du même genre. Si ces jeunes gens s’étaient trouvés dans une société où l’on avait débattu de l’État ou de la propriété depuis un certain temps déjà, ils auraient peut-être facilement trouvé la définition en comparant, isolant et récapitulant les concepts. Mais ici, où cette préparation de l’esprit fait totalement défaut, on les voit brusquement buter ; et seul un examinateur manquant totalement de discernement en déduira qu’ils ne savent pas. Car ce n’est pas nous qui savons, c’est un certain état de nous-même [ein gewisser Zustand unsrer] qui sait. » (Œuvres complètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 48, traduction modifiée dans l’appel de note) Philippe Beck lit dans le texte de Kleist une description du « raisonnement spécialement poétique », « la vérité du processus poétique immanent-dépendant » qui « déploie […] une rigueur générale dans un formateur se formant en élaborant une forme sensée ». (Ph. Beck, Contre un Boileau, Paris : Fayard, « ouvertures », 2015, p. 45) Jean-Michel Espitallier, Caisse à outils. Un panorama de la poésie française aujourd’hui, Paris : Pocket, 2006, p. 60‑61 « Je suis pas romancière (je n’y arrive pas, j’en suis incapable, je peux pas faire de plan). Je viens de la poésie. Je pense en écrivant, la pensée se fait dans la phrase, dans la syntaxe, au fur et à mesure. C’est une surprise constante. Je ne sais pas ce qu’il y aura à la page d’après. Je crois que c’est ça qui est caractéristique de la poésie. Je ne fais pas de vers, mais je me sens plus proche d’une écriture poétique sans être lyrique, d’une forme de poésie, que du roman. J’ai besoin de comprendre par l’écriture. » () « – C’est-à-dire que Kant improvisait ? – Pendant ses promenades. Apres, il mettait au propre. – Le plaisir, c’est quand il improvisait ? – Quand on met au propre aussi, mais moins. Enfin, je trouve. Il n’y a pas la tension de quand on improvise. » () C’est dans ces termes, emprunt explicite au texte de Kleist, que le faux index de Crâne chaud renvoie au passage en question (). Quintane, . Voici la version rédigée au propre par Kant : « Quand nous disons donc que les sens nous représentent les objets tels qu’ils nous apparaissent, mais l’entendement tels qu’ils sont, cette dernière manière de s’exprimer est à prendre dans une signification non pas transcendantale, mais simplement empirique, en lui faisant désigner les Objets tels qu’ils doivent être représentés, comme objets de l’expérience, dans l’enchaînement global des phénomènes et non pas d’après ce qu’ils peuvent être en dehors de la relation à une expérience possible et donc aux sens en général, par conséquent à titre d’objets de l’entendement pur. » (I. Kant, Critique de la raison pure, Paris : Flammarion, « GF », 2006, trad. A. Renaut, p. 308) On retrouve l’expression de Kleist dans le texte que Quintane consacré à Prigent et Bataille : « Ce qu’a entendu, à tort ou à raison, dans la haine bataillienne de la poésie, la génération de 90, c’est que si la littérature est souveraine, et si elle est seule à l’être, alors elle s’oppose à la souveraineté à venir du premier venu. Or ces poètes se reconnaissent presque tous comme des premiers venus (voir la lettre de Pennequin à Jacques Sivan), moins au sens d’Artaud (le poète accouchant seul de lui-même, dans l’exécration du père-mère) qu’au sens le plus plat et le plus commun. Refuser à la littérature une souveraineté, lui retirer même le nom d’Impossible qui en est le synonyme quand elle est au plus haut, c’est ne pas barrer, pour l’avenir, la souveraineté des premiers venus. Cet horizon démocratique est ce par quoi se formule l’impatience (ou la trop longue patience) politique des poètes de ce temps-là, dans lequel nous sommes encore. » (Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 313). Dans Crâne chaud, livre qui travaille les divisions du sensible et de l’intelligible (tête/chatte, pensée/cul, professionnel/non-professionnel), un dialogue avec Brigitte Lahaie, insère à la suite de « l’improvisation de type kantien n°1 », prend en charge – dans les mêmes termes : entendement/sensibilité – les questions que Kant adresse à l’épistémologie classique dans la suite directe de la première critique : « L’entendement et la sensibilité ne peuvent pour nous déterminer des objets qu’à la faveur de leur union. Si nous les séparons, nous avons des intuitions sans concepts, ou des concepts sans intuitions […] » (Kant, Critique de la raison pure, Paris : Flammarion, « GF », 2006, p. 309) « Les phrases, y compris dans leur contexte, sont artificielles (il est donc inutile d’entourer la phrase à comprendre d’un texte suppose la rendre “naturelle”. Mais, y mettant du sien, n’importe quelle phrase vous devient familière, ou “naturelle”. C’est la raison pour laquelle on peut lire des livres. Pour laquelle on peut lire. Dès qu’une phrase cesse de vous être familière, c’est que vous êtes interrompu dans votre lecture. En la lisant, on rechauffe la phrase (mais on peut aussi se dire qu’on s’identifie au personnage principal). En fait, on s’est identifié aux phrases dans la lecture. La lecture est une action chauffante. Dans la lecture, nous ne sommes plus separés des phrases. C’est une action chauffante, englobante, fusionnante. » () , in . Voir l’entrée « super-poème » de notre glossaire. « L’idée d’un sujet de l’énonciation, l’idée d’un désir mû par des objets et l’idée même de quelque chose à dire sont des effets secondaires de la phrase, de son instauration rétrospective : elles se forment après coup. L’illusion que ce sujet, ce désir et ce vouloir-dire existent avant la phrase n’est que l’image déformée, passivement contemplée, de cette première rétrospection active. Ce qui semble déterminer la phrase de l’extérieur en fait partie. L’instauration de la phrase est la phrase. » (P. Alferi, Chercher une phrase [1991], Paris : Bourgois, 2007, p. 32) Ibid., p. 45 « Moi, je parle d’amour dans une prose sobre ou alambiquée. Je n’asticote pas les structures. » () « Je ne dis pas que l’ensemble soit pépère : on pourra toujours continuer à me reprocher les sauts du coq à l’âne, les problèmes de ponctuation, les allusions obscures, les paragraphes trop longs et les chapitres trop courts, etc., on pourra toujours tâcher d’excuser tout ça par la poésie, dire que ce n’est pas grave puisque c’est expérimental, ou dire au contraire que c’est du lourd, que ça sent le vécu, la tranche. Je vais résumer mon point de vue simplement : ce n’est pas parce que ce n’est pas pépère qu’on ne peut pas le lire, si tant est que ce ne le soit pas – pépère. » () L’espace de tabulation entre les paroles prononcées, correspondant à une respiration, est la signature visuelle des transcriptions, par David Antin lui-même, de ses talk poems. « Il s’agit, non de dialoguer avec vous, mais avec vous de dialoguer avec une idée parce que ce que je dis dans une certaine mesure est déterminé par ce que vous pensez et ce que j’en perçois » (Pascal Poyet, « Accorder, en traduisant », citant David Antin, Accorder, cité par P. Poyet, Genève : héros limite, 2012, p. 359). « Dans un monologue, ou ce qui semble être un monologue, parce que le terme résulte d’une analyse linguistique peu profonde, vous conduisez un discours. Mais le discours n’est pas avec une autre personne. Et il me semble que s’il n’y a pas quelque part un auditeur dans le chant entonné mantra, vous ne chanterez pas mantra. » (Ibid., p. 358) « Ce que j’écris est presque toujours un dialogue intérieur avec moi-même. Des choses que je me dis entre quatre yeux. » (Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, cité par Emmanuel Hocquard, Le cours de Pise, Paris : P.O.L, 2018, p.557) « Je crois qu’il existe probablement une chose qui s’appelle parler pour découvrir, et je crois qu’elle existe dans toutes les sociétés, dans toutes les cultures, et je ne peux pas le prouver. Tout ce que je peux dire, c’est que l’invention du moi est une conséquence de ce parler pour découvrir, la conséquence d’un genre discursif. » (David Antin, Accorder, cité par P. Poyet, Genève : héros limite, 2012, p. 358) « Quand je vous parle mais ce n’est que vaguement à vous parce que dès l’instant où je me mets à développer quelque chose je m’éloigne de vous pour essayer de penser non pas essayer de penser à ce que je vais dire mais essayer de penser à ce que je vais penser » (David Antin, Accorder, cité par P. Poyet, Genève : héros limite, 2012, p. 358) « Si je dois être un poète je veux être un poète qui explore l’esprit en tant que medium de sa poésie pas l’esprit en tant que chose statique mais l’acte de penser et je ne peux être plus près de l’acte de penser que dans l’acte de parler et de penser en même temps je ne peux être plus près de ma pensée qu’en la parcourant moi-même en parlant parler pour parcourir ma pensée penser pour parcourir ce dont je parle » (David Antin, « parler à blérancourt », je n’ai jamais su quelle heure il était [i never knew what time it was], Genève : héros limite, 2008, trad. Pascal Poyet, p. 65‑66) Comme le dit P. Poyet, l’accordage d’Antin est une élaboration progressive en ceci que « tout repentir ou tout ajustement ne peut être qu’un ajout » (Pascal Poyet, « Accorder, en traduisant », dans David Antin, Accorder, cité par P. Poyet, Genève : héros limite, 2012, p. 360) « Au fil des ans, j’ai changé d’avis sur bien des sujets, mais je demeure convaincu que la poésie est, avant tout, une affaire d’organisation logique de la pensée. Ou, pour paraphraser Wittgenstein, que le “but de la [poésie] est la clarification logique de la pensée”. » (E. Hocquard, ma haie, Paris : P.O.L, 2001, p. 22) Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans É. Chauvier, Les mots sans les choses, Paris : Allia, 2014, p. 18 B. Noël, « Où va la poésie ? », La place de l’autre, Paris : P.O.L, 2013, 2013, p. 722 Nathalie Quintane, « Note sur le travail », Procès, Dieppe, 2000, np Platon (République, 7.519e-520a, p. 1683-1684) est clair sur ce point. Ou ôpheleia (adj. : ôphelimon ; verb. : ôphelein). Le terme, chez Platon, semble en subsumer d’autres, aux connotations plus restreintes (pratiques, non morales), et parfois également traduits par « utile » : χρήσιμος (« lié à l’usage, à la jouissance d’un bien », et sur lequel nous reviendrons ; de χράω : « utiliser ») et συμφέρον (caractère de ce qui « contribue » ; « profitable », « secourable », « avantageux »). Sur le rapport de l’ôphelia au beau et au bon, voir Platon, Hippias Majeur, 296e, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 541 ; Protagoras, 333e-358b (p. 1457-1478) ; Gorgias, 468 (p. 439-440), 499 (p. 477-478) ; Ménon, 87‑88, p. 1073-1076 ; Cratyle, 417, p. 230-231 ; République, 2.379 (p. 1539-1540), 6.505 (p. 1671-1672). (Chez Socrate, voir Xénophon, Mémorables, I, 2, 57). Dans le Gorgias, République (3, 10), mais pas dans l’Ion. « Mutilité » s’autorise du latin « mutilitas » (défaut, imperfection, tort, irrégularité). La proximité phonologique entre utilité et mutilité est accidentelle (non fondée étymologiquement) ; nous la mettons « cratylement » à profit pour des raisons didactiques. « Quant à ώφέλιμον, “utile”, c’est un mot étranger, dont Homère a fait souvent usage sous la forme verbale ὀφέλλειν ; il signifie “augmenter” [αὔξειν], “accomplir/créer” [ποιεῖν]. » (Cratyle, 417c, p. 230) L’usage homérique a presque systématiquement à voir avec l’intervention des dieux ; il est traduit par « rendre honneur », ou « glorifier » le plus souvent. On le trouve dans la formule « plût au(x) dieu(x) / au ciel... » (Αἴθ᾿ὄφελες). Ce rapport de l’expression au divin n’est pas anodin pour la suite de notre intrigue dans ce chapitre. « D’abord βλαβερόν, “nuisible”, désigne ce qui retarde / enraye le flux [τὸ βλάπτον τὸν ῥοῦν]. » (Cratyle, 417e, p. 231) Ibid., 419b, p. 232 L’utile du philosophe-législateur s’inscrit dans la dimension plus générale de la prévoyance. « Car lorsque nous fixons des lois, nous les instituons dans l’idée qu’elles seront utiles pour le temps qui va suivre ; et ce temps, nous l’appellerions correctement “à venir”. » (Théétète, 178a, p. 1935). Lié à la tempérance (sôphronunè [σωφροσύνη), la prudence (phrónêsis [φρόνησις]) (Ménon, 88c-d, p. 1075-1076) ; à la nécessité (anagkaía [αναγκαία]) (République, 8.559, p. 1725-1726). Voir blabè [βλαϐη] et ses dérivés in Gorgias, 475e-477e, p. 449-452 ; République, 7.518e, p. 1683 ; et déjà cités : Cratyle, 417e, p. 231 ; République, 8.559, p. 1725-1726. En lien avec la folie, l’inconsidération (aphrosúnê [ἀφροσύνη]) : Ménon, 88, p. 1075-1076. Protagoras, 354b, p. 1474 Gorgias, 474d-e, p. 447 Protagoras, 314b, p. 1441. En lien avec agathós [ἀγαθός] : Ibid., 332‑334, p. 1455-1458 ; 358, p. 1477-1478. Lié à kakós [κακός]) : Protagoras, passages cités ; République, 10.608e, p. 1779. République, 3.397e, p. 1559 Par un usage rationnel et mesuré de la parole (epieikês [ἐπιεικής]). Voir République, 3.398a, p. 1559. Lié à hêdús [ἡδῠ́ς] : Gorgias, 474e-475a, p. 447 ; République, 10.607, p. 1777-1778. Sur fond rouge : des significations déduites. L’économiste Pareto a nommé « ophelimité » l’utilité d’un bien ou d’un service en tant qu’elle correspond à sa « valeur d’usage ». Le maximum d’ophélimité, dit « optimum de Pareto », correspond au « bien social ». La notion paretienne nous semble toutefois éloignée de l’ôphelia platonicienne, qui correspond davantage à une valeur absolue, et qui s’oppose dans une large mesure à des notions économiques, moins tutélaires, plus liées à l’usage et moins au canon des vertus (khresis, khrêma ; voir infra 2.2.3.2.). « Chez nous n’existe pas d’homme double ou multiple, compte tenu du fait que chacun exerce une seule activité. […] Voilà pourquoi c’est seulement dans une telle cité que nous trouverons un cordonnier qui soit cordonnier, et non pilote en plus d’exercer l’activité de cordonnerie ; et un laboureur qui soit laboureur, et non juge en plus d’exercer le métier de l’agriculture, et un homme de guerre qui soit un homme de guerre, et non commerçant en plus d’exercer le métier de la guerre, et ainsi pour toutes les activités. […] Il me semble donc que si un homme capable par son talent de se transformer de mille manières et d’imiter toutes sortes de choses venait en personne dans notre cité avec le projet d’y représenter ses compositions poétiques, nous le vénérerions comme un être sacré, merveilleux, délicieux, mais nous lui dirions qu’il n’y a pas d’homme comme lui dans notre cité, et qu’il n’est pas conforme à la loi qu’il s’y intègre. Nous l’enverrions dans une autre cité, non sans avoir oint sa tête de parfums et l’avoir couronné de tresses de laine. En ce qui nous concerne, nous exigerions un poète plus austère et moins plaisant, et un raconteur d’histoires utile [littéralement : « pour nous, visant l’utilité » (ôphelias eneka [ὠφελίας ἕνεκα]), ndr], qui n’imiterait pour nous que la manière de s’exprimer de l’homme vertueux, et qui proposerait ses discours selon ces modèles que nous avons prescrits dans nos lois dès l’origine, lorsque nous avons entrepris de former nos guerriers. » (République, 3.397e-398c, p. 1559-1560) « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la repression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. » (Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps Modernes », Situations II, Paris : Gallimard, 1948, p. 7) Jean-François Hamel, « De Mai à Tarnac. Montage et mémoire dans les écritures politiques de Jean-Marie Gleize et Nathalie Quintane », in Le roman français contemporain face à l’Histoire [en ligne], Macerata : Quodlibet, 2014, lien. Signalons un regain d’intérêt théorique, souvent dans le sillage du pragmatist turn, pour la notion d’engagement, à laquelle est parfois substituée celle d’implication. Voir : A. Compagnon, La Littérature, pour quoi faire ?, Paris : Fayard, « Leçons inaugurales du Collège de France », 2007 ; J. Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille : Agone, « Banc d’essai », 2008 ; B. Blanckeman, « L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité », dans Narrations d’un nouveau siècle, romans et récits français (2001‑2010), dir.  B. Blanckeman & B. Havercroft, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2013 ; E. Bricco, Le Défi du roman. Narration et engagement oblique à l’ère postmoderne, Berne : Peter Lang, 2015 ; M. Macé, Styles. Critiques de nos formes de vie, Paris : Gallimard, 2016 ; H. Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, Paris : Gallimard, 2016 ; La fiction contemporaine face à ses pouvoirs, J.-P. Bertrand, F. Claisse, J. Huppe (dir.), ConTEXTES, n°22, 2019. Terme, issu de TXT (Verheggen), appliqué par Quintane à la trajectoire des écrivains de la génération de Prigent inspirée par Bataille : « Il s’agit, donc, de remplacer “Il n’y a d’avant-garde que politique” par “Il n’y a de littérature qu’excessive”. Soit : recentrage sur la question de la forme, des formes, de la langue, des langues. Langagement. » (Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 301). Terme utilisé également par Gleize dans « Opacité critique », Toi aussi tu as des armes, op. cit., p. 38. Une description efficace de ce passage (de « l’engagement » au « langagement ») est donnée par Jean-François Hamel : « Le renversement de l’axiologie sartrienne est alors complet. Ce n’est plus la transparence rhétorique de la prose romanesque qui se charge d’une fonction critique, mais l’opacité terroriste du langage poétique. On n’attend plus de l’écrivain qu’il participe à la délibération démocratique par la représentation des injustices du monde, mais qu’il éveille aux pouvoirs contraignants du langage en subvertissant les codes à travers lesquels la bourgeoisie trafique le sens. Il ne s’agit plus d’offrir à la société une claire conscience d’elle-même pour la guider de proche en proche vers la cité des fins, mais de confronter les lecteurs à des textes dont l’illisibilité même les amènera à démonter les ressorts linguistiques de la domination. » (Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé, Paris : Minuit, 2014, p. 113) Christian Prigent, « La poésie peut être (peut-être) », Le Nouveau Recueil, n°63, Juin-Août 2002 : « Que peut la poésie ? », p. 85‑95 ; p. 85 pour le passage cité. Voir supra 1.3.1.1 § 1. « Al Dante avait publié les plus importants poètes de l’époque, et le premier bouquin directement politique en poésie, après une abstinence de près de trente ans : une petite anthologie sur les sans-papiers [Ouvriers vivants, Romainville : Al Dante, 1999, ndr]. C’était ce bouquin qui avait contribué à casser le cliché qu’on entretenait entre nous, poètes : que, de toute façon, écrire de la poésie, c’était déjà politique – une position intéressante, défendable, devenue confortable à la longue ; les choses usées, il faut les changer. Changer, c’était changer de manières d’écrire et de lire […] » () Laurent Jenny la date plus précisement des années 1830, dans « Hugo et la révolution littéraire », (Déclins de l’allégorie ?, Bernard Vouilloux (dir.), Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2007), article qui nous a fourni les deux citations qui suivent. Victor Hugo, recension de poèmes de Vigny dans le journal Le Réveil [22/10/1822], Œuvres complètes, éd. J. Massin, Paris : Le Club français du livre, t. 2, 1967, p. 39, cité par L. Jenny, Je suis la révolution. Histoire d’une métaphore, 1830-1975, Paris : Belin, « L’Extrême contemporain », 2008, p. 19. « La poésie était la monarchie ; un mot / était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud », « je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre ! », qui prends et démolis « la bastille des rimes », « délivre[r] le mot », etc. (Victor Hugo, « Réponse à un acte d’accusation », 1834) Sur ces questions, voir supra 2.1. Voir la célèbre préface (mai 1834) de Théophile Gautier à Mademoiselle de Maupin [1835] : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. ». « Quand, en 1835, Théophile Gautier, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, écrit que “L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines”, c’est dans un contexte précis où les républicains de l’époque reprochent à la littérature sa coupure des préoccupations communes, cependant que la droite lui reproche sa trop grande liberté. Renvoyés dos à dos, critiques utilitaires et critiques vertueux sont associés dans un même bâillement, et dans une même dérision assassine (“On ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle”). Réduit à la surenchère par un personnel politique qui ne survit que de surenchérir (on connaît ca), Gautier exagère l’art pour l’art pour pouvoir continuer à vivre (il ne se fait pas faute de rappeler qu’il y a bien une utilité matérielle de la littérature : celle, au moins, des “métiers du livre”, alors qu’il moque son utilité spirituelle – pendant ce temps, on ne lit pas les conneries des critiques, qu’ils soient utilitaires ou vertueux). » () Le passage de la préface de Mademoiselle Maupin auquel Quintane fait référence : «  Un roman a deux utilités : – l’une matérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’une pareille expression à l’endroit d’un roman. – L’utilité matérielle, ce sont d’abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l’auteur […]. L’utilité spirituelle est que, pendant qu’on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles autres drogues indigestes et abrutissantes. » Michel Butor, L’utilité poétique, Saulxures : Circé, 1995, p. 8 Voir l’entrée « accomptabilité » de notre glossaire. Ce type de positions est illustré par le dialogue entre Michel Butor et Bernard Noël. Intitulé (d’après le livre homonyme de Michel Butor) « L’utilité poétique », il part de l’évidence que la poésie n’est pas inutile, mais qu’il faut chercher de quelle nature est cette « autre utilité », la « véritable utilité ». Bernard Noël résume : « Il me semble que, aujourd’hui en tout cas – aussi bien pour la poésie que pour la littérature, enfin celle qui mérite ce titre – la poésie est politique sans avoir de sujet politique. […] Il me semble qu’au fond la définition la plus simple que je pourrais donner de la poésie – de la poésie, mais de la littérature aussi – est qu’elle est ce qu’aucune explication n’épuise, et je pense que c’est ça qui la rend intolérable. Intolérable dans un monde justement de l’utilité économique, parce que, si rien ne l’épuise, il n’y a pas moyen de la posséder. Je veux dire qu’on ne peut pas devenir propriétaire d’un texte, on peut le lire et y prendre plaisir, le partager, mais il renait, si je puis dire, chaque texte renaît de la lecture qu’on en fait, donc il est inépuisable. » (« L’utilité poétique », Nord’, 2013/2, vol. 62, p. 37‑60, p. 43 & 45 pour les deux expressions citées ; lien). Sur la résistance de fait, voir p. 53. Symptomatiquement, tout au long du dialogue, la question-de-l’utilité, qu’on pourrait s’attendre à trouver posée en terme de destination (wozu), oscille entre celle de la nécessité (warum) et celle de l’habitation. (Sur le trope de l’habitation poétique du monde, voir infra 2.3.2.1). « …à l’or du signifié se substitue l’or du signifiant, métal non plus monétaire mais poétique…» (« Saussure, le signe, la démocratie » [1973], L’aventure sémiologique, Paris : Seuil, 1985 ; édition électronique, repère : 501,9). Voir supra 2.1.2.1. Voir l’entrée « super-poème » de notre glossaire. Voir supra note 304. , in . Voir supra 2.2.1.1 § 7. Nathalie Quintane, entretien avec Mathilde Serrell, « Imaginer la France des demain : éclairer, raconter, cartographier, rechercher, pressentir… », France Culture, 01/04/2017, ca. 09:00 C’est l’un des traits lyotardiens de la condition postmoderne : « Le savoir est et sera produit pour être vendu, et il est et sera consommé pour être valorisé dans une nouvelle production : dans les deux cas, pour être échangé. Il cesse d’être à lui-même sa propre fin ; il perd sa “valeur d’usage”. » (Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris : Minuit, 1979, p. 14) Voir supra conclusion 1. Le droit français, notamment concernant les biens immeubles et les armes, connaît la distinction entre objet par nature (en raison des propriétés fondamentales de l’être ou de l’objet) et objet par destination (non en raison des propriétés fondamentales de l’être ou de l’objet, mais par l’usage qui en est fait). Voir supra 2.2.2.1. Voir notre glossaire, entrée « lieu sûr (du discours) ». Sur ce sujet, voir notamment Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain, Paris : Seuil, 2011, p 94-98, 150-158, 291-296, 381-397, 512-518 & 692-700. La pornographie « littéraire » n’est en théorie pas soumise aux lois morales qui en règlementent le contenu et l’accès. Ce n’est pas le cas pour d’autres types d’œuvres : le logiciel, par exemple, est une œuvre « par destination de la loi » : ses usages « vertueux ou délictueux entraînent un régime propre ». (Jonathan Keller, « L’exportation de systèmes de surveillance informatique par les sociétés privées européennes vers les pays tiers », La Revue des droits de l’homme, n°11, 2017.DOI : 10.4000/revdh.2939) Bernard Noël, Le Château de Cène, Paris : Pauvert, 1971 Bernard Noël, « L’outrage aux mots » [1975], L’Outrage aux mots, Paris : P.O.L, 2011, p. 20‑37. Emblématique de cette défense de la poésie et de ses licences, le texte d’André Breton au secours d’Aragon, suite à la publication de « Front rouge » : « Je dis que ce poème, de par sa situation dans l’oeuvre d’Aragon, d’une part, et dans l’histoire de la poésie, d’autre part, répond à un certain nombre de déterminations formelles qui s’opposent à ce qu’on en isole tel groupe de mots ("Camarades descendez les flics") pour exploiter son sens littéral alors que pour tel autre groupe ("Les astres descendent familièrement sur la terre") la question de ce sens littéral ne se pose pas. Qui oserait prétendre qu’en prose, au cours d’un article, Aragon se fût laissé aller à écrire: "Camarades, descendez les flics" alors qu’une telle injonction, d’ailleurs sans portée réelle, est contraire aux mots d’ordre mêmes du Parti Communiste ? Il s’agit donc bien, dans l’esprit de la justice française, d’assimiler aujourd’hui au langage courant un langage tout particulier qui ne présente, avec celui-ci, aucune sorte de commune mesure » (André Breton, Misère de la poésie. L’Affaire Aragon devant l’opinion publique [1932], Œuvres complètes, t. II, éd. M. Bonnet, Paris : Gallimard, coll. « Pléiade », 1992, p. 13-14). La défense de Maître Sénard, l’avocat de Flaubert au procès Bovary, est à la fois peu raffinée dans le propos et finalement moins négatrice de l’efficacité de la littérature. Sénard est un homme politique (ancien Ministre de l’Intérieur et Président de l’Assemblée) ; il sait à quelle justice il s’adresse. Il ne plaide pas l’équivoque mais l’univocité inverse à celle du soupçon, pas la licence (« la littérature a ses droits ») mais l’utilité morale (« l’excitation à la vertu par l’horreur du vice »). Il admet le reproche formel de l’accusation quant à la « puissance » du roman – sa description est efficace – mais en discute le fond : ce qu’il décrit, Flaubert le proscrit plus qu’il ne le prescrit. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse condamne la « provocation directe aux crimes et délits ». L’adjectif est l’enjeu de discussions et d’amendements, notamment depuis les « lois scélérates » de 1893 qui étendaient la provocation à l’apologie. Aujourd’hui, c’est la législation anti-terroriste qui a pris le relais des condamnations pour « apologie » (article L. 421‑5 du Code pénal, loi du 14 novembre 2014). Évidemment, cette « participation » séditieuse est ouverte à l’interprétation ; au moment où nous écrivons ce chapitre (8/12/2018), le Ministre de l’Intérieur se félicite d’avoir procédé à 1723 interpellations en marge de manifestations : le motif des gardes à vue – « participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations » – ne se justifie la plupart du temps que de la possession de lunettes de plongée ou de masques de chantier. Considérés comme les indices d’une intention séditieuse, ces objets créent de fait un nouvel objet juridique : le bouclier par destination. Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11, 1968, p. 84‑89. DOI: 10.3406/comm.1968.1158 Ibid. On a déjà cité une partie du passage qui suit, et noté que Quintane, parlant d’effet de réel, semblait emprunter la péjoration à Prigent. Voir supra 2.2.2.1 § 27. « Être encadré » ou « cadré » (to be framed) est une locution complexe en anglais : un tableau est encadré (framed), mais on dit la même chose d’un criminel cerné (par la police, par exemple) ou d’une personne innocente piégée (par la police, par exemple). To be framed signifie aussi être victime d’un coup monté, des preuves étant artificiellement disposées de sorte à établir la culpabilité d’une personne. Sur la polysémie du terme, voir J. Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil [Frames of war : when is life grievable ?, London/New York : Verso, coll. « Radical Thinkers », 2009], trad. J. Marelli, Paris : Zones, coll. « Zones », 2010 Sur les tropes et les lieux communs de Quintane, voir supra 1.2.3.2. Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11, 1968, p. 84‑89. DOI: 10.3406/comm.1968.1158 Operative est d’ailleurs une alternative envisagée par Austin au « vilain mot » de performative (« Performative utterances » [1956], Philosophical papers, Oxford : Oxford University Press, 1961, p. 236 ; cité par Barbara Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 94). On pourrait dire du performeur poétique en 2019 ce que Goffman écrivait à propos du conférencier dans Forms of Talk : c’est, « par le seul fait d’oser se présenter devant un auditoire, un fonctionnaire du pouvoir cognitif, soutien actif de la position [selon laquelle] parler devant un auditoire et [être] écout[é] sont choses raisonnables – et aussi, bien entendu, que ceux qui ont patronné l’événement ont eu raison de le faire. » (E. Goffman, Façons de parler [Forms of Talk, 1981], trad. Alain Kihm, Paris : Minuit, 1987, p. 204‑205) C’est en ce sens que Stanley Cavell écrit qu’une énonciation performative est « une offre de participation à l’ordre de la loi », par opposition à « l’énonciation passionnée » (passionate utterance) que constitue l’acte perlocutoire, « invitation à l’improvisation dans les désordres du désir ». (S. Cavell, « La passion », dans Jocelyn Benoist et al. (dir.), Quelle philosophie pour le XXIe siècle ? L’Organon du nouveau siècle, trad. P.-E. Dauzat, Paris : Gallimard-Centre Pompidou, 2001, p. 334‑386, p. 377 pour le passage cité ; cité par B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 111) B. Cassin, L’effet sophistique (Paris : Gallimard, 1995), p. 8 Bernard Noël, « Le rôle du poète ? », dans La place de l’autre, Paris : P.O.L, 2013, p. 760 Ce que Barbara Cassin et Michel Narcy ont appelé, dans leur livre éponyme, la « décision du sens » (La décision du sens, Paris : Vrin, 1989). Les auteurs insistent sur la centralité de la figure du sophiste dans la démonstration aristotélicienne du Livre Γ, donc sur le caractère dialectique, agonistique, réfutatif, de cet acte de naissance du principe de non-contradiction. Rappelons l’implication sémantique de cette démonstration minimale : qui dit quelque chose, nécessairement, veut dire et signifie quelque chose. Voir supra 2.2.1.1. Voir supra 2.2.2.2 § 19. Voir l’entrée « accomptabilité » de notre glossaire. Voir Platon, Ménon, 81a sq., dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1065 sq. Concernant le statut particulier de Pindare dans le jugement platonicien sur la poésie, voir J. Duchemin, « Platon et l’héritage de la poésie », Revue des Études Grecques, t. 68, fasc. 319‑323, janvier-décembre 1955, p. 12‑37. DOI : 10.3406/reg.1955.3399 Simonide est central dans le Protagoras. Son propos selon lequel « sans doute devenir véritablement un homme de valeur est difficile, carré des mains, des pieds et de l’esprit, bâti sans reproche » est l’objet d’une démonstration de Socrate (Protagoras, 340a sq., p. 1462 sq.), qui se révèle un pur exercice sophistique pour tromper son interlocuteur (Prodicos, spécialiste de la synonymie, dont « la science remonte peut-être jusqu’à Simonide »). Socrate conclut de l’inanité d’une considération sérieuse des propos d’un poète : on pourrait tout leur faire dire, puisque leurs auteurs eux-mêmes ne pourraient en rendre compte [λέγουσιν] (Protagoras, 347e-348a, p. 1468-1469). Sur les affinités entre Simonide et la sophistique, voir Marcel Detienne, « Simonide de Céos ou la sécularisation de la poésie », Revue des Études Grecques, t. 77, fasc. 366‑368, juillet-décembre 1964, p. 405‑419. DOI : 10.3406/reg.1964.3792 Pindare, Olympiques, II, v. 88 Aristote, Métaphysique, Γ, 1009a21, p. 1792 dans notre édition de référence (Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014), où M.-P. Duminil & A. Jaulin traduisent : « argumenter pour argumenter ». Platon, Gorgias, 449a & 502c, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 418-482 Notons la proximité en grec de kolakes (κόλακες : flatteurs, dans Platon, Gorgias, 466a, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 437) et korakes (κόρακες : corbeaux, Pindare, Olympiques, II, v. 88). Le jeu de mot semble avoir été fréquent en Grèce (Anthologie palatine, XI, 323 ; Aristophane, Guêpes, 45 ; Antisthène, cité dans Diogène Laërce, Vies…, VI, 1, 4). J. Lacan Encore, Paris : Seuil, 1975, p. 109 Voir notre glossaire, entrée « logologie ». Le terme est central dans tous les écrits de Cassin sur la sophistique, de L’effet sophistique (Paris : Gallimard, 1995) à Quand dire, c’est vraiment faire (Paris : Fayard, 2018). Il est emprunté aux Fragments logologiques de Novalis. « Tout bonnement ahurissante est l’erreur ridicule des gens qui se figurent parler pour les choses elles-mêmes. Mais le propre du langage, à savoir qu’il n’est tout uniment occupe que de soi-même, tous l’ignorent. C’est pourquoi le langage est un si merveilleux mystère et si fécond : que quelqu’un parle tout simplement pour parler, c’est justement alors qu’il exprime les plus magnifiques vérités. Mais qu’il veuille au contraire parler de quelque chose de précis, voilà tout aussitôt la langue malicieuse qui lui fait dire les pires absurdités, les bourdes les plus grotesques. Aussi est-ce bien de là que vient la haine que tant de gens sérieux ont du langage. Sa pétulance et son espièglerie, ils la remarquent ; mais ce qu’ils ne remarquent pas, c’est que le bavardage à bâtons rompus et son laisser-aller si dédaigné sont justement le côté infiniment sérieux de la langue […] » (Novalis, « Monologue », Œuvres complètes, p. 86) B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 62 B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 69 B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 62 « On peut, comme nous l’avons vu, accepter sans peine l’équivalence entre le “locutoire” ou “constatif” austinien et le “parler de” ou “apophantique” aristotélicien. Dans les deux cas, il y va d’un régime normal du discours, celui que la philosophie pense et pratique, lié au moins dans l’Antiquité à l’ontologie et à la phénoménologie, que l’on peut désigner par réduction comme “illusion descriptive” et qu’Austin considère d’emblée comme le seul auquel les philosophes ont prêté attention. Un normal statement est un logos apophantikos, un “énoncé propositionnel” : “le chat est sur le paillasson” vaut “la neige est blanche” ou “Socrate est mortel”. Tous deux disent quelque chose, legein ti pour Aristote et say something pour Austin, et même disent “quelque chose de quelque chose” (ti kata tinos, S est P). Ils ont dans les deux cas un rapport au meaning, au sêmainein, à la signification, c’est-à-dire généralement au sens et à la référence, et ils sont susceptibles de vérité et de fausseté, true/false, alêthes/pseudos. » (B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 99) Austin se félicite, à la fin de Quand dire, c’est faire, de s’être debarrassé du « fetiche vrai/faux » ; ce qui fait dire à Barbara Cassin qu’« Austin réveille la philosophie de son sommeil apophantique » (B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 93). John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970, trad. G. Lane, Paris : Seuil, 1970, p. 151‑152. Voir supra 2.1.2.2 § 9. Voir supra 2.2.1.1 § 4. « Si l’ontologie est rigoureuse, c’est-à-dire si elle ne constitue pas un objet d’exception par rapport à la législation qu’elle instaure, alors c’est un chef d’œuvre sophistique. » (B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 127). Pour la démonstration étendue, voir B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, « L’ontologie comme chef d’œuvre sophistique », p. 23‑65. B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 13 « Je propose de nommer logologie, d’un terme emprunté à Novalis, cette perception de l’ontologie comme discours, cette insistance sur l’autonomie performative du langage et sur l’effet-monde qu’il produit. » (B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 13) « La scène primitive Parménide / Gorgias, où l’on comprend la distinction entre discours fidèle et discours “faiseur”, ontologie et phénoménologie d’une part, logologie de l’autre – on la comprend en même temps qu’on acquiert le soupçon et les moyens de remettre en cause la distinction au profit d’une logologie genéralisée, c’est-à-dire de réévaluer l’ontologie comme discours qui fait, et même discours parfait, performance absolument réussie. » (B. Cassin, « Sophistique, performance, performatif », conférence du 25/11/2006, Société française de philosophie. Lien) « [La démonstration de Gorgias] tient au poème lui-même et s’effectue de par sa seule répétition, par sa prise au mot. Comme le constatera à son tour l’étranger du Sophiste à propos de l’interdit parménidéen, c’est en effet l’énoncé qui est à lui-même son propre démenti. Tout le travail de Gorgias consiste à rendre manifeste que le poème ontologique est déjà en soi un discours sophistique, et même, la philosophia perennis tout entière est là pour en témoigner, le plus efficace de tous les discours possibles. » (B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 28) Platon, Le Banquet, 205b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 139 B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 9 B. Cassin, « Sophistique, performance, performatif », conférence du 25 novembre 2006, op. cit. Lien , in . Voir supra 2.2.1.1 § 7. Voir l’entrée « super-poème » de notre glossaire. Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 61 Francis Ponge, « Berges de la Loire » [1941], La Rage de l’expression, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 338. Voir supra 1.2.3.2. Voir supra 1.1.2.1 § 4. Voir l’entrée « super-poème » de notre glossaire. Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France, 1970‑1971, Paris : Gallimard/Seuil, 2011, p. 61 B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 475 B. Cassin, Jacques le sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, Paris : (E)pel, 2012 B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 28 Voir supra 1.3.4.2 § 19. L’ôphelia est caractéristique du platonisme dans son caractère le plus religieux, celui qui passera dans le dogme chretien par Augustin notamment (via Cicéron) : pour Platon, prudence et tempérance sont les « biens divins » les plus grands (Lois, I, 631c-d, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 689). Les « vertus cardinales » chretiennes héritent de l’essentiel de la sophronsunê [σωφροσύνη : tempérance, continence] et de la phronêsis [φρόνησίς : prudence, pudeur] platoniciennes. On retrouve, dans la définition qu’Augustin donne de la prudence, le premier sens d’ôphelia (« secourable ») et dans son opposé l’axiologie platonicienne : la prudence « distingue avec sagacité ce qui lui est utile [adjuvatur] de ce qui est nuisible [impeditur]. » (Augustin, De moribus catholicae Ecclesiae, 15) Voir la comparaison d’Aristote entre les sophistes et les plantes (Métaphysique, Γ, 1006a, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 1786-1787 ; 1008b, p. 1791-1792). Platon, Lois, 4.716c, trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 776 Voir par exemple : H. Moysan-Lapointe, « La vérité chez Protagoras », Laval théologique et philosophique, 66(3), 529-45, 2010. DOI : 10.7202/045337ar C’est patent dans le Protagoras de Platon, où ôphelimos est le terme-rail de la discussion impulsée par celui-ci (333d-334b, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1457), quand khrêsimos est un terme-clé du mythe prométhéen raconté par le sophiste (321d-322b, p. 1447-1448). Hannah Arendt, The Human Condition [1958], Chicago & Londres : University of Chicago Press, 1998, p. 157‑158 « Pantôn khrêmatôn metron estin anthrôpos » (Diels-Kranz 1912, 80 B1) Khrêsimos est, chez Aristote, l’adjectif de la valeur d’usage et d’échange, d’un se servir qui s’oppose à la fois à la possession et à la mise à profit. (Les Politiques, Livre I, 9, 1257a, Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 2335-2336). Aristote définit encore les khrêmata comme « tout ce qui est mesuré par la monnaie » (Éthique à Eudème, Livre III, 4, 1231b-1232a, ibid., p. 2271). Dans ces pages, Cassin produit une lecture comparée du mythe prométhéen raconté par Protagoras dans le dialogue socratique éponyme, et de son « remake » par Ælius Aristide (sophiste « second », du 2e siècle après). Dans ce « remake », la nature même du don divin change (le feu devient logos), et son mode de distribution diffère au point d’ouvrir quelques remarques sur une conception anticumulative du discours, dont on tente de rendre compte dans ce qui suit. (B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 225‑236) B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 126. On se souvient ici de « l’addition d’axiomes » de Tarkos (supra 2.2.1.1 § 7). « La notion de khrêma est la notion économique-type : il n’y est fait état ni de qualification religieuse, ni d’efficacité spécifique ». (L. Gernet, Droit et institutions en Grèce antique, Paris : Flammarion, Champs, 1982, p. 113 et note 32 ; cité par B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 229) On retrouve l’idée chez Ésope : « Le logos [alt : le mythe] montre que la possession (ktesis) n’est rien si l’usage (khrêsis) ne l’accompagne. » (Ésope, « L’avare » (Φιλάργυρος), Æsiopi fabulæ, rec. E. Chambry, Paris : Les Belles Lettres, 1926, II, 345, p. 543, 12s ; cité par B. Cassin, L’effet sophistique (Paris : Gallimard, 1995), p. 230. Lien Voir supra 2.2.3.1 § 10. B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 231 On trouve d’ailleurs une critique de l’économie sophistique du discours comme économie dérégulée, désindexée de l’étalon or. « L’or, certes, n’est qu’une idole, mais indispensable à défaut d’universelle bonne foi. On commence à peine à convenir des ravages que peut causer, même aux économies les plus fortes, ce défi sophistique au bon sens et à l’honnêteté. » (Joseph Moreau, Platon devant les sophistes, Paris : Vrin-Reprise, 1987) B. Cassin, L’effet sophistique, Paris : Gallimard, 1995, p. 232 (plus un ajout tiré d’une version courte publiée dans la revue Les Nouvelles d’Archimède, Villeneuve-d’Ascq : Université des sciences et techniques de Lille, n°36, « La mesure », 2004) Voir supra 2.2.2.1 § 30. Nathalie Quintane, préface à . Italiques nôtres. Quintane fait probablement référence au texte intitulé « Manger », dans . B. Cassin, Quand dire, c’est vraiment faire, Paris : Fayard, 2018, p. 114 Prigent, interprétant le wozu hölderlinien dans le sens du warum métaphysicien. Voir supra trans. 1.1 > 1.2 : « Quand même ça, ça plutôt que rien ». En exergue à « Prigent/Bataille et la “génération de 90” » (dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017), Quintane rapporte cet échange entre Matisse et un admirateur : « – Maître, qu’est-ce que l’art ? – Vous n’auriez pas une question plus petite ? » « Il y a, depuis peu, un retour à une version plus pragmatique (voire pragmatiste) de la littérature – c’est-à-dire qu’on serait enfin passé, sur les textes, de la question “Comment c’est fait ?” à la question “Qu’est-ce qu’on peut en faire ?” En partant du “style insurrectionnel” (et donc de Guy Debord), on reviendra sur l’effectivité de ce changement (pour quel public est-il acté ? pour lequel ne l’est-il pas et pourquoi ?). Bref, il s’agira de reposer, pour aujourd’hui, la question de la valeur d’usage de la littérature et de la manière dont elle pourrait informer, ou déformer, le ton relativement homogène des proses militantes – et inversement. » (Texte de présentation d’une conférence donnée par Nathalie Quintane aux Beaux-Arts de Paris, dans le cadre du séminaire « Conséquences », le 21 juin 2017 ; source). « Cette question… Qu’est-ce qu’on peut en faire… elle aurait été pour ainsi dire sabordée par la question structurale “Comment est-ce que c’est fait”… la question du poéticien, qui l’aurait emporté dans les années 1970 – pense-t-on, aujourd’hui. Mais cette question-là : Comment est-ce que c’est fait ? n’est pas séparable de la question sociale et politique telle qu’elle se pose dans ces années-là, et même, elle ne peut être posée avec profit (comme elle l’a été dans les années 1970) qu’à condition d’être en instance de révolution : c’est ça qui donne toute légitimité pour “tuer l’auteur” comme l’ont fait Barthes, Foucault et le Blanchot des années 1968 à peu pres en même temps, pour considérer la littérature comme un texte anonymé infini, et opérer le partage entre style et écriture – le style, c’est ce qui ne surprend pas ; c’est ce qui ne fait pas événement ; c’est le statu quo. Comment est-ce que c’est fait ?, dans les années 1970, permet de continuer à demander Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Transportée dans les années 1980 et au-delà, Comment est-ce que c’est fait ? devient de la pure mécanique. C’est que le poéticien est arrimé à une époque historique donnée. Quand elle passe, il faut changer de question. » () Voir l’entrée « utilisateur » de notre glossaire. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VI, 1140a, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 2107. En 1697, le philosophe John Locke remit un rapport au Ministère du Commerce et des Colonies, qui devait répondre à la question « comment mettre les pauvres au travail, selon quelles méthodes et quels moyens ? ». Ce rapport a été publié par la suite sous le titre Que faire des pauvres ? (Paris : P.U.F., 2013). En 1729, Swift, auteur cher à Quintane, écrit l’Humble proposition pour éviter que les enfants des pauvres ne soient un fardeau pour leurs parents ou leur pays, et pour les rendre profitable au bien commun (A Modest Proposal For preventing the Children of Poor People From being a Burthen to Their Parents or Country, and For making them Beneficial to the Publick, 1729), un texte satirique dans lequel, traitant la progéniture des pauvres comme un « surplus », il leur conseille de la manger pour lutter contre la faim. Ce qu’on a pu appeler, à propos des événements discursifs de la récusation de la poésie, l’intimidation de la capacité de juger. Voir supra 1.1.2.1 § 3. « et nous tous / posant à nouveau la question volontariste / de la valeur d’usage de cette littérature / de ce que fait Proust / et de ce qu’il fait faire / ou ferait faire s’il n’était pas capturé par ces / pédants […] / le prophète / le poète / qu’ils sont sans doute / puisqu’ils veulent faire / ils ont cette obsession du faire / quoi qu’il en coûte / et par tous les moyens / ce “par tous les moyens” qui fut et demeure / depuis les guerres de Louis XIV au moins la / formule clé / du militaire français » (Nathalie Quintane, « Le dernier chorégraphe, vers et prose », ) Voir notre exergue en 2.3.3.2. Ce texte, lu sur le morceau du compositeur de musique électro-acoustique Bernard Parmegiani « Des mots et des sons » (1976), nous semble un excellent exemple de discours lénifiant – sur la musique dans l’original (nous avons systématiquement remplacé « musique » par « poésie » dans cet exergue). « La poésie n’est plus seule, […] l’agacement et la colère sont en train de se changer depuis quelques années en mouvement de fond, en mouvement d’opposition […] qu’est-ce qu’on nous entend ! Qu’est-ce qu’on les emmerde… à hauteur de 2500 gendarmes, des drones et des blindés dans le bocage, tout de même… Quel honneur ! Quelle reconnaissance ! […] C’est dans ce contexte que peuvent se comprendre le rôle et la place de la poésie : un usage concret, ordinaire et offensif des mots. » () Voir l’entrée « accomptabilité » de notre glossaire. Voir 2.2.1. « David Christoffel – Mais enfin, normalement, la poésie, ça fait passer des émotions, c’est fait pour partager des choses ? Christophe Tarkos – Bin, partager des choses : si on veut partager quelque chose et communiquer quelque chose, on n’a qu’à lire ! Il n’y a pas besoin de la poésie pour ça. La poésie, elle ne fait que brasser de l’air ; parce que si on a quelque chose à dire, il suffit de le dire. Et cette poésie-là, elle brasse de l’air, donc, sans émotion particulière, sans un état d’esprit particulier… » (, dans ; rappelons qu’il s’agit de la partie de l’entretien où Christoffel et Tarkos avaient convenu que seraient posées des « questions de mauvaise foi »). Voir 2.2.2. Voir 2.2.3. Voir 2.2.3.2. Voir l’entrée « logologie » de notre glossaire. « Je me souviens avoir littéralement recopie une Remarque dans Leibniz ! Je ne vous dirai pas laquelle… J’adore les exemples des philosophes, ces moments où ils se voient contraints d’imaginer ce que sentirait ou penserait un aveugle à qui on aurait coupé les bras et une jambe et qui aurait adopté un ­chien ! Tout l’appareillage conceptuel m’est pour ainsi dire incompréhensible – il faut, en tout cas, que je fasse beaucoup d’efforts pour le comprendre ; je n’ai pas la tête philosophique, et je suppose que c’est l’une des raisons pour lesquelles j’adhère à la formule d’Emmanuel Hocquard, lorsqu’il dit que l’anecdote est le commencement du concept – ce qui a l’avantage et l’inconvénient de verser l’anecdote du côté de la philosophie. » () C’est par cette formule que Barbara Cassin et Michel Narcy résument la loi établie par Aristote en Métaphysique, Γ (Voir La décision du sens (Paris : Vrin, 1989)). Voir supra 2.1.1.1 § 5. J. Lacan, Séminaire XXI, « Les non-dupes errent », séance du 9 avril 1974 « Cela fait longtemps que les hommes ont cessé de parler au nom de Dieu. […] Ce sont désormais les experts qui prennent la parole au nom des savoirs et des techniques qu’ils représentent. Mais parler au nom d’un savoir ou d’une compétence, ce n’est pas parler au nom de quelque chose. […] [N]ous pouvons bien nommer les choses, mais nous ne pouvons plus parler-au-nom-de. […] Au nom de qui ou de quoi et à qui ou à quoi [le poète] peut-il s’adresser ? […] Art, philosophie, poésie, religion ont été transformés en spectacles culturels et ont fini par perdre toute efficacité historique. Il s’agit de noms dont on parle, mais pas de paroles proférées-au-nom-de. […] Et c’est cette absence de nom qui fait qu’il est bien difficile à qui aurait quelque chose à dire de prendre la parole. […] Qui finirait par trouver le courage de parler, sait qu’il parlerait — ou, éventuellement, qu’il se tairait —au nom d’un nom qui manque. Si le nom était le nom du langage, il parle maintenant dans un langage qui n’a plus de nom. Et seul celui qui s’est tu longtemps dans le nom peut parler dans le sans-nom, dans le sans-loi, dans le sans-peuple. Anonymement, anarchiquement, aprosodiquement. Il est le seul à avoir accès à la politique, à la poésie qui vient. » (G. Agamben, Le feu et le récit [Il fuoco e il racconto, 2014], trad. Martin Rueff, Paris : Payot & Rivages, 2015, montage des pages 75‑83) Voir par exemple J-M. Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 339. Nathalie Quintane, préface à Voir notre glossaire, entrée « célébration / récusation ». « Je n’aime pas la poésie. La poésie n’est pas “aimable”. Elle est seulement : une Nécessité. […] Autrement : à côté de la poésie, malgré elle, il y a le “besoin” de poésie, un “besoin si mal expliqué par la recherche contemporaine qui, dans le poème, perçoit le texte, et sait analyser dans ce texte nombre d’effets et de formes, mais ne se demande guère pourquoi Hölderlin, ou Rimbaud, ou Mallarmé ont tout sacrifié de l’existence ordinaire pour simplement l’aventure des quelques pages qui nous restent”. » (Jean-Marie Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », A Noir [1992], republié dans Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 339 ; la longue citation qui clôt la phrase est d’Yves Bonnefoy, « Poésie et liberté » (1989), Entretiens sur la poésie, Paris : Mercure de France, 1990, p. 309). L’anthropologue Éric Chauvier emploie cette expression à propos du syntagme « le fait religieux » dont il constate, à l’occasion d’un forum social, qu’il confisque les termes d’un débat sur la laïcité. Les praticiens (professeurs, travailleurs sociaux) invités à témoigner de leur expérience se voient sans cesse repris par le chercheur qui patronne les débats : vous voulez probablement parler du « fait religieux ». Cette intimidation produit ses effets : bientôt tous les participants saturent leurs interventions de ce syntagme qui, pour avoir une forme scientifique, n’a reçu aucune définition. (É. Chauvier, « Participer à un forum social », Les mots sans les choses, Paris : Allia, 2014, p. 23‑25) « [P]ourquoi ne pas admettre l’existence, sinon d’une “modernité” négative, du moins d’une dimension apophatique du fait poétique. » (Jean-Marie Gleize, « Ce qui se passe est sans nom », Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 343). Il est difficile de donner un sens précis à cette expression ; tout juste peut-on noter que « fait poétique » renvoie à la fois au « fait accompli » (évidence indéniable) et au « fait social » (concept de la sociologie empirique de Durkheim). Le « fait social » durkheimien est défini comme une « manière de faire […] ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel ». Parler de « fait poétique », c’est donc appuyer l’idée que « la poésie » est quelque chose de plus que la somme de ses manifestations historiques. L’idée a à voir avec ce qui nous occupera dans le chapitre qui vient, la dimension éthique de l’existence poétique comme « habitation ». Sur la notion de « fait poétique » et cette dimension éthique, voir J.-C. Pinson, Sentimentale et naïve. Nouveaux essais sur la poésie contemporaine, Seyssel : Champ Vallon, 2002. Par exemple, p. 12 : « Étrange fait en vérité, si l’on admet qu’il ne se réduit ni à la positivité d’un fait sociologique ni même à celle d’un fait purement linguistique, relevant de la seule analyse “textuelle” […]. Autant que celui d’une volonté libre, il est un fait qui d’abord fait question, pointant en nous cet “intérêt” inassignable qu’est le désir infini de poésie et conduisant à poser la question métaphysique de la littéraire (de la poésie), en ses deux versants, théorique et pratique : “pourquoi de la poésie plutôt que rien” ?, “à quoi bon la poésie” ? » ; p. 24 : « Le fait poétique est aussi fait “poéthique” ». ; p. 25 : « Non seulement il y a, toujours et encore, de la poésie et le fait de la poésie, mais il y aussi la Poésie, la demande exigeante que nourrit sa grande Idée : celle que puisse n’être pas tout à fait illusoire et vain le désir d’une habitation de la terre et du monde qui soit séjour plus “authentique”. » L’expression, fréquente dans une certaine tradition philosophique sensible aux thèmes chretiens (Weil, Ricœur), est présente chez Bonnefoy (voir par exemple « Jean-Pierre Vernant et la poésie », Le Genre humain, vol. 53, n°2, 2012, p. 99‑110). Les guillemets de ce paragraphe, sauf indication contraire, renvoient à l’extrait d’un entretien d’Yves Bonnefoy avec Alain Veinstein (« Du jour au lendemain », France Culture, 25/06/2013) dont voici la transcription : « – Y. B. : La fonction de la poésie me paraît tout simplement de rendre aux mots leur(s) capacité(s) désignative(s) qu’ils n’ont plus dans la langue du concept, dans la langue du discours. – A. V. : La langue abstraite… […] – Y. B. : La pensée conceptuelle nous prive de la possession de ce lieu [le monde comme lieu habité, ndr] car elle remplace les choses de notre monde proche par des figures qui sont des abstractions. Et, dans ces conditions, nous sommes séparés les uns des autres par notre intellect ordinaire, et la poésie est là pour reformer cette unité du moi et de l’autre qui se perd. […] C’est cela, tout simplement, que l’on doit faire ; il ne s’agit donc pas de dire quelque chose, il s’agit d’instaurer une parole plus immédiatement partageable et plus immédiatement désignatrice des choses dont nous avons besoin les uns et les autres. […] La masse des mots qui sont autour de nous, à nous submerger, c’est celle des mots conceptualisés, des mots qui sont représentation(s) de figures et les mots vivants sont noyés, en fait, sous cette masse. Il s’agit de les faire reparaître et pour cela la parole poétique est fondatrice car, par le rythme, par les rythmes qui montent du corps, elle bouscule les enchaînements conceptuels. » Citons Jean-Paul Michel (entretien avec A. Veinstein, « Du jour au lendemain », France Culture, 13/12/2013) : « Le sursaut de la vie, ce n’est pas du savoir, c’est quelque chose qui se produit comme la vie elle-même dans un champ qui demeure profondément cerné par le mystère et l’ignorance. La poésie est certainement de l’ordre de ce mouvement de vie qui tente d’opposer un certain refus à l’inexistence et à ce qui amoindrirait le fait de l’être, le fait d’une existence humaine véritable, soucieuse d’explorer les potentialités qui sont celles de cette vie, qui est la nôtre, et qui est quand même d’une richesse si grande, que l’on a quelque difficulté à en proposer un inventaire convaincant. […] On peut avoir peut-être, quand on est très jeune, la naïveté intellectuelle qu’avec quelques mots on parviendra à rendre raison de l’énormité du fait de ce qui est. Mais quand on s’est épuisé à tenter de connaître en étudiant de très près tous ceux qui se sont engagés sur ces chemins d’un savoir (les philosophes, les linguistes, les anthropologues, les linguistes, des auteurs de toute venue), on découvre que les jeux du langage produisent des effets de langage à l’infini et lorsqu’on se trouve pris dans les rets de tous ces signes, quelque chose qui procède d’un autre registre apparaît avec évidence, c’est que ces sujets parlants que nous sommes sont loin d’épuiser par leurs discours et les enchaînements de figures qu’ils chassent les uns et les autres devant eux sans fin, nous sommes très loin d’épuiser ce qu’est l’expérience de l’existence. Si bien que quand nous essayons de trouver un seul mot pour la résumer, ce sont des mots comme cela : cet éblouissement d’être, cette évidence d’être, cet incompréhensible touchant, poignant, émouvant extrêmement, qui est le fait même de l’existence dans ce qu’elle a de plus réel, et qui nous laisse tout à fait conscient du peu de nos savoirs au regard de tant de réalité. […] La poésie n’est jamais que le témoin émerveillé de cette réalité. »
Saint-John Perse, « Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 », Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 444‑445 Paul Valéry, « Questions de poésie », Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1283 Signalons deux synthèses, aux programmes et conclusions presque opposés, et qui toutes deux ont fait date : celle de Karl Löwith (Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire [Weltgeschichte und Heilgeschehen, 1953], trad. M.-C. Challiol-Gillet, S. Hurstel, J.-F. Kervégan, Paris : Gallimard, 2002), et celle de Hans Blumenberg, dans la première partie de La Légitimité des Temps modernes [Die Legitimität der Neuzeit, 1966] (trad. M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, collab. M. Dautrey, Paris : Gallimard, 1999). C’est le fameux « théorème de sécularisation » de Carl Schmitt (« Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés. », Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris : Gallimard, « nrf », 1988, p. 46) critiqué par Hans Blumenberg au premier chapitre de La légitimité des Temps Modernes (op. cit.). Pour Agamben, qui lui oppose la « profanation » (Profanations [Profanazioni, Rome : Nottetempo, 2005], trad. M. Rueff, Paris : Payot & Rivages, 2006), la sécularisation est « une forme de refoulement qui laisse intactes les forces qu’elle se limite de déplacer d’un lieu à un autre […] ; elle se contente de transformer la monarchie céleste en monarchie terrestre. » (p. 96) Voir par exemple F. Schiller, Über die naive und sentimentalische Dichtung [1796] (même si la thèse du « naïf » n’entraîne pas une attitude de pur regret) et C. G. Jochmann, Die Rückschritte der poésie [1828] (Hambourg : Meiner Verlag, 1982 ; une traduction française de certains passages figurent à la suite d’un article de W. Benjamin, Œuvres, t. 3, trad. Rainer Rochlitz, Paris : Gallimard, 2000, p. 391), lequel doit beaucoup à la conception vicoïenne de l’histoire. L’expression « aliénation linguistique » et le motif de la « privation conceptuelle » nous viennent d’Yves Bonnefoy : « Cette impression de participer à une réalité soudain plus immédiate et pourtant aussi plus une et plus intérieure à notre être, c’est ce que j’ai coutume de désigner par les mots de présence, de sentiment de présence. Et le fait que cette participation si spontanée à certains instants nous soit refusée d’ordinaire, c’est ce que j’appellerai l’aliénation linguistique. Le langage nous a privé d’un bien que nous pressentons encore, mais sans pouvoir désormais le faire nôtre. » (« Poésie et liberté », Entretiens sur la poésie, Paris : Mercure de France, 1990, p. 310) À propos de « l’expropriation », le même : « La poésie […], c’est ce qui reprend à la religion son bien, lequel est une expérience de présence, dans la rencontre de ce qui est, que les croyances, les dogmes, nous dérobent, mais pour aussitôt l’affaiblir. Elle entend dissiper les mythes. » (Y. Bonnefoy, entretien avec S. Barsacq et J. Schwarz, « La poésie, c’est ce qui reprend à la religion son bien », Le Monde des religions, 30/12/2011). Voir notre glossaire, entrée « alogon ». « Le désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) est une expression de Max Weber, mais sa signification contemporaine, métaphysiquement lestée, est liée au livre éponyme de Marcel Gauchet, paru en 1985 (Paris : Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines »). Voir également O. Marquard, Des difficultés avec la philosophie de l’histoire, Paris : Maison des sciences de l’homme, 2002. Nous reprenons cette expression, comme le titre de cette introduction, à Pascal Sanchez, chez qui elle désigne la thèse commune à plusieurs réflexions anthropologiques sur la rationalité primitive. (P. Sanchez, La rationalité des croyances magiques, « La nostalgie du sacré », Paris : Pocket, 2017, p. 256‑277) Voir Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation, Paris : Vrin, 2012, p. 70 sq. « Voici la vérité ! à genoux ! » (K. Marx, lettre à Arnold Ruge, septembre 1843, « Ein Briefwechsel von 1843 », Deutsch-Französische Jahrbücher, Paris : Bureau der Jahrbücher, 1844,, p. 17–40 (p. 39 pour le passage cité)) « Die Philosophie hat sich verweltlicht, und der schlagendste Beweis dafür ist, daß das philosophische Bewußtsein selbst in die Qual des Kampfes nicht nur äußerlich, sondern auch innerlich hineingezogen ist. » (K. Marx, lettre à Arnold Ruge, septembre 1843, « Ein Briefwechsel von 1843 », Deutsch-Französische Jahrbücher, Paris : Bureau der Jahrbücher, 1844,, p. 37) K. Marx, lettre à Arnold Ruge, septembre 1843, « Ein Briefwechsel von 1843 », Deutsch-Französische Jahrbücher, Paris : Bureau der Jahrbücher, 1844,, p. 37 « Die selbständige Philosophie verliert mit der Darstellung der Wirklichkeit ihr Existenzmedium. » (F. Engels, K. Marx, Die deutsche Ideologie, Ditzingen : Reclam, 2018, p. 22)  ; . Voir supra 2.0 : « De-spécialiser tout », infra 2.3 & 2.3.4.1 § 11) Voir supra 1.3.1.1 § 14. Voir notre glossaire, entrée « lieu sûr (du discours) ». J. C. Pinson, Habiter en poète, Seyssel : Champ Vallon, 2001, p. 47. L’expression s’appuie sur une citation de M.  Deguy : « Le poète est quelqu’un qui cherche un remploi aux grands theologèmes qui firent et furent nos grandes creances, errantes maintenant comme des morts sans sépulture, inapaisés, inapaisant. » (« Comme si…comme ça…», Revue des deux mondes, « Les Chemins de la poésie », Paris : Société de la Revue des deux mondes, nov. 1993, p. 85) À ce sujet, voir Catherine Malabou, L’avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Vrin, Paris : 1996, p. 129‑144 « Isolé de ses usages pratiques, le langage peut recevoir diverses valeurs somptuaires que l’on nomme philosophie, ou poésie, ou autrement. Il ne s’agit plus que d’exciter le besoin de ces emplois. » (Paul Valéry, « Mallarmé », dans Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 709) Sur la distinction heideggerienne entre gebrauchen (usage-sublimation) et verbrauchen (usage-consommation), voir supra 2.1.1.2 § 6. Notons que la distinction se fonde sur une comparaison avec le peintre (qui transforme la couleur-materiau – Farbstoff – en couleur-nuance – Farbe), comme celle de Novalis : « De même que le peintre voit les objets visibles avec de tout autres yeux que l’homme commun, pareillement le poète expérimente les événements du monde extérieur et intérieur d’une tout autre façon que l’homme commun. » (Novalis, Le monde doit être romantisé, Paris : Allia, 2002, p. 89). Sur l’actualité du thème du « tout entier le contraire », et la distinction entre les notions juridiques de nature et de destination, voir supra 2.2.3. Paul Valéry, « Questions de poésie », Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1282 William Marx, « “État poétique” contre poésie : une crise de définition », dans Fabula-LhT, n°18 : « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », dir.  N. Cohen et A. Reverseau, Fabula-LhT, n°18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017. Lien « Il nous importe d’opposer aussi nettement que possible l’émotion poétique à l’émotion ordinaire. » (Paul Valéry, « Propos sur la poésie » [1924], dans Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1363 Ibid. W. Benjamin, « Le conteur » [1936], Œuvres, t. 3, trad. Rainer Rochlitz, Paris : Gallimard, 2000, p. 114 sq. Paul Valéry, « Nécessité de la poésie » [1937], dans Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1387 Voir l’entrée « alogon » de notre glossaire. « J’ai dit : sensation d’univers. J’ai voulu dire que l’état ou émotion poétique me semble consister dans une perception naissante, dans une tendance à percevoir un monde, ou système complet de rapports, dans lequel les êtres, les choses, les événements et les actes, s’ils ressemblent, chacun à chacun, à ceux qui peuplent et composent le monde sensible, le monde immédiat duquel ils sont empruntés, sont, d’autre part, dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste, avec les modes et les lois de notre sensibilité générale. » (Paul Valéry, « Propos sur la poésie » [1924], dans Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1363) « Il me semble qu’on a là exactement ce qu’annonçait Paul Valéry : la création de l’état poétique par d’autres moyens que la poésie. La théorie littéraire, dont il fut l’un des initiateurs, a produit une sorte de naturalisation de l’expérience poétique, considérée désormais non plus comme un fait de langage, lié à l’emploi de certaines formes prescrites par la tradition et par l’usage, mais comme un état existentiel fondamental, généralisable à toutes sortes de situations. Puisque les mots sont devenus suspects, et suspects d’insincérité, retrouver la poésie ailleurs que dans la poésie demeure la seule solution : le poétique est valorisé, quand la poésie l’est beaucoup moins. » (William Marx, « “État poétique” contre poésie : une crise de définition », dans Fabula-LhT, n°18 : « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », dir.  N. Cohen et A. Reverseau, Fabula-LhT, n°18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017. Lien) L’expression est de Pascal Sanchez (La rationalité des croyances magiques, « La nostalgie du sacré », Paris : Pocket, 2017, p. 259) à propos de Michel Leiris, « Encens pour Berhane » (Miroir de l’Afrique, Paris : Quarto, Gallimard, 1995, p. 1067). « Nous pouvons définir en effet le poétique, en ceci l’analogue du mystique de Cassirer, du primitif de Levy-Bruhl, du puéril de Piaget par un rapport de participation du sujet à l’objet. » (Georges Bataille, La littérature et le Mal, Paris : Gallimard, 1957 [2016], p. 35) « …le poème de la finitude moderne qui tâtonne à la recherche du sacre dans un monde qui en a perdu l’idée mais en conserve le désir » (Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu [1992], Paris : Gallimard, « poésie », 2011, quatrième de couverture) « Avant, les mots, les mots de tous les jours s’articulaient à la Présence divine, dans la grande chaîne de l’être, par la voie de choses du monde chargées d’un sens symbolique, reliées par le réseau des correspondances. » (Y. Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris : Mercure de France, 1990, p. 207) « Aussi peu le poème aura-t-il réussi à être le dévoilement de la Présence, autant il a été en son commencement, et demeure – c’est là sa qualité négative, mais qu’il ne faut pas méconnaître – le dégel des mots, la dispersion des notions qui figent le monde, en bref un état naissant de la plénitude impossible : et s’il ne peut s’y tenir, il en dit au moins l’espérance. » (Y. Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris : Mercure de France, 1990, p. 216) Voir par exemple Jean-Christophe Bailly, « Un chant est-il encore possible ? », dans L’élargissement du poème, Paris : Bourgois, « Detroit », 2015, p. 58 : « Le poème expose l’intégralité de la langue où il s’écrit. […] Le poème est la voix du langage. […] Par contre, et pour toutes ces raisons, le poème est ce qu’il y a de plus facile à citer. La citation, envers le poème, se comporte comme éclat. » « Cette conscience nouvelle du moi affecte tout le domaine de la culture ; c’est elle qui informe la distinction entre naïveté et sentiment chez Schiller, et son acquisition est comme un nouveau péché originel qui interdit la naïveté, c’est-à-dire une perception du monde non viciée par la conscience de ses procédés. Friedrich Schlegel, se fondant sur la distinction de Schiller, fait correspondre à celle-ci l’opposition entre classicisme et romantisme, la poésie classique étant “naïve”, la poésie romantique “sentimentale”. Le sentiment, lui, caractérise un état de la perception où le sujet se voit percevoir le monde, puis se voit voir percevoir, et ainsi de suite, en abîme. » (Henri Zerner, « Romantisme », Encyclopædia Universalis ; en ligne : universalis.fr/encyclopedie/romantisme) Voir cette introduction à un état des usages des termes « poésie » et « poétique » : N. Cohen et A. Reverseau, « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », Fabula-LhT, n°18, op. cit. « Interroge-toi bien, lorsque dégoûté des artifices et des abus de la société tu te sens, dans ta solitude, attiré par la nature inanimée : est-ce que ce sont leurs brigandages, leur importunité, leur désagrément, ou bien est-ce leur anarchie morale, leur arbitraire, leurs désordres qui te répugnent en eux ? Dans les premiers, ton courage doit se plonger avec joie et ta récompense doit être la liberté même que tu en tires. Certes, tu peux toujours te fixer le bonheur naturel comme horizon lointain, mais vise seulement le bonheur dont tu es digne. […] Veille à agir proprement dans cette flétrissure, librement dans ce servage, régulièrement dans ces caprices, légalement dans cette anarchie. Ne crains pas les désordres hors de toi, mais les désordres en toi ; vise à l’unité, mais ne la cherche pas dans l’uniformité ; vise à la tranquillité dans l’équilibre et non en suspendant toute action. Cette nature, que tu envies à ce qui est dépourvu de raison, ne mérite pas qu’on l’estime ni qu’on la désire. Elle est derrière toi, elle doit y rester. » (F. Schiller, De la poésie naïve et sentimentale [Über die naive und sentimentalische Dichtung, 1796], trad. Sylvain Fort, Paris : L’Arche, 2002, p. 24‑25) « J’ai eu une passion, très tôt, dès la classe de seconde au lycée, pour les fragments, le romantisme allemand – Novalis etc., mais aussi Lautréamont, Ducasse, Une Saison en Enfer de Rimbaud : une passion pour ceux qui mélangeaient tout — essai, autobiographie, poésie… J’ai toujours eu ces textes en tête, ce sont eux qui ont déclenché quelque chose. » () « Une masse de poésie est normalement conservée dans le monde. Mais il n’y a nulle part les endroits, les moments, les gens pour la revivre, se la communiquer, en faire usage. Étant admis que ceci ne peut jamais être que sur le mode du détournement ; parce que la compréhension de la poésie ancienne a changé par perte aussi bien que par acquisition de connaissances ; et parce que dans chaque moment où la poésie ancienne peut être effectivement retrouvée, sa mise en présence avec des événements particuliers lui confère un sens largement nouveau. Mais surtout, une situation où la poésie est possible ne saurait restaurer aucun échec poétique du passé (cet échec étant ce qui reste, inversé, dans l’histoire de la poésie, comme succès et monument poétique). Elle va naturellement vers la communication, et les chances de souveraineté, de sa propre poésie. » (« All the king’s men », Internationale Situationniste, n°8, 1963, reproduit dans Internationale Situationniste, éd. P. Mosconi, Paris : Librairie A. Fayard, 1997, p. 325 sq. Lien) « La poésie n’est rien quand elle est citée, elle ne peut être que détournée, remise en jeu. » (Ibid.) Denis Roche, « Leçons sur la vacance poétique », La poésie est inadmissible, Paris : Seuil, 1995, p. 285 Ibid., p. 285‑286 « Ce goût pour le montage me vient, je pense, à la fois des films et du romantisme allemand aussi bien que d’un certain romantisme français tardif – Nerval, Lautréamont, Rimbaud. » () Voir infra 2.3.1. Voir infra 2.3.2. Voir infra 2.3.3.1. Distinction, mentionnée à plusieurs reprises par Quintane (, ), qu’elle fait remonter à Walter Benjamin, et dont nous verrons qu’elle lui vient probablement du corpus pragmatiste. Voir infra 2.3.3.1 § 18 & 2.3.3.2. Voir notamment le paragraphe § 11 des Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes jusque-là n’ont fait qu’interpréter [interpretiert] diversement le monde ; il s’agirait de le changer [verändern]. » (K. Marx, Thesen über Feuerbach[1845], Marx-Engels Werke, t. 3, Berlin : Dietz Verlag, 1969, p. 5 sq.) Francis Ponge, « Lettre à G. Audisio » [1941], OC, t. 1, op. cit., p. 411 Denis Roche, « Avant-garde ? Denis Roche, énergumène », entretien avec Denis Fernandez-Recatala, Révolution, n°97, (8‑14/01/1982), p. 35‑37 Cité par Henriette Levillain, qui précise : « Allocution prononcée par le Premier ministre, le 12 juin 1979, à l’occasion de l’inauguration d’une plaque apposée 10 Avenue Camoens, lieu de la dernière résidence parisienne d’Alexis Léger avant son départ en mai 1940 pour les États-Unis où il choisit de demeurer « exilé » jusqu’en 1958 (Document de la Fondation Saint-John Perse, Aix-en-Provence). » (« Une affirmation à l’épreuve : “Et c’est assez pour le poète d’être la mauvaise conscience de son temps” », Saint-John Perse (1945‑1975) : une poétique pour l’âge nucléaire, Actes du colloque de Paris-Sorbonne des 23‑24 janvier 2004, Pairs : Klincksieck, éd. H. Levillain et M. Sacotte, 2005, p. 257‑270). . Voir infra 2.3.1.1. D. de Villepin, Éloge des voleurs de feu, Paris : Gallimard, 2003, p. 768 Voir supra 1.3. « Chaque mot poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de Pandore d’où s’envolent toutes les virtualités du langage ; il est donc produit et consommé avec une curiosité particulière, une sorte de gourmandise sacrée. Cette Faim du Mot, commune à toute la poésie moderne, fait de la parole poétique une parole terrible et inhumaine. Elle institue un discours plein de trous et plein de lumières, plein d’absences et de signes surnourrissants, sans prévision ni permanence d’intention et par là si opposé à la fonction sociale du langage, que le simple recours à une parole discontinue ouvre la voie de toutes les Surnatures. » (Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture [1953], dans Œuvres complètes, t. 1, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 200) R.R. 53, « Le beau papier » « Remarques est sorti dans une édition un peu luxe. Le plus poétique, c’était le papier. Le papier l’emporte. Ce qu’on achète, c’est le papier. » (). Voir supra 1.2.3.1 § 8. Sur ce que nous avons identifié comme l’archaïsme de nombreux propos modernes sur la poésie, voir supra 2.1.1.1, et l’entrée « archaïsme » de notre glossaire. « Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lie, malgré lui, à l’événement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ? » (Saint-John Perse, « Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 », Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 446) R. Meltz, « Saint-John Perse, un diplomate comme un autre ? », Histoire, économie & société, 2007/4 (26e année), p. 99‑120. DOI : 10.3917/hes.074.0099 J. Chirac, extrait de l’allocution citée supra. Rapporté par Jean-Louis Debré dans Le monde selon Chirac : Convictions, réflexions, traits d’humour et portraits, Paris : Tallandier, 2015, p. 110-111 Voir cette remarque de Nathalie Quintane, , à partir d’une image de Cocteau : « Qu’est-ce que c’est que “la fourrure de petit gris”, sinon l’idée qu’on se fait de la poésie ? ». Olivier Quintyn, « La valeur somptuaire de l’art », L’art et l’argent, Paris : éditions Amsterdam, 2017, p. 82 Voir Nathalie Quintane, « Parler d’art en plein tournant mécénal », L’art et l’argent, Paris : éditions Amsterdam, 2017, p. 125. Nathalie Quintane, « La Sénéchale », Vacarme, n° 52, 2010 (lien) Par exemple, les « duchesses » télévisuelles évoquée dans Ultra-Proust (« Pour un O. O. P., Oubli Obligatoire de Proust, pendant un demi-siècle », ) Nathalie Quintane, « La Sénéchale », Vacarme, n° 52, 2010 (lien) « Le jeune Marx préconisant, d’après l’usage systématique qu’en avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l’emploi le plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la philosophie de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c’est-à-dire transformées en mensonges. » (G. Debord, La société du spectacle, § 206) Voir . Ibid., 110 Ibid., 42 Ibid., 133 . Signalons que Stéphane Bérard, le troisième R.R.riste, a « actualisé », dans une « traduction » du français au français, les Memoires de De Gaulle, en réaction a sa programmation au bac L en 2010‑2011. La première phrase de ces Mémoires constitue un mindfuck pour Quintane : « La France vient du fond des âges ». Bérard traduit : « Le pays arrive de l’ancien temps en gigotant et apparemment, ça risque de continuer ». (S. Bérard, Charles de Gaulle. Mémoires d’espoir (Le Renouveau 1958‑1962), Paris : Questions Théoriques, 2011) Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 310. Quintane, comme dans la citation supra sur les « langues qui se donnent à elles-mêmes comme spectacle », fait probablement référence à ce passage de Kant : « Le spectacle de l’océan ne doit pas être vu comme nous le pensons, l’enrichissant de toute sorte de connaissances […] ; mais il faut parvenir à voir l’océan seulement, comme le font les poètes, selon le spectacle qu’il donne à l’œil. » (Critique de la faculté de juger, « Remarque générale », trad. A. Philonenko, Paris : Vrin, 2000, p. 154) Nathalie Quintane, « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. B. Gorrillot et F. Thumerel, Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 311 Ibid. Notons que la resacralisation en poésie procède de manière strictement inverse à ce passage de l’article défini à l’article indéfini. Ainsi Yves Bonnefoy : « [J]’entre un jour dans une maison en ruine et vois soudain, sur le mur, une salamandre. […] Plusieurs chemins se sont ouverts à moi. Je puis analyser ce que m’apporte ma perception, et ainsi, profitant de l’expérience des autres êtres, séparer en esprit cette petite vie des autres données au monde, et la classer, comme ferait le mot de la prose, et me dire : “Une salamandre”. […] Je puis garder les yeux sur la salamandre, m’attacher aux détails qui m’avaient suffi pour la reconnaître, croire continuer l’analyse qui en fait de plus en plus une salamandre, c’est-à-dire un objet de science. […] Qu’est-ce qu’une salamandre ? Pourquoi cette salamandre plutôt que l’âtre ou l’hirondelle ou les crevasses du mur ? D’où ce qui est là, devant moi ? Mais je viens à découvrir l’angoissante tautologie des langues, dont les mots ne disent qu’eux-mêmes, sans prise vraie sur les choses – qui peuvent donc se détacher d’eux, s’absenter. J’appellerai mauvaise présence ce mutisme latent du monde. Car voici la troisième voie : […] loin d’avoir à être expliquée par d’autres aspects du réel, c’est elle, présente ici comme le cœur doucement battant de la terre, qui se fait l’origine de ce qui est. Disons – bien que cette expérience soit peu dicible – qu’elle s’est dévoilée, devenue ou redevenue la salamandre – ainsi dit-on la fée – dans un acte pur d’exister où son “essence” est comprise. […] J’appellerai cette unité rétablie, ou tout au moins qui affleure, la présence. […] Voici ce qui, je crois, commence la poésie. […] Que je dise “le feu” (oui, je change d’exemple, et cela déjà signifie) et, poétiquement, ce que ce mot évoque pour moi, ce n’est pas seulement le feu dans sa nature de feu – ce que, du feu, peut proposer son concept : c’est la présence du feu, dans l’horizon de ma vie, et non certes comme un objet, analysable et utilisable (et, par conséquent, fini, remplaçable), mais comme un dieu actif, doué de pouvoirs. » (Y. Bonnefoy, « La poésie française et le principe d’identité », dans L’improbable et autres essais, Paris : Mercure de France, 1980, p. 246-249) Jean-Marie Gleize, « Pour des objets spécifiques », Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 500 , 51 Ibid. Nathalie Quintane, Martin Rueff, « La non-poésie des non-poètes : retour aval », dans L’Inquiétude de l’esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise, Paris : éditions nouvelles Cécile Defaut, 2014, p. 153, cité par Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », art. cit. Sur l’intimidation de la capacité de juger, voir supra 1.1.2.1. §3. J. Butler, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, trad. C. Nordmann & J. Vidal, Paris : Amsterdam, 2004 Speech as conduct est l’expression d’une limite à la liberté d’expression : lorsqu’un discours devient un acte, il n’est plus protégé par le first Amendment, et son auteur est justiciable au titre de la commission d’un crime ou délit. F. Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft [Le Gai Savoir], § 299, dans Kritische Studienausgabe, éd. G. Colli & M. Montinari, Berlin – Munich : Deutscher Taschenbuch Verlag – de Gruyter, 1999, p. 538 ; cité régulièrement par J.-C. Pinson sous la forme : « Poète de sa propre existence ». J.-C. Pinson, Poéthique. Une autothéorie, Seyssel : Champ Vallon, 2013, p. 41. J.-C. Pinson, Poéthique. Une autothéorie, Seyssel : Champ Vallon, 2013, p. 37 « La poésie ne signifie rien d’autre que l’élaboration de conduites absolument neuves, et les moyens de s’y passionner » (Internationale Lettriste, « Réponse à une enquête du groupe surréaliste belge : quel sens donnez-vous au mot poésie ? », Potlatch, n°5, 20 juillet 1954, p. 41) « La construction des situations est à la fois le but suprême et la première maquette d’une société où domineront des conduites libres et expérimentales. » (« L’avant-garde de la présence », Internationale Situationniste, n°8, op. cit., p. 21) « Ce qui est appelé ici aventure poétique est difficile, dangereux, et en tout cas, jamais garanti (en fait, il s’agit de la somme des conduites presque impossibles dans une époque). » (« All the king’s men », Internationale Situationniste, n°8, 1963, reproduit dans Internationale Situationniste, op. cit., p. 325 sq.) Les Situationnistes « réalisent » la menace surréaliste (« poésie au besoin sans poèmes ») en proclamant la « poésie nécessairement sans poèmes ». (« All the king’s men », Internationale Situationniste, n°8, op. cit., p. 31) Ibid. « La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elle n’est pas seulement destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, philosophie et rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, la société et la vie poétiques, poétiser le Witz, remplir et saturer les formes de l’art de toute espèce de substances natives de culture, et les animer des pulsations de l’humour. » (F. Schlegel, « Athenäumsfragmente », Fragmente der Frühromantik, éd. F. Strack & M. Eicheldinger, Berlin/Boston : De Gruyter, 2011, fr. 116, p. 33 ; la traduction citée ici est celle de Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Paris : Seuil, 1978, p. 112) Autant d’expressions qui saturent l’Internationale Situationniste (janvier 1963), dont le numéro 8 et son texte emblematique sur la poésie (« All the king’s men »). L’intégrale des numéros de l’I.S. est consultable . « On peut concevoir une “époque” où les arts spécialisés et faits exprès seraient abolis et remplacés par des activités ordinaires. Et en somme par l’art de vivre. […] Nos arts spéciaux seraient des étapes. » (Paul Valéry, Cahiers, t. 2, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 938). Voir note précédente. Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je ne sais quoi de “poétique”: questions d’usages », Fabula-LhT, n°18, op. cit. Christophe Tarkos, « réeli0.WRI », novembre 1994, Voir les remarques sur le « oui » initial, , in . Voir supra 2.1. Introduction, § 3. Le traité de la théologie Mystique du Pseudo-Denys l’Aréopagite oppose la voie cataphatique (affirmative) à la voie apophatique (négative), que la théologie mystique conjugue. La voie apophatique est parfois appelée voie aphairétique (abstractive ; αφαιρειν : retrancher, retirer), parce que l’auteur la compare à la procédure du sculpteur qui « façonne de la matière brute en une noble image, enlève les parties extérieures qui dérobaient la vue des formes internes, et dégage la beauté latente par le seul fait de ce retranchement ». La théologie négative, tendanciellement, « retranche tout [ce qu’on peut dire du divin], pour [le] connaître à découvert ». (Saint Denys l’Aréopagite [Pseudo-Denys], Œuvres, trad. G. Darboy, Paris : Sagnier et Bray, 1845, p. 465‑477) Voir notre glossaire, entrée « apophatique / cataphatique ». « Réeli0.WRI », novembre 1994, Sur la bistabilité rhétorique d’R.R., voir supra 1.1.3.1 § 6. Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans Ibid., 40 Christophe Tarkos, « CourWRI », lettre à Stéphane Bérard, 25 mars 1993, cité par Philippe Castellin, « Christophe Tarkos. “Poète de la lecture” », dans . Voir supra 1. Conclusion : La question si la poésie. Le point culminant, l’aberration superbe, de cette tendance des Histoires Naturelles – d’autant plus aberrante qu’elle est tardive – est probablement Les Harmonies de la Nature de Bernardin de Saint-Pierre (Paris, 1796). Joubert, lassé par l’idéalisme du livre, écrira : « Quand on l’a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés dans la campagne qu’ils ne le sont dans ses écrits. Ses Harmonies nous font aimer les dissonances qu’il bannissait du monde et qu’on y trouve à chaque pas. » (Pensées, t. 2, Paris : le Normant, 1850, p. 200) J. Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, éd. A. Bernard & Cl. Gauteur, Paris : Belfond, 1973, p. 43 ; cité par Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je ne sais quoi de “poétique”: questions d’usages », Fabula-LhT, n°18, op. cit. , in Christophe Tarkos, « réeli0.WRI, novembre 1994 », cité par Philippe Castellin dans Legein est d’ailleurs, chez Platon, le verbe associé à la prose, tandis que poiein l’est au mètre. Voir République, 2.380c (dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1541), 2.383a (p. 1544), 3.387c (p. 1547), 3.390a (p. 1551), 3.392a (p. 1553), 3.397c (p. 1558) notamment. Une liste complète dans Marcos Martinho, « La reconnaissance du poétique dans le De poematibus de Diomède », Interférences, n°6, 2012. DOI : 10.4000/interferences.203 « Le poète sait ce qui est de la poésie, en cela, il sait ce qui n’est pas de la poésie. / En tant que poète j’essaye de communiquer ce qui n’est plus de la poésie. » (Christophe Tarkos, « Note biographique » datée 1997, ) « Les coups tordus, les mensonges et les malversations sont autorisés. / Cependant, le resultat, après subterfuges, doit être un honnête poème. » (Christophe Tarkos, « Le voyage autour du monde », ) « Il faut qu’un poème parle de tout. Et “tout” est le sujet. “Tout” c’est notre sujet principal. “Tout”. “Tout”, il fait un peu peur, mais c’est “tout” qui est notre loi, notre règle. » (, dans , & « Il est important de penser », ca. 11:38. Lien Voir supra 2.2.1.2. Ce pluralisme est aussi valable aux plans rhétorique et ontologique, comme le note Bastien Gallet : « Ontologie et rhétorique sont donc des moyens pour fabriquer ces “états” où langue et choses cessent d’être discernables. C’est pourquoi il n’y a pas à proprement parler de rhétorique ni d’ontologie tarkosienne, mais un usage infiniment varié et inventif de la rhétorique et de l’ontologie (je devrais dire des ontologies tant diverses sont celles auxquelles il a recours). » (B. Gallet, « Comment ça pousse : de la langue et des choses selon Christophe Tarkos », dans Cahier critique de poésie, « Dossier Christophe Tarkos », Marseille : Centre international de poésie Marseille, 2015, p. 17) Philippe Castellin, « Tout-se-tient », entretien avec Jérôme Mauche, op. cit., p. 9 CNRTL article « Authentique ». Lien Witold Gombrowicz, « Contre la poésie », dans Varia, t. 2, Paris : Christian Bourgois, 1989, p. 157 Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 490. Sur cette notion, voir supra 1.3. & 1. Conclusion 1, § 7 notamment. Voir l’entrée « alogon » de notre glossaire. Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 416 Theodor Wiesengrund Adorno, Der Essay als Form, dans GS, t. 11 : Noten zur Literatur, éd. R. Tiedemann & G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 13 Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 419 Witold Gombrowicz, « Contre la poésie », dans Varia, t. 2, Paris : Christian Bourgois, 1989, p. 156 Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 417 Voir Martin Heidegger, Sein und Zeit, § 27 : « Alltägliches Selbstsein und das Man » (l’être-Soi-même quotidien et le On), dans Gesamtausgabe, vol. 2, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, p. 168‑173. Nathalie Quintane, se référant à Jack Spicer, dans Paul Valéry, « Propos sur la poésie », Œuvres, t. 1, éd. Jean Hytier, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1375-1376 Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations [1973], Paris : Seuil, 2013, p. 610 Nathalie Quintane, préface à Pierre Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n°5‑6, novembre 1975 : « La critique du discours lettre », p. 109‑156 Henri Meschonnic, Le langage Heidegger, Paris : PUF, 1990 Georges-Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande (Paris : CNRS éditions, 2016) réunit les textes d’un séminaire prononcé au Collège international de philosophie de 2004 à 2007. Les cinq textes du recueil sont accessibles en ligne Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris : Albin Michel, 2005. Le début de la publication, en 2014, des Schwarze Hefte (« Cahiers Noirs ») a relativisé la virulence de ce type de critique, souvent perçu par les heideggeriens français comme un acharnement (voir l’ouvrage collectif Heidegger à plus forte raison, dir.  F. Fedier, Paris : Fayard, 2007). Martin Heidegger, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 63. Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 417 L’« affaire » [Geschäft] de Heidegger est « de préserver [bewahren] la force des mots les plus élémentaires [die Kraft der elementarsten Worte] dans lesquels le Dasein s’exprime, afin que ceux-ci ne soit pas nivelés [nivelliert] par le sens commun [durch den gemeinen Verstand]. » (Sein und Zeit, Gesamtausgabe, vol. 2, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, § 47, p. 291). Par exemple, un « signe de la main » ou « salut » (Wink) (« Hölderlin und das Wesen der Dichtung » [Hölderlin et l’essence de la poésie], Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 46) ou un signe du doigt (Fingerzeig) (Martin Heidegger, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 29, 53 ; « Hölderlin und das Wesen der Dichtung », op. cit., p. 35). Henri Meschonnic, Le langage Heidegger, Paris : PUF, 1990, p. 358 Meschonnic parle d’un « continu entre les forces cosmiques et le langage ». (Henri Meschonnic, Le langage Heidegger, Paris : PUF, 1990, p. 183) « À proprement parler / en fin de compte [ce « fin de compte » qui unit le motif de la destination et du propre : eigentlich, voir infra] c’est la langue qui parle [spricht die Sprache]. L’humain ne parle que dans la mesure où il répond à la langue [der Sprache entspricht]. » (Martin Heidegger, « Die Sprache » [« La langue »], Gesamtausgabe, vol. 12, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1985, p. 30) Ent-sprechen signifie répondre à une norme ou à une exigence, cor-respondre. Le préfixe ent- dit la réaction presque automatique, le déclenchement et le rejet, et presque toujours le rejet par la négation, le « contraire » excluant ; voir ce qu’en dit V. Klemperer dans dans son introduction à Lingua Tertii Imperii (« Héroïsme – en guise de préface [Heroismus – statt eines Vorwortes] »], Paris : Pocket, 2002, p. 23). Notons que la langue n’est pas la seule à s’accomplir dans le bégaiement de son action essentielle ; on trouve aussi das Ding dingt (Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 172), die Welt weltet (Ibid., p. 183), Die Zeit zeitigt et der Raum räumt (Unterwegs zur Sprache, op. cit., p. 201), das Ereignis ereignet (Ibid., p. 249), Der ruf ruft (Ibid., p. 18). Sur ces formules, voir le chapitre « Phénoménologie ou tautologie » de J.-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie, Paris : Vrin, 1990, p. 381 sq. Eigens (adverbe : exprès, instant, impérieusement nécessaire), eigen (adjectif : propre) et son substantif das Eigene (l’élément propre, ce qui fait le propre), eigentlich (adjectif : le fond propre ; adverbe : en fin de compte, en vérité, à proprement parler, au sens fort) et son substantif (das Eigentliche) ; eigentümlich (adjectif : propre, caractéristique) et son substantif das Eigentümliche (le bien propre), tous deux fondés sur Eigentum (le bien dont on a propriété, par opposition au bien dont on a simplement jouissance), mais encore eigenständig (autonome, original) et son substantif Eigenständigkeit (Voir Georges-Arthur Goldschmidt, « Les repères spatiaux de la langue de Heidegger », Heidegger et la langue allemande (Paris : CNRS éditions, 2016) ; Lien). « Le on qui n’est rien de déterminé et que tous sont, encore que pas à titre de somme, prescrit le genre d’être à la quotidienneté. » (Martin Heidegger, Sein und Zeit [Être et Temps], Gesamtausgabe, vol. 2, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, § 27 « Das alltägliche Selbstsein und das Man » [L’être-soi-même quotidien et le On], p. 169). « Ce que nous appelons habituellement “la langue”, un stock de mots et de règles de syntaxe [ein Bestand von Wörtern und Regeln der Wortfügung], n’est qu’un paravent de la langue [Vordergrund der Sprache]. » (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 39) « Le soi-même de la quotidienneté [Das Selbst der Alltäglichkeit] est le “on” lequel se constitue dans l’exposition publique [öffentliche Ausgelegtheit] qui s’exprime dans le bavardage [im Gerede ausspricht]. » (Martin Heidegger, Sein und Zeit, Gesamtausgabe, vol. 2, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, § 51). Gerede signifie, en allemand courant, le blabla, le verbiage vain. Si Heidegger précise, § 35, que le mot bavardage ne doit pas être pris dans un sens péjoratif, il est très difficile d’y voir, dans la suite du même texte, un « phénomène positif ». Mais c’est le discours (die Rede) lui-même qui apparaît chez Heidegger comme un fait de langue littéralement hors sol (bodenlos), équivoque, biais, tout entier soumis à un impératif de « communication », et toujours déjà constitué comme message sur le plan d’une « médiocrité commune » (voir § 35 et, pour le rapprochement Gerede / Rede, « Kants These über das Sein », Gesamtausgabe, vol. 9, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1976, § 273, p. 445). Mentionnons aussi l’expression Her- und Nachgesagtes (l’ergoté, le déblatéré), qui insiste sur le caractère répétitif et attributif des propos ; voir « Hölderlin und das Wesen der Dichtung » (Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 37) et Vom Wesen der Wahrheit, où Heidegger affirme qu’on ne peut prétendre donner de définition de l’essence (de la vérité), et précisément pas dans une phrase [Satz] « sur laquelle on aurait ensuite le loisir d’ergoter [her- und nachsagen können] » (Gesamtausgabe, vol. 34, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1997, p. 65). Par exemple celle de l’usage des transports publics ou de la lecture des journaux (Ibid., p. 169). Voir également l’öffentliche Ausgelegtheit en note précédente. « Le On interdit au courage de l’angoisse de la mort [den Mut zur Angst vor dem Tode] de se faire jour. » (Sein und Zeit, Gesamtausgabe, vol. 2, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, § 51, p. 338) Il faudrait à cet égard relever aussi le réseau des mots construits à partir de ruf- (appel : Ruf, vocation : Berufung, etc.). Stimmung : humeur, tonalité ou nuance de l’âme ; stimmen : être vrai, accorder, voter ; Stimme : la voix, le suffrage ; bestimmen : déterminer, assigner, dicter, affecter/assigner ; Bestimmung : vocation, détermination, disposition, destinée. Sur ce réseau, voir par exemple J.-F. Mattéi, « Les autres notes de la tonalité fondamentale : La Germanie » (notamment « La tonalité fondamentale », p. 118‑135), Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : PUF, 2001. C’est encore eigen- qui est tapi dans la notion d’ap-propr-iation. « Il y a une chose que nous n’avons pas encore considérée, c’est que la voix [Stimme] du dire doit être accordée [gestimmt sein muss], que le poète parle à partir d’une disposition d’esprit [Stimmung] qui détermine [bestimmt] le fond et le sol et fait résonner [durchstimmt] l’espace sur lequel et dans lequel le dire poétique institue son être. » (Martin Heidegger, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 79 ; traduction adaptée de celle de G-A Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande (Paris : CNRS éditions, 2016)). Gestimmt reconduit à l’idée d’une poésie lyrique, qui doit jouer de sa langue comme d’un instrument ; durchstimmt, à l’idée d’un tonnerre, d’un bruit sourd qui traverse, parcourt, « fait résonner » l’espace [Raum]. Cet accordage de la langue avec elle-même se dit Stimmung. D’ailleurs, si « la langue parle », la nature, elle, « inspire ». Empruntés au poème de Hölderlin « Comme au jour de fête », les substantifs Begeisterung et Geist disent l’identité de l’esprit et de la nature : « La nature elle-même est “l’inspiration” [“die Begeisterung”]. Elle seule peut in-spirer [be-geistern] car elle est “l’esprit” [“der Geist”] même. » (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 60) « Mais ce que le poète doit penser, n’est-ce pas justement le sacre [das Heilige], qui est au-dessus des hommes et des dieux [über den Göttern und den Menschen] ? » (Ibid., p. 123) « Le dire du poète est la saisie de ces signes [Winke], pour en faire signe ensuite à son peuple [weiter zu winken in sein Volk]. » (Ibid., p. 46) L’expression apparaît dans un vers du poème « Brot und Wein » (« Pain et vin ») de Hölderlin : « wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » (À quoi bon des poètes en temps de détresse ?). Dürftig signifie littéralement « pauvre », « pitoyable », « peu abondant ». Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 176‑177 Schicksal : destin ; schicksalhaft (adjectif et adverbe : fatal/ement, fatidique/ment) Schickung : néologisme : envoi, adresse, destinée ; schicken et ses dérives (zuschicken) (verbe : envoyer, expédier, adresser) ; schicklich : bienséant, convenable, décent ; das Geschick (substantif : le sort, le destin ; dont Völkergeschick : le destin national). Réseau très présent notamment dans les Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung ([Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981) Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 30 Ibid., p. 195 « La part la plus authentique de la patrie [das Eigenste der Heimat] se tient pret depuis longtemps, et est déjà expedie [zugeschickt] à ceux qui vivent dans le pays natal [Geburtsland]. Le plus authentique de la patrie est le destin d’un envoi [das Geschick einer Schickung] – ce qu’on appelle aujourd’hui Histoire [Geschichte] » (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 14) « À l’essence du poète qui est vraiment poète, il appartient qu’à partir de l’essentielle misère de l’âge, état de poète et vocation poétique lui deviennent d’abord questions poétiques. C’est pourquoi "les poètes en temps de détresse" doivent expressément [eigens], en leur dict poétique, dire [dichten] l’essence de la poésie. » (Martin Heidegger, Holzwege, Gesamtausgabe, vol. 5, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1977, p. 272). « Voll Verdienst, doch dichterisch / wohnet der Mensch auf dieser Erde » (Plein de mérite, pourtant poétiquement / l’humain habite sur cette terre) (F. Hölderlin, « In lieblicher Bläue »). Notre traduction est volontairement déflationniste. Les versions françaises, en genéral, traduisent wohnet par l’usage transitif direct du verbe « habiter », Erde (terre, planète et matière) par « monde », et l’adverbe dichterisch par une formulation bizarrement statutaire : « en poète ». La Vulgate a donc consacré : habiter le monde en poète. La lecture française de Heidegger, représentative à cet égard de tout un pan de la pensée du maître, flatte la porosité diathétique du verbe « habiter » dans son usage transitif direct en français (actif : j’habite une maison ; passif : le doute m’habite, ou je suis habité par un sentiment). Pourtant en allemand ce double-sens est absent : « être habité par » se traduit avec le verbe beherrschen (je suis dirigé, régi, contrôlé par ; c’est d’ailleurs un des sens possibles du latin habeo, dont le fréquentatif est habitare). Pour un aperçu de l’étendue du cliché et de sa mise à profit dans une conception lénifiante et largement dépolitisée de l’écologie, voir Habiter poétiquement le monde : Anthologie manifeste, éd. F. Brun, Paris : Poésis, 2016. « “Habiter poétiquement” veut dire : se tenir dans la présence des dieux [in der Gegenwart der Götter] et être touché par l’essentielle proximité des choses [betroffen sein von der Wesensnähe der Dinge]. » (Martin Heidegger, Gesamtausgabe, vol. 4 : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung [Élucidations de la poésie de Hölderlin], Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 1981, p. 42) Voir par exemple M. Deguy, La fin dans le monde, Paris : Hermann, 2009 ; écologiques, Paris : Hermann, 2012 ; « Du rapport de la fin à la poésie, sous quelques aspects », Po&sie, vol. 117‑118, 2006, p. 104‑117 ; « Les fins de la littérature : écologie et poésie. Pour agrandir l’ouverture de la poétique à l’écologie, dite e-poetics ou eco-poetics », dans Fins de la littérature. Esthétique et discours de la fin, éd. D. Viart, t. 1, Paris : Armand Colin, 2012, p. 99‑118 ; « La nature et la terre. (Écologiques II) », Po&sie, vol. 145‑146, 2013, p. 179‑182. « Il n’y a de vérité possible que sous la condition d’une traversée du lieu de la vérité comme lieu nul, absenté, désertique. Toute vérité est au péril de ceci qu’il n’y ait rien d’autre que le lieu indifférent, le sable, la pluie, l’océan, l’abîme. Le sujet du dire poétique est le sujet de cette épreuve, ou de ce péril. Il peut, soit en être le témoin, étant celui qui revient la où tout a disparu, soit être, de l’abolition, un transitoire survivant. » (Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 80-81) « Le déclin [Untergang] s’accomplit à la fois par l’effondrement [Einsturz] du monde marqué par la métaphysique et par la devastation de la terre [Verwüstung der Erde], résultat de la métaphysique. » (Martin Heidegger, « Überwindung der Metaphysik », Gesamtausgabe, vol. 7 : Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 70). « Dans une situation où la philosophie est suturée soit à la science, soit à la politique, certains poètes, ou plutôt certains poèmes, viennent occuper la place où ordinairement se déclarent des stratégies de pensée proprement philosophiques. […] [L]es poèmes de l’âge des poètes sont ceux où le dire poétique non seulement est une pensée, et instruit une vérité, mais aussi se trouve astreint à penser cette pensée » (Alain Badiou, « L’Âge des poètes », dans La Politique des poètes. Pourquoi des poètes en temps de détresse, dir.  Jacques Rancière, Bibliothèque du Collège international de philosophie, Paris : Albin Michel, 1992, p. 22-23) Machenschaft désigne, chez Heidegger, l’affairement moderne des existences sans caractère, sous l’egide de l’efficience généralisée et de la gestion comptable, voire de la raison calculante. Le terme est omniprésent dans les Schwarze Hefte, où il cotoie des caractérisations de la démocratie comme forme faible, ou du Juif comme comploteur, tractateur, usurier du monde. Sur le plan politique, la Machenschaft gestionnaire s’oppose explicitement, dès le début des années 1930, à la Führung, la direction opiniâtre et courageuse qui pourvoit les Allemands en destin. « La philosophie fait de la poésie [poétisiert] et la poésie [poésie] fait de la philosophie [philosophiert] : l’histoire [Geschichte] est traitée comme une fiction [Dichtung], et cette dernière est traitée comme l’histoire. » (F. Schlegel, Über das Studium der griechischen poésie [1795], Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, éd. E. Behler, Paderborn : Schöningh, 1958, sect. 1, vol. 1, p. 219) « Ou alors habiter (le monde) voudrait dire être pleinement dans le monde, y être entierement, et non par morceaux – je suis assise a mon bureau mais je pense au Mexique, je suis au Mexique mais je me rappelle que j’ai oublié de couper le gaz, etc. Le monde est énormement de choses. Je dois effectuer un rapprochement avec ce nombre considerable de choses, proches ou lointaines. Réduisons. Supposons que le monde = un arbre. Dans un paysage rural plat, tel que le connurent souvent nos ancêtres, l’arbre coupe littéralement l’horizon, impossible de ne pas s’y arrêter : l’arbre est grand, et il dure longtemps ; le grand-père du petit-fils mort vivait déjà avec la taille de cet arbre-là et la forme de sa canopée, vibrante et compacte comme un bouquet de brocolis en été, sèche et étirée comme de très longs sarments en hiver ; l’arbre est donc le sommaire du monde, un sommaire sommaire. » () « Tirée d’un poème de Hölderlin, l’expression “Habiter en poète” est une façon de rappeler que la question de la poésie excède de beaucoup le seul espace du texte. Elle souligne qu’avec elle c’est d’une certaine façon d’être-au-monde qu’il s’agit ; que c’est un choix existentiel qui est en cause ; que la poésie porte avec elle l’ambition d’une vita nova. Mais, reprenant à mon compte la formule, j’essaie de lui ôter tout piédestal – d’en soustraire la compréhension à cette maladie que Queneau nommait l’“ontalgie”. Dans un premier livre [J’habite ici, Seyssel : Champ vallon, 1991], paru il y a plus de vingt ans, je m’attachai ainsi à explorer les dimensions les plus sensibles et les plus contingentes d’une habitation ordinaire du monde qui ne fait pas d’emblée du poète ce “berger de l’Être” dont parle Heidegger. » (Pinson, « Philosophe et poète », Sitaudis, 28/12/2011. Lien) Voir supra 2.1.1.2 § 6. On retrouve le même préfixe qui servait à dire la consommation (ver-brauchen) en matière de « discours » : la « compromission [Verstrickung] » dans le « bavardage use [vernutzte Gerede] ». (Martin Heidegger, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 63‑64) Expression de Meschonnic (Le langage Heidegger, Paris : PUF, 1990, p. 203). Voir la Lettre sur l’humanisme : Heidegger y écarte l’éthique en ce sens, au profit d’une « éthique originaire » : « Si donc, conformément au sens fondamental du mot ethos, le terme d’éthique est en charge de penser le séjour de l’Homme, alors la pensée qui pense la vérité de l’être comme le commencement de l’homme en tant qu’existant, est déjà en elle-même l’éthique originelle [ursprüngliche Ethik]. » (Martin Heidegger, Brief über den Humanismus [« Lettre sur l’humanisme »], Gesamtausgabe, vol. 9, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1976, p. 356). « Les termes tels que “logique”, “éthique”, “physique”, n’apparaissent eux-mêmes qu’au moment où la pensée originelle [das ursprüngliche Denken] décline. Les Grecs, dans leur grande époque, ont pensé sans de telles étiquettes. » (Ibid., p. 316) ; « L’“éthique” apparaît pour la première fois avec la “logique” et la “physique” dans l’école de Platon. Ces disciplines naissent à l’époque où la pensée devient “philosophie”, la philosophie épistemè (science), et la science elle-même affaire d’école et d’exercice scolaire. Dans le processus ouvert par la philosophie ainsi comprise, naît la science, et c’est la ruine de la pensée [vergeht das Denken]. » (Ibid., p. 354) Meschonnic écrit que Heidegger se place « à la fois en dehors et au-dessus des valeurs ». (Le langage Heidegger, Paris : PUF, 1990, p. 214) Henri Meschonnic, Le langage Heidegger, Paris : PUF, 1990, p. 287 « Mais quand les mots redeviennent-il / parole ? » (« Aber wann werden Wörter / wieder Wort ? ») (Martin Heidegger, « Sprache » [1972], Gesamtausgabe, vol. 81, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2007, p. 33‑34). Ce dire, dans sa version épique, se dit « die Sage », mot dont Heidegger souligne la parenté étymologique avec la « Saga », l’épopée nordique. Ce rapprochement en favorise un autre, idéologique : celui de la nation allemande avec le clan (Sippe) des races du Nord, qui doit se retrouver elle-même derrière les perversions de la romanité et de la latinité. « L’Humain plastronne [gebärdet sich] comme s’il était le createur et le maître de la langue, alors que c’est elle qui demeure la souveraine [die Herrin]. Quand ce rapport de souveraineté [Herrschaftsverhältnis] est inverse, l’humain déchoit dans d’étranges machinations [verfällt in seltsame Machenschaften]. La langue lui devient un moyen d’expression [Mittel des Ausdrucks]. Comme expression, la langue peut tomber au niveau d’un simple moyen de pression [Druckmittel]. Que l’humain, dans un tel usage [Benutzung] de la langue, soigne encore sa manière de parler, est une bonne chose. Mais ce soin ne nous aidera jamais à lui seul à renverser le rapport de souveraineté entre la langue et l’humain. Car en vérité c’est la langue qui parle. L’humain ne parle que dans la mesure et qu’à partir du moment où il répond [entsprechen] à la langue en écoutant ce qu’elle lui dit. […] La langue nous fait signe [winkt zu, nous indique], en premier et en dernier lieu, vers l’être d’une chose. Cela ne signifie pas que, dans n’importe quel sens de mot pris au hasard [beliebig aufgegriffenen Wortbedeutung], la langue nous livre de directement et définitivement l’être transparent de la chose, comme un objet prêt à l’usage [gebrauchsfertigen Gegenstand]. Mais la correspondance [Entsprechen], dans laquelle l’homme écoute authentiquement l’appel [Zuspruch] de la langue, est ce dire [das Sagen] qui parle dans l’élément de la poésie [Dichtung]. Plus l’œuvre d’un poète est poétique [dichtend ; littéralement : poétisante], plus son dire est libre ; plus il est ouvert à ce qui survient ; plus il est disposé à l’accepter. Plus purement [reiner] aussi il offre ce qu’il dit [ein Gesagtes] à la considération d’une écoute toujours plus attentive ; plus grande enfin est la distance entre ce qu’il dit et la simple assertion [bloße Ausssage], dont on palabre [verhandeln] seulement pour déterminer si elle est vraie ou fausse [ihrer Richtigkeit oder Unrichtigkeit verhandelt]. » (Martin Heidegger, « …dichterisch wohnet der Mensch… » [« …l’homme habite en poète… »], Gesamtausgabe, vol. 7 : Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 193). Voir aussi Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 23 : « Nicht wir haben die Sprache, sondern die Sprache hat uns, im schlechten und rechten Sinne. ». Martin Heidegger, « …dichterisch wohnet der Mensch… » [« …l’homme habite en poète… »], Gesamtausgabe, vol. 7 : Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 194 Comme le note Monique Canto dans son édition de l’Ion, le dialogue a des airs de comédie. Ion y tient un rôle proche de l’alazốn (ἀλαζών), un personnage de dupe et d’imposteur, qui prétend en savoir plus qu’il ne sait ; Socrate un rôle d’eirốn (είρων), qui feint de ne rien savoir. (Platon, Ion, éd. & trad. M. Canto, Paris : GF Flammarion, 1989, p. 26). Voir J. Ranta, « The Drama of Plato’s “Ion” », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 26, n°2, 1967, p. 219‑229. DOI : 10.2307/428457 En moyen français, licencier quelqu’un signifie à la fois l’affranchir et le congédier, l’excepter et l’exclure. Rappelons que c’est exactement le sort que Platon réserve aux poètes multiplices, virtuoses, sans égard pour l’ôphelia de la cité. Voir Platon, République, 3.397e-398c, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1559. Voir supra 2.1.3.1. Platon, Ion, 542a-b, trad. Victor Cousin (Platon, Œuvres complètes, t. 3, Paris : Bossanges, 1826) modifiée. Léon Robin (Platon, Œuvres complètes, t. 1, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1940), Chambry (Platon, Œuvres complètes, t. 1, Paris : Garnier, 1919) et Louis Méridier (Platon, Œuvres complètes, t. 5, Paris : Belles Lettres, 1931) reprennent « passer pour ». La traduction de ἄδικος par « tricheur » (plutôt que l’usuel « homme injuste ») est de Mertz (Platon, Ion, Paris : Hachette, 1903), qui traduit la première occurrence de νομίζεσθαι comme Cousin et suivants (« passer pour ») et la seconde comme Canto (« considéré comme » ; Platon, Ion, Paris : Flammarion, 1989, repris dans notre édition de référence : Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011). Dans ses Leçons sur la volonté de savoir (op. cit., p. 143 sq.), Foucault fait jouer une différence entre nómos (règle de partage et de distribution) et nómisma (loi de circulation, et sa mesure). On peut traduire νόμισμα, (nómisma) 1. Coutume, règle en tant qu’elle a cours. 2. (Économie) Monnaie ayant cours. Ed. Will, dans « Réflexions et hypothèses sur les origines du monnayage » (cité dans Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, op.cit., p. 141) donne pour le terme : « instrument d’appréciation de la valeur ». C’est le fameux doublon θεία δύναμις (theia dunamis) (Platon, Ion, 533d, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 576) et θείᾳ μοίρᾳ (theia moira) (Ibid., 534c, p. 577 ; 535a, p. 578 ; 536c-d, p. 579 ; 542a, p. 585). Les Muses d’Hésiode (Theogonie, 27‑28) s’expriment ainsi : « Nous savons dire beaucoup de mensonges semblables au réel, mais lorsque nous le voulons nous savons aussi proclamer des choses vraies [ἴδμεν ψεύδεα πολλὰ λέγειν ἐτύμοισιν, ἴδμεν δ’εὖτ’ἐθέλωμεν ἀληθέα γηρύσασθαι]. » Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 44‑45 En un sens, et jouant heideggeriennement de l’étymologie, on pourrait dire que chez Heidegger la Wahrung (« garantie, préservation » ; formé sur l’étymon wahr- : « vrai ») s’oppose à la Währung (« monnaie » ; formé sur le même étymon). Pour une mise au point, courte mais nette, sur la conception heideggerienne du schème archaïque, voir Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 24‑28. « Now, Creeley talks about poems following the dictation of language. It seems to me that’s nonsense. Language is part of the furniture in the room. Language isn’t anything of itself. It’s something which is in the mind of the host that the parasite (the poem) is invading. » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 9 ; traduction maison. Une trad. fr. existe : Jack Spicer, Trois leçons de poétique, trad. B. Rival, Courbevoie : théâtre Typographique, 2013) Chronique de Salimbene de Adam, glosée par G. Besson, « In Vulgari suo dicere cepit : le rapport aux vulgaires chez un chroniqueur italien du XIIIe siècle » (in Latin vulgaire – latin tardif, IX. Actes du IXe colloque international sur le latin vulgaire et tardif, Lyon 2‑6 septembre 2009, Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2012. p. 1039‑1050). La version française la plus courante (traduction de l’adverbe dichterisch par le substantif précédé de la préposition en) rend d’ailleurs prégnante la dimension statutaire de la « tâche » poétique ainsi définie. Cette tâche pourra se dire, par exemple : vigile et véridicteur de l’être, le morphème wahr- étant commun à Wahrnis (protection, vigilance) et à Wahrheit (vérité). (Voir « Der Spruch des Anaximander » [« La parole d’Anaximandre »], Holzwege, op. cit., p. 348‑349) Rappelons que c’est via la possession que Platon réhabilite le poète : seul l’inspiré peut instruire les générations futures. Sous le critère platonicien du génie civil, la concurrence des modèles tourne à l’avantage du philosophe : de manière symétriquement inverse à ce qui, en régime poétique de la parole, fait la valeur, en régime démocratique du discours, l’homme qui se possède (σωφρονοῦντος) vaut mieux que l’homme possédé (μαινόμενος) (voir la palinodie du Phèdre, 245b, et Lois, 4.711e). Sur les quatre types de possession chez Platon (mantique, télestique, poétique, érotique), voir L. Brisson, « Du bon usage du dérèglement », Divination et rationalité, dir.  J.-P. Vernant, Paris : Seuil, 1974, p 220‑248). Platon, Ion, 542a, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 585 Martin Heidegger, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 29 ; « Der Spruch Anaximander », op. cit., p. 328‑329 Ce « post-romantisme vitaliste ou spiritualiste » ne « distingue pas création poétique et enthousiasme poétique », projetant sur l’antiquité « des catégories mentales modernes […] reconstruites comme originelles, qui font de la poésie grecque une source où s’abreuver sans fin ». (Michel Briand, « Inspiration, enthousiasme et polyphonies : ένθεος et la performance poétique », Noesis, n°4, 2000, p. 97‑154). Voir également, du même auteur, « L’invention de l’“enthousiasme” » poétique », Cahiers « Mondes anciens » [en ligne], n°11, 2018. DOI : 10.4000/mondesanciens.2113 Martin Heidegger,« …dichterisch wohnet der Mensch… » (« …l’homme habite en poète… », Gesamtausgabe, vol. 7 : Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 193. Rappelons succinctement les termes platoniciens du savoir inspiré : Platon pose la question de l’autonomie à partir de celle de la « possession ». Or le critère politiquement supérieur est celui de l’autonomie, dont la capacité à « rendre compte » de ses propos est un exemple. La distinction entre pouvoir/savoir personnel (fondé en, pour, par soi-même ; αὐτεπιτάκτης), et pouvoir/savoir emprunté distingue les rois des prophètes, hérauts, herméneutes, rhapsodes, poètes (voir Politique, 260d-e ; Banquet, 181e ; Protagoras, 348a, p. 1469). Le « décret sur la réception des livres sacrés et des traditions » [De libris sacris et de traditionibus recipiendis], promulgué par le Concile de Trente en 1546, semble avoir été le moment de fixation dogmatique du motif de l’inspiration. L’Esprit Saint a « dicté » les Écritures aux Apôtres (qui sont, littéralement, « inspirés »), ce qui assure le croyant de son accès au message divin intact. (Voir A. Paul, « L’inspiration biblique », Encyclopædia Universalis. Lien). Sur le décret de 1546 en particulier : C. Wackenheim, « Écriture et Tradition depuis le Concile de Trente : histoire d’un faux problème », Revue des Sciences Religieuses, t. 55, fasc. 4, 1981, p. 237‑252. DOI : 10.3406/rscir.1981.2926  ; . Voir supra 2.1. Introduction, § 24 & 2.3. Introduction, § 7. Sur le couple célébration/récusation, central dans le champ poétique aux débuts de Tarkos et Quintane, voir 1.1 et trans. 1.1 > 1.2 ; sur le dépassement de cette opposition, voir 1. Conclusion ; sur le jeu apo-/cataphatique de Tarkos devant la « poésie élargie », voir supra 2.3.1.2. Voir les entrées « apophatique / cataphatique » et « célébration / récusation » de notre glossaire. Nathalie Quintane, Nathalie Quintane, « Monstres et Couillons », op. cit. Ibid. Le démon qui, dans la tradition archaïque (orphique, pythagoricienne, hésiodique), était cette divinité intermédiaire entre les hommes et l’Olympe, affectée à une personne, une cité, un État, devient chez Socrate un allié personnel. Comme le dira Apulée, les démons « soutiennent » et « retiennent », ce sont des forces équilibrantes (voir Apulée, Le Démon de Socrate, trad. C. Lazam, préf. P. Quignard, Paris : Rivages poche / Petite bibliothèque, 1993, chap. 16). Il y a autant de conceptions du démon que d’auteurs, mais notons une tendance du néoplatonisme à faire d’un démon soit l’âme supérieure (Apulée, Proclus), soit la partie supérieure de l’âme (Plotin), notamment sur la base de Timée, 90a. Le démon d’Apulée est très proche de la conception chrétienne de la conscience de dieu : intérieur/extérieur, sévère mais bienveillant, « directeur » et « correcteur », « observateur vigilant de ses moindres actes et de ses moindres pensées », le démon est « gardien privé, préfet personnel, garde du corps familier, curateur particulier, garant intime, observateur infatigable, juge inséparable, témoin inévitable, réprobateur quand nous agissons mal, approbateur quand nous agissons bien…» (Ibid., p. 65‑66) Voir Plutarque, « Le Démon de Socrate », Œuvres morales, t. 8, Traités 42‑45, trad. J. Hani, Paris : Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1980, chap. 12, p. 88‑89, et 20, p. 105. Dans l’Apologie de Socrate, Platon fait dire à Socrate que son démon « est une voix » « divine et familière » « qui se manifeste pour » « l’arrêter », le « détourner [ἀποτρέπει ; apo/trepei : verbe du talisman, qui empêche le mouvement] de ce qu[’il] a résolu, car jamais elle ne [l]’exhorte [προτρέπει ; pro/trepei : préfixe du déclenchement, de la mise en mouvement] à rien entreprendre » (31d, p. 81 ; 40b, p. 90). Diotime – « Le dieu n’entre pas en contact direct avec l’homme ; mais c’est par l’intermédiaire de ce démon que, de toutes les manières possibles, les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent avec eux, à l’état de veille ou dans le sommeil. Celui qui est un expert en ce genre de choses est un homme démonique, alors que celui, artisan ou travailleur manuel, qui est un expert dans un autre domaine, celui-là n’est qu’un homme de peine. Bien entendu, ces démons sont nombreux et variés, et l’un d’eux est Éros. » (Platon, Le Banquet, 203a, trad. L. Brisson, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 137) Par exemple dans Platon, République, 10.617e, trad. G. Leroux, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1788 : « Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, c’est vous qui choisirez un démon. […] De la vertu, personne n’est le maître, chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas responsable. » P. Quignard : le démon est « autre homme en nous [ou un dieu, devient pour nous] une puissance “personnelle impersonnelle” : un privé inconnu ». « Tout ce que nous disons, que nous sachions le dire ou que nous croyions le dire, est au service de l’inconnu qui fait signe en nous. C’est cet inconnu qui est en nous plus que nous que Socrate se mit à appeler daîmon. » (P. Quignard, « Petit traité sur les anges », préface à Apulée, Le Démon de Socrate, trad. C. Lazam, Paris : Rivages poche / Petite bibliothèque, 1993, p. 36) Pour Hegel, qui sécularise le démon, le démon de Socrate est « le noûs de Socrate », sa conscience, sa présence critique à sa propre pensée. Démon devient le nom de ce qui fait accéder l’homme à la conscience des procédés : « la pensée se saisit elle-même ». « Le prochain degré de l’évolution, c’est que l’universel soit compris comme s’appréhendant, se déterminant lui-même – c’est la pensée comme universellement active. Voilà qui déjà est plus concret, encore abstrait néanmoins. C’est le noûs d’Anaxagore, mieux encore de Socrate ; ici commence une totalité subjective, la pensée se saisit elle-même. » (Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. 2, trad. J. Gibelin, Paris : Gallimard, « Idées », 1970, p. 30) Christophe Tarkos, « Le monde magique », « Il y a un certain courage à affronter le sens, la chose qu’on dit ; ce n’est pas une lâcheté, je crois… Est-ce qu’être en transe, c’est biaiser ? C’est ça, la question. Est-ce que la transe, c’est un biais ? Est-ce qu’on peut dire que celui qui est en transe fait un autre travail qu’un travail essentiel d’affronter ? S’il n’était pas en transe, il serait dans une sorte de manipulation de l’autre, dans une sorte de mensonge, de mensonge de calcul, de mensonge de calcul de relation entre les personnes. De soupeser. Celui qui est en transe, là, il ne soupèse plus dans l’ordre de l’humain, il calcule dans l’ordre du démon. Il travaille avec le démon. » (, dans ) « nous prendrons de l’air / nous passerons facilement / nous nous soulevons / nous respirerons / nous glisserons / nous sommes perdus / plus rien ne nous tient / nous allons à la victoire / nous allons devant les cimes / en avant / nous sommes finis / nous sommes donnés » (Christophe Tarkos, « Gonfle », ) « nous ne savons pas ce que nous faisons / aller de l’avant / […] nous n’avons pas peur / nous ne voyons rien devant / nous avons des visions / donnons en avant / enfonçons-nous » (Ibid., 361) Dans l’improcédure « Le monde magique » (piste 12 sur le CD de L’enregistré), la séquence [s] [v] / [v] [s], mais aussi [d] [v] / [v] [d], sont très fréquentes. Christophe Tarkos, « Le monde magique », Voir supra 2.1.3.1 § 8. Voir Plotin, « Sur le démon qui nous a reçus en partage » (Traité 15 (III, 4), trad. et notice Mathieu Guyot, dans Traités 7‑21, dir.  L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris : Flammarion, « GF », 2003, p. 329‑363. On y revient infra en 2.3.4. Christophe Tarkos, « Le monde magique », Voir supra 1.3.4.2. Le « nous » de « Gonfle » agit autant qu’il subit. Quelques exemples : « nous ne prenons pas de gants », « explosons », « nous poussons », « nous montons », « nous sommes liquéfiés », « nous respirerons », « nous sommes des ustensiles », « nous prenons le parti, nous ne trouverons », etc. Certains énoncés, dont le plus emblématique est précisément « nous gonflons », se laissent appréhender à la fois comme manifestation passive (réactive, symptomale) et décision active. (Christophe Tarkos, « Gonfle », ) Par exemple : « nous nous écraserons », « nous nous tenons », « nous allons nous frapper », « nous nous en tirerons ». (Ibid.) C’est le motif de l’avant : « en avant », « nous allons de l’avant », etc. (Ibid.) Dans « Gonfle », l’enchaînement des verbes en -ons produit un tel vrombissement, accentué par la manière de lire de Tarkos, qui fait légèrement traîner les finales. (Ibid.) Christophe Tarkos, « Le monde magique », Des éléments de l’imagerie fasciste (la propagande guerrière, ou le mariage, dans le sacrifice, de la mort et du soleil, par exemple, mais aussi la levée d’une foule agitant des drapeaux) côtoient des énoncés plus neutres (foule émeutière, activisme politique, action violente, équipe de football), et des énoncés en première personne incitant à la production et au dépassement de soi, qui rappellent à la fois le stakhanovisme et le rêve capitaliste d’abondance et de performance (« nous produirons / nous ferons des produits / nous déborderons de produits / nous surpasserons »). (Christophe Tarkos, « Gonfle ») « Ce qui est sûr, c’est que Spicer rappelle en acte dans After Lorca les termes du conflit : la poésie qui exprime (celle qui vient de “l’intérieur” vs la poésie qui imprime ce qui vient de l’outside, de l’extérieur (fantômes, radio, Martiens, etc), celle qui révèle en copiant sous la dictée. » (Nathalie Quintane, ) Ibid. Spicer dit : les poètes qui « préfèrent s’imaginer qu’ils s’expriment eux-mêmes » (would really rather express themselves), dans leur poème, et que celui-ci coïncide avec leur moi (« This poem is me. I am this poem »). (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, op. cit., p. 10) The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 1‑48 Voir l’entrée « dictation » de notre glossaire. Les références au poème « dicté [dictated] », qui « vient de l’extérieur [from the Outside] » et pas « de l’intérieur [from the inside] » se trouvent p. 5 de l’édition anglophone de ces conférences (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010). Ibid., p. 7 Ibid., p. 5 « Il n’y a aucune raison de supposer que le message, parce qu’il est convoyé depuis une source extérieure [conveyed from an outside source] à un poète est nécessairement vrai. » (Ibid., p. 85) « I would guess that there are a number of sources, but I have no idea what they are, and frankly I don’t think it’s profitable to try to find out. » [Je dirais qu’il y a plusieurs sources, mais je n’ai aucune idée de ce qu’elles sont, et, franchement, je crois qu’il est vain d’essayer de le savoir.] (Ibid., p. 17) Ibid., p. 8 Ibid., p. 41 Ibid., p. 14 « You have to not really want not what you don’t want to say. » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 7) Qualités qui apparentent le poète à un « saint » (« Je crois que les capacités individuelles sont les mêmes que les capacités individuelles quand il est question de sainteté [the individual abilities in sainthood]. » ; Ibid., p. 17) : entendre des voix, leur céder – sortir du « rapport de souveraineté ». Mais Spicer n’est pas tendre avec la position mystique institutionnalisée : comme le Blake tardif, un poète qui se persuaderait qu’il entend ces voix par la grâce d’une relation privilégiée avec la transcendance, qui serait convaincu qu’il est un « solid receiver » (un récepteur fiable), se vouerait à écrire une mauvaise poésie, grossièrement imitative de la poésie archaïque inspirée (Ibid., p. 35). « Si tu as une idée que tu veux développer, n’écris pas un poème parce qu’il est presque fatal que ce sera un mauvais poème [it’s almost bound to be a bad poem]. » (Ibid., p. 14) The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 14 « Ça ne requiert aucune humilité, d’ailleurs je n’ai jamais vu de poète humble. » (Ibid., p. 14) À propos de la Gelâzenheit d’Eckhart, Alain de Libera note : « Le lassen comme “sortie de soi” (ussgehen), libérant un lieu pour Dieu, faisant place nette de l’âme pour ouvrir à Dieu un espace intérieur. Telle est la loi de la pensée selon Eckhart, une loi d’échange, une loi de compensation du vide (ein gelich widergelt und gelicher kouf) : qui sort de toutes les choses qui sont en lui, qui sort de son bien propre, de son “sien” – autrement dit de son moi – bref, qui se laisse lui-même, laisse entrer Dieu, ni plus ni moins. » (Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991, p. 347) « Les Martiens pourraient prendre ces cubes alphabétiques [alphabet blocks] et les disposer [arrange them] dans ta chambre – tu as les cubes alphabétiques dans ta chambre : tes souvenirs, ta langue [your language], ces choses et ces autres qui sont à toi et qu’ils viennent simplement redisposer [rearrange] pour essayer de dire ce qu’ils veulent dire. » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 24). « Il est impossible pour la source d’énergie de t’interpeller [come to you] en martien ou nord-coréen ou tamil ou n’importe quelle langue que tu ignores. Il est impossible pour la source d’énergie d’utiliser des images que tu n’as pas, ou au moins dont tu n’as pas quelque chose. C’est comme si un Martien venait dans une chambre avec des cubes pour enfants avec A, B, C, D, E dessus, en anglais, et là il essaie de transmettre un message [convey a message]. C’est comme ça qu’opère la source d’énergie [the way the source of energy goes]. Mais les cubes, eux, lui opposent une résistance constante [are always resisting it]. » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 8) « Tu es coincé avec [stuck with] les choses que tu sais/connais [the things that you know]. C’est un truc très chouette, et très difficile [It’s a very nice thing, and a very difficult thing]. Plus tu en sais, le plus de langues tu connais, le plus les Martiens disposent de cubes pour jouer. [The more you know, the more languages you know, the more building blocks the Martians have to play with.] » (Ibid., p. 8) « Le passé et le présent et le futur sont à peu près le même genre de meubles dans la chambre [The past and the présent and the future are pretty much the same kind of furniture in the room.] » (Ibid., p. 41). Hésiode, Théogonie, 28 (les Muses disent « ce qui est, ce qui sera, ce qui fut »). « Ce qui m’intéresse, c’est d’être le convoyeur de messages [conveyor of messages], qu’ils soient la vérité ou pas [whether they’re the truth or not]. » (Ibid., p. 85). Hésiode, Theogonie, 27‑28 : Les Muses savent à la fois « dire des vérités et des choses trompeuses » (ἴδμεν ψεύδεα πολλὰ λέγειν ἐτύμοισιν ὁμοῖα, ἴδμεν δ᾽, εὖτἐθέλωμεν, ἀληθέα γηρύσασθαι). Spicer parle de « coopération entre le poète-hôte et le visiteur – le truc qui vient de l’extérieur [the thing from Outside]. » (Ibid., p. 9) Voir Penelope Murray, « Poetic Inspiration in Early Greece », The Journal of Hellenic Studies, Vol. 101, Londres : The Society for the Promotion of Hellenic Studies, 1981, p. 96 « Q : Don’t you think then that the poem is just a matter of chance ? / JS : Chance ? Let me just see if I understand what you mean. Would you say that if I turned on the radio now, it would be just a matter of chance that the words were in English rather than in Albanian ? » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 77) Voir la lecture de l’Ion par Jean-Luc Nancy, dans Le partage des voix (Paris : Galilée, 1982). « La chance, c’est ce qui peut mettre hors de soi – dans l’autre, en-theos – en délire. La chance légère est la logique de l’être-hors-de-soi : comment serait-on hors de soi par science, calcul et volonté ? Il y faut la passivité, une sainte passivité qui donne prise à la force magnétique. La légèreté du poète est faite de cette passivité, sensible aux souffles et aux parfums du jardin des Muses. […] Ce n’est pas en propre que le poète est poète, c’est dans la mesure, elle-même sans mesure, d’une dépossession et d’une dépropriation. C’est dans la mesure où le poiein lui-même lui est donné. Il faut qu’il n’ait rien en propre – et que tout d’abord il ne se possède pas lui-même – pour que “la Muse” le “pousse” ou l’“excite” (ormao) à poiein, et à poiein dans un genre déterminé (dithyrambe, épopée, iambes, etc.), qui est le seul dans lequel, de ce fait, le poète puisse exceller. » (p. 64, 66). Analogie pour analogie, la figure du saint ou du cheri des Muses pourrait laisser place à celle du chaman, comme celui dont l’activité est « une gestion de l’aleatoire réalisée par le jeu de relations contractuelles avec des partenaires surnaturels ». (R. N. Hamayon, « Chamanisme », Encyclopædia Universalis. Lien « Plus tu as de choses dans ta chambre mieux c’est, si tu peux en disposer [handle them] de telle manière que tu n’imposes pas ta volonté [don’t impose your will] à ce qui vient la traverser [is coming through] » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 9) « Je crois que le jeune poète lambda [the average young poet] devrait lire le plus de livres qu’il peut, et pas des classiques en poche [not to be in paperback]. Il faut que ce soit des livres que personne n’a lu et qui ne sont pas à la mode, des trucs sur la reproduction animale, ou sur ce que les solutions salines font aux pieuvres, des trucs comme ça. » (Ibid., p. 82) Le rapprochement avec Heidegger est peut-être ici suscité par l’affinité perçue entre la reconstruction heideggerienne de dichten (deiknumi > dicere > dictare) et le motif spicerien de la dictation. Jean-François Mattei glose efficacement ce passage des études de Heidegger sur les hymnes de Hölderlin (Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », [Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin »], Gesamtausgabe, t. 39, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, 1980, p. 29) dans Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti (op. cit., p. 93) : « Que signifie alors poétiser (dichten) ? à son habitude, Heidegger tente une remontée vers l’étymologie du mot allemand qui, par l’intermédiaire de la vieille forme tihton, provient du latin dictare, forme fréquentative de dicere, “dire”. Dictare, c’est répéter une parole, la dicter comme on dicte une leçon avec une insistance qui relève de l’ordre ou de la prescription. Ce n’est que tardivement, au 17e siècle, que le mot dichten a été associé aux productions “poétiques” (poetische) qui portent aujourd’hui le nom de “poésies” (Dichtungen). Mais si nous demandons en quoi le “poétique”se distingue du “prosaïque” au sein de la langue, nous ne trouvons aucun critère assuré, d’autant que “poétique” en allemand comme en français, est issu du grec ποίησις, la “production” d’une chose, dans le sens le plus général du terme. Néanmoins, bien que le vocable de “production” ne nous renseigne guère sur la modalité spécifique de ce produit qu’est le poème, le terme latin de dicere nous met sur la voie : de δείκνυμι (racine *deik, en sanskrit diçàti), il signifie “montrer”et “rendre manifeste” ; le mot français “doigt” a la même origine : “montrer du doigt”, c’est rendre manifeste la chose vers laquelle on tend l’index. Le dichten, comme acte de poétiser dans la langue, est un dire ou un dicter sous la forme d’un signe qui rend manifeste la chose dite. Et le poème, dans sa diction essentielle, est la manifestation même de ce qui apparaît comme étant, c’est-à-dire la manifestation inlassable et répétée de l’Être. » Voir notre exergue. « Mais en fait le poste de radio n’est plus une bonne analogie désormais parce que même le pire transistor est plutôt de bonne facture. Mais si on prend les débuts de la radio, j’imagine que la latence dans la transmission des signaux, et la friture et tout, ça a dû être massif. Et j’ai tendance à penser que nous, on ne sera jamais que des postes à galène, au mieux. » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 17) Le radio program désigne le poème ; le radio set le poète, avec ses interferences propres. « La parole qui concerne l’être d’une chose vient à nous à partir de la langue, si toutefois nous faisons attention à l’être propre de celle-ci [das eigene Wese der Sprache schon achtet]. En attendant, paroles, propos écrits et radiodiffusés [Reden und Schreiben und Senden], à la fois effrénés et habiles, mènent une course folle autour de la terre. L’homme se comporte comme s’il était le créateur et le maître du langage, alors que c’est celui-ci qui le régente. » (Martin Heidegger, « …dichterisch wohnet der Mensch…» Gesamtausgabe, vol. 7 : Vorträge und Aufsätze, Francfort-sur-le-Main : V. Klostermann, 2000, p. 193). Voir supra 1.3.2.2 § 4. « Assise sur les toilettes, j’entends depuis la cuisine venir les voix ; elles passent par le salon, prennent le couloir, traversent une première chambre, une deuxième, font demi-tour, emplissent la salle d’eau, le bureau, les toilettes, où je les écoute les yeux fermes en poussant. Elles possèdent toutes les caractéristiques de la personne : une nature incertaine, non strictement humaine, mais proche (ange, Esprit, extraterrestre – le mot personne désigne quelqu’un) ; une individualité propre : unes, seules, distinguées de toutes les autres ; une mêmeté vague – l’espèce de constante attachée à elles naît d’un timbre, d’un grain, d’une inflexion ; elles disent ce qui transite. » () « Spicer – Tu me demandes si on peut s’attribuer le mérite de nos poèmes [take crédit for our poems] ? Eh bien… est-ce qu’un poste de radio est le createur de l’émission ? […] Mais en même temps, tu ne captes pas bien l’émission si le poste de radio a de la friture [static]… / Questionneur – Ok, mais alors ça veut dire que le poète est un agent [an agent], ou quelque chose comme ça…/ Spicer – Ben ouais, comme une mère est un agent, voilà. Mais je crois que c’est assez dur pour père d’avoir un bébé. Les bons agents ça ne se trouve pas facilement de nos jours. Pour moi il n’y a rien qui puisse rendre plus fier que d’être un bon agent [a good agent]. » (The house that Jack built, éd. P. Gizzi, Middletown : Wesleyan University Press, 2010, p. 15) Comme le dit Detienne, la parole du poète archaïque « n’est pas la manifestation d’une volonté ou d’une pensée individuelle, elle n’est pas l’expression d’un agent, d’un moi. […] [E]lle est l’attribut, le privilège d’une fonction sociale » (Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 123 ; voir supra 2.1. Introduction, § 7). « Je ne pense pas qu’il y ait, je ne crois pas, une progression de plus en plus réaliste de la dictation, une “descente des médiums”, que je sois aujourd’hui plus experte en simultanéité qu’une Jeanne qui aurait continué de tondre tout en écoutant Catherine au XIVe siècle. Pizan, du même siècle, use de Pallas comme d’une figure et comme d’une incarnation, souplement, donc son poème n’est pas un ciel sur la terre mais manie un donné de manière à faire comprendre aux princes qu’il leur faudrait changer de politique. Qu’on ne soit pas content de la politique, c’est comme ça que ça commence. » () L’expression est de Paul Veyne, à propos de la poésie en Grèce archaïque : « [L]a poésie est du même côté que le vocabulaire, le mythe et les expressions toutes faites : loin de tirer son autorité du génie du poète, elle est, malgré l’existence du poète, une sorte de parole sans auteur ; elle n’a pas de locuteur, elle est ce qui “se dit” […]. » (Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru…, op. cit., p.74) « Il faut dire que la langue est à la moyenne. Ce que je dis dépend de ce qui se dit dans la langue. C’est ce qu’elle dit vraiment dans la moyenne. Pour savoir quel est le sens de ce que dit la moyenne il faut savoir combien de gens parlent. Parce qu’elle n’est que quand en moyenne elle est employée vraiment pour dire pendant qu’elle est effectivement en train de parler. […] Il faut prendre les sons et faire la moyenne. Ainsi est le sens. » (R.R. 62, « La moyenne ») Voir Maître Eckhart, « De la pauvreté en esprit », Sermons-traités, trad. P. Petit, Paris : Gallimard, 1987, p. 135. « [Pour entendre des voix,] il ne faut pas être Jeanne d’Arc, qui stoppa d’un coup toute activité pour écouter Catherine, ou alors Jeanne, mais écoutant Catherine en continuant à surveiller ses moutons, les mener, les tondre, car écouter Catherine n’est ni plus ni moins cardinal que de tondre un mouton, il faut les deux pour faire un monde, et si l’on fait les deux en simultané, alors on saisit mieux les voix, on tond plus précisément, par ce léger relâchement qui permet de ne pas se crisper, de ne pas s’angoisser, de ne pas dramatiser exagérément la tonte, de la conserver à son ordinarité (que je préfère à banalité, un peu péjoratif) ; au même titre l’écoute, au même titre la tonte, ou bien de l’un à l’autre, l’écoute, la tonte, l’écoute, la tonte, ainsi souplement. » () ‑54 Phrase présentée par Jean-Marie Gleize (« Costumes », Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 35) comme une citation de Kafka. On ne l’a pas trouvée sous cette forme exacte, mais il y en a une trace dans le court texte intitulé L’excursion en montagne (Der Ausflug ins Gebirge, 1910) : « J’aimerais bien – pourquoi pas – faire une excursion en montagne en compagnie d’absolument personne [mit einer Gesellschaft von lauter Niemand]. En montagne, évidemment, où d’autre ? Personne, et quelle cohue, que de bras tendus ou enlacés, que de pieds séparés d’à peine quelques pas. Bien entendu, ils sont tous en habit [im Frack]. On avance cahin-caha [so lala], le vent se faufile entre nos membres. En montagne, les poumons se dilatent ! C’est miracle que nous ne chantions pas. » Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », L’Atelier Contemporain, Nouveau nouveau recueil dans Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 658. Voir supra 1.2.3.2 § 8. Voir supra 1.2.1.1. « tiefes menschliches Angerührtsein » (Theodor Wiesengrund Adorno, Jargon der Eigentlichkeit, GS, t. 6 : Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, éd. R. Tiedemann, G. Adorno, S. Buck-Morss, K. Schultz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp Taschenbuch, 1997, p. 417. Voir supra 2.3.1.2..) Christophe Hanna, à propos de Quintane, « Attention et valorisation : esquisse d’une poétique de la remarque », dans Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris : La Découverte, 2014, p. 239-251, ou à propos de Tarkos dans Argent, Paris : Amsterdam, 2018, p. 19. Voir supra trans. 1.2 > 1.3. Voir la lettre à Verboeckhoven citée infra note 1838 : « Dans un ouvrage que je porterai à Lacroix aux premiers jours de mars, je prends à part les plus belles poésies de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Byron et de Baudelaire, et je les corrige dans le sens de l’espoir ; j’indique comment il aurait fallu faire. J’y corrige en même temps 6 pièces des plus mauvaises de mon sacre bouquin [les Chants, ndr]. ». Ajoutons que les Poésies sont dédiées « à Monsieur Hinstin, mon ancien maître de rhétorique ». Francis Ponge, « Adaptez à vos bibliothèques le dispositif Maldoror-Poésies », Les Cahiers du Sud, n°275 : « Lautréamont n’a pas cent ans », Marseille : Cahiers du Sud, 1946. Voir infra 2.3.3.2 § 16. André Breton, préface à Comte de Lautréamont, Œuvres complètes. Les Chants de Maldoror. Poésies. Lettres, Paris : G.L.M., 1938 ; reprise dans Isidore Ducasse (comte de Lautréamont), Œuvres complètes. Les Chants de Maldoror. Poésies. Lettres [1953], Paris : José Corti, 1987, p. 44. André Breton, « Caractères de l’evolution moderne » [1922], Œuvres complètes, I, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 301 Quintane insiste sur le fait que c’est la lecture qui fait le « dispositif », et pas le programme d’écriture : « ça ne paraît concerté qu’après, rétrospectivement. Il n’y a pas eu de programme. Pour prendre un exemple historique, l’ensemble Chants de Maldoror / Poésies ne fait “dispositif” que pour Ponge, après coup. » () Une lettre de Ducasse donne de l’epaisseur à une telle lecture : « Vous savez, j’ai renié mon passe. Je ne chante plus que l’espoir ; mais, pour cela, il faut d’abord attaquer le doute de ce siècle (mélancolies, tristesses, douleurs, désespoirs, hennissements lugubres, méchancetés artificielles, orgueils puérils, malédictions cocasses, etc., etc.). » (Lettre à Verboeckhoven, Paris, 21 février 1870, reproduite dans Isidore Ducasse, Poésies, I, Œuvres complètes, éd. Hubert Juin, Paris : Gallimard, « Poésie », 1973, p. 273‑274) Isidore Ducasse, Poésies, I, Œuvres complètes, éd. Hubert Juin, Paris : Gallimard, « Poésie », 1973, p. 280 « Manifestement, Poésies est avant tout correction. […] Les Chants de Maldoror sont frénétiquement remis au bien. » (Hubert Juin, « “Poésies”, par Isidore Ducasse », Entretiens, n°30 : « Lautréamont », dir.  Max Chaleil, Rodez : Subervie, 1971, p. 124. Dans cet article, Juin analyse la réécriture-correction de certains passages des Chants dans les Poésies.) Jose Angel Valente, « Lautréamont ou la lumière de l’anteriorite », Entretiens, n°30 : « Lautréamont », dir.  Max Chaleil, Rodez : Subervie, 1971, p. 165 Isidore Ducasse, Poésies, I, Œuvres complètes, éd. Hubert Juin, Paris : Gallimard, « Poésie », 1973, p. 288 Ibid., p. 282. Voir M. Pierssens, « Le trepied désordonné », Ducasse et Lautréamont : l’envers et l’endroit, Tusson : Du Lérot & Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 2005, p. 59. « Chez Lautréamont, qui s’est fortement inspire du romantisme frénétique, il y a une forme de surexcitation froide, chauffée a blanc, maintenue, des Chants de Maldoror aux Poésies, qui ne s’opposent pas, ou faussement, parce qu’au fond c’est le même ton. » () « En affirmant ainsi, et avec la même foi, n’importe quelle position intellectuelle, le poète s’attaque directement à la raison, qui n’admet que les attitudes logiques […]. » (Léon-Pierre Quint, « Le comte de Lautréamont et Dieu », Cahiers de l’etoile, juillet-août 1930, p. 135) « Que fait Ducasse, en fictionnant la conversion du tricheur sincère, sinon fracasser le jeu moderne ? Son espèce de démesure dans l’adoption d’une nouvelle croyance est suspecte. Le tout dans un mouchoir de poche temporel qui suggère, plus qu’un changement de nature (le ton est d’ailleurs invariablement impérial), la simple modification d’un régime. » (Ibid., 50) Ibid., 50 Ibid., 50 Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 39 Voir supra 1.3.4.2. Jean-Marie Gleize, « Questions naïves , Sorties, p. 73 Sur la préposition « en », on se reportera par exemple à Langue française, vol. 178, n°2 : « La préposition en », Paris : Armand Colin, 2013 ; notamment B. Martinie & D. Vigier, « Le régime nominal de la préposition en dans la construction être en + N abstrait : une étude aspectuelle », p. 59‑79 Le terme d’ontologie ne convient peut-être d’ailleurs plus ici. Voir G. Agamben, « Pour une ontologie modale », Homo Sacer, 2 : L’usage des corps, Paris : Seuil, 2015, p. 211‑247. Une phrase peut résumer l’ontologie modale telle que pensée, à partir de Spinoza notamment, par Agamben : « L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment. » (Intervention au séminaire « Défaire l’Occident », 2013. Lien). Francis Ponge, « L’objet, c’est la poétique », L’Atelier Contemporain, Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 658. Voir supra 1.2.3.2 § 8. Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 41 « Le costume n’est pas simplement définissable. On oscille entre l’expression du fantasme, la représentation mythologique, la réalité sociale (socioprofessionnelle), la répartition stratégique des rôles sur l’échiquier du champ, etc. […] Dresser et analyser la liste exhaustive des costumes à une "époque" donnée (pour l’époque "moderne" : mage, prêtre, prophète, savant, chercheur, ingénieur, explorateur, enquêteur, joueur…). » (Ibid., p. 35) Ibid., p. 35 Ibid., p. 39 Christophe Hanna, préface à Jean-Marie Gleize, Sorties, Paris : Questions théoriques, 2014, p. 12 Ibid., p. 12 Ibid., p. 12 Ibid., p. 10 Ibid., p. 10 Voir l’entrée « désaffublement / suraffublement » de notre glossaire. « Pour qu’il y ait costume(s) du ou de poète, il faut qu’il y ait poète. Il n’y a pas toujours poète. Il y a parfois plus ou moins poète, poète plus ou poète moins. La poésie peut aller sans poète. Poésie à poète visible, poésie à poète invisible. À poète transparent, à poète translucide, à poète opaque. À poète sans tain, à poète à fond de teint, etc. Mais ces propos sont abstraits, de principe. » (Jean-Marie Gleize, « Costumes , Sorties, op. cit., p. 35) « Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui être fermées, c’est qu’à ses yeux elles ne valent pas la peine d’être visitées. » (Charles Baudelaire, « Les foules », Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Paris : Michel Levy frères, 1869, « IV. Petits Poèmes en prose, Les Paradis artificiels », p. 31‑32) Ibid., p. 36‑37 Nathalie Quintane,  ;  : « Quand un texte parvient à nous faire passer d’une expérience qu’on fait à une expérience qu’on a – pour reprendre la distinction de Walter Benjamin –, alors, il me semble être actif ; efficace et actif […] ». La distinction n’est pas théorisée dans ces termes chez Benjamin, qui distingue Erlebnis (expérience vécue, immédiate) et Erfahrung (expérience médiatisée, conduite, menée) (« Sur quelques motifs baudelairiens », III, dans Charles Baudelaire [1979], Paris : Payot, 2002, même livre, p. 240). Il est possible que Quintane ait lu des développements assez similaires chez les philosophes pragmatistes (« Having an expérience », dans John Dewey, Art as Experience, New York : Capricorn Books, 1939, p. 156‑156 et Zentralpark – Fragments sur Baudelaire, p. 35‑57) et leurs introducteurs, par exemple Joëlle Zask : « Il existe entre “avoir une expérience” et “faire une expérience” la même distance que celle qui sépare l’empirisme sensualiste classique de l’expérimentalisme : le fait d’être impressionné, touché, affecté, ne constitue pas en lui-même une expérience. Celle-ci advient quand un individu parvient à connecter une activité à ce dont il se ressent. En outre, cette connexion est la condition de toute activité véritable : si l’expérience est davantage qu’un ressenti, elle se distingue aussi d’une agitation. Une expérience est une activité dirigée, non une dépense d’énergie, un “élan vital” ou un effort physique. Elle suppose que nos impulsions soient placées sous le contrôle de nos idées et que ces dernières soient contrôlées par les conséquences de nos activités. » (J. Zask, « Anthropologie de l’expérience », dans D. Debaise (dir.), Vie et expérimentations. Peirce, James, Dewey, Paris : Vrin, 2007, p. 131) Voir  ; (« C’est un peu ce que j’ai essayé de faire dans Crâne chaud, en plus baroque, avec un “je-hameçon” qui “sent le vécu”, sorte de poisson-pilote qui permet de se balader partout, de construire le livre comme un trajet, géographique et psychique. Le “je” personnel-impersonnel dont vous parlez, c’est déjà le “je” des Remarques, un emploi très pratique, où le lecteur doit se sentir à la fois à l’aise comme dans son propre je et gené aux entournures, un “je-douche écossaise”, avec des moments bien chauds et des jets froids qui font dire : mince, c’est bien moi ? c’est qui, celle-là ?! ») & eEJ (« Ce “je” n’est pas moi, c’est le “je” de quelqu’un qui entend aller le plus loin possible dans la description et la compréhension d’une situation sociale. […] Le choix du pronom – et donc d’une position d’énonciation – est comme une boussole, qui peut trembler, qui n’indique pas toujours le Nord, mais qui est capital dès qu’on touche à la question littéraire, donc politique. […] Passé l’Été, un “je” fait retour, pas si différent, au fond, du “je” de mes débuts, celui des Remarques et de Chaussure – publiés en 1997 –, attentif aux détails concrets, prenant tout comme une expérience possible et se prenant dans tout comme le cobaye possible de cette expérience, un “je” sans intimité, hors fiction, une forme de singularité commune. »). « C’est un “je” personnel mais privé d’intimité. C’est un “je” qui fait des expériences très pratiques, très concrètes. […] C’est moi, mais moi sans moi. […] C’est un “je” qui est investi […], pas dépersonnalisé, pas froid, mais pas intime non plus, pas autobiographique […] ou autofictif. » () Voir l’entretien réalisé par Jean-Paul Hirsch (P.O.L) à l’occasion de la sortie d’Un œil en moins. Lien ; ca. 8:00 Voir également « La plupart du temps, c’est le passe, mon passe, que j’appréhende comme un rêve, jusqu’à me demander si j’ai réellement vécu tel ou tel événement. Il n’y a pas de passé personnel pur, et il est possible que le seul passé dont je puisse vraiment faire l’expérience soit le passé commun – l’Histoire, comme on dit – sous forme de scènes ou d’images arrêtées, qui sont les formes iconiques ou narratives que nous connaissons le mieux – qui nous "fréquentent" le plus, en tout cas. » (). « Somme toute, il s’en faut de peu – que Quintane soit Quintana et 2005 1975. » (). Voir également  : « Dans son livre touffu et beau, Kantaje, Kati Molnár fait la liste de tous les types de poésie qu’elle ne veut surtout pas écrire et de tous les types de poètes qu’elle ne veut surtout pas devenir : cette liste inclut tous les types de textes perçus comme poétiques en 1996, et tous les types de poètes de 1996, moins Kati. Aujourd’hui encore, je ne changerais pas un mot à cette liste, je ferais la même, si bien que je me demande si je ne suis pas pour finir devenue Kati Molnár. ». « à la suite d’un herpès occurré à la lèvre supérieure en février deux mille trois et particulièrement défigurant, je décidai d’écrire un texte intitulé L’Année de l’Algérie. » () La rupture amoureuse qui contribue à déclencher Crâne chaud, par exemple. Voir la caractérisation, dans les notes précédentes, du « je » des Remarques et de Chaussure, mais aussi de certaines Caisses (. Le sujet de l’expérience reçoit à cet égard le même traitement que l’objet de l’expérience. Il ne s’autorise d’aucune évidence ; il est lui aussi soumis au récolement. Voir l’entrée « récolement » de notre glossaire. « Je ne suis pas loin de moi, je suis vers autour, je ne peux pas dire exactement où je suis parce que je ne vois pas où et parce que ça change régulièrement, je ne sais pas exactement où je me trouve, je ne pourrais pas par exemple en connaissance de cause mettre directement la main dessus, me diriger directement vers la bonne direction pour l’attraper, mais je me fais confiance… » (Christophe Tarkos, Caisses, p. 62) Christophe Tarkos, Écrits Poétiques, p. 32 « [J]e fais le pari qu’on existe toujours quelque part à un moment donné. Pari que les spirites valident par la photographie, des textes où les témoignages sont la forme privilégiée – le nec plus ultra du qui ? quand ? où ? –, les témoignages et le fait divers. Autant de choix qui exigent l’enquête, l’investigation, le journaliste, l’enquêteur, le détective, le flic, des questions, des réponses, des détails, des descriptions, des récits. La construction purement existentielle (les fantômes existent), tout le monde s’en fout ; ce qu’on veut, c’est : les fantômes existent, je les ai rencontrés. Event-central plutôt qu’entity-central, ça se dit. Il y a un spectre dans le corridor plutôt qu’il y a un spectre. Et comme ça pour tout : il y a un chat dans le pommier plutôt qu’il y a un chat, point. » ()  sq. « Prepositions, copulas, and conjunctions, “is”, “isn’t”, “then”, “before”, “in”, “on”, “beside”, “between”, “next”, “like”, “unlike,” “as”, “but”, flower out of the stream of pure expérience, the stream of concrètes or the sensational stream, as naturally as nouns and adjectives do, and they melt into it again as fluidly when we apply them to a new portion of the stream. » (William James, « The Thing and Its Relations », Essays in radical empiricism, New York : Longmans, Green, & Co, 1912, p. 95). Voir . Voir Tractatus logico-philosophicus [1921], Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1969 & « side-by-side-by-side edition » (Kevin C. Klement, University of Massachussetts, version 0.54, 4/6/2019), § 3.323‑3.325, p. 27‑28, mais aussi les Recherches philosophiques, op. cit., § 35 (p. 31), § 514 (p. 173), § 558 (p. 182), § 560‑565 (p. 183‑184). Le terme « syncatégorème » appartient à la logique, médiévale notamment. Voir supra 1.1.3.1 § 5. En espagnol, on dirait que cet être casuel, dés-ontologisé, est un « estar », pas un « ser ». « Estar » s’emploie devant un adjectif qui exprime un état accidentel, provisoire, dû à une « circonstance extérieure » (physique, morale, sentimentale, etc.) ou un gérondif exprimant un état transitoire (están enfermos : ils sont malades ; está contenta : elle est contente), tandis que « ser » est mis pour la définition, la nature, la profession, la spécificité – nationale, régionale –, c’est-à-dire des états stables, le matériau durable de l’identité. « Je suis une circonstance extérieure », sorte d’anti antonomase d’excellence, est un mindfuck qui pourrait se dire, en espagnol : soy lo que estoy, et en anglais : I am where I’m at. , dans  ; en référence à Caisses, 16.  ; voir supra 2.3.3.1 § 8. Christophe Hanna, préface à Jean-Marie Gleize, Sorties, op. cit., p. 10 « En tant qu’enseignante, j’étais satisfaite. En tant qu’écrivain, je rechignais pour la forme. En tant que rien de spécial, je pensais pan dans les dents. » () . Voir supra 2.1. Introduction, § 11. En plus de l’entretien cité ici, voir  : « Un dialogue de Platon, par exemple, est une grande opération de chicane logico-grammaticale, puis description de l’Atlantide ou d’une creature en forme de boule brutalement coupée en deux et qui court après sa moitié, tels ces êtres exotiques des compilations de voyages, un homme avec un seul pied qui lui sert de parasol, un homme avec sa tête au milieu du ventre, un homme avec une tête de chien. ». Expression récurrente chez Quintane (Voir  ; ). Voir supra 1.3.4.1 § 16. Le « crâne » du titre est « chaud » ; massé, il déplace et balade la chatte (32‑36) ; à l’impraticable « amour » est substitué le syntagme « sentiment sexuel » (30). . Nous soulignons. Chez Tarkos également : dans , celui-ci conçoit l’expérience affective, sentimentale, intellectuelle, comme une expérimentation, impliquant des préparations chimiques et leurs réactions (voir également le début du « Voyage autour du monde », dans , et la « préparation » de la pensée du « poète » au début de « Ma langue est poétique », dans ). L’expérience de soi est expérience sur soi, l’expérience du monde expérience sur le monde ; les expériences consignées dans de nombreuses Caisses, ou dans Le signe =, sont autant de tentatives de dérouler des énoncés, des intuitions, de dégrossir des sentiments, des impressions, sur un mode que nous avons pu appeler épanorthotique, pour lequel il n’y a « rien à espérer », mais seulement à procéder, observer, se retourner, reprendre, essayer et réessayer. « Expériencer » a émergé au moment des premières traductions des philosophes pragmatistes américains, où le verbe to experience était central. Voir Mathias Girel, « L’expérience comme verbe ? », Éducation permanente, Paris : Documentation française, 2014, 198 (1), p. 23‑34, (lien) ; et S. Madelrieux, « Expériencer », Critique, 787/12, 2012, p. 1012‑1013 (lien) « Il n’y avait plus d’une part, l’expérience que j’avais apprise, d’autre part, l’expérience que j’avais faite : la première avait directement conduit à la seconde. » () Entre-temps, le terme a été abandonné (« trop de malentendus et trop de malentendants », ). Voir supra 1.2.1.1. Voir supra 1.2.1.2 § 3. « 1.6. Quelque chose du concept commence dans l’anecdote (ce que relève Hocquard quand il dit qu’il regarde un concept comme une anecdote de la pensée). […] 1.7. Le spécialement poétique ne se niche pas uniquement dans l’affectueux de l’anecdote, mais dans le démarrage critique qu’elle peut provoquer. » () « Aucun de [m]es livres ne propose de thèse, de programme ou de mode d’emploi. Je n’écris pas pour vérifier ou dire mieux ce que je sais déjà, pour la bonne et simple raison que je ne sais jamais rien avant d’écrire : c’est le moment de l’écriture qui révèle des choses, lève les lièvres. » (). Voir supra 2.2.2.2. « [C]e ne sont pas les conditions de possibilité de pensées et de sentiments justes qu’a permises le bonheur conjugal : ils et elles sont ne.e.s de lui, lui les aura patiemment façonne.e.s et formé.e.s. Contrairement à ce que disait mon vieil ami, avec la brutalité coutumière à l’âge où nous étions (vingt-trente), la possession d’une femme, d’un appartement, d’un véhicule pour se déplacer, n’allaient pas créer le socle stable sur lequel édifier quelque chose de sensé et d’insensé – car de sens sensé il n’en est toujours pas question – mais les deux sont indissociables : une femme, un homme, un abri ou un local, un voyage, sont la liberté de penser, étant les agents de rapports imprévus, sérendipiens – sérendipiens c’est-à-dire poétiques, puisqu’ils arrivent en cours de recherche. » () De tout ça, on a donné un aperçu en 2.2.2. Voir les titres des parties de Saint-Tropez et Grand ensemble. « [L]a poésie, pour moi, c’est une pensée critique et la programmation des effets chez le lecteur […] » () « Descente de médiums démarre comme ça : l’introduction, ou le prologue, se demande comment faire descendre les gens dans la rue. C’est la question de départ. Moment assez mélancolique : puisque les vivants, je ne les vois pas trop sortir, je vais aller voir chez les morts. » (Nathalie Quintane, ESAPB ; ca. 74:30) Voir Nathalie Quintane,  ; supra 1.1.3.1. Quintane fait par exemple référence à « l’empiriste radical » dans Descente de médiums. Voir p. 61 : « Je lisais à l’époque James, et ce qui m’intéressait vraiment, chez James, était cette idée que la philosophie s’était toujours jouée sur des particules grammaticales – ce qu’on appelle prépositions et conjonctions de coordination ; non sur la question de l’être, mais sur le choix de sous plutôt que de sur, de vers plutôt que de dans, de et plutôt que de mais, de car plutôt que de or, etc. – soit les séries mnémotechniques à, dans, par, pour, en, vers, avec, de, sans, sous (Adam part pour Anvers avec deux cents sous) et mais, ou, et, donc, or, ni, car (Mais où est donc Ornicar ?) » ; et p. 149 : « Intérieur et extérieur ne sont pas des coefficients dont l’expérience est estampillée des l’origine (ce n’est pas moi qui le dis) mais plutôt les produits d’une classification ultérieure à laquelle nous nous livrons pour répondre à des besoins (j’aurais dit la même chose mais autrement), dit William James. ». « Having an expérience », dans John Dewey, Art as Experience, New York : Capricorn Books, 1939, p. 35‑57 William James, « The Thing and Its Relations », Essays in radical empiricism, New York : Longmans, Green & Co, 1912, p. 95 Ibid., p. 95 « Pour le pluralisme, tout ce qu’il nous faut admettre comme composant la substance même de la réalité, c’est uniquement ce que nous trouvons nous-mêmes réalisé en fait dans la plus minime fraction de vie finie. Voici, en somme, à quoi il se réduit : rien de réel n’est absolument simple ; toute parcelle de l’expérience, si petite soit-elle, est un multum in parvo par ses relations multiples. Chaque relation n’est que l’un des aspects, des caractères ou des fonctions d’une chose, ou bien l’une des actions qui lui sont propres, ou encore l’une des actions qu’elle subit de la part d’une autre chose. Enfin, une parcelle de réalité, une fois effectivement engagée dans une de ces relations, n’est pas engagée, par ce fait même et simultanément, dans toutes les autres. Les relations ne sont pas toutes “solidaires” entre elles, comme disent les Français. Sans perdre son identité, une chose peut s’en adjoindre une autre ou la laisser partir, comme le soliveau dont je parlais, qui, en acceptant de nouveaux porteurs, et en laissant partir les premiers, peut effectuer n’importe quel parcours, avec une faible escorte. » (William James, Philosophie de l’expérience, op. cit., p. 311) Benoît Auclerc, dans l’introduction de la monographie qu’il a dirigée, note que l’inscription de Quintane dans la poésie « expérimentale » est, dès les premiers livres, « approximative » ; il cite la quatrième de couverture de Chaussure, et lit dans la déclaration d’une « poésie qui ne se force pas » « une forme de décontraction dans le refus », « décontraction dans l’expérimentation, qui constitue elle-même une rupture avec les crispations prévalant en général dans ce contexte ». (Nathalie Quintane, dir.  B. Auclerc, op. cit., p. 7) Adjectif (ici adverbialisé) extrait de l’incipit de Crâne chaud. Voir supra 2.3.3.2. §1. Nathalie Quintane, . Voir  & supra 1.2.3.1 § 12. Expression de Quintane qui donne son titre au livre qu’elle a consacré en 2008 à l’artiste Alain Rivière (Paris : Argol, 2008). Par exemple, la phrase « J’amène des cornes de gazelle à la patronne. » () Voir le corpus de formules épocales de la Guerre d’Algérie dans . Par exemple, les films à l’origine des « dispositifs » dans Grand ensemble. Voir le « pré-texte » de Chaussure (p. 9) & supra 1.2.2.1. Voir Grand ensemble, mais aussi Tomates ou Crâne chaud. Des lieux communs sont le point de départ de textes comme Saint Tropez ou Jeanne Darc. Voir supra 1.2.4.2. « Quand j’ai commencé à prendre des notes, il y a un peu plus de vingt ans, je partais de deux mots très éloignés l’un de l’autre pour démarrer – par exemple chaussure et Jeanne d’Arc. Ce qu’il y avait entre s’inventait automatiquement, non que Jeanne apparût automatiquement chaussée et marchant, mais au sens où une formation tierce, qui ne tenait à l’une et à l’autre que par un hasard fortement charpenté, me hissait dans l’investigation (un livre). » () « En tout cas la littérature seule ne peut pas grand-chose, je ne dirais pas qu’elle ne peut rien, je dirais qu’elle ne peut pas grand-chose. Il faut qu’elle soit accompagnée, par un contexte, comme on dit, par des tas d’éléments dans la société, dans le moment qu’on vit, dans la vie collective, et dans la vie privée aussi, qui permettent d’en avoir un usage et pas seulement d’en faire un objet de contemplation et d’émerveillement. » () Terme utilisé par Quintane à propos de l’émission de Brigitte Lahaie (). T. Todorov, « poétique », dans O. Ducrot et alii (dir.), Qu’est-ce que le structuralisme ?, Paris : Seuil, 1968, p. 163‑164 On trouve l’expression chez Rancière à propos de la littérature : « La notion de littérature fait appel à une poétique qui n’est plus celle des genres poétiques, avec les objets et les modes de traitement qui leur conviennent, mais qui renvoie au tout de la langue et à sa capacité de constituer n’importe quoi en œuvre d’art (le “livre sur rien” de Flaubert). La poétique du savoir veut cerner ce rapport entre l’aberration littéraire – le fait que la littérature est un art de la langue qui n’est plus normé par aucune règle et engage une poétique généralisée – et la production du discours des sciences sociales avec ses manières de faire vrai. » (Jacques Rancière, entretien, « La main de singe », op. cit.). François Rastier, lui, propose une « poétique généralisée », pour « adopter un point de vue unifié sur les genres des discours littéraires et non littéraires » et « assumer une tâche nouvelle : décrire la diversité des discours (littéraire, juridique, religieux, scientifiques, etc.) et leur articulation aux genres ». (F. Rastier et B. Pincemin, « Des genres à l’intertexte », Cahiers de praxématique, n°33, 1999. Lien) Voir notre glossaire. . Quintane détourne ici l’événement discursif de la récusation « La poésie n’est pas une solution » (voir supra 1.1.1.2 § 7). « Le désert : un espace formidable pour les mots d’esprit, métaphores, échappées poétiques. Béryl, Améthyste, Rubis, Jade - les noms des quatre essais nucléaires ratés, ou partiellement ratés, par la France en Algérie (Polynésie ensuite : noms de constellations). » (). Voir également eAFaTh, 295 : « Et puis aussi cette chose, non négligeable : qu’il y a d’éminents latinistes, n’est-ce pas, qui ont aussi torturé pendant la guerre d’Algérie. Et puis des nazis fins mélomanes, n’est-ce pas, on sait tout ça. ». Sur ce sujet, voir Ma Pomme, introduction à . ., § 33 Voir supra 2.1.4.1. Expression récurrente dans . « Si tu sors, tu sais que tu risques de te faire défoncer : cela, deux géographies l’ont expérimenté pour nous : d’abord les banlieues qui sont, de mémoire, des lieux défoncés, perpétuellement en chantier ou à exploser, coulissant de là aux habitants des banlieues, perpétuellement défoncés dans l’imaginaire des autres, et à exploser. » () « Et voilà, quelques années plus tard, j’ai eu le sentiment qu’il fallait prononcer les sales mots. Entre autres, pour Tomates, le nom de Sarkozy : ça a été un déclencheur, un moment de bascule, dans lequel on est encore. Tomates se tisse différemment de ce que j’écrivais auparavant : il y a une volonté d’articulation, de transmission, qui coupe avec les poèmes sériels de Grand Ensemble, avec cette pratique de juxtaposition de blocs de textes que j’avais eue pendant plus de dix ans. » () « Un fantôme nous hante, insatisfait de sa commémoration (L’Année de l’Algérie, 2003), qui le célébra pour mieux l’effacer encore. / Ce livre donne un corps à ce spectre. » ( Par exemple, pour la Guerre d’Algérie, le très policier « Dispositif de protection urbaine » (DPU), et les tortionnaires « Dispositifs Opérationnels de Protection » (DOP). Ibid., 11‑35 & 96‑117 Ibid., 119‑154 Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, p. 17 Ibid., p. 16 Francis Ponge, « Adaptez à vos bibliothèques le dispositif Maldoror-Poésies », Les Cahiers du Sud, n°275 : « Lautréamont n’a pas cent ans », Marseille : Cahiers du Sud, 1946. Reproduit dans Lectures de Lautréamont, éd. M. Philip, Paris : Armand Colin, 1971, p. 435‑436. Apocalypse de Jean, 10:9 Poésie action directe est le titre d’un livre de Christophe Hanna, où celui-ci s’interroge sur « les moyens d’action positive auxquels, non risiblement, la poésie actuelle peut prétendre ». (Romainville : Al Dante, « & », 2003) « Ces objets expressifs […] il s’agit de faire qu’ils ne signifient plus tellement qu’ils ne FONCTIONNENT » (Francis Ponge, « Le murmure », Méthodes, Œuvres complètes, t. 1, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 628, cité par Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, p. 15, n. 33) « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » (Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 302) Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, p. 15 Voir l’entrée « utilisateur » de notre glossaire. Nathalie Quintane, recension de Nos dispositifs poétiques, 23/07/2010. Lien, Sitaudis « [F]ranchement, je ne vois pas très bien en quoi ce serait “expérimental”, ce que je fais. Tout ce vocabulaire “scientifique” (littérature “expérimentale”, “laboratoire”, etc) assigne cette activité, par analogie, aux “recherches de pointe” des “sciences dures”. ça me semble abusif. Et ça dresse une cartographie du champ littéraire qui me paraît pour le moins contestable, en plus d’être contre-productive : d’un coté, les “expérimentaux”, secteur de pointe où les autres, c’est-à-dire les poètes et les écrivains “lisibles”, viennent piocher, histoire de se tenir au courant et d’en produire l’adaptation pour le “public” (Al Dante vu comme un “réservoir à bonnes idées”, ça a été dit plus d’une fois, et de manière aussi fraîche et naïve que ça) ; de l’autre, les écrivains, poètes et romanciers, fabriquant pour aujourd’hui la seule littérature viable. Les sciences appliquées, si on veut ! Qui a le plus intérêt à cadastrer comme ça ? Certainement pas les “expérimentaux”. » () Nathalie Quintane, recension de Florent Coste, Explore (Paris : Questions théoriques, 2017), Sitaudis, 08/05/2017. Lien Voir l’entrée « utilisateur » de notre glossaire. Voir l’entrée « dictation » de notre glossaire. Hugo justifie les Tables comme procédure expérimentale, et reproche à la science sûre de son fait de « remplacer l’examen par la moquerie », en « en ri[ant] du possible » : la science, dans sa vocation expérimentale, « n’a sur les faits qu’un droit de visa. Elle doit vérifier et distinguer. Toute la connaissance humaine n’est que triage. Le faux compliquant le vrai n’excuse point le rejet en bloc » (Victor Hugo, William Shakespeare, Paris : A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie, 1864, p. 54) Voir supra 2.1.2.1. Voir supra 2.3.3.1. « [J]e travaille avec ces évidences, ou plutôt je travaille ces évidences quand elles ont pris une forme de phrase, une fois qu’elles ont pris la forme d’une phrase et qu’elles ont bien été tassées par l’ordinaire du temps. » () Voir infra 1.2.4.1. §5. . Peut-être cette remarque de Quintane se souvient-elle de la fameuse analyse, par Barthes, de la phrase « L’Algérie est française », par laquelle est convertie une « simple affirmation » en « Nature universelle » : « l’Algérie est française, comme la rose est la rose, la porcelaine fine, le lait blanc ». (« Sur un emploi du verbe "être" » [1959], Œuvres complètes, t. I 1942-1961, éd. Éric Marty, Paris : Seuil, 2002, p. 971-973). « Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous. » (Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 295) Ch. de Gaulle, Mémoires d’espoir. Le renouveau 1958‑1962, trad. S. Bérard, Paris : Questions théoriques, « Réalités non couvertes », 2011, p. 7 « Que n’importe quelle formule peut se retourner, Ducasse l’avait montre, en 1870, et nomme Poésies. » () Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 306 La proposition « résultante » (Kristeva) peut être relativement opposée, absolument opposée, opposée selon un mode particulier dans l’ensemble des contrariétés possibles de la proposition-source (ou « présupposée », chez Kristeva). Dans le cas de double-négations, la « signification » peut être « la même », mais l’« économie sémiotique » étant différente, « le sens » des deux propositions « n’est pas identique » (« 3. Transformations d’opposition et de permutation. », « IV. Le contexte présupposé », La révolution dans le langage…, Paris : Seuil, 1974, p. 347‑348). Kristeva prend l’exemple suivant :
Présupposée : « …l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue… » (Pascal)
Résultante : « …il ne serait pas plus déshonoré que ce qui ne le préserve pas » (Ducasse).
On peut considérer le cas suivant selon le même principe :
Présupposée : « Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs n’en ont qu’une feinte dans les affaires : c’est la marque d’un naturel féroce, lorsque le plaisir ne rend point humain. » (Vauvenargues)
Résultante : « Ceux qui ont de la probité dans leurs plaisirs en ont une sincère dans leurs affaires. C’est la marque d’un naturel peu féroce, lorsque le plaisir rend humain. » (Ducasse)
Kristeva écrit : « Nous constatons qu’à travers cet “abus” des négations, la fonction même de nier se trouve mise en doute, comme fonction logique, pour ne dégager qu’une négativité propre à la fonction sémiotique et visant à s’approprier le présupposé. » (Ibid., p. 348)
Le mot est de Quintane, dans Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 319 Kristeva relève, parmi les « antonymes codes » (honneur / déshonneur, misère / grandeur, faiblesse / force, contradiction / conciliation, certitude / incertitude, partie / totalité, crainte / courage, rien / tout), quelques « écarts », qui présupposent un texte culturel plus qu’un corpus lexical : l’opposition « nez / morale » présuppose Cléopâtre, « chêne / roseau » présuppose la fable de La Fontaine, etc.). (« 3. Transformations d’opposition et de permutation. », « IV. Le contexte présupposé », La révolution dans le langage…, Paris : Seuil, 1974, p. 348) J. Kristeva, « 1. Une présupposition généralisée », « IV. Le contexte présupposé », La révolution dans le langage…, Paris : Seuil, 1974. Ibid., § 4 Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 293  ; . Voir supra 2.1. Introduction, § 24 & 2.3. Introduction, § 7. Voir notre glossaire, entrée « Axiome quintanien de sécularisation ». Ce recommencement est parfois littéral, comme dans Descente de médiums, où Quintane, s’adonnant à une dictation tissée d’énoncés des Poésies et des Tables (130‑132), constitue un corpus tonal qui fait colloquer des phrases impérieuses appartenant à des registres divers (on trouve des énoncés-juges, -flics, -poètes, -prophètes). Ces formules, seules, blasonnent, « siphonnent » (), intimident, confisquent les termes de l’expérience commune ; en les mettant en corpus, Quintane semble vouloir leur redonner une valeur d’usage et une efficacité relative. La notion de « collocation », centrale dans la linguistique des corpus, ainsi que celle de « corpus » elle-même, apparaissent dans la description par Quintane d’un projet qui donnera le premier texte de Saint-Tropez – Une Américaine (reproduit dans ce livre, p. 72‑73 ; voir supra 1.2.3.2 § 14). Le Foucault des Mots et les choses, par exemple, pouvait rêver à l’« archive générale d’une époque à un moment donné », qui ne ferait aucun droit aux « choix » du chercheur, et l’obligerait à « tout lire, tout étudier » (Michel Foucault, « Michel Foucault, Les Mots et les Choses » (entretien avec R. Bellour), Les Lettres françaises, n°1125, 31 mars-6 avril 1966, p. 3‑4, réédité dans Dits et écrits, t. 1, 1954‑1975, éd. D. Defert & F. Ewald, Paris : Gallimard, « Quarto », 2001, texte n°34, p. 498‑504, p. 499 pour le passage cité). Aujourd’hui, les « humanités numériques », et notamment la critique littéraire computationnelle, si elles n’avouent pas, de peur de passer pour de dangereux positivistes, cette lubie de l’archive intégrale, conservent l’idéal de corpus « moins canoniques », « quasi coextensifs à l’archive » qui permettrait de faire une histoire littéraire sans élément saillant de droit, sans survisibilité de l’exception, une histoire attentive, dans le « chaos des données », aux « régularités, séries, cohortes, patterns » (Florent Coste, « La littérature en numérique » [recension de Franco Moretti (dir.), La littérature au laboratoire, trad. fr. V. Lëys, collab. A. Gefen & P. Roger, Paris : Ithaque, 2016], La Vie des idées, 08/05/2017. Lien). Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris : Seuil, 1971, p. 57 Voir notre glossaire. Ducasse, dont l’art du montage « transforme notre “patrimoine littéraire” en réservoir disponible, en centrale de pioche » (Nathalie Quintane, « Faire de la poésie une science, politique. Tentatives d’expulsion de la littérature, du “montage” ducassien aux cut-up contemporains », dans Sylvie Coëllier (dir), Le Montage dans les arts aux XXe et XXIe siècles, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2008, p. 132). J. Kristeva, « 2. Les “Poésies” dans leur contexte. Fonction metalinguistique. », « IV. Le contexte présupposé », La révolution dans le langage…, Paris : Seuil, 1974, § 1 Nathalie Quintane, recension de La Rédaction, Valérie par Valérie (Paris : Questions théoriques, « Réalités non couvertes », 2008), Sitaudis, 05/09/2008. Lien Voir Processe, le digesteur de Tarkos où cohabitent théologie trinitaire et mécanique des fluides, par exemple. Voir , mais aussi et . Façon de faire dont nous avons noté qu’elle traite l’itération comme les coropora linguistics, depuis un rapport type/ token. Voir infra 1.1.2.1 § 4 & 1.2.4.2. Ibid., p. 182 Ibid. « Text-mining » et « corpus-mining » sont des termes de la linguistique des corpus. Voir infra 1.2.2.1 § 4. Ibid., p. 185 Ibid., p. 182 Ibid., p. 182 « Il y a dix jours, mon père me montre deux documents sensiblement égaux : sur le premier, le plus récent, on fait état de sa qualité de combattant lors des opérations en Algérie ; sur le second, le plus ancien, on fait état de sa qualité de combattant lors des opérations de sécurité et de maintien de l’ordre, en Algérie. […] Opérations n’est pas opérations de sécurité et de maintien de l’ordre. » (Ibid., § 7.2 & § 7.2.1, 184 & 185) Voir ma Pomme, introduction à . (La deuxième phrase est bien au conditionnel dans le texte.) Christophe Tarkos, L’argent, Première édition : Romainville : Al Dante, 1999 Voir les précisions de Philippe Castellin dans . Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Expression de Quintane à propos de Ducasse. Nathalie Quintane, « Faire de la poésie une Science, politique », op. cit., p. 132. Notons que Tarkos ne semble pas avoir considéré son texte autrement : en 1998, il propose à trois amis (Ivar Ch’Vavar, Lucien Suel et Charles Pennequin) de composer leur propre version de L’argent à partir de son corpus. Voir . Kristeva parle, à propos des Poésies de Ducasse, d’énoncé ou de texte « présupposé », ainsi que de « présupposition générale » (J. Kristeva, La révolution dans le langage…, Paris : Seuil, 1974). Voir supra 2.3.4.1 § 9. Expression de Karl Marx, récurrente dans Le Capital. Dans l’édition française de 1872-1875 (trad. M. L. Roy, révisée par Marx, Paris : Maurice Lachâtre, 1872-1875), reproduite dans l’édition MEGA, t. 57, Berlin : De Gruyter Akademie Forschung, 1975-2016, voir par exemple p. 48-52, 65-69, 80-84. « Le jeune Marx préconisant, d'après l'usage systématique qu'en avait fait Feuerbach, le remplacement du sujet par le prédicat, a atteint l'emploi le plus conséquent de ce style insurrectionnel qui, de la philosophie de la misère, tire la misère de la philosophie. Le détournement ramène à la subversion les conclusions critiques passées qui ont été figées en vérités respectables, c'est-à-dire transformées en mensonges. » (Guy-Ernest Debord, La société du spectacle [1973], § 206) Guy-Ernest Debord, La société du spectacle [1973], § 206 Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 280 « Le détournement est le contraire de la citation, de l'autorité théorique toujours falsifiée du seul fait qu'elle est devenue citation ; fragment arraché à son contexte, à son mouvement, et finalement à son époque comme référence globale et à l'option précise qu'elle était à l'intérieur de cette référence, exactement reconnue ou erronée. Le détournement est le langage fluide de l'anti-idéologie. » (Guy-Ernest Debord, La société du spectacle [1973], § 208) Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, D’ailleurs, Tarkos ne semble pas avoir considéré son texte autrement : en 1998, il propose à trois amis (Ivar Ch’Vavar, Lucien Suel et Charles Pennequin) de composer leur propre version de L’argent à partir de son corpus. Voir les précisions, à ce sujet, dans . Christophe Tarkos, L’argent, Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations [1776], IV, ch. 2, Paris : Flammarion, 1991, II, p. 42‑43. Shirine Saberan, « La notion d’intérêt général chez Adam Smith : de la richesse des nations à la puissance des nations », Géoéconomie, vol. 45, no. 2, 2008, p. 55‑71 ; en référence à Élie Halévy, La formation du radicalisme philosophique (1901‑1904), Paris : PUF, « Philosophie Morale », vol. 1, 1995, p. 112‑118. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations [1776], IV, ch. 2, Paris : Flammarion, 1991 « Non le métal, mais la confiance [ou : la foi] » (devise inscrite sur la monnaie maltaise). K. Marx, Manuscrits de 44, trad. J.-P. Gougeon, éd. J. Salem, Paris : Flammarion, « GF », 1996, p. 207 Voir notre glossaire, entrée « apophatique / cataphatique ». Christophe Tarkos, L’argent, (« L’argent télescope le souci du faire et son plein épanouissement, il est exactement ce qu’il dit, il est exactement ce qu’il fait faire, il est exactement ce qu’il transforme, l’argent transforme tout réellement. »), 269 (« L’argent fait faire des grimaces »), 288 (« L’argent donne le partage et la relation avec chaque personne du globe. Fait faire. ») « Rien ne peut se réaliser sans d’abord l’argent, l’argent vient au début. […] L’argent vient au début comme la nécessité de tout commencer, l’argent est à la fin comme l’aboutissement de tout ce qui est créé pour le recréer. » (Ibid., 266) « Il n’est plus possible ici de ne pas savoir ou de ne pas sentir, ou de ne pas se baser sur l’ensemble des connaissances en comprenant bien que la connaissance première, singulière, inviolable, est la compréhension du modèle du premier moteur de l’accroissante motivation de soi. » (Ibid., 298) « Nous avons besoin de trouver une valeur universelle fixe à laquelle il est possible de se référer en toutes occasions afin de déterminer un ordre entre le bien et le mal. » (Ibid., 275) « L’argent est la principale valeur. Cette valeur est partagée par tous. Cette valeur est la référence commune réelle inconsciente de la réalisation dans le monde. » (Ibid., 276) « Pétri de la valeur de l’argent il n’y a plus qu’à passer à l’action, toutes les actions qui seront motivées par la valeur suprême seront des actions efficaces, bonnes, sûres, réussies qui transformeront effectivement le monde et qui apporteront effectivement du bien, qui ne peuvent qu’apporter le bien. Le bien est la réalisation de la concrétisation en argent, l’argent est le moteur de la réalisation en argent. » (Ibid., 264), « Les actions bonnes donnent de l’argent. / Les actions mauvaises perdent de l’argent. » (Ibid., 265), « L’argent est la valeur universelle partagée toujours efficace concrète d’action et de réflexion. » (Ibid., 275) « L’argent est la cohésion même entre le bonheur de savoir quoi faire et le bonheur de le faire de pouvoir le faire de n’avoir aucun doute sur le faire. » (Ibid., 264) ; l’argent « est exactement ce qu’il dit, il est exactement ce qu’il fait faire ». (Ibid., 265) « Elle ancre tout ce qui est de l’ordre de la valeur et de la pensée morale dans le bien immédiat, l’acte immédiat, la réalisation immédiate, le sourire immédiat, la toute première des pensées dans la valeur vraie. Tout sera juste ou faux, bien ou mal, à l’instant. » (Ibid., 264) « L’argent est ce qu’il y a de nécessaire et de bien, de nécessairement bien, d’omniprésent. » (Ibid., 276) « La valeur sublime ne se trompe pas, se donne à tous, à tous les instants, toujours disponible et toujours sûre. » (Ibid., 263) « Elle va jusqu’à prédire le comportement les tics les visages les paroles les réflexes les désirs les passages à l’acte les tensions les dissolutions des tensions. » (Ibid., 264) « Il n’y a pas de fonctionnement cérébral qui ne soit tributaire de la valeur de l’argent. » (Ibid., 285) « Sa compréhension est totale aussi ferme qu’un coup de bâton. Voilà une somme d’argent en plus, voilà une somme d’argent en moins, tu peux savoir tout ce qu’il sera possible de faire et de te sauver avec une somme en plus avec une somme en moins l’impression est aussi vive et franche que celle que peut donner au corps un coup de bâton. / La réponse de l’argent est immédiate et forte – bien, mal. / L’argent sauve tes enfants sauve ta femme sauve ta famille sauve tes amis sauve ton nom sauve ton honneur sauve ta peau sauve ta santé sauve ton être dans ta peau sauve ta création sauve ton village sauve tes parents sauve ta sœur ton frère […] » (Ibid., 265) Ceux qui « ne se soumettent pas à [son] principe meurent » (Ibid., 270) « Celui qui y serait infidèle dépérira seul, ou pire s’appauvrira. » (Ibid., 280), « Tous ceux qui ne travaillent pas l’argent sont déjà morts. » (Ibid., 297) Ibid., 292 Ibid., ca. 16:05 Christophe Tarkos, L’argent, Ibid., 290‑291. Nous soulignons. Christophe Tarkos, Utisme-17 juillet97.DOC, cité par Philippe Castellin dans . Nous soulignons. Voir Annexe 4 : CALCUL.WRI, 29 octobre 1993, reproduit dans « Doctrine », Trésor de la Langue Française informatisé. Lien Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Christophe Tarkos, L’argent, Phrase diversement attribuée (F. Jameson, qui l’attribue lui-même à « quelqu’un », ou S. Žižek), et beaucoup citée ces dernières années (une requête sur Google, intégrant les variantes de la phrase – "easier to imagine * end * the world than to imagine * end * capitalism" – enregistre un nombre conséquent d’occurrences seulement à partir des années 2010). Prenons cette diversité et cette fréquence comme le signe du caractère épocal de l’énoncé. Voir l’entrée « apophantique » de notre glossaire. Voir également à ce sujet Barbara Cassin et Michel Narcy, La décision du sens (Paris : Vrin, 1989), qui s’intéresse au livre Γ de la Métaphysique d’Aristote, où est énoncé le principe apophantique (1011b26), puis son implication sémantique : qui dit quelque chose, nécessairement, veut dire et signifie quelque chose. Christophe Tarkos, L’argent, Voir l’entrée « dictation » de notre glossaire. Sur les expressions « dictation », « ce qui se dit » et « ce qui transite », voir supra 2.3.2.2. Voir l’entrée « dictation » de notre glossaire. « Cartographier l’Empire, pour un poète, c’est, par exemple, recenser ses énoncés – la carte de l’Empire est la liste de ses énoncés. » ( ; voir notre exergue). « L’argent, du fait qu’il possède la qualité de tout acheter et de s’approprier [sich anzueignen] tous les objets, est l’objet dont la possession est la plus éminente de toutes [der Gegenstand im eminenten Besitz]. L’universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence [Die Universalität seiner Eigenschaft ist die Allmacht seines Wesens]. Il passe donc pour tout-puissant… L’argent est l’entremetteur entre le besoin et l’objet, entre la vie et le moyen de subsistance de l’homme. » (K. Marx, Manuscrits de 44, trad. J.-P. Gougeon, éd. J. Salem, Paris : Flammarion, « GF », 1996, p. 207‑208) « 1) Il est la divinité visible, la transformation [Verwandlung] de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelle des choses [die allgemeine Verwechslung und Verkehrung der Dinge] ; il fait fraterniser les impossibilités [es verbrüdert Unmöglichkeiten]. 2) Il est la courtisane universelle, l’entremetteur universel des hommes et des peuples. La perversion et la confusion [Verkehrung und Verwechslung] de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisation des impossibilités – la force divine [die göttliche Kraft] – de l’argent sont impliquées dans son essence en tant qu’essence générique aliénée, aliénante et s’aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l’humanité [das entäußerte Vermögen der Menschheit]. » (Ibid., p. 210) « Si l’argent est le lien [das Band] qui me lie à la vie humaine, à la société, à la nature et à l’homme, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens [das Band aller Bande] ? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens [alle Bande lösen und binden] ? N’est-il pas non plus de ce fait le moyen universel de separation [das allgemeine Scheidungsmittel] ? Il est la vraie monnaie divisionnaire [Scheidemünze : pièces dont la valeur légale est supérieure à la valeur matérielle], comme le vrai moyen d’union [Bindungsmittel – nous traduisons par « liant », ndr], la force chimique universelle de la société. » (Ibid., p. 209) « Dès lors que la marchandise est transformée en monnaie, cette dernière se mue en sa forme-équivalent éphemère, forme dont la valeur d’usage ou le contenu existe, de ce côté de la ligne, dans d’autres corps de marchandises. Comme point final de la première mutation de la marchandise, l’argent est en même temps le point de départ de la deuxième. » (K. Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre, Paris : PUF, « Quadrige », p. 126) La transformation impliquée par la « circulation A-M-A [Argent - Marchandise - Argent], à première vue, semble sans contenu parce que tautologique. Les deux extrêmes ont la même forme économique. L’un et l’autre sont de l’argent, donc pas des valeurs d’usage qualitativement différentes, puisque l’argent est justement la figure transformée des marchandises, dans laquelle leurs valeurs d’usage particulières sont effacées. » (Ibid., p. 169) « Traduction active du concept de la valeur dans la réalité, l’argent confond et échange toutes choses, il est la confusion et la permutation universelles de toutes choses : c’est le monde à l’envers, la confusion et la permutation de toutes les proprietés naturelles et humaines. » (K. Marx, Manuscrits de 44, trad. J.-P. Gougeon, éd. J. Salem, Paris : Flammarion, « GF », 1996, p. 211) K. Marx, « Zur Judenfrage » [« La question juive », 1843], dans Marx/Engels Gesamtausgabe (MEGA), Berlin : Dietz, 1982, vol. 3, p. 166 Chaque couple (amour / haine, vertu / vice, etc.) est suivi de son inverse dans la citation originale. (K. Marx, Manuscrits de 44, trad. J.-P. Gougeon, éd. J. Salem, Paris : Flammarion, « GF », 1996, p. 211) Les thèses condamnées sont souvent assimilées à l’« aristotélisme arabe » (Averroes), même si le néoplatonisme est tout aussi représenté (Avicenne notamment). Les plus scandaleuses de ces thèses sont émanatistes (toutes choses découlent d’un principe premier – Premier Agent ou Premier Moteur), nécessitaristes (tout ce qui existe est nécessaire) et déterministes (tout ne vit jamais que sur l’erre de sa cause). In agro dominico, « donné en Avignon » le 27 mars 1329, condamne à titre fraichement posthume vingt-huit propositions prêtées à Maître Eckhart, parmi lesquelles : le monde a existé de toute éternité (2), celui qui blasphème Dieu lui-même loue Dieu (6), toutes les créatures sont un pur néant (26). Voir Maître Eckhart, Sermons-traités, op. cit., p. 317‑320 La condamnation parisienne de 1277, éd. D. Piché, Paris : Vrin, 1999, p. 73 Ibid., p. 75  S. Piron, « Le plan de l’évêque… », Recherches de théologie et philosophie médiévale, vol. 78, issue 2, Cologne / Louvain : Thomas-Institut / De Wulf-Mansion Centre, 2011, p. 385. DOI : 10.2143/RTPM.78.2.2141897 Le passage commençant avec « Maintenant je vous propose » et se terminant à cet appel de note est une citation, légèrement modifiée, d’un passage de Descente de médiums qui introduit à un montage d’énoncés issus des Tables de Hugo et des Poésies de Ducasse (p. 129‑130). Ce paragraphe est un montage de thèses condamnées en 1277, qui ne suit pas l’ordre initial du syllabus, fait une citation partielle de certains articles, et effectue des choix de traduction légèrement deviants. Nous avons prélevé ces énoncés dans l’édition la plus récente des condamnations parisiennes (La condamnation parisienne de 1277, éd. D. Piché, op. cit.). Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991, p. 179 Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991, p. 202 « Comme cela a souvent été le cas dans l’histoire des censures doctrinales, du fait de sa seule existence, la condamnation a offert un support aux thèses qu’elle prohibait. Sa diffusion, importante et durable, en a accentué le retentissement. Elle a ainsi contribué à donner corps aux erreurs qu’elle dénoncait. Qui plus est, le document dans lequel elles étaient réunies exprimait, de façon plus intense qu’aucun exposé positif n’aurait pu le faire, l’idéal d’une vie philosophique et d’une conception du monde et de l’humanité étrangère à la théologie chrétienne. Cette dimension créatrice de la censure est indéniable. » (S. Piron, « Le plan de l’évêque… », Recherches de théologie et philosophie médiévale, op. cit., p. 384‑385) « [L]e diagnostic néoscolastique nous met sur la piste de quelque chose d’essentiel : ce qu’on pourrait indifféremment nommer la vérité prémonitoire du censeur ou la capacité heuristique de la censure. Le principal auteur des condamnations, Étienne Tempier, évêque de Paris, n’avait pas tous les jours sous les yeux le désolant tableau qu’il prétendait brosser, mais il nous semble que, à sa manière, il le voyait venir et qu’il a, en attaquant d’avance, largement contribué à faire exister ce qui n’existait pas encore. Cette inventivité malencontreuse de la censure sera notre guide. » (Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991, p. 15) « En composant sa liste improbable, Étienne Tempier a […] donné corps à l’impalpable : il a inventé le projet philosophique du XIIIe siècle. » (Ibid., p. 202) Ibid., p. 194 Ibid. Il est possible que Tarkos ait eu connaissance de ce texte (son intérêt pour la philosophie médiévale, les querelles scolastiques et les problèmes de théologie l’y menaient naturellement). Nous n’avons pas trouvé, dans les carnets, trace d’une référence à cette condamnation. Cependant, Tarkos s’attarde sur un texte du même acabit dans le carnet intitulé « Procèss II » (IMEC, boîte TRK2) : le statut du 29 décembre 1340 : « Que nul bachelier ou écolier n’ait l’audace de déclarer fausse [ou littéralement] fausse une proposition bien connue d’un auteur sur lequel il fait cours [Tarkos : “une proposition d’un auteur bien connu”], s’il estime que cet auteur, en établissant cette proposition, voulait dire quelque chose de correct [version de Tarkos : “ …d’un auteur bien connu, car on dit comprendre les déclarations des hommes en prenant en compte la chose qui est (à la chose) en dessous. Quand il y a de la recherche de la vérité, il ne faut pas prendre trop garde aux mots”]. » (trad. E. Martineau, dans R. Paqué, Le statut parisien des nominalistes, Paris : PUF, « Epiméthée », 1985, p. 29‑31) Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991, p. 194 Guy-Ernest Debord, La société du spectacle [1973], op. cit., § 208. Elle l’est en un double sens : un saut de ligne supérieur aux autres la sépare du reste du texte, et c’est la seule qui soit en italique. Christophe Tarkos, L’argent, Guy-Ernest Debord, La société du spectacle [1973], op. cit., § 9 Isidore Ducasse, Poésies [1870], Paris : Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 1973, p. 293
Nathalie Quintane, « Note ajoutée » à la première édition poche de Tomates (Paris : Points poésie, 2014, p. 137) Nathalie Quintane, recension de Florent Coste, Explore, op. cit. Voir notre glossaire, entrée « lieu sûr (du discours) ». Par exemple chez le lecteur de Chaussure fétichiste des chaussures. Voir supra 1.2.1.2. Selon le terme par lequel Quintane spécifie le « poétique ». Voir supra 2.3. Introduction, § 2. Christophe Hanna identifie chez Tarkos des « opérations » de ce type, « faites pour stimuler des sensations logiques acquises par accointance ou immersion dans le monde des paroles qu’on entend couramment ; en particulier la sensation de plus ou moins grande possibilité : si je bouge tel morceau, ai-je encore l’impression que ça se dit ? le sentiment que ça ressemble à quelque chose que je peux entendre ? » (Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, p. 29) On peut aussi rapprocher la question-si du « modèle de phrase » pragmatique des Remarques (« si je fais ci, ça donne ça ») ; voir 1.2.4.1 § 5. Voir supra 1. Introduction : La question de la poésie. Parole prêtée au sophiste Protagoras (H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin : Weidmannsche Verlagsbuchhandlung, 1903, p. 518 sq., 74, B1). Voir Platon, Théétète, 152a, dans Œuvres complètes [2008], dir. Luc Brisson, Paris : Flammarion, 2011, p. 1904 ; et Aristote, Métaphysique, Γ, 1007b22, dans Œuvres complètes, dir. Pierre Pellegrin, Paris : Flammarion, 2014, p. 1789 notamment. « Chascun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve. Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content. Et en cela seul la creance se donne essence et verite. La fortune ne nous fait ny bien ny mal ; elle nous en offre seulement la matiere et la semence, laquelle nostre ame, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il luy plait, seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse. » (Michel de Montaigne, Essais, Livre I, Chap. 14) Lettre d’Antonin Artaud à Jean Paulhan, citée par Ch. Prigent, Une erreur de la nature, Paris : P.O.L, 1996, p. 63 F. Nietzsche, Considérations inactuelles, « Schopenhauer éducateur » (1874), Œuvres complètes, vol. 5, t. 2, trad. H. Albert, Paris : Mercure de France, 1922 (p. 7‑43) Expressions de Christophe Hanna à propos de la conception gleizienne de la poésie (Nos dispositifs poétiques, p. 214) « Au bout du compte, on comprend non seulement que “poésie” n’est plus pensé comme une notion observationnelle (et, a posteriori, comme une réalité observable : “elle n’existe pas”), mais que la question ontologique est évacuée en même temps que celle de son mode d’être sociétal : la poésie n’est pas une question de situation, elle est d’abord objet de reconception. » (Ibid., p. 208) Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration [1983], dans Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. 333 « [Avec Gleize], la poésie ne saurait être candidate à aucune espèce d’appréciation ou d’élection particulière, […] elle n’est censée répondre à aucune attente prélégitimée, exigible ou simplement formulable. Son existence institutionnelle est, du coup, envisagée comme très secondaire, pour ne pas dire totalement insignifiante. » (Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, p. 208) Christophe Tarkos, « Cahier rouge 3 », IMEC, boîte TRK3 « Le philosophe désormais exerce sa maîtrise sur l’ancien maître, maîtrise conceptuelle qui est le pouvoir de dire à l’autre ce qu’il est et ce qu’il fait, mieux et autrement que cet autre. » (André Tosel, « Philosophie et poésie au XXe siècle », Noesis [En ligne], n°7, 2004. Lien) Sur le passage de témoin entre poète archaïque et philosophe, voir Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité…, op. cit., p. 229 sq. Voir supra 2.2.1.1. Ou « différend ancien », selon l’expression fameuse de Platon (« παλαιᾶς ἐναντιώσεως », République, 10.607c, p. 1777). Sur la notion de bavardage, voir supra notamment 2.3.2.2. Voir l’entrée « bavardage » de notre glossaire. Christophe Tarkos, « MC », , in . Voir supra 2.2.1.1 § 7 ; 2.2.3.1 § 12 & 2.2.3.2 § 8. C’est le terme par lequel Quintane précise, au dos de Chaussure, l’expression « pas spécialement poétique » : une « poésie qui ne se force pas ». Voir supra 1.3.4.1 § 8 & 2.1. Introduction, § 2. Voir également l’entrée « apophatique / cataphatique » de notre glossaire. Voir l’entrée « événement discursif » de notre glossaire. Expression de Lyotard (« …parler est combattre, au sens de jouer, et […] les actes de langage relèvent d’une agonistique générale », La condition postmoderne, Paris : Minuit, 1979, p. 23). Voir supra 2.2.1.1 § 29. Expression de Marx (« Qual des Kampfes »). Voir supra 2.3. Introduction, § 4. Voir supra 2.2.2.2. Notion qui traverse tout 2.2. Voir l’entrée « accomptabilité » de notre glossaire. Voir supra 2.2.1. Voir supra 2.2.2. Voir supra 2.2.3. Voir supra 2.1. Trans : Logothétie seconde. Voir supra 2.1.2.1. Voir supra 2.1.2.2 : L'expression est toute faite. Voir supra 2.2. Introduction, § 2. Voir supra 2.1.1.2. Voir supra 1.2.4.2. Voir supra 1.3.1.2 § 18 & 1.3.4.1 § 20. Voir supra 2.3.3.1 & 2.3.4. Voir supra 2.3.3.1. Voir supra 2.3.2.2 § 16. Novalis, Œuvres complètes, t. 2, trad. A. Guerne, Paris :Gallimard, 1981, p. 86 À en croire Christophe Hanna, Argent, Paris : Amsterdam, 2018, p. 17 Christophe Tarkos, « La poésie est une intelligence », dans Christophe Tarkos, « Ma langue est poétique », dans Voir supra 2.2.3.2 § 8. , in . Voir supra 2.2.1.1 § 7 ; 2.2.3.1 § 12 & 2.2.3.2 § 8. Voir supra 2.3.2.1 § 10. Expression de Barbara Cassin, citée en 2.2.3.2 § 8, 2.2.3.2 § 5. Voir notre glossaire, entrée « logologie ». Voir supra 2.1. Voir notamment supra 2.2.3.1 § 26. Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 11 « Mille façons de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisent l’activité, subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. Il faut “faire avec” Dans ces stratagèmes de combattants, il y a un art des coups, un plaisir à tourner les règles d’un espace contraignant. Dextérité tactique et jubilatoire d’une technicité. » (Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 35‑36) Ibid., p. 17  Ibid., p. 14 Ibid., p. 26 C’est l’opinion qu’émettait Philippe Beck, en 2013, lors des discussions en marge du colloque qui lui fut consacré à Cerisy, celle d’une « contradiction interne » : « J’ai parlé de la relation de désir à la langue, qui était celle de Tarkos. C’est pourquoi il a accepté de faire Quaderno avec moi : il avait un désir de poésie et aussi un désir de faire des phrases, de les segmenter en langue. […] Tarkos avait un désir de poésie (un désir expressif), […] il ne pouvait pas rester simplement à co-diriger “Poézi proléter”, et […] il y avait une division interne, une contradiction interne. J’évoque cela parce que la relation à la langue française est souvent l’objet de très graves malentendus, de malentendus sérieux. Je n’ai jamais compris ceux qui prétendaient écrire la langue de tout le monde, ou être en rapport immédiat avec la langue de tout le monde. Ceux-là ont très manifestement un désir de langue, et aussi un désir de trouver cette langue à laquelle ils croient adhérer. Ils savent très bien qu’ils n’y ont pas accès de façon automatique et immédiate ; ils le savent parfaitement ». Les discussions du colloque de 2013 sont consultables en ligne (Lien). Christophe Hanna, préface à Jean-Marie Gleize, Jean-Marie Gleize, Littéralité, Paris : Questions théoriques, 2015, p. IX Francis Ponge, « Prière d’insérer de “La Fabrique du pré” », La Fabrique du Pré [1970], Nouveau nouveau recueil, dans Œuvres complètes, t. 2, dir. Bernard Beugnot, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 561 Hubert Juin, « “Poésies”, par Isidore Ducasse », Entretiens, n°30 : « Lautréamont », dir.  Max Chaleil, Rodez : Subervie, 1971, p. 123‑124 . Voir aussi . Voir l’entrée « critique intégrée » de notre glossaire. « Fabriquer de la poésie sans fabriquer en simultané du critique ou de la critique, c’est quelque chose que j’ai du mal à concevoir. » () Voir supra 2.3.3.1 § 18. Christophe Tarkos, « Je ne fais rien », improcédure dans
Bibliographie
Les bibliographies de référence ont été établies, pour Nathalie Quintane, par Benoît Auclerc (Nathalie Quintane, Paris : Classiques Garnier, « Écrivains francophones d’aujourd’hui », 2015, p. 229-247. En ligne.) ; pour Christophe Tarkos, par Katalin Molnár et Valérie Tarkos (Écrits poétiques, p. 409‑414). Nous ne mentionnons ici que les ouvrages que nous avons consultés et les textes que nous avons mobilisés pour le présent travail.

Corpus (ordre chronologique)

Livres et revues
BÉRARD, Stéphane. QUINTANE, Nathalie. TARKOS, Christophe. R.R., revue non paginée, ca. 1993‑2000.

TARKOS, Christophe. Morceaux choisis de Christophe Tarkos, Paris : Les Contemporains Favoris – Morceaux Choisis, 1995.

QUINTANE, Nathalie. Remarques, Le Chambon-sur-Lignon : Cheyne Éditeur, « Grands fonds », 1997.

QUINTANE, Nathalie. Chaussure, Paris : P.O.L, 1997.

QUINTANE, Nathalie. Jeanne Darc, Paris : P.O.L, 1998.

TARKOS, Christophe. Caisses, Paris : P.O.L, 1998.

TARKOS, Christophe. Le signe =, Paris : P.O.L, 1999.

QUINTANE, Nathalie. Début (autobiographie), Paris : P.O.L, 1999.

QUINTANE, Nathalie. Mortinsteinck (le livre du film), Paris : P.O.L, 1999.

TARKOS, Christophe. Pan, Paris : P.O.L, 2000.

QUINTANE, Nathalie. Saint-Tropez – Une Américaine, Paris : P.O.L, 2001.

TARKOS, Christophe. Anachronisme, Paris : P.O.L, 2001.

QUINTANE, Nathalie. Formage, Paris : P.O.L, 2003.

QUINTANE, Nathalie. Les Quasi-Monténégrins, suivi de Deux Frères (pièces), Paris : P.O.L, 2003.

QUINTANE, Nathalie. Antonia Bellivetti (roman), Paris : P.O.L, 2004.

QUINTANE, Nathalie. Cavale (roman), Paris : P.O.L, 2006.

QUINTANE, Nathalie. Une Oreille de chien (dessins Nelly Maurel), Nolay : Les Éditions du chemin de fer, 2007.

QUINTANE, Nathalie. Grand ensemble (concernant une ancienne colonie), Paris : P.O.L, 2008.

QUINTANE, Nathalie. Tomates, Paris : P.O.L, 2010.

QUINTANE, Nathalie. Crâne chaud, Paris : P.O.L, 2012.

QUINTANE, Nathalie. Plomb polonais, Bordeaux : Confluences / FRAC Aquitaine, « Fiction à l’œuvre », 2013.

QUINTANE, Nathalie. Descente de médiums, Paris : P.O.L, 2014.

QUINTANE, Nathalie. Les années 10, Paris : La Fabrique, 2014.

QUINTANE, Nathalie. Que faire des classes moyennes ?, Paris : P.O.L, 2016.

QUINTANE, Nathalie. Ultra-Proust, Paris : La Fabrique, 2018.

QUINTANE, Nathalie. Un œil en moins, Paris : P.O.L, 2018.

Recueils et éditions posthumes
TARKOS, Christophe. Écrits poétiques, éd. Katalin Molnár, Valérie Tarkos, Paris : P.O.L, 2008.

TARKOS, Christophe. Le baroque, Limoges : Al Dante, 2009.

TARKOS, Christophe. L’enregistré, éd. Philippe Castellin, Paris : P.O.L, 2014.

Ouvrages collectifs, articles
QUINTANE, Nathalie. « Monstres et Couillons, la partition du champ poétique contemporain », Sitaudis, 19 octobre 2004. Lien.

QUINTANE, Nathalie. Recension de LA RÉDACTION. Valérie par Valérie (Paris : Questions théoriques, « Réalités non couvertes », 2008), Sitaudis, 05/09/2008. Lien.

QUINTANE, Nathalie. « Faire de la poésie une science, politique. Tentatives d’expulsion de la littérature, du “montage” ducassien aux cut-up contemporains », dans COËLLIER, Sylvie (dir). Le Montage dans les arts aux XXe et XXIe siècles, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2008.

QUINTANE, Nathalie. Recension de HANNA, Christophe. Nos dispositifs poétiques (Paris : Questions théoriques, « Forbidden beach », 2010), Sitaudis, 23/07/2010. Lien.

QUINTANE, Nathalie. « Critique des nous », Cahier critique de poésie, Marseille : Centre International de Poésie Marseille, n°22 (« Critique de la poésie », 2011).

QUINTANE, Nathalie. « J’étais une petite-bourgeoise de gauche éclectique-révisionniste (difficultés de communication entre les dernières avant-gardes et la génération de 90) », Formes poétiques contemporaines, n°7, 2010, p. 85‑97. Lien.

QUINTANE, Nathalie. « La Sénéchale », Vacarme, n° 52, 2010. Lien.

QUINTANE, Nathalie. « Astronomiques assertions », dans Toi aussi tu as des armes, Paris : La Fabrique, 2011, p. 175-197.

QUINTANE, Nathalie. Remarques de 2013, non publiées, transmises par l’autrice.

QUINTANE, Nathalie. « Un présent de lectures troublées », dans dir. GORRILLOT, Bénédicte. LESCART, Alain. L’illisibilité en questions, Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 50-58.

QUINTANE, Nathalie. « On va faire quelque chose qui ne se verra pas dans un endroit où il n’y a personne », dans dir. BRUN, Catherine. Guerre d’Algérie. Les mots pour la dire, Paris : CNRS éditions, 2014 ; reproduit dans Artichoke, n°4, Berlin : 2016. Lien.

QUINTANE, Nathalie. L’art et l’argent (collectif, dir. J.-P. Cometti, N. Quintane), Paris : Éditions Amsterdam, 2017.

QUINTANE, Nathalie. « Prigent/Bataille et la “génération de 90” », dans dir. GORRILLOT, Bénédicte. THUMEREL, Fabrice. Christian Prigent : trou(v)er sa langue, Paris : Hermann, 2017, p. 297-313.

QUINTANE, Nathalie. Recension de COSTE, Florent. Explore (Paris : Questions théoriques, « Forbidden beach », 2017), Sitaudis, 08/05/2017. Lien.

QUINTANE, Nathalie. Préface à TARKOS, Christophe. Le petit bidon et autres textes, Paris : P.O.L, 2019, p. 9-19.

Entretiens
TARKOS, Christophe. VERDIER, Bertrand. Entretien [1996], TTC, n°3 : « Tarkos et compagnie », 1997, reproduit dans Écrits poétiques, p. 353‑360.

TARKOS, Christophe. DE GEYTER, Gudrun. Entretien [1997], Rotterdam International Poetry Festival, reproduit dans L’enregistré, p. 237‑249.

TARKOS, Chistophe. CHRISTOFFEL, David. Entretien [1998], partiellement retranscrit dans Écrits poétiques, p. 361‑389 ; fichiers audio de l’entretien complet fournis par D. Christoffel.

TARKOS, Christophe. CASANOVA, Pascale. Entretien, « Les jeudis littéraires », France Culture, 08/07/1999, reproduit sur le DVD de L’enregistré.

QUINTANE, Nathalie. FARAH, Alain. « Trois questions pour Nathalie Quintane », entretien réalisé le 2 février 2008, reproduit dans FARAH, Alain. « La Possibilité du choc : invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d’Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane ». Thèse de doctorat, Lyon/Montréal, ENS de Lyon / UQAM, 2009, p. 290‑300.

QUINTANE, Nathalie. PRADOC, Roland. « Les eurêkas littéraires de Nathalie Quintane », Chronic’art, 25/05/2009. Lien.

QUINTANE, Nathalie. FARAH, Alain. « Poudre de succession, pensée de la bombe ou désamorçage des avant-gardes », dans GORRILLOT, Bénédicte (dir.). LESCART, Alain (dir.). L’Illisibilité en questions, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, « Littératures », 2014, p. 177-182.

QUINTANE, Nathalie. PRIGENT, Christian. « D’une génération l’autre (1) », dans GORRILLOT, Bénédicte (dir.). LESCART, Alain (dir.). L’Illisibilité en questions, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, « Littératures », 2014, p. 183-191.

QUINTANE, Nathalie. GLEIZE, Jean-Marie. « D’une génération l’autre (2) », dans GORRILLOT, Bénédicte (dir.). LESCART, Alain (dir.). L’Illisibilité en questions, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, « Littératures », 2014, p. 193-198.

QUINTANE, Nathalie. « Il n’y a pas qu’une seule manière de vivre », entretien avec ventscontraires.net, 23/11/2014. Lien.

QUINTANE, Nathalie. AUCLERC, Benoît. « À inventer, j’espère », entretien avec AUCLERC, Benoît (dir.). Nathalie Quintane, Paris : Classiques Garnier, « Écrivains francophones d’aujourd’hui », 2015.

QUINTANE, Nathalie. BORTZMEYER, Gabriel. « Comment planter des tomates avec une caméra », Débordements, 01/02/2016. Lien.

QUINTANE, Nathalie. TRUONG, Nicolas. « Une partie de l’extrême gauche lit davantage de littérature », Le Monde, 14/03/2018. Lien.

QUINTANE, Nathalie. RICHEUX, Marie. « Nathalie Quintane : “Trahissons la littérature pour qu’enfin elle vive” », Par les temps qui courent, France Culture, diff. 29/03/2018. Lien.

QUINTANE, Nathalie. FRANZONI, Andrea. « Intatti fantasmi chiedono il realismo : Jack Spicer », Nazione Indiana, 04/07/2018. Lien. Version française remise par A. Franzoni.

QUINTANE, Nathalie. JAWAD, Emmanuèle. « Les grands entretiens de Diacritik (5) : Nathalie Quintane (Un œil en moins) », Diacritik, 25/07/2018 . Lien.

QUINTANE, Nathalie. LORIS, Marius. WAJEMAN, Lise. « Boussole. Entretien avec Nathalie Quintane », Écrire l’histoire, n°18, 2018, 187‑194.

Interventions, conférences, rencontres
QUINTANE, Nathalie. « oubli ET littérature », DDC / Jean-Pierre Criqui, Centre Pompidou Paris, 26/02/2014. Lien.

QUINTANE, Nathalie. « Rencontre-lecture avec Nathalie Quintane », séminaire Benoît Auclerc, Université Lyon 3, 21/02/2017. Lien.

QUINTANE, Nathalie. « Rencontre avec Jacques Rancière et Nathalie Quintane au TNBA ». Lien.

QUINTANE, Nathalie. Conférence à l’École Supérieure d’Art Pays Basque (ESAPB), 12/02/2019. Lien.

Sources (ordre alphabétique)

Articles, recensions, monographies, mémoires et thèses sur les auteurs du corpus principal
AUCLERC, Benoît (dir.). Nathalie Quintane, Paris : Classiques Garnier, « Écrivains francophones d’aujourd’hui », 2015.

AUCLERC, Benoît. « Lecture, réception et déstabilisation générique chez Francis Ponge et Nathalie Sarraute (1919‑1958) ». Thèse sous la direction de Jean-Yves Debreuille, soutenue à l’Université Lumières Lyon 2 en 2006.

BERTRAND, Jean-Pierre. CLAISSE, Frédéric. HUPPE, Justine. « Opus et modus operandi : agirs spécifiques et pouvoirs impropres de la littérature contemporaine (vue par elle-même) », COnTEXTES [En ligne], n°22, 2019. Lien DOI.

BOISNARD, Philippe. « D’un mot-au-mot poétique ». Lien.

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Glossaire
Accomptabilité
À distinguer, dans le corpus platonicien, de la responsabilité juridique et politique des propos indexée au vrai et au juste, l’accomptabilité impose aux locuteurs, pour que leur parole soit prise en compte, de véhiculer celle-ci dans une langue intelligible à tous, afin de pouvoir la mettre à profit dans l’édification d’un savoir commun conçu comme computable. Le terme que nous forgeons est calqué sur l’anglais accountable (racontable, imputable, responsable, justifiable, explicable, évaluable, motivable), qui assume la polysémie du grec legein qui nous intéresse ici : la solidarité du rationnel et du computable, du raisonnable et du profitable. Sous le rapport de l’accomptabilité, les poètes, parce qu’ils sont incapables de « rendre compte » de ce qu’ils « veulent dire » dans une autre langue que celle de leur inspiration initiale, sont des resquilleurs dans le savoir quand ils y prétendent (voir notamment Apologie de Socrate, 22b-c, p. 71). Aujourd’hui, la poésie est très souvent définie en opposition tacite au régime de l’accomptabilité, par exemple lorsqu’un Roubaud affirme que la poésie « ne dit rien qu’on puisse dire autrement », ou lorsque Tarkos affirme qu’il « utilise la pâte pour expliquer ce que c’est que cette pâte », qu’il « ne trouve pas de langue en dehors de la patmo pour dire le manifeste de la patmo », qu’il « n’y a pas autre chose », pas d’« au-delà dans lequel […] puiser pour faire l’explication de patmo ». Il conclut : « Je ne pourrais pas m’exprimer autrement que comme ça. » (Voir « pâte-mot » infra dans ce même glossaire).
Alogon
Terme grec (formé du privatif a- et de logon), employé par Quintane dans « Monstres et Couillons ». Alors que dans le corpus philosophique grec, alogon désigne un irrationnel, une absurdité, voire un innommable, chez Yves Bonnefoy, il est « ce qui précède les mots » et demeure inaccessible au « concept ». Dans la critique de Quintane, le mot tend à désigner tout terme excepté du courant de la langue, c’est-à-dire du réseau logique des antonymes, synonymes, proxèmes. Exemples, donnés par Jean-Marie Gleize au début de A noir : la « présence » (Bonnefoy), l’« ouvert » (Rilke), le « réel » (Bataille, Lacan), l’« impossible » (Bataille), l’« innommable » (d’après Beckett), le « dehors » (du Bouchet). Autant de termes que « l’absence de substrat hors leur propre concept » (Adorno, à propos de « authentique » chez Heidegger) rapproche de notions théologiques (comme celles-ci, les alogons désignent, positivement ou négativement, une « différence » absolue, « non-logique » (Bataille, Prigent)), voire « mystiques » (Gleize, qui cite l’akatalepton de Jean Chrysostome : insaisissable, inappréhendable). Par extension, on a appelé poétiques de l’alogon l’ensemble des poétiques qui, au-delà de la ligne de partage entre célébration et récusation de la poésie, se soutiennent d’un recours à ce type de différence décisive.
Apophantique
Chez Aristote, est apophantique tout énoncé qui s’appréhende et s’évalue en terme de vrai et de faux. La formule complète en est : « il est vrai de dire que ce qui est est, et que ce qui n’est pas n’est pas ; il est faux de dire que ce qui est n’est pas, et que ce qui n’est pas est » (Métaphysique, Γ, 1011b26). Sont par exemple exclus de l’orbe apophantique la prière, l’ordre, la menace – mais aussi, dans la version archaïque du privilège de la parole efficace : la poésie. Le « pacte apophantique » (Claude Imbert) pose une solidarité entre le logos et le monde des pragmata (des états de choses) sous le contrôle de la vérité-correspondance. Barbara Cassin (Quand dire, c’est vraiment faire, 2018) rapproche les énoncés apophantiques et ceux qu’Austin appelle constatifs ou locutoires (tous désignent le mode du parler de quelque chose, ou dire quelque chose de quelque chose). En donnant une place centrale à d’autres énoncés – « performatifs » –, Austin « réveille la philosophie de son sommeil apophantique » (Cassin) : il considère le rapport des énoncés à l’être non plus « au seul niveau (toujours idéal) de [leur] signification », mais « au niveau de l’événement énonciatif » (Foucault). Foucault propose d’appeler cette opération inverse de l’apophantique « opération sophistique, éristique ». Dans le champ de la poésie, Quintane et Tarkos considèrent les énoncés apophantiques sous le rapport de leur tonalité affective : ils sont péremptoires, et visent à produire une intimidation de la capacité de juger, d’évaluer ou d’apprécier, en proclamant des vérités générales détachées de tout corpus (le modèle de ce type de phrases est la définition-de-la-poésie, ou la spécification du rôle-du-poète). Devant ce genre d’énoncés, Quintane et Tarkos opèrent souvent par détournement, retournement, rétablissement du contexte, réinscription dans un registre ou environnement discursif, mise en corpus. Ces procédures sont à la fois une critique interne de l’apophantique (le retournement des formules, de type ducassien, chez Quintane), et une façon d’opérer de l’extérieur, sophistiquement, éristiquement (voir l’efficacité du « prononcé de l’erreur » dans L’argent de Tarkos ; cf. 2.3.4.2. L’argent, corps de doctrine du monde renversé).
Apophatique / cataphatique
Deux modèles gnostiques issus de la Théologie Mystique (Pseudo-Denys l’Aréopagite). La voie apophatique correspond à la tentative de connaître Dieu par « négation » (apophasis) : en disant tout ce que Dieu n’est pas, on célèbre Dieu dans son incognoscibilité radicale, dans son innommabilité absolue. La voie cataphatique correspond à la tentative de connaître Dieu par « affirmation » (kataphasis) : en multipliant les prédicats dont Dieu est le sujet, on ne les épuise certes jamais, mais on célèbre leur infinité (donc l’incognoscibilité de Dieu en vertu de cette infinité). La question-de-la-poésie, dans nombre de ses poses, vit sur le même genre de site épistémique que celui des Noms Divins ou de la Théologie Mystique. En poésie, le mode le plus courant – au-delà du clivage célébration/récusation – est l’apophatique : la poésie est toujours « autre chose » (Sartre) que ce qu’on peut en dire, voire « le contraire » (Gleize) de ce qu’on peut en dire. Tarkos, lui, joue plutôt selon un mode que nous avons appelé cataphase avariante (acquiescement aux lieux communs, égrenage des prédicats, travail du rapport entre l’infini de la nomination et l’indéfini du monde).
Archaïsme
Tendance, dans la Modernité poétique, à recourir au schème archaïque pour resacraliser, reposséder, ré-héraldiser la poésie ou le poète, et en fin de compte respécifier une fonction, une mission, un rôle, dans les termes de l’invariant anthropologique. Un trait typique de cet archaïsme est le réinvestissement du mythème de la logothétie pour caractériser la spécificité du rapport de la poésie au langage (qui ne serait pas d’usage ou d’utilisation, mais d’institution ou d’imposition).
Axiome quintanien de sécularisation
Principe, énoncé à plusieurs reprises dans les textes des années 2010, selon lequel aucun effort de dé-professionnalisation, de dé-spécialisation, de vulgarisation, ne saurait déboucher sur un acquis historique. Une des formules les plus claires de l’axiome de sécularisation est : « ce n’est pas parce que ça a été fait une fois que ça a été fait une fois pour toutes ». Si le temps historique n’est pas linéaire – contrairement à ce que conçoit la pensée progressiste –, alors « tout est toujours à recommencer » (« en poésie comme ailleurs »). Dès lors, « sécularisation » ne peut plus désigner un dégagement continu des schèmes hérités d’un ordre théologique ou mythologique, mais une assiduité critique à certaines récurrences comme la division du travail, l’inégale distribution des légitimités à parler, la nécrose institutionnelle des discours.
Bavardage
Reproche récurrent dans le débat antique sur le bon usage de la parole (Pindare à Simonide, Platon et Aristote aux sophistes), qu’on retrouve dans l’archaïsme des Modernes, et notamment chez Heidegger : à la dépense discursive du « monde » ou du « siècle », au Fond Diffus Doxologique ou Logologique (la rumeur démocratique des opinions relatives et des paroles en l’air), le poème oppose la pureté d’un « mot », d’une « parole », d’un « verbe » dégagés de la négociation discursive autour du vrai et du faux (Verhandlung). C’est sur cette opposition que se fonde, chez le philosophe de Fribourg entre autres, la distinction entre usage-consommation (Verbrauch) et usage-sublimation (Gebrauch), usure et usage de la langue. Quintane et Tarkos écrivent des textes denses, répétitifs, résolument dépensiers, parce que la langue ne leur est pas un trésor de sens menacé de dilapidation, mais un réseau ou un corpus d’usages, qu’il s’agit de maintenir à jour en faisant l’expérience bavarde d’une diversité (voir Chaussure, par exemple), ou dont il s’agit de rendre sensible l’impossible unité dans une multiplication des prédicats (c’est souvent le sens de ce qu’on appelle généralement répétition chez Tarkos, et qu’on pourrait aussi appeler jeu d’itérations ou jeu d’occurrences).
Casino (bordel, fourbi, capharnaüm) des discours
Noms donnés dans ce travail à l’environnement général, le plus inclusif possible, de conduction, de réception, d’évaluation des discours. On le rapproche occasionnellement de l’« agonistique générale » de Lyotard, et du « tourment de la lutte » (Qual des Kampfes) de Marx, entendus comme espaces de comparution et de lutte de la totalité des discours.
Célébration / récusation
Couple qui désigne ce qu’on a identifié comme la ligne de partage la plus importante dans le champ de la poésie, entre les années 1970 et 1990. Les célébrants sont des croyants dans la poésie, des « poètes-qui-cherchent-à-l’être » (Deguy), des pratiquants de la poésie qui adhèrent à leur terme. Les récusateurs (ou récusants) sont des incroyants fidèles, des adeptes de poésie-pratique qui considèrent que poésie-souci ne survit et poésie-forme ne se renouvelle que de « haïr » (Bataille), sinon les manifestations antérieures de la poésie (poésie-patrimoine), au moins les codes affermis de poésie-genre et les célébrations de poésie-Idée.
Corpus
En linguistique des corpus, un corpus est un répertoire textuel, organisé selon des critères variables, et dont la granularité varie également (termes, énoncés, phrases, paragraphes…). Le corpus est un corps fonctionnel : tout s’y tient nécessairement (c’est le principe méthodologique même de la constitution et de l’exploration d’un corpus), et les occurrences (tokens) sont relatives à la fois à leur propre entrée terminologique dans le corpus (« terme » en français, type en anglais) et à tous les autres termes du corpus. La notion de corpus est, dans ce travail, un outil méthodologique transversal, qui nous permet d’aborder les textes de Quintane et Tarkos moins comme des supports herméneutiques que comme des terrains de jeu ou des champs d’incidence définis par des coordonnées ou des balises éthiques, logiques, épistémologiques (notamment : Remarques, Chaussure, Saint-Tropez, L’argent). Par ailleurs, si la poésie est d’emblée le corpus d’inscription de nos deux auteurs (R.R. s’adresse à la poésie, en reprenant pour les avarier les formules emblématiques de la récusation de la poésie ; voir « événement discursif » infra dans ce glossaire), on note que leur corpus d’emprunt n’est pas spécialement poétique.
Cours / courant de la langue
On a préféré l’expression « langue courante » (dans l’allemand de Wittgenstein : Umgangssprache) à celle de « langue ordinaire » (calquée sur l’anglais ordinary language, qui qualifie une branche de la philosophie analytique dans la seconde moitié du 20e siècle) pour désigner la langue des interlocutions quotidiennes, en tant qu’y prime la labilité des usages sur le système des normes (lexicales, syntaxiques). On a essayé de faire entendre, à partir de l’adjectif anglais « current » (Spicer), le double sens de ce courant-là : à la fois actuel et en circulation, ce qui est en cours et ce qui a cours. Quintane et Tarkos écrivent la plupart du temps dans une langue qui se veut à la fois actuelle (non patrimoniale) et cursive (non indexée sur un idéal écrit de la langue), attentive à la versatilité des usages. Il ne s’agit toutefois pas pour eux de donner libre cours à une langue authentique (naïve, vernaculaire, ancrée dans le « réel »), mais de faire discours du cours en multipliant les captures de / les expériences sur ce cours. On considérera par exemple l’intérêt de Quintane pour les syncatégorèmes (« petits mots », copules, pronoms, prépositions, conjonctions, etc.) comme l’indice d’une attention à la langue à l’état dis/cursif. Par ailleurs, la notion de currency en anglais, qui désigne à la fois le cours d’une monnaie et sa devise – c’est-à-dire ce qui circule et la mesure conventionnelle de ce qui circule – nous permet de distinguer deux conceptions de « la langue » : la petite mot-nnaie et la langue-devise, la langue-convention-négociée et la langue-convention-normée.
Critique intégrée
Chez Quintane, présence critique au texte en train de s’écrire, et formulation explicite, dans le cadre du texte, des trajets et questions produits par cette veille et suscités par la recherche.
Désaffublement / suraffublement
Couple, formé à partir du mot de Ponge selon lequel il est nécessaire de « périodiquement désaffubler la poésie », c’est-à-dire la débarrasser des oripeaux de l’idéalisme. Le couple désaffublement / suraffublement nous permet de caractériser le jeu de Quintane et Tarkos, période R.R., vis-à-vis de la poésie de leur temps : leur désaffublement est un déflationnisme du poétique ; leur suraffublement un jeu drag ou bouffe sur les codes du champ poétique. Les deux, chez Quintane et Tarkos, sont les outils d’une critique satirique.
Dictation
Terme, emprunté par Quintane au poète américain Jack Spicer, qui définit le mode de réception – plus exactement de captation – des poèmes. Ceux-ci sont « dictés » (dictated) par une « source », une instance non transcendante et non prescriptive qu’il n’est « pas important » (unimportant) de déterminer, et qui ne peut disposer, pour composer le poème, que du stock idiomatique du poète. Captation, donc, de ce qui se dit ou de « ce qui transite », c’est-à-dire d’un certain courant de la langue, cours dont il s’agira – pour le poète comme pour les autres – de faire discours (voir « cours / courant de la langue » supra dans ce glossaire).
Événement discursif
Expression, empruntée au Foucault de L’archéologie du savoir, qui désigne dans ce travail les énoncés saillants de la tradition récusatrice en poésie : « haine de la poésie », « merde pour ce mot », « la poésie est inadmissible », etc. Quintane les appelle plus simplement des « formules », et Christophe Hanna des « poétologèmes », qu’il définit comme « des formules nodales » qui « circulent, plutôt librement, dans le monde de la poésie », révélatrices d’une « ambiance logique qui règne […] dans les espaces où [la poésie] se pratique et se discute ». Le terme de Hanna est juste à son endroit, mais nous avons préféré celui d’événement discursif, d’une part parce que chacun de ces énoncés est traité en véritable événement historique, après lequel rien ne sera plus pareil, d’autre part parce que le caractère proclamatoire de ces énoncés en fait des objets de discours métapoétique plus que des objets poétiques à proprement parler (à cet égard, ce serait davantage des idéologèmes de la poésie que des « poétologèmes »).
Improcédure
Terme que nous créons pour désigner les enregistrements ou performances publiques de Christophe Tarkos où se rencontrent un problème abordé de manière procédurielle dans les carnets, fichiers ou textes publiés en revue, et un vouloir-dire exploré sur le vif (par exemple : « J’ai un problème voilà qui est complètement explicite », « Le petit bidon », « Je ne fais rien... », « Je me peigne »).
Lieu sûr (du discours)
Suivant ce que Michel de Certeau dit du « contrat » passé par Michelet avec l’instance lexicale « le Peuple » « qui pourtant jamais n’y parlera » (L’invention du quotidien [1980], t. 1 : arts de faire, Paris : Gallimard, « Folio essais », p. 15‑16), et du marché de dupes que Freud propose au gemeine Mann (l’homme ordinaire, le quidam), un « lieu sûr » du discours peut être défini comme une instance ou une configuration d’instances symboliques permettant de légitimer un discours (dans le cas de Freud et Michelet, cette légitimité est celle du populaire et de l’ordinaire ; dans le cas de la poésie archaïque, la sécurité locale du poétique est la ligne directe avec les Muses). Dans notre travail, l’usage de cette expression est étendu : elle désigne un lieu du discours dont les privilèges et prérogatives sont sécurisés – mis à l’abri des autres lieux du discours et des mutations du cadastre des discours spécifiques – et assurés – garantis par l’état de ce cadastre –, n’ayant plus alors à faire avec un état général des discours (voir « casino des discours » supra dans ce glossaire).
Logologie
Terme que Barbara Cassin emprunte à Novalis pour caractériser la discursivité sophistique. La logologie est l’« insistance sur l’autonomie performative du langage et sur l’effet-monde qu’il produit » (Cassin). En tant que terme clé, chez Cassin, de la critique sophistique de la philosophie – et notamment de la prétention de l’ontologie à être un « lieu sûr », un état d’exception du discours depuis lequel serait possible une légifération du discours –, on peut considérer que la logologie désigne un régime d’efficacité commun au sophiste, au philosophe, mais aussi au poète : c’est en « parlant pour parler » (Aristote, Novalis) que tous les parlants – philosophes, poètes, etc. – se mettent à penser. (Voir « super-poème » dans ce glossaire.)
Pâte-mot, patmo
Notion principale du monisme linguistique de Tarkos, « pâte-mot » (ou « patmo », « on l’écrit un peu comme on veut ») « est la substance » unique du discours, et – « substance de mots assez englués pour vouloir dire » – son unité expressive et signifiante, au-delà du mot et en deçà de la phrase. La notion pragmatiste de « vouloir-dire » s’étant substituée à celle de signification (parce que celle-ci se cantonnerait à un contenu propositionnel), on comprend mieux le genre de déclarations selon lequel les mots, seuls, ne veulent rien dire : il n’y a pas de vouloir-dire antéprédicatif, prépropositionnel, prédiscursif, et même pré-interlocutoire ; toute tentative de dire quelque chose entraîne une grappe de mots « complètement collé[s] ». « Pâte-mot » n’est pas tant un principe expressif ou inventif qu’un état de fait : « il y a pâte-mot », « on » (tout parlant) « n’a que ça », on ne peut négocier conventionnellement le sens que depuis cette « pâte ». On a tenté de montrer que pâte-mot jouait à la fois comme liant et comme tertium quid entre les sens subjectifs et objectifs du mot « expression », et on l’a à cet égard brièvement comparé à ce que certains linguistes nomment une holophrase. Car pâte-mot n’est pas seulement un monisme, c’est aussi un holisme : « une langue, elle est collée entre elle, et on peut pas lui prendre des petits morceaux pour s’inventer une histoire ou pour construire quelque chose, […] on est obligé de tout prendre à la fois ». En tant que flux, la « pâte-mot » se caractérise par une « indistinction spécifique et formelle » (selon la définition albertinienne du flux).
Quodlibet / quod-non-libet
Couple latin, dont le second terme est un barbarisme. Outre son sens dans la scolastique médiévale (exercice de comparution d’un professeur d’université, lors duquel n’importe qui peut poser n’importe quelle question) et son rôle dans la théorie agambénienne de la « singularité quelconque », quodlibet signifie littéralement en latin « ce qui plaît ». Nous le traduisons en général par « tout ce qu’on veut », par opposition au quod-non-libet (« tout sauf tout ce qu’on veut »). Les deux termes constituent les coordonnées de l’ambitus prédicatif du terme « poésie », tel que celui-ci joue « comme Dieu » (Quintane) sur le site épistémique des Noms Divins : la poésie, c’est tout ce qu’on peut en dire – voie cataphatique ; la poésie, c’est toujours autre chose que tout ce qu’on peut en dire – voie apophatique (voir supra dans ce glossaire l’entrée « apophatique / cataphatique).
Récolement
Procédure de confrontation des inventaires avec les stocks, des témoignages avec les dépositions. On a relevé que les premiers livres de Quintane procédaient à un récolement, à une confrontation des termes et de leurs usages (notamment dans Chaussure). Ce qu’on a appelé dispense de récolement est une licence poétique moderne, qui diffère des traditionnelles licences accordées à la poésie.
Registres
Selon Tarkos, « le sens a été capté par les kilomètres de registres imprimés » auxquels « la langue est allée s’accrocher […] et est bien mal en point à moins de relire le registre ». À partir de cette citation, on a développé une réflexion sur la fixation des langues dans des « registres », c’est-à-dire dans des discours situés, spécialisés, nomenclaturés. Le registre, comme lieu de « captation » du sens, est un ensemble mort, un dépôt qu’il s’agit de faire revivre en le faisant « bouger », en constituant de nouveaux corpus susceptibles de remettre le sens en travail.
Sache / Ding
Couple, issu de l’allemand, mobilisé par Quintane, pour qui Ding désignerait le « truc », l’objet anodin, et Sache l’objet, la chose en tant que « grande affaire », cas de litige, enjeu de procès. On a relativisé la réalité de cette distinction en allemand, tout en explorant à partir d’elle le rapport de Quintane aux « poétiques de l’objet », et l’idée d’une tendance du français à « grand-affairiser ».
Savoir sémantique / encyclopédique
Distinction empruntée à Dan Sperber (Le symbolisme en général, 1974), puis reprise par Philippe Descola, et que complète la notion de « savoir symbolique ». Le savoir sémantique est fini et « porte sur les catégories », c’est-à-dire sur « les conditions d’inférence permettant la subsumption d’un objet dans une classe sans faire appel à des connaissances particulières au sujet de cette entité. » (Ph. Descola). Dans les termes de Sperber, le savoir sémantique ne dépend pas d’un « état du monde ». Exemple : Le chêne est un arbre. Au contraire, le savoir encyclopédique, « portant sur le monde », est infini en droit, et dépend d’un état du monde. Il « spécifi[e] les connaissances cumulatives, révisables, et variables selon les individus, qui se rapportent à l’objet catégorisé » (Descola). Exemple : Le bois de chêne est résistant. Le savoir symbolique « ne porte ni sur les mots ni sur les choses, mais exprime des croyances formées à partir de ce que nous savons des choses » (Descola). Exemple : Le chêne est le roi de la forêt. Nous avons mobilisé la distinction pour caractériser certains livres de Quintane (Remarques, Chaussure, Saint-Tropez) et, dans une moindre mesure, certains textes et propositions de Tarkos (« Je me lave »). Quintane analysant, via l’anthropologue Robert Jaulin, la proposition « Les Indiens mangent du manioc » (Descente de médiums, p. 24-25) s’intéresse plus précisément à ce qui, décrivant, prescrit et, nommant, assigne. Tarkos, tournant autour de ce kilo de l’Observatoire dont on ne peut dire (comme le remarqua Wittgenstein à propos du mètre étalon de Paris) ni qu’il pèse ni qu’il ne pèse pas un kilo, s’interroge sur les normes et les lois, les diverses (ré)impositions et (ré)institutions du langage. L’un et l’autre cherchent à interroger notre savoir sur les mots et les choses en évaluant et mettant à l’épreuve l’écart entre savoir sémantique et savoir encyclopédique, définitions et usages, dénotations et connotations. Cette mise à l’épreuve est une arme critique contre toute naturalisation (de la poésie, par exemple, dans des propositions qui se donnent péremptoirement pour des définitions), et une vigilance contre toute tentative de faire coïncider durablement, dans un index rigide, un état de langue et un état de fait (ou un « état du monde »).
Super-poème
Élément – peut-être d’ascendance sophistique – de la critique tarkossienne de la philosophie : tout texte, tout discours, est un « super-poème », soumis à la condition idiomatique ordinaire, c’est-à-dire à une pragmatique des discours sans règles a priori qui sécuriseraient son rapport à la vérité, à la clarté, à l’efficacité, à la profitabilité.
Utilisateur
La notion d’utilisateur nous vient des premières lignes du « Manifeste Chou » : « il y a quelque chose qui ne va pas dans l’utilisation du mot poésie ». On a suivi, dans ce travail, l’hypothèse selon laquelle Quintane et Tarkos seraient des utilisateurs de poésie. Le double-sens du terme nous permet de penser à la fois un rapport de maîtrise relative (ou : de relative impéritie) face à l’objet poésie, et un rapport biais de « trafic » ou de « braconnage » face au terme.