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Plan détaillé

« Pas spécialement poétique »

Nathalie Quintane, Christophe Tarkos
et la dé-spécialisation de la poésie (1992 - 2019)

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Introduction générale

Le 18 avril 1997, dans la galerie du Centre International de Poésie de Marseille, au-dessus de laquelle ce travail a été écrit, Christophe Tarkos est invité à lire. Pourtant, de lecture à proprement parler, il ne sera pas question. Debout face au public, bras croisés, entre raideur et hiératisme, sans texte et sans micro, à bonne distance de l’invariable dispositif table / verre d’eau, Tarkos commence par déclamer un poème tissé d’imprécations : « que la lumière t’attaque », « qu’un rayon de soleil frappe ton œil », « que le feu t’emporte », « que tu sois brûlé », « brûle ». Concentration, focalisation, intensification, densification, réaffectation d’une énergie vitale en énergie néfaste ; sans dérision apparente, le poème manifeste son privilège archaïque : la parole efficace. Tarkos poursuit à la table, sans qu’aucun des textes qu’il a devant les yeux ne soit lu. Tous sont nonchalamment passés en revue, résumés, commentés. La lecture de poésie se sécularise brutalement ; à la parole naïve du poème flagrant succède une parole idéalement moderne, informée de ses biais, critique de ses formes. Méta-lecteur de poésie, Tarkos se « li[t] lisant ». Puis il conclut par un dernier refus de lire. Il annonce que quelqu’un d’autre va s’en charger, qui « sait lire [s]es textes […] mieux que [lui] » parce qu’il y met moins de « parenthèses, de découragement ». Ce quelqu’un d’autre est une reading machine, une voix de synthèse, un pur processeur, authentiquement artificiel, sans biais réflexif ni conscience de ses procédés, qui transforme la « pâte-mot » en bouillie syllabique.
La succession rapide des trois régimes dégage une évidence : ces paroles sont compossibles au présent. Toutes participent de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler, à la fin du 20e siècle, la poésie contemporaine. Cette conception autorisante n’est pas une version de la licence régulièrement accordée à la poésie d’être une parole sans fond, sans temps et sans lieu, opposée aux discours historiquement, socialement, politiquement inscrits. Une telle licence est toujours suspecte de réaction, puisque elle fonde l’exception de la poésie sur les reproches platoniciens et agrée, en se consacrant non-lieu du discours, au cadastre auquel elle prétend échapper. On gagne aussi peu à ne voir, dans la « lecture » au CipM, qu’une forme d’« éclectisme post-moderne ». Un tel soupçon, qu’ont fait peser certains aînés sur la génération de Quintane et Tarkos, est la face cachée du plus vieux regret du monde, celui de « l’abrasement général de la notion de “valeur” » et de « l’effondrement » de la littérature. Que la poésie puisse être tout ça à la fois, dans le même temps et dans le même lieu, ressemble davantage, dans le cas de Tarkos, à une question adressée à la poésie dans ses déterminations traditionnelles. À y regarder de plus près, les trois régimes de la (non-)lecture au CipM se placent en effet, sur le cadastre des paroles spécialisées, dans une zone tampon entre le personnage légendaire du poète et certains de ses voisins éminents, donnant une version radicale, à la fois héraldique et bouffe, de leurs attitudes et prérogatives :
  1. le liturge (et sa gamme non-apophantique : prière, ordre, menace) ;
  2. le clerc (et son service des textes : glose, commentaire) ;
  3. le poète archaïque, véhicule d’une parole sans auteur (ni sujet de la compétence, ni sujet de la connaissance, mais fonctionnaire d’un texte qui ne lui appartient pas).
De cette morsure de la poésie sur ses marges extérieures, une double assomption :
  • Le poète contemporain ne peut jamais paraître qu’en costume de poète.
  • Ce costume est nécessairement tissé d’autres habits sociaux.
Pour certains Modernes, ces costumes sont des habits « méthodologiques », des dispositions de travail, des angles d’attaque de l’ordre social qui les exclut en tant que poètes. Comme Diogène désœuvré singeait les armées en campagne, opposant à la grande entreprise guerrière une activité mimétique mais restreinte, des poètes ont, surtout depuis le 19e siècle, coulé leur impersonne sociale dans les moules de la statuaire de leur temps : le poète en enfant, savant, vagabond, détective, législateur, musicien, etc. Au cours du 20e siècle, cette tendance s’est à la fois
  • radicalisée : le poète n’est qu’un support désincarné, une tringle d’exposition ou un mannequin d’essai des costumes sociaux ;
  • et atténuée, dans une respécification du rôle du poète empruntant au schème archaïque : le poète, faisant corps avec le costume de l’authentique penseur, est porteur ou véhicule d’un message essentiel à la communauté.
Parce que Tarkos publie ses premiers textes dans un champ héritier du premier mode (celui d’une radicalisation dés-essentialisante), tout en revendiquant, sur le second mode, l’appellation de « poète », son premier coup sur le plateau de la poésie est trouble : il réinscrit le personnage du poète au casting de l’époque, en même temps qu’il le vide de toute substance spécifique.
Sous cet aspect, le travail de Tarkos participe de
  • ce que Quintane a appelé, au dos de Chaussure, la poésie « pas spécialement poétique » – de celle « qui ne se force » ni à en être, ni à ne pas en être (on n’est jamais poète : on joue à l’être) ;
  • ce que Jean-Marie Gleize a appelé la « postpoésie » – mais encore faut-il rappeler la valeur singulière de ce post : il désigne le moment où, une fois le terme admis ou rejeté, reste « ce qu’on peut continuer d’appeler “poésie”, si on veut ».
« Si on veut », Tarkos, en tant que « poète français », est un « soldat de la France », illustrateur, défenseur, serviteur, sauveur de « la langue française », « protecteur du territoire » linguistique français, officiant de la littérature « à l’intérieur de ce cercle sacré où l’on parle encore la langue française », « fonctionnaire de la souveraineté » française « collabor[ant] directement à la mise en ordre » (française) « du monde ». La notice consacrée à l’auteur sur le site de l’IMEC, où sont déposés ses carnets, prend d’ailleurs l’expression à la lettre : La poésie de Christophe Tarkos s’inscrit dans le projet général de vivifier et de défendre la langue française. Citation : « Je suis un poète qui défend la langue française contre sa dégénérescence, je suis un poète qui sauve sa langue, en la faisant travailler, en la faisant vivre, en la faisant bouger ». Notons que cette « défense » ne consiste pas à garder la langue de ses mésusages, mais à prévenir la fixation de ses usages dans le « conservatoire de la langue » (Quintane) qu’est devenue la littérature à la fin du 20e siècle, en France. S’il faut la « bouger », c’est que cette langue s’est immobilisée, qu’elle stationne en lieu sûr, qu’elle tient une position spécifique quand elle porte l’uniforme littéraire.
« Affaire de spécialistes » Aujourd’hui, le recours [aux] valeurs [poétiques] fantasmatiques apparaît clairement comme des impasses du langage et une régression de la pensée. Ce serait, en littérature, l’équivalent de Philippe de Villiers en politique. Figurons-nous qu’il y a, de tous temps comme on dit, des gens pour penser leur époque comme la plus bavarde de toutes, et qu’à cette dépense discursive il convient d’opposer une hygiène de la langue. On peut considérer que littérature est le nom donné, en France, depuis le 18e siècle, à cette hygiène. Poésie en serait la formule concentrée, encore plus pure et « lave plus blanc ». Une « valeur-refuge », à l’abri des altérations de la mot-nnaie courante : tournures idiomatiques, argots et dialectes sociaux, syntaxes excellentes, orthographes débordantes et langue des négociations ordinaires du sens dans les interlocutions quotidiennes. À cet égard, la poésie est « affaire de spécialistes » ; à la fin du 20e siècle, lui est encore largement attachée l’idée d’une valeur spécifique, d’une langue et d’une loi spécifiques, de critères épistémologiques spécifiques, d’une expérience ou d’une qualité de l’expérience spécifiques. Aujourd’hui comme hier, l’hygiénisme est un classicisme, un projet paradoxalement restaurateur et compensatoire ; il charge la poésie de perpétuer ce qui a été perdu : un rapport authentique à la parole. Dans le casino des paroles en cours, poésie tient lieu de « valeur affective, esthétique et morale », insensible aux variations du cours. Cette parole est d’or ; d’ailleurs elle prétend, jusque dans le regret dramatisé de ne pouvoir y prétendre, à la noblesse qu’elle prête au silence. Mais, pour nombre de poètes, cette pureté n’est qu’un « maquillage », cette authenticité une simple technique de valorisation sur le marché des valeurs elles-mêmes, et cette élévation une petite cuisine dont l’opération de base est la conversion systématique du code vernaculaire au code noble : Pour échapper à la morosité ambiante, on va puiser, dans le vocabulaire, des mots-refuges pour dorer la pilule. À ce compte-là, pourquoi ne pas dire onde pour eau, vaisseau pour bateau, courroux pour colère, nues pour nuage, flots pour mer, ondée pour averse, fragrance pour odeur, destrier pour cheval, orée pour bord, appas pour charme, dessein pour projet, etc. Bref, tout ce maquillage « idéaliste » qui rend la campagne si jolie aux yeux des bourgeois en mal de poésie. Tarkos et Quintane sont du côté sagouin du clivage : dès le début des années 1990, ils écrivent des textes bavards, tissés de discours largement empruntés, découpés, remontés, et d’un vocabulaire qui n’est pas exigible en vertu d’une éminence poétique, mais disponible dans le fourbi, quelque « morose » qu’y soit l’ambiance. Pour eux, comme pour Emmanuel Hocquard à la même époque, « il y a quelque chose qui ne va pas dans l’utilisation faite du mot poésie » : la majorité des poètes écrit « une poésie aux accents immédiatement identifiables », et se comporte encore, à l’image des politiciens les plus autoritaires, en officiers spécialisés d’une parole « transcendante, permanente, universelle ». En somme, le conservatisme pèse sur une poésie « conventionnelle », toujours « déjà faite », réticente à « changer sa forme ». Le poème congrue dans son « rêve », s’accroche à son « Idéal », s’« englue » dans sa « notion », « patine », « patauge » dans le « lyrisme ». Un « statu quo poétique », « reflet exact d’une aspiration à un statu quo social et général : que rien ne change », que l’infamie dans laquelle nous vivons et à laquelle nous concourons tous à notre échelle jour après jour puisse être de temps à autre compensée, voilée, dissimulée, par le gâteau poétique, par la cerise sur ce gâteau, par l’imagination pâtissière. Fétichisme de la poésie Il n’y a pas de « licence » poétique possible dès lors qu’il n’y a plus de prétention poétique : le poète est public, et comme tout public il est empêché et sa langue est embarrassée. Ce constat sévère, formulé par Tarkos dès ses premiers textes et réitéré par Quintane jusqu’à aujourd’hui, est en partie celui d’une tradition anti-idéaliste : « récusation » de la poésie comme genre consacré, dramatisation des « coup[s] de reins » hors du « manège poétique » (Ponge), abandon proclamé de la position poétique, départ tapageur de l’« enclos sacré ». Ces déclarations, traitées en véritables événements discursifs par la saga de la « Grande Lignée Poétique » française, installent un clivage, à partir des années 1980, entre les « poètes-qui-cherchent-à-l’être » (Deguy) et ceux qui y répugnent, entre les croyants, pratiquants, célébrants de la poésie, et ceux qui posent en non-dupes devant le totem. Tarkos et Quintane, bien qu’ils héritent indiscutablement plus de la « récusation » que de la célébration, restent difficilement situables depuis cette matrice cadastrale : 
  • En un sens, Tarkos est, s’il en est, un poète-qui-cherche-à-l’être ; il adhère à son objet (la poésie ou autre), l’embrasse dans un grand oui initial, semble célébrer la complexité cosmique des objets les plus simples.
  • Quintane, elle, n’assume fonctionnairement ni missionnairement l’étiquette de « poète », mais s’en affuble tactiquement dans divers contextes où le terme est susceptible de surprendre, de jouer la diagonale, de déplacer les lignes. On peut affirmer que pour elle, tout poète qui « cherche » – à-l’être ou à-ne-pas-l’être – appartient au domaine de la poésie qui se force.
Le rejet, par les « récusateurs », d’une poésie consacrée, immobile, patrimoniale, se formule à nouveaux frais chez les deux auteurs de notre corpus, et s’étend à toute fixation statutaire, légendaire, destinale de la figure du poète. Car, selon un axiome quintanien, que la critique de la poésie ait été faite ne signifie pas qu’elle soit faite une bonne fois pour toutes. « Tout est toujours à recommencer, dans la poésie et en général », et l’effort de la « génération de 90 » dans cette direction ne suit pas exactement le même cours que celui des aînés. Le programme de ceux-ci est connu : révolution permanente des formes, nécessité absolue du moderne, « fabrication d’inouï », « production du nouveau » ; il s’appuie sur une détermination négative de son objet, selon laquelle « toute vraie poésie est antipoétique ». Mais il s’accommode encore, la plupart du temps, de la vieille idée d’« un certain type d’êtres humains » – « pèlerins du pire, […] porteurs de trous, […] empêcheurs de fabuler en rond » – dont le rapport à la langue fonde une condition spécifique parmi les parlants. « Au risque d’apparaître comme une génération qui a gaspillé la poésie » et qui a ouvert la voie à la génération 2010 (celle du check your privilege et de #balancetonporc), une partie de la « génération de 90 » continue de traquer ce qui, dans la figure du poète, critique ou non de la poésie, perpétue un désir de poésie, une idée de la poésie, une élection, une « prétention » poétiques – un fétichisme de la poésie. Cette nouvelle critique de la poésie ne considère plus celle-ci comme un objet en soi, mais comme un lieu du discours, qu’on investit propriétairement ou locativement, qu’on quitte ou qu’on rallie, qu’on traverse. Comme le poète pour Tarkos est un des costumes de la garde-robe de l’époque, la poésie pour Quintane est un des îlots sur le cadastre des discours spécifiques : Ceux qui sortent, à reculons ou excités […] de la poésie, [la] refondent, mais ceux qui s’y sentent et le revendiquent ne font pas mieux, en [la] maintenant bien inaliénable, privé[e]. Mais plutôt qu’une critique de la critique qui reproduirait le sérieux des aînés – leur ton proclamatoire et leur sens-de-l’Histoire – pour « refonder » poésie-lieu, la « génération de 90 » s’op-pose littéralement aux topoï des « dernières avant-gardes », s’y appuie pour s’en démarquer, se constitue « en protocole de différenciation par rapport » aux anciens, c’est-à-dire aux modernes.Retour du jeu après les virtuosités hyperréférentielles, détournement narquois après les chimères des œuvres monstres, formalismes sans les baleines, mise à distance du fétichisme linguistique, plasticage de l’esprit de sérieux et des fantasmes d’œuvres au noir, collage, métissage, mixité des techniques, comique contrôlé et parfois parodique, frivolité de façade, littéralité, travail sur les poncifs, appauvrissement de la langue, écritures basse tension, transdisciplinarité, etc. L’histoire schématique ajoute généralement que la bibliothèque change : Stein et Spicer, par exemple, remplacent Bataille et les « grands irréguliers du langage ». Dans le cas de notre corpus, c’est vrai, mais partiel. Le fait décisif est ailleurs : le corpus d’emprunt de Tarkos et Quintane n’est pas spécialement littéraire (il mêle sciences humaines, sciences naturelles, économie, histoire, philosophie du langage, discours médiatique et politique) ; leur corpus d’inscription, en revanche, est bien la poésie, mais moins comme lignée immémoriale ou pratique résistante que comme ensemble de formes et d’activités publiques, milieu d’enquêtes et d’expériences, « psychologie » et dramaturgie. Comme le soulignait Paul Otchakovsky-Laurens, leur éditeur, Tarkos « se sert de l’improvisation ou plus exactement de l’esthétique de l’improvisation comme d’un matériau, un matériau parmi d’autres » – on le verra, on pourrait ici remplacer « improvisation » par « poésie ». Quant à Quintane, elle décrit parfois ses livres comme des coups, des tests dans le champ social et éditorial de la poésie – quand ce test de poésie ne concerne pas la société tout entière : Je ne peux pas aller jusqu’à m’approprier le mot de « poète ». S’il m’arrive de dire que je suis poète, ce sera toujours en fonction du contexte, de l’interlocuteur que j’ai en face de moi. Je saute un peu de la pratique, de la façon dont on peut utiliser le mot dans le travail, à son utilisation dans la société. Les termes « poésie » et « poète » ne sont donc pas « récusés », mais ils ne sont pas non plus pleinement assumés ; ils sont joués. Chez Tarkos, dans une série de textes où les répétitions de l’un ou l’autre terme concourent à les faire « bouger » plutôt qu’à les asseoir. Chez Quintane, après une période de rejet (« trop de malentendus et de malentendants »), le terme revient (« je suis poète », « je suis avec la poésie, son histoire, sa fabrique, son personnel, ses familles, comme un chien à truffes avec les truffes »), mais surtout dans des contextes peu familiers de la poésie, et dans des livres publiés chez un éditeur pas spécialement littéraire, et même ostensiblement « politique » (La Fabrique). Si je dis « poète » ou « poésie », ce sera toujours avec l’idée : « Qu’est-ce que ça fait ? », « Qu’est-ce que ça me permet ou pas ? », « Avec qui  ? », « Dans quelles circonstances ? » C’est que ces mots, sauf à redevenir des « valeurs-refuges », des recours lexicalisés à la différence absolue (l’inouï, l’indéfinissable, l’innommable, l’insu), ne peuvent tenir leur efficace que d’une différence relative à un cadre, un contexte, une interlocution. « Poésie » ne désigne plus alors un mode de la parole, un régime spécifique du discours, une position à tenir sur le terrain des savoirs et techniques, mais une « intelligence du jeu », ou, selon une désambiguation permise par l’anglais, un jeu (playing) adapté à et contraint par l’état du jeu (game). C’est l’environnement de ce game que nous avons appelé, dans ce qui suit, casino des discours.
Le casino des discours Casino : lieu où l’on se réunit pour lire, causer, jouer ; société réunie dans ce lieu Lorsque Quintane, au dos de Chaussure (1997), écrit qu’il s’agit d’« un livre de poésie pas spécialement poétique », elle ne corrige pas seulement la réception de son premier livre – qui avait passé auprès de certains lecteurs pour une leçon d’humilité poétique face à l’affairement prosaïque de l’époque –, elle déclare s’émanciper d’un lieu spécifique du discours situé dans une géographie symbolique relative. Lorsque Tarkos affirme que la poésie est un discours de vérité et de clarification logique, d’exactitude restrictive, de pragmatisme et d’efficacité, de justesse et de discernement, il lui assigne des tâches qui l’éloignent du « lieu sûr » du discours auquel la tradition l’avait arrimée, et la rapproche d’autres discours (philosophique, politique, juridique, scientifique), que nous dirons simplement pour l’instant strict-parleurs. Tous deux diffusent et diluent la question épistémique propre de-la-poésie dans l’ensemble du champ épistémologique, au-delà de ce qu’on appellera ici une poétique des spécialités, c’est-à-dire – définition temporaire que le travail précisera – une division du travail parmi les parlants. Ils font du capharnaüm des discours spécifiques l’environnement de réception et l’échelle d’évaluation générale du discours poétique. Il n’y a pas de différence entre la poésie et ailleurs. La poésie est dans le monde. Dans la société. Elle n’est pas séparée. Ce n’est pas un enclos sacré où on irait se reposer de sa mauvaise journée. Ceci dit, avoir choisi pour titre la triviale et nébuleuse expression de Quintane au dos de Chaussure nous oblige à formuler positivement le vis-à-vis de ce « pas spécialement ». Forcer le passage du bon mot au concept serait une mauvaise idée, et une piètre méthode de lecture (elle a trop souvent transformé les pointes moralistes en corps doctrinaux, et tiré de trois vers d’un ou deux poètes un programme d’émancipation pour le siècle). Il ne s’agit pas pour nous, dans le passage d’une détermination négative à une positivité thétique et thésarde, de faire du « pas spécialement poétique » un lieu du discours aussi intangible et nécessaire que la poésie des « vieux aèdes idéalistes ». On ne peut toutefois pas éviter de caractériser cette chambre d’écho générale des discours, qui transcende les frontières internes de la poétique des spécialités. Nos dénominations étonneront peut-être : capharnaüm, fourbi, bordel, et surtout casino des discours. On les trouvera vaseuses ; elles le sont. Le casino est un lieu mal fondé, où se jouent des jeux d’une grande diversité, et dans lequel ne règne pas une règle unique du discours qui normerait les rapports au vrai, au juste, au clair, à l’utile, et distribuerait d’emblée les places et les légitimités. Au contraire, y a cours une sorte de pragmatique des discours, où
  • l’usage constituant prime le sens institué (les coups redéfinissent les limites du game) ;
  • les vouloirs/pouvoirs-dire dépendent des vouloirs/pouvoirs-ouïr (les mouvements sont relatifs aux autres mouvements, sur et autour des tables de jeu) ;
  • les valeurs lexicales dépendent de l’état des mises et des tactiques en cours plus que d’un intangible et disponible trésor de la langue ;
  • le courant de la langue navigue parmi les tables, traverse sans les transcender les différents genres, jeux, corpus, « registres » où le sens s’est fixé dans une règle.
Car « le sens a été capté par les kilomètres de registres imprimés », « la langue est allée s’accrocher à ça », et elle est « bien mal en point à moins de relire les registres ». Pour Tarkos, « poète d’actualité », comme pour Quintane, pour qui il faut « relever les contextes » et « vérifier les formules », écrire dans la langue courante, c’est actualiser les corpus, récoler les inventaires et, sinon sortir la langue des « registres », au moins rendre prégnante son inscription dans ces registres. Un jeu de mot suffira, pour le moment, à nous rendre sensible la différence produite avec la spécialité poétique largement prévalente : le travail poétique n’est pas, pour Quintane et Tarkos, mise au jour, révélation d’un sens oublié ou caché, mais mise à jour, actualisation d’un état de langue à un état du monde.
Diviser les questions, dissoudre les problèmes - Maître, qu’est-ce que l’art ?
- Vous n’auriez pas une question plus petite ?
Tarkos qualifie parfois ses performances et lectures publiques d’« improvisations ». Le terme est trompeur : la parole, si elle se risque sans texte, n’y est pas totalement sans provision ; elle s’appuie sur des textes longuement travaillés, repris, amendés, dont les versions sont nombreuses et les motifs transversaux. Antidosis problematon : dans le système des carnets de Tarkos, comme dans celui des « fichiers » retrouvés sur ses disquettes, les problèmes naviguent, communiquent, s’échangent. Parce que les « improvisations » qui naissent de ces fichiers et carnets combinent
  • le caractère procéduriel d’un tirage au clair, de la position d’une question, d’un dégrossissement de ce que Quintane appellerait un « embarras de pensée »
  • et
  • le caractère processuel d’une parole impromptue et cursive, qui se cherche et s’explore ex tempore, visant à faire discours du cours sans reconduire celui-là aux fers grammaticaux et à la cellule lexicale du sens,
nous les appellerons, dans la suite de ce travail, improcédures. Elles ont l’opiniâtreté de ce qui pose un problème ou s’y jette, ronge un os ou se lance à la poursuite d’un bâton. Elles donnent à voir un état concentré des recherches, une actualité brûlante de la recherche en cours dans les carnets et fichiers. En même temps, les énoncés que les improcédures délayent ont, à l’écrit comme à l’oral, le caractère épanorthotique d’une pensée en train de se faire, et qui se reprend, se rattrape, se corrige et s’amende, se verbalise, se laisse courir pour voir où ça la mène. Fixité, crispation, concentration sur « ce qui est » ; relâchement, roue libre, place faite à ce qui vient : les improcédures sont la forme singulière du « poète d’actualité ».
De façon similaire, bien que se manifestant dans des objets textuels formellement très différents, on peut considérer de nombreux livres de Quintane comme des unités de recherche : ils partent dans l’inconnu depuis tout ce qui « sensiblement […] heurte, […] capte, […] arrête », et ouvrent à une question, trop grosse pour être manipulée, mais qui constitue un pré-texte de clichés, de lieux communs, de bribes idiomatiques à partir duquel travailler. Par goût pour les « questions plus petites », Quintane se laisse entraîner dans des problèmes de grammaire, s’« acharne » sur les « petits mots » (prépositions, conjonctions, articles, pronoms). Les « petits bouts » de la langue sont les véritables « gros bouts » de la pensée ; la « métaphysique », comme la poésie, est « dans le vocabulaire ». L’unité d’un texte, d’un livre, d’une improcédure : un problème ; un énoncé, un fait, qui objectent, embarrassent. Les utilisateurs de la langue ont pour eux l’impéritie ordinaire, la condition idiomatique commune. Ce sont des débrouillards, des bricoleurs, des problem solvers. Ou plutôt des problem dissolvers : il ne s’agit pas tant pour eux de résoudre le problème, de l’annuler en le dénouant, que de le dissoudre, de le perdre comme tel en le nouant à d’autres problèmes, en le replaçant dans la circulation plus vaste des problèmes pratiques. La grande affaire, à laquelle les aînés donnaient des noms divers mais peu pratiques (« le Réel », « le Sujet », « la langue »), est chez Quintane et Tarkos toujours appareillée à des petites affaires. En ce sens, un problème n’est jamais une impasse, mais, comme dit l’anglais encore une fois, une issue, un échangeur où les questions flow in & out. Un problème n’est pas un élément de cadastre disciplinaire ; il bave, mord, déborde sur plusieurs îlots adjacents. Quand il se spécialise, se cantonne à son lot, il est hors d’usage pour « l’ensemblier » qu’est le poète, puisque il ne communique plus qu’avec ses termes et présupposés spécifiques.
Pour une « valeur d’usage » de la littérature Qu’il s’agisse d’un journal ou de Proust, le texte n’a de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui échappent. Il ne devient texte que dans sa relation à l’extériorité du lecteur, par un jeu d’implications et de ruses entre deux sortes d’« attente » combinées : celle qui organise un espace lisible (une littéralité), et celle qui organise une démarche nécessaire à l’effectuation de l’œuvre (une lecture). Ouvrir les problèmes théoriques à des problèmes pratiques, c’est leur donner une destination ; et s’il y a une grosse question quintanienne, c’est bien, à partir des années 2010, « celle de la valeur d’usage » de la littérature. Elle se formule diversement : « Quel usage ordinaire en faire ? », « Qu’est-ce qu’on peut en faire ? », « À quoi ça sert ? ». Questions transitives, appliquées, plus proches de la recherche d’un Ponge (« que l’esprit y gagne, fasse », à tel sujet ou tel objet, « quelque pas nouveau ») que de la veine spéculative de la poésie se reproduisant en se « récusant », se renouvelant de se « haïr » (et dont un autre Ponge est emblématique). La question de la valeur d’usage s’oppose, selon l’axe traditionnel de la théorie économique, à celle de la valeur d’échange. En domaine littéraire, elle s’oppose surtout à la valeur sacrée ou somptuaire : La conception dominante de la littérature, qui la conserve et la préserve, en la donnant à apprécier gustativement (tel livre est « savoureux »), ou en en soulignant l’énormité (tel roman ou tel auteur sont « hors-normes », « éblouissants », voire « sidérants »), nous en prive. Nous ne savons quel usage ordinaire en faire. Valeur d’usage de la littérature, utilité d’icelle, autant de questions que beaucoup, dans la génération précédente, auraient trouvées abjectes ou risibles. Sous cette catégorie, il ne s’agit pourtant pas de penser un « génie civil » du poète ou une profitabilité des poèmes, mais un rapport au texte qui ne s’appuie plus sur une conception cléricale de la lecture, donc sur une conception propriétaire du sens, « index et effet du pouvoir social, celui d’une élite » (de Certeau). Nos principes de lecture s’inspirent de cette position. Les textes de notre corpus n’ont pas été considérés comme des supports herméneutiques mais comme des jeux (scrupuleux et badins, « sérieux et vains » ; peu lisibles en tout cas depuis les partitions rhétoriques traditionnelles : ironie, parodie, satire), des espaces de travail d’une ou plusieurs questions, où des contradictions peuvent apparaître sans brouiller le propos, parce qu’elles constituent les coordonnées du texte, et s’appréhendent d’abord moins comme discordance logique que comme ambitus déontique ou éthique, balises du jeu. Un principe essentiel de cette méthode est que le fait de lecture prime le fait d’écriture : un texte n’a rien à (nous) dire. Aussi, au départ, doit-on considérer, comme Tarkos devant un caillou, qu’« on pourrait tout [en] dire » : pour nous – parce que toute autre attitude nous entraînerait dans des conjectures ennuyeuses – il n’a pas d’intention constituée, ne dit rien d’autre que ce que dit, à qui lit, ce qui est écrit. Il appelle d’abord une lecture « à la lettre » : Même en étant un professionnel de la profession, mine de rien, on pense toujours que les poètes ne pensent pas vraiment tout à fait ce qu’ils pensent, qu’il y a quelque chose derrière ce qu’ils écrivent, enfin bref, qu’il faut interpréter, ne pas prendre au pied de la lettre, etc. Or, chaque fois que je suis allée chercher de l’aide chez un poète, j’ai constaté invariablement la même chose : qu’il suffit de le prendre au pied de la lettre. Mais cette littéralité n’est pas nue, purement dénotative ; ces textes ont aussi une légalité formelle : ils ne disent pas simplement ce qu’ils disent ; ils « disent ce qu’ils font » – au monde autant qu’à « la langue » – « et comment ils se font ». En ce sens, ce sont des pièges littéraux, toujours en « tension littérale » : ils fonctionnent, attrapent, capturent, mais sans autre appât que leur notice immanente, et sans autre opération que le signalement de leurs coordonnées. Ils ne masquent pas ce qu’ils processent et retraitent. Ce sont eux-mêmes des petites machines open source, des corpuscules dont les emprunts extérieurs et le code de constitution demeurent apparents. Or un corpus ne se lit pas ; il se parcourt, s’arpente. Le texte d’un corpus est un indéfini : du texte disponible, qui n’est pas exigible comme un texte achevé. Et si « le grand truc de la poésie » est bien la « coupe » (Quintane), c’est autant une question d’écriveur que de lecteur. Nous avons choisi de couper transversalement le corpus ; nous avons choisi d’y tracer une intrigue. Péruser le corpus, tracer des intrigues Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu’ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l’infini et n’est pas composé d’atomes événementiels) ; aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout ; aucun de ces itinéraires n’est le vrai, n’est l’Histoire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu’on irait visiter et qui s’appelleraient événements : un événement n’est pas un être, mais un croisement d’itinéraires possibles. Lire, c’est aller au sens en allant aux codes. Lire est trop souvent le nom d’un fantasme de saisir, comprendre, voir où ça veut en venir et « ce que ça veut dire ». Le verbe désigne des attitudes et des degrés d’investissement divers, dont le spectre a pour extrémités la lecture littérale d’un côté, le feuilletage de l’autre. L’idéal de la lecture dite « littérale » est une politique d’austérité, une passoire fine avec un gros trou au milieu. On peut toujours lire à la lettre ; si on ne sait pas sur le fond de quoi la lettre a été écrite, ce que cette lettre corrige, quels bouts de code elle rejoue et fait fonctionner autrement en les appareillant à d’autres bouts de code, on est condamné, croyant lire à la lettre, à obéir à la lettre à un code. De l’autre côté du spectre, le feuilletage, browsage ou scrollage nonchalants flattent le velléitaire par l’entrée kairotique de sa mélancolie (comprendre est une rencontre), ou, lorsqu’ils s’appuient sur un index, tendent à réduire toute connaissance des textes à leur dimension lexicale, voire thématique. L’arpentage nonchalant ou décidé d’un corpus est source d’une autre duperie de lecture : en se laissant bercer par les belles histoires de sérendipité, on oublie qu’il y a des chemins coutumiers – et même des chemins coutumiers-sans-le-savoir, puisque nos têtes chercheuses, nos têtes liseuses, elles aussi ont leurs algorithmes. L’anglais combine dans un seul verbe ces deux types de lecture : to peruse :
1. lire dans le détail, attentivement, extensivement
2. parcourir rapidement, survoler légèrement.
L’anglais est ici du latin tardif – per-usare : faire un usage traversant. Péruser un texte, c’est faire son deuil de la bonne focale et d’un accès à la totalité, et décider de la primauté de l’usage ordinaire sur l’idéal de la lecture cléricale informant l’« usage littéraire de la littérature ». C’est considérer la lecture elle-même comme une « intrigue » (Veyne), une « coupe transversale » dans un champ de possibilités « divisible à l’infini », où toute différence signifiante est relative au fait de lecture dans une « œuvre ouverte », plus qu’à la totalité de l’œuvre achevée.
Cette thèse a donc la forme singulière que lui donnent sa méthode – une traversée du corpus – et la trajectoire de cette traversée. La discontinuité des paragraphes, l’apparente dispersion des remarques en début de chapitres, assument un mimétisme avec une partie de ce corpus. Ces débuts sont des mises en place, où une myriade de motifs se disposent dans l’ordre dispersé de leur sollicitation, et que l’intrigue vient ressaisir, ramasser au fur et à mesure. Aussi les fins de chapitres sont-ils, espérons-le, plus compacts et plus lumineux que leurs commencements. Mais l’ordre dispersé n’est pas une excuse méthodologique. C’est un jeu avec l’impossible rigueur d’une thèse scientifiquement humaine. La lecture n’est pas une science ; par conséquent, ce qui suit raconte beaucoup de choses, en prouve peu. Il y a mille autres thèses sur ce corpus, mille autres intrigues dans cet ensemble, mille autres coupes possibles dans ce « formage » – aucune n’est la vraie, aucune n’est la bonne. Notre corpus est certes strictement défini : les livres, articles et entretiens publiés par Nathalie Quintane et Christophe Tarkos. Mais ses articulations, internes comme externes, sont indéfinies. Les œuvres ne viennent pas avec leurs lignes de déhiscence. Le corpus tarkossien, notamment si on l’étend aux « fichiers », carnets, performances et textes parus en revue, est instable : il faudrait relever toutes les versions d’une même improcédure, différents états à l’écrit et différentes performances à l’oral… Mais comment prétendre identifier, dans ce fourbi, ce qui relève d’un même texte, d’un même mouvement de pensée ? Comme le dit sobrement Philippe Castellin, éditeur des lectures et performances de Tarkos, et défricheur de ses « fichiers », « tout se tient ». La lecture trace ses intrigues en tentant de rendre compte de cette solidarité des parties et du tout. C’est la vérité à laquelle elle s’astreint, sans déférence particulière aux intentions, et en s’autorisant des détours par la « longue durée » (Platon, les sophistes, Aristote…). Le corpus est au présent ; l’« archive est au futur » : l’intrigue peut changer de trajectoire en fonction de ses trouvailles et de ses obstacles. « Le mouvement qui en résulte est tout sauf linéaire » : la thèse ne peut découvrir l’étendue de son archive qu’en l’arpentant à courte vue et en revenant régulièrement au corpus comme on retourne à la base entre deux excursions. Chérissons cette courte vue, et gardons le cap insensé de la totalité sans cesse promise et reportée par l’archive. On se donnera la chance, jusque dans la sollicitation du « temps long », d’être un thésard d’actualité.

1. La question-si

Introduction : La question-de-la-poésie

Qu’en serait-il d’une question qui n’impliquerait pas de réponse ? Elle ne diviserait pas le monde en deux : la demande, la réponse ; elle se tiendrait d’emblée en leur milieu, éclatante de leur contradiction, et cependant fermée à la discontinuité que la contradiction engendre. Pareille question ne saurait pas ce qu’elle est, car niant sa nature et se niant elle-même, elle se contenterait justement d’être ce qu’elle est. Suspendue à sa question Le message constant, essentiel, inévitable de la poésie : « Je suis la poésie. » Dans la plupart des cas, c’est le seul. Ce message est sa fiction. « Les poètes écrivent pour les poètes », et « la poésie ne parle que d’elle-même ». « Au moins depuis le Romantisme allemand », mais surtout en France, « la poésie s’identifie avec la question de la poésie » et « les poèmes sont des propositions de réponse à cette question ». L’ordre du jour – notre aujourd’hui dans l’extension que lui donne la « Modernité » – « mérite d’être compris comme celui de la “Question poétique” ».
Page d’un carnet de Tarkos (« organisation II », IMEC, boîte TRK3, ca. 1989) où celui-ci écrit : « Je n’ai pas une question. Cela est difficile. Et j’aimerais avoir une question. Qui se lèverait comme mon sexe se lève. Une question comme “ma question est-elle bien posée ?” ou “mes questions sont-elles bien posées ?” mais je ne me pose pas cette question. Je mets des petits bouts les uns après les autres, au milieu de la journée quand une question vient, depuis le pays d’où les questions viennent, la rêverie qui demande une pause, une respiration en disant à haute voix l’un de ses cailloux qu’elle fait rouler. […] Sans une question, le problème est d’agencer les idées, les mots, les constructions logiques, les jalons de la quête. Vous me direz, vivons sans la quête. Oui oui bien sûr… »
La poésie est « mise en question, aujourd’hui par elle-même au centre d’elle-même. » En tant que question, la poésie est l’affaire en cours de la poésie, l’objet et le cadre de son procès. Qu’elle prétende parler de chaussure ou de révolution, elle fait comparaître la poésie, accuse ou défend poésie, se fait avouer poésie. Mais si le procès de la poésie est toujours en cours dans la poésie, le jugement qu’elle pourrait rendre sur elle-même, lui, est en suspens. « La poésie est suspendue » – à quoi ? À la question-de-la-poésie. Cette question lancinante, à la fois aspiration et tourment, a la dignité des soucis qui requièrent et obligent, édifient et rendent humble ; elle se mérite, et on a bien du mérite de se la poser. C’est par éminence la question commune, puisqu’elle participe d’une sorte de besoin anthropologique devant le mystère, et par excellence la question distinctive, puisqu’elle n’est pleinement assumée, jusqu’au vertige, que par certains. Les poètes, plus « pleins de mérite » que les autres, vivent la question et vivent de la question, l’habitent comme « inquiétude », l’ont comme tare et comme tâche, comme condition et comme mission. C’est pourquoi la question-de-la-poésie – même quand elle prétend être celle de « ce que la poésie est » et de « ce qu’elle peut » – porte essentiellement sur le sens de la poésie, dans les deux sens et par les deux bouts : warum, raisons d’être (« pourquoi y a-t-il de la poésie plutôt que rien ? ») et wozu, raisons de faire, de continuer (« À quoi bon des poètes en temps de crise ? »). Questions incessantes, incessamment reposées, puisque l’« état normal » de la modernité, c’est la « crise ». La poésie vit dans un « climat aporétique normal ». « “Poésie”, “question-de-la-poésie”, “crise de la poésie” sont des expressions d’une certaine manière synonymes ». Reste à déterminer cette « certaine manière » : si x = question-de-x = crise de x, x est sans substrat hors lui-même, et le sol épistémique d’une telle équation n’est pas différent de celui de la Théologie Mystique, qui chérit le mystère en tant que mystère. Le poète y gagne un statut d’exception, qui tient à la fois de l’excellence et de l’exclusion : « un peu plus intranquille que la moyenne », c’est un « sujet en crise » dans le monde en crise, une condensation critique incarnée, un héraut et un symptôme.
C’est la crise Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie […]. Il y a quelque chose qui prend de la place, qui va dans tous les sens et qui peut durer encore longtemps. […] Ça va durer. Ça peut durer encore comme ça. Quand il se pose la question-de, le poète fait d’« aujourd’hui » son « trial » – son procès et son épreuve. Il pose « la question destinale de l’humanité » : qu’est-ce qui nous arrive ? Or, dans la Modernité, « aujourd’hui » presse (ce qui nous arrive arrive vite), et il n’est « plus possible de légiférer » ; la crise est d’abord une crise de la loi (ce qui nous arrive nous arrive sans son cadre, sans sa règle, sans sa notice ; ce qui vient contrevient à la loi du monde-jusque-là). Mais quoi, « vive la crise ! » La crise c’est l’aventure, la vraie : une ascension en solitaire, sans secours ni assistance, qui ne connaît de l’objet de sa quête que le nom, auquel elle s’est une fois pour toutes identifiée : « la poésie est désormais lancée ouvertement à la recherche d’elle-même ». Seul ce nom constant assure à l’aventurier qu’il y est, qu’il y est toujours, pas tant sur la bonne voie que simplement ailleurs : ailleurs que dans « le monde prosaïque de l’activité », le « Mauvais Monde Marchand », le langage-véhicule, le bain des messages clairs, « la langue consommée, réduite, univoque », le milieu « pacifié et uniformisant de l’échange civil ». Sur le chemin, la question-de-la-poésie « se repose éternellement de la même façon » : à quoi bon… ? C’est le wozu mélancolique de Hölderlin, ce « chant de la précarité » (qui est peut-être devenu, au cours du 20e siècle, un « couplet d’arrogance »). La poésie est « ce qui sauve » d’autant plus que le « danger croît » ; elle urge main dans la main avec l’urgence du monde. La définition : tout et rien J’aimerais pouvoir dire que j’ai bien fait attention à n’inventer (et encore moins à imposer) aucune formule qui puisse rester (du genre : la poésie n’est pas une solution) ; en vérité, c’est que je n’ai même pas cherché, et que si j’avais cherché, je n’aurais peut-être pas trouvé. La réponse la plus courante à la question-de, et le jeu préféré des poètes, c’est peut-être la définition-de-la-poésie. Voici quelques prédicats glanés sur Google (qui a l’avantage de mêler sources littéraires, articles de presse, aide aux devoirs et discussions de forums). Selon l’espèce, la poésie est : une expérience, de la musique, une hygiène du regard, une manière de dire, un art du langage, un mode de connaissance, un art de l’équivoque, une façon de sculpter le langage, un mode de vie, un exercice ou une épreuve de l’ignorance, un plaisir des oreilles, un art de mémoire, une façon d’évacuer les pensées et les émotions, un moyen d’extérioriser ses sentiments, un jeu de langage, un refuge, un luxe, un acte révolutionnaire, un chant qui instille du sens dans le chaos, une forme métrique, une vision du monde, un état que n’importe qui peut vivre n’importe où et n’importe quand, une captation de ce qui échappe, de l’oralité, une possession, un sortilège, un monde enfermé dans un homme, etc. Selon le propre, la poésie est : le miroir brouillé de notre société, le genre littéraire le plus ancien, le lieu le plus actif du renouvellement formel, le moyen privilégié de l’expression des sentiments personnels, le dernier refuge de l’homme libre, l’élaboration de conduites absolument neuves, le réel véritablement absolu, la résistance à la littérature, le faire par excellence, le genre qui se prend lui-même pour objet, le débordement spontané de sentiments puissants, le genre de l’agitation, le mode d’expression qui convient le mieux à la connaissance des choses essentielles (l’amour, la mort, Dieu, la joie, le malheur), le langage naturel à tous les cultes, le plus pur des arts, le plus libre de tous les arts, la rencontre de deux mots que personne n’aurait pu imaginer ensemble, le lieu de la différence comme telle, de la différence qui arrive, qui survient, la traduction de nos sentiments, émotions et sensations, la première expression littéraire de l’Humanité, la langue maternelle du genre humain, la vie même, l’habiter primordial, la plus haute expression de l’écriture et de la parole, la recherche d’un idéal langagier, très loin de la communication courante, et dont le but n’est pas l’utilité ou l’efficacité, etc. Il ne s’agit pas, en proposant un tel florilège, de moquer ces définitions – chacune s’inscrit certainement dans une réflexion singulière ou dans une doctrine scolaire éprouvée –, mais de manifester ce qui distingue le mode spécifique et le mode propriétaire :
  • Les définitions selon l’espèce donnent une idée de ce que peut être une poésie « spécialement poétique » : celle-ci appartient à un champ technique et culturel (artistique, plus précisément musical, mais aussi linguistique, mais encore épistémologique ou mnémotechnique), et tient le plus souvent d’une technique et culture de soi (lifestyle, hygiène, disposition mentale, état psychique, ascèse, exercice spirituel ou anamnestique). Elle combine volupté aristocratique (le plaisir à…, le sans prix) et condition tragique du révolutionnaire (aliénation, damnation, capacité, contrariée par le monde, à engendrer des mondes).
  • Les définitions selon le propre sont à la fois d’une grande diversité et d’une grande monotonie : assertoriques et suggestives, proclamatoires et propitiatoires, ce sont des définitions-de-la-poésie en costume de poète, qui semblent imiter le geste instituteur, la frappe sèche, le hiératisme de leur héros. Comme s’il fallait, en jouant à son tour au vieux jeu de la définition, participer du tapage qui fait bourdonner ce terme central et creux, « poésie », depuis le fond des âges, la cime de l’âme ou l’harmonie des sphères.
En participant de ce tapage, toute réponse à la question-de est forcément « prise entre définition et indéfinition », connu et inconnu : la poésie, c’est toujours à la fois l’intime référence, le familier des états mentaux ordinaires et des dispositions communes à ressentir, et l’étrangeté absolue, l’exception superbe. C’est toujours bien elle – on la reconnaît comme on reconnaît une figure familière – et c’est toujours autre chose – on la reconnaît à son caractère inouï, à sa façon si spéciale d’être chaque fois nouvelle, au cachet permanent de son originalité. En ce sens, aucune définition de la poésie ne se porte à elle-même plus de crédit qu’à une « hypothèse d’existence temporaire » ; aucun poème ne se considère jamais que comme le dernier état, transitoire, de la question-de-la-poésie. La question-de-la-poésie résiste ; elle est invincible, ce qui signifie en l’espèce qu’elle est irresponsible. Elle ne cesse de revenir imposer son « défi », sa « sommation », auxquels « nul poète ne saurait se soustraire » sans « vouer […] son travail à l’insignifiance et à l’obsolescence ». Une telle sommation n’appelle pas de réponse, mais invite à admettre, dans des termes nouveaux, l’éternelle et nécessaire irresponsibilité de la question. Car c’est bien, dans le monde des « savoirs positivés », le mode ultime de la reconnaissance de la poésie et la fonction épistémologique de la question-de-la-poésie que de repousser toute détermination de son objet, toute fixation du savoir sur cet objet. La poésie est à cet égard, nous l’avons déjà suggéré, comme le dieu de la Théologie Mystique : on peut tout en dire, et elle n’est rien de ce qu’on en dit. C’est à la fois un quodlibet (un tout-ce-qu’on-veut) et un quod-non-libet (un tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut). Aucune de ses définitions n’est congrue = aucune n’est vraie (toutes sont inéluctablement insuffisantes) ; chacune contient sa part de vérité = aucune n’est fausse (chaque pose de la question en est une version). Voie apophatique : célébrer l’indicible, admettre qu’on ne sait pas. Voie cataphatique : « intensifi[er] la question » en « multipli[ant] à l’infini [l]es définitions », en « vari[ant] les réponses ». Mais alors que les deux voies, dans la théologie des Noms Divins, sont essentiellement descriptives – qu’elles nomment Dieu en relevant ses manifestations dans tout ce qui est, ou qu’elles butent sur l’impossibilité de le nommer en lui même – les définitions de la poésie, qu’elles travaillent leur objet en réduction ou en épaississement, ont souvent le caractère prescriptif de ce qui s’exerce moins à dire « ce qu’est la poésie » que « ce qu’elle doit être ». Et si ce qu’elle doit être est par essence limitatif, cette limitation n’est pas de nature à régler le compte : à mesure que le terme réduit, le mystère s’épaissit. Aussi poser la question-de n’est-ce pas essayer d’y répondre ; c’est d’abord signer sa version du problème, breveter sa formule du souci. Toute une tradition post-romantique assume cet état de fait, en transformant le formulaire[1] de la définition en formulaire[2] de la question, soit un passage de la-question-qui-n’appelle-pas-de-réponse (avec, en dessous, la place laissée pour la réponse)[formulaire-1], au « recueil de formules, de prescriptions », au registre des versions-de-la-question[formulaire-2]. Dans ce second formulaire, les « réponses » sont « empiriques » : chacune refait l’aventure complète de la poésie, toutes sont adresse critique à la poésie-jusque-là, actualisation de poésie-forme à poésie-souci. Au poète répond le poète, d’une génération l’autre, dans une succession apostolique où la fidélité à la cause se mesure à la trahison des antécesseurs. Ce schéma, s’il fragilise les codes de poésie-genre, renforce les cadres de poésie-souci, en étendant le domaine de ses privilèges : la critique de la poésie appartient en propre à la poésie.
Non-dupeté La formule révélerait une autre passion, moins avouable : celle du cadastre – soit un répertoire de surfaces et de valeurs servant de base à l’impôt. Dresser un cadastre (celui de la poésie contemporaine, par exemple), ce serait sous-entendre 1. qu’on y déambule à l’aise puisqu’on en connaît le plan (et on le connaît d’autant mieux qu’on le crée) ; 2. qu’on lève par là-même (par cette opération : dresser le cadastre) l’impôt symbolique ; 3. qu’on y établit toute une population d’endettés ; 4. ce qu’on peut justifier en disant qu’on fait soi-même partie du cadastre dessiné par ses prédécesseurs et qu’on est soi-même endetté. Parce que la seule chose qu’elle ne questionne pas, c’est l’existence de l’objet qu’elle contemple, la question-de-la-poésie ressortit à cette « épistémologie de la connaissance-retard » (Foucault) qui attache le désir-de-poésie à une connaissance intime et première, une intuition-de-poésie. La question-de-la-poésie est à cet égard instruction d’un cas, et la poésie enjeu d’un litige. Ce litige est simple : on a volé la poésie, ou on l’a contrefaite. La poésie est « le lieu de toutes les falsifications, de toutes les escroqueries ». Et comme « il n’est plus possible de légiférer » sur ce qu’elle est, les débats se réduisent à contester ce qu’il en est fait. Souvent, en effet, poser la question-de-la-poésie revient à réaffirmer son souci en traçant des frontières, en amendant le cadastre. Une forme courante de la réponse est la restriction : la poésie n’est pas… Suit une liste de prédicats valant pour : ce qu’on croit naïvement qu’elle est : « n’est pas un ornement » mais « un instrument » (Victor Hugo) ;
« n’est pas une solution » mais un problème (Philippe Castellin) ;
« n’est pas belle » mais « horrible »,
« n’est rien de charmant » mais « d’abominable » (Raoul Hausmann) ;
« n’est pas une chose rassurante » mais « une aventure colossale » (Eugène Guillevic) ;
Pour qui n’a ni personnalité ni émotions, l’aventure s’arrête ici. (Capture d’écran du jeu télévisé de survie libre-et-non-faussée « Koh-Lanta »)
« n’est pas une opinion qu’on exprime » mais « une chanson qui s’élève » (Khalil Gibran) ;
« n’est pas une forme de lâcheté de l’émotion, mais une évasion de l’émotion ; n’est pas l’expression de la personnalité, mais une évasion de la personnalité (mais, bien entendu, seuls ceux qui ont de la personnalité et des émotions savent ce que cela signifie vouloir échapper à ces choses) » (T. S. Eliot)
Poser la question-de, c’est poser en non-dupe à qui on ne la fait pas. C’est dire « on ne peut pas laisser faire certaines choses sans rien dire ». Il faut protéger l’objet de ses contrefaçons, l’idée de ses récupérations, « montrer comme l’usage traite la Poésie, et comme il en fait ce qu’elle n’est pas, aux dépens de ce qu’elle est »,
« cesser d’être dupe des clichés et des falsifications qui se font passer pour de la poésie […], des impostures, des confusions, des poses avantageuses »,
se méfier de ce que « les poètes croient savoir qu’elle est »,
« sortir du manège ».
En ce sens la question-de est justicière (dans un monde en perte de lois, elle tient à rendre justice à son objet) et chacune de ses positions exprime une « pulsion propriétaire » (Quintane), à vocation essentiellement distinctive. « Le pohète a besoin de son philistin ».
La poésie n’est pas ce qu’on croit, mais elle est aussi plus qu’on ne croit. Elle regarde aussi bien tous ceux qui sont oublieux d’elle. La question-de-la poésie « ne concerne pas que les poètes » mais tout le monde, puisqu’elle est aussi la question de « la langue » (autrement « menacée d’aphasie »), de « la liberté de penser, c’est-à-dire d’être », de « l’essence de la vérité », du « désir », de « la politique », du « roman », du « symbolique », du « réel » et de sa représentation, de « l’Occident », de « l’Être » et de son « oubli ». Bref, la poésie est la question ; la question est la poésie. « C’est toute une culture, toute une société qui est jugée et qui se joue dans ce qui arrive à la poésie. » La question-de-la-poésie est un modèle de mutualisme : « question » y assure « poésie » ; « poésie » y assure « question ». La question-de-la-poésie est celle des limites, de toutes les limites, de la frontière ultime et originelle, de la première craquelure tectonique. On n’en revient jamais, et tout revient à elle.
Naïf sur naïf. Petit exercice de dégrisement Dès qu’il y a de la poésie, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de la poésie. Cette tourmente est la poésie. Dès qu’il y a du langage, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif du langage. Cette tourmente est le langage. Dès qu’il y a de la pensée, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de la pensée. Cette tourmente est la pensée.
« Pourtant, cachée à l’intérieur de ce terrible trésor de la langue linnéenne, se trouve en secret, rayonnante, la patate douce. » ( ; illustration : )
Dès qu’il y a odeur, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de l’odeur. Cette tourmente est l’odeur. Dès qu’il y a patate douce, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif de la patate douce. Cette tourmente est la patate douce. Dès qu’il y a maintien de l’ordre, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif du maintien de l’ordre. Cette tourmente est le maintien de l’ordre. Dès qu’il y a, il y a de la question, la question du dire, du comment-dire, du dire-autrement, du complément direct, indirect, du rebond incessant, etc. Ceci est constitutif. Cette tourmente est.
La poésie est inamissible La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas. La poésie, certes, est inadmissible mais – hélas – elle existe. Au plan épistémologique, la question-du-poète est marquée d’un complexe et d’une ambition, aux sources anciennes mais aux formes renouvelées dans la Modernité, qui tiennent dans une autre question, fébrile et inavouable : que vaut mon savoir face à celui de la Science ? La réponse est en partie celle de nouveaux Rois de Justice : où la Science est exacte, je serai juste ; je troublerai sa prétention positiviste à la clarté ; à l’idée qu’elle se fait de la profitabilité de son savoir et de son accumulation, je lui tendrai un miroir qui lui révélera la vanité de son énorme dépense discursive. Mais, positivement, la réponse de la poésie à la Science est celle de la modernité scientifique elle-même : moins un savoir qu’une méthode, moins la constitution d’un savoir que la destitution de tout savoir dans l’épreuve permanente du doute. Cette épreuve est dangereuse, vertigineuse. Il y faut une assurance, un bon vieux goujon. Un terme sûr, qui ne fera jamais défaut. Un terme indépendant des corpus d’usage, excepté du réseau logique de la langue qui fait les synonymes et les antonymes. Un « inaliénable sans aucun substrat excepté son propre concept » (Adorno). Une « différence non logique ». Un négatif agrégateur de positivité symbolique. Un « alogon », un terme essentiel précédant tout corpus et tout prédicat. On l’aura compris à ce qui précède : « poésie » est ce terme que tous peuvent s’approprier mais qu’aucun ne peut perdre, un terme garant du souci le plus commun et le plus privé à la fois. La poésie est inamissible, elle existe toujours et ne vient jamais à manquer. On la trouve où on la convoque – et ce, qu’on l’ait cherchée ou qu’on soit parti traquer l’inouï. « Poésie » est un non-lieu terminologique, à la fois épargné par son jugement et consacré par sa question. Chaque fois qu’elle semble être un lieu propre, un lieu sûr, ce n’est qu’un effet de projection, un des effets de la « rhétorique du questionnement narcissique », ou un des effets grisants du « manège poétique », de son « tournis à “vide” ou à “blanc” ». D’autres questions La poésie est ouverte à ses questions : celles de sa spécificité (certains y croient très fortement […], certains n’y croient plus), celle de sa relation à son histoire, […] celle de sa relation à des traditions autres, à d’autres langues, celle de la validité de l’expérimentation dont elle est le lieu depuis maintenant un bon siècle, celle du lieu de son effectuation, celle de sa capacité à dire l’Être, ou à en suggérer le manque, celle de son occultation sociale, de ses raisons, celle même, évidemment, de son existence, etc. Très souvent, et pendant très longtemps, quand je faisais des lectures publiques, on me posait des questions sur la poésie : Est-ce que c’est vraiment de la poésie ? Vous avez quitté la poésie ? La poésie, vous êtes dedans ou dehors ? etc. […] Ça permettait de maintenir le statu quo, et de ne pas se poser d’autres questions. […] Et puis, entre les années 1990 et les années 2010, il y a eu un changement de questions. […] Des questions qui étaient là depuis toujours, mais qui avaient été insensibilisées, sont revenues sous le poids des événements, des circonstances, du contexte. Des questions très simples : Où est-ce que vous publiez ? À l’adresse de qui ? Pour qui vous faites ça ? Quel est le destinataire ? Dans quel but ? De quel côté ? […] On est passé de Qu’est-ce que la poésie ? ou Est-ce que c’est de la poésie ? à Qu’est-ce qu’on peut en faire ? Les projets d’anthologie de la poésie, au 21e siècle, soulignent tous la diversité farouche des œuvres, leur irréductible singularité. Ils manifestent une sorte de holisme du kit : « les pièces détachées » sont mises au travail et maintenues dans le grand corps « poésie ». L’agencement titre/sous-titre de la dernière anthologie en date illustre la contradiction au cœur de ce bricolage holistique : Un nouveau monde (= holisme) + « poésies en France (1960‑2010) » (= frisson pluriversel dans l’orbe provincial). Lorsque Quintane dit que ses Remarques « sont publiées dans le vaste champ, non de la poésie, mais de la psychologie poétique », c’est-à-dire « la psychologie des gens qui se posent la question de la poésie », elle prend acte de cette dissémination de l’idée de poésie, et décide de considérer comme milieu d’adresse une communauté de souci, en deçà des poses distinctives de la question-de et des réponses qui lui sont apportées. Considérer ce milieu dans son unité « psychologique », en faire le terrain d’adresse – donc aussi d’expérimentation – d’un livre, c’est provincialiser la question-de, la rendre visible comme partie d’un cadastre plus général, alors même que celle-ci s’était jusque-là souvent identifiée à l’opération d’institution ou de révision du cadastre. C’est la regarder à la fois comme un fait de discours général (une actualisation de la langue par un sujet, une advention/aventure dans le langage, une tentative de dire), et comme un discours spécifique, une région d’un questionnaire élargi, qui n’est pas celui des questions constituées par l’objet poésie, mais de questions adressées aux poètes et lecteurs de poésie comme sujets ordinaires, sujets politiques. Des « questions for poets », qui appartiennent à un « trial » pour « today », un procès plus vaste, une épreuve plus décisive, une question à plus grande échelle que le procès, l’épreuve, ou la question de-la-poésie. De même, chez Tarkos, comme l’écrit Philippe Castellin, « ni la “poésie” n’est envisagée comme un canton restreint de l’univers créatif, ni comme origine absolue, “recommencement” et invention d’un monde à partir de rien. » Elle est le nom, plus ou moins arbitraire, qui dénote ce point d’où les régions du discours peuvent être ressaisies. […] Non-poésie irait tout aussi bien, ou poésie. Il y a un sol, qui n’est pas origine ou source mais matériau, un stock, un corpus d’inscriptions auquel on appartient. C’est au prix d’un tel élargissement que le procès de la poésie pourra reprendre, qu’on pourra la remettre en jugement, la dé-suspendre, la faire dépendre d’autres questions, lui faire « prendre du champ » et la faire « respirer », la questionner elle-même depuis « tout le [de]hors sur lequel [elle] se dégage et qui rend sa découpe lisible ». Ces autres questions, dans notre première partie, seront pour l’essentiel épistémologiques (elles mènent toutes à la question du savoir spécifique dont pourrait se réclamer la poésie). Si la poésie est bien une spécialité,
  • quels sont les traits spécifiques de la poésie comme « psychologie » (au sens restreint de Quintane : communauté de souci, champ d’inscription et milieu d’adresse) ? 1.1
  • quel est l’objet spécifique de la poésie comme mode d’appréhension et de conception ? 1.2
  • quels sont les caractères spécifiques de la poésie comme pratique, à la fois par rapport à la littérature en général, et par rapport à la pratique ordinaire du langage ? 1.3
La première question sera l’occasion de revenir sur les débuts communs de Quintane et Tarkos (la revue R.R., adressée de force au milieu de la poésie). La seconde, sur les malentendus nés des premiers livres de Quintane, dans une comparaison avec les malentendus autour de l’œuvre de Ponge (emblématique d’une poétique de l’objet). La dernière, sur les rapports de Quintane et Tarkos à deux aînés, deux théoriciens importants dans le champ, deux poses distinctes de la question-de-la-poésie (Christian Prigent et Jean-Marie Gleize).

1.1. R.R., un passage en revue

Je suis toujours un peu étonnée par cette idée que « nous n’aurions pas parlé ». Pour moi, les revues valent préfaces (ou postfaces). […] Alors voilà : il y a bien des revues mais on n’arrive pas à faire revue, on n’arrive pas à faire groupe, on n’arrive pas à faire tract, à faire formule, à faire déclaration collective et même pas déclaration individuelle. Bref : on est dans la merde.

Introduction : Diviser la question-de

N’importe quel poète vous dira qu’il n’est pas sûr que la poésie existe (c’est comme Dieu), ce qu’il y a, c’est une psychologie poétique (la psychologie des gens qui se posent la question de la poésie, disons). C’est dans ce vaste champ, non de la poésie, mais de la psychologie poétique, que sont publiées les Remarques, en 1997. Ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie, dans l’utilisation qui est faite du mot. Ce n’est pas possible. Il faut faire quelque chose. Soit un ambitus constitué par
  • d’un côté, une micrologie du champ – un champ vaste mais homogène, constant dans son souci (notre question, celle de la poésie) ;
  • de l’autre, la macrologie suscitée par le sentiment d’un kairos – discours double, en France, à la toute fin du 20e siècle : protagonique (la situation actuelle et nos tâches) et apologétique (vive la crise).
Souci de la poésie – États Généraux de la Poésie ; l’ambitus admet l’ensemble de ceux pour qui la poésie est une « question », et qui ne se borne pas aux poètes (ceux qui écrivent et publient de la poésie) mais s’étend aux utilisateurs de la poésie (ceux qui en lisent, y assistent, en écrivent, n’y paraissent pas tant qu’ils n’en publient pas). Divisions de la questionLa « question de la poésie » a des contours épistémologiques imprécis – elle est :
  • fondamentale (la question dont la poésie procède)
  • mais appliquée (la question à laquelle la poésie procède, qu’elle « processe »),
  • pas nettement transitive (≈ la question qui produit la poésie),
  • ni tout à fait appositive (≠ la notion de poésie)
  • ni tout à fait oblique (≠ l’envie de poésie),
  • d’apparence génitive, mais d’un génitif trouble :
    • propriété : la question propre de la poésie ;
    • possession : la question hantée par la poésie ;
    • dépendance : la question placée sous le rapport ou la tutelle de la poésie ;
    • pertinence : la question adaptée à la poésie ;
    • congruence : la question ajustée à la poésie.
Il faut se rendre à l’évidence : avant d’être une question grande et grave, la question-de-la-poésie est un cas (de) français que l’allemand arbitre opportunément. Elle dit à la fois
  • le Rätsel (l’énigme posée par la poésie, sa colle),
  • le Fall (le cas fait de la poésie, et de là peut-être sa cause à plaider)
  • la Frage (l’enjeu du procès de la poésie, le cadre élargi du litige, la question posée par son cas),
  • la Fragestellung (la pose de cette question, son effort de formulation),
  • et maximalement la Sache (la grande affaire, le dont-il-est-question, l’anti-quelconque, le quod-non-libet, le tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut. « C’est comme Dieu »).
Pour bénéficier de la désambiguation que permet l’allemand sans surcharger notre travail de termes empruntés à cette langue, on va se permettre de traduire
  • Rätsel par souci de la poésie,
  • Fall par procès ou cause de la poésie,
  • Frage par question de la poésie,
  • et Fragestellung par l’expression pose de la question, plutôt que par celle, traditionnelle, de position de la question, à la fois pour éviter la confusion avec le sens plus général (position théorique ou philosophique dans un débat), et pour profiter d’une autre polysémie :
    • La pose de la question-de-la-poésie comme travail de parqueterie, de carrelage, de revêtement (constitution d’un sol praticable par nivellement et recouvrement de l’ancien) ;
    • La pose de la question-de-la-poésie comme placement d’une pièce sur un plateau de jeu (performance éristique, agonistique du premier coup dans le game) ;
    • La pose de la question-de-la-poésie comme installation d’un garde, d’une sentinelle, d’un soldat en faction (dispositif de défense de la poésie contre ses abuseurs ou ses mauvais chérisseurs) ;
    • La pose de la question-de-la-poésie comme adoption d’une attitude figée dans le but de suggérer ou d’afficher une position plus fondamentale (l’exercice qui consiste à poser se posant la question-de-la-poésie étant devenu commun au cours du 20e siècle).
  • On traduira généralement Sache, après Quintane, par « grande affaire ».
Divisions de « poésie »Mais dans l’expression « question de la poésie », le terme de loin le plus obscur, et pour lequel la quête d’un substrat excède le jeu philologique, c’est évidemment « poésie » lui-même. On pourrait, en guise de préliminaire, se laisser jouer au jeu de la définition-de-la-poésie (une certaine pose de la question-de-la-poésie) mais ce serait s’empêcher de jouer à d’autres jeux sur le chemin. On va plutôt, ici aussi, faire dans la découpe fine ; distinguons :
  • poésie-vocable (à la fois terme de référence et tutelle patronnante) ;
  • poésie-Idée (invariant précédant et contraignant tout artefact) ;
  • poésie-pratique (activité transformatrice de son sujet, non nécessairement orientée vers la production de « poèmes ») ;
  • poésie-milieu (sociotope, champ, où s’écrit, s’écoute, se lit publiquement, de la poésie, et se pose sa question) ;
  • poésie-patrimoine (mille-feuille des manifestations historiques de poésie-Idée, poésie-pratique, poésie-genre, etc.) ;
  • poésie-genre (catégorie littéraire reconstituée d’après poésie-patrimoine, et constitutive d’une inscription au présent dans cette classe).
C’est depuis cette polysémie qu’il « n’est pas sûr que la poésie existe » : elle ne tient qu’à condition d’être appareillée ; seule, elle ne porte pas raide.
À ce flou autour d’un objet à l’existence incertaine s’ajoute celui suscité par la volte-face du « Manifeste Chou », dont notre deuxième exergue est tiré. Le motif initial du kairos liait un diagnostic (« ça ne peut pas continuer comme ça ») et une urgence à « faire quelque chose ». La fin du texte, comme celle de L’Innommable, renverse le prédicat de départ ; la réforme instamment requise est remplacée par le constat d’un état de fait : quelque chose appelé « poésie » va continuant et continuer – de proliférer ou de se répandre, le plus activement ou le plus négligemment du monde, avec la même nonchalance ou la même industrie que le monde lui-même. Cela ne peut plus durer. Cela part dans tous les sens, les poètes créent sans se soucier des lois des phores.
[…] Ça continue. Ça va continuer, ce n’est pas impossible. Il y a quelque chose qui va, qui va et qui va et qui dure et qui dure. Quelque chose n’arrête pas de continuer, qui va aller encore et qui dure. Quelque chose qui peut continuer comme ça. […] Cela ne veut pas s’arrêter. Cela continue. C’est incroyable. Ça va durer. Ça peut durer encore comme ça.
UtilisateursSi, au seuil du « Manifeste chou », « quelque chose […] ne va pas », c’est précisément – non pas dans l’usage, emploi ici déçu, emploi-empreinte – mais dans l’« utilisation qui est faite du mot poésie ». En apparence, c’est un constat de non-dupe, de qui connaît sa poésie et cherche à en interdire des « utilisations » déviantes. Mais réformer l’« utilisation » du mot poésie peut emprunter d’autres voies que celle, autoritaire, qui consiste à « cesser d’être dupe des clichés et falsifications qui se font passer pour de la poésie » :
  • devant l’impureté ou la saturation de ses « utilisations », lâcher le terme, s’en émanciper ;
  • en faire une autre « utilisation », participer au jeu de la poésie, prendre part à l’inflation des discours sur la poésie : s’en faire utilisateur.
De Nathalie Quintane et de Christophe Tarkos, on pourrait précisément dire qu’ils sont, au début des années 90, des utilisateurs de la poésie :
  • ils ont en tête un corpus de phrases où poésie-vocable est joué en sujet ou en prédicat essentiels (la poésie est… ; faire de la poésie c’est…) ;
  • ils ont conscience de l’instrumentation de poésie-Idée à des fins de maintien de l’ordre (ceci est de la poésie ; cela n’en est pas) ;
  • ils observent l’extension presque maximale de poésie-pratique sous l’adjectif et le substantif élargis de poétique et de poésie (des films poétiques ; la poésie du quotidien) ;
  • ils ont une connaissance assez précise de poésie-patrimoine ;
    • et notamment de cette partie de poésie-patrimoine qui n’a cessé de faire de la poésie contre les règles instituées par la catégorie poésie-genre ;
  • de poésie-milieu ils connaissent les codes et les tons, sont familiers du microcosme et des micrologies.
Creusons l’hypothèse ouverte par le terme. Que Quintane et Tarkos soient des utilisateurs de poésie s’entend en plusieurs sens :
  • la poésie est leur outil ou leur véhicule (la poésie n’est pas leur fin) ;
  • leur rapport à la poésie est instrumental, transitif (opératoire et manipulatoire, pratique et expérimental) ;
  • leur position dans le champ est moyenne : ni de maîtrise (autorité disciplinaire, virtuosité générale) ni de servitude (rapport aliéné d’usager ou de consommateur), mais d’impéritie relative (ou de relative habileté) ;
  • leur rapport à la poésie est « empirique, ponctuel », voire nonchalant : ils n’habitent pas en poésie, ils y circulent, se ménagent la possibilité d’en sortir, d’y rentrer, de ne faire qu’y passer.
Mais qu’ils utilisent la poésie s’entend aussi :
  • ils en profitent (ont autre chose en vue) ;
  • ils sont infidèles au terme, insincères dans leur relation à la chose ;
  • la poésie, ils cherchent à la refaire ou à nous refaire d’elle ;
ergo : eux-mêmes ne sont pas dupes.
Divisions du champ, balises du jeuCette position moyenne, oblique, et l’investissement relatif qu’elle implique à la fois vis-à-vis du vaste champ de la « psychologie poétique » et de la grande affaire Poésie, fondent d’une part la singularité du rapport de Tarkos et Quintane à la poésie comme « Milieu », et d’autre part un certain rapport de ce Milieu à eux deux. C’est le drame ordinaire du Milieu – le confinement de sa scène, l’étroitesse de son staff, la compacité-de-loin de son intrigue et son morcellement-dans-le-détail – qui les rend visibles, par ressemblance et par contraste : identifiables et troubles simul et semel. L’ordinaire de poésie-milieu les requiert pour son potentiel dramatique, et notamment pour ce qu’il dramatise les « raisons » de la poésie, produisant un discours apologétique sur sa nécessaire subsistance. Discours rejoué par le « Manifeste Chou » : Les établissements ont leurs poètes, qui écrivent des poèmes qui n’ont plus de noms, qui jouent sans peine, et trouvent par-ci par-là, comme par hasard, de quoi poursuivre, c’est un miracle, dans tous les sens, ils trouvent de quoi vivre, des raisons, ils n’arrêtent pas. Hasard et nécessité (errance nonchalante et poursuite acharnée), ferveur (jusqu’à la fusion dans le nom congru : « le[s] poètes […] écrivent des poèmes ») et abnégation (jusqu’à l’incongruité de tout nom : « des poèmes qui n’ont plus de noms ») ; tiraillement des moteurs et des causes ; le miracle a deux faces : la poésie continue avec tout le reste et malgré tout le reste, avec elle-même et contre elle-même. Une seule micrologie pour deux poses de la question-de :
  • la célébration béate de la poésie, fondée sur poésie-Idée, qui ne doute pas de son nom ;
  • la célébration critique de la poésie, qui récuse le terme pour poursuivre l’objet.
La trajectoire que le « manifeste », adresse balistique, manifeste, mène de la récusation (« poésie » : ça suffit) à la célébration (« poésie » continue envers et contre tout). Elle donne à lire diachroniquement les contradictions du champ :
  • d’un côté, le pôle versus d’une poursuite (de l’œuvre des avant-gardes historiques) ou d’une lutte progressiste (parfois dite « formaliste », contre un oubli des formes devant l’évidence de l’expression, voire contre un oubli du pulsionnel devant l’évidence du sentimental) : « ça va continuer » contre ou en dépit de soi-même ;
  • d’un autre, le pôle rursus d’une poésie fidèle à une idée immémoriale d’elle-même – inspirée, lyrique, suggestive jusqu’à l’effacement : « ça va continuer comme ça », avec et à l’aide de soi-même.
Formalisme vs lyrisme, progressisme vs restauration : en termes cybernétiques, l’information que recèle un tel schématisme est noisy (à la fois saturée et saturante, imprécise dans ses principes et dans ses dénominations, propagatrice de mésentente et elle-même gonflée de mésentente). C’est pourtant sous cette forme à peine dégrossie qu’elle circule, au moins depuis les années 1980. Sa mobilisation constante par les informateurs du champ (théoriciens, critiques, recenseurs), à des degrés divers de sophistication, engage la perception des utilisateurs de poésie. Dans la « psychologie poétique » du début des années 1990, formalisme et lyrisme constituent des coordonnées pratiques, des plots commodes et gênants mais incontournables, des obstacles-repères. Au début des années 90, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, accompagnés de Stéphane Bérard, connaissent les balises de ce jeu de poésie : non seulement ils lisent de la poésie, assistent à de la poésie, en écrivent, mais ils décident de prendre part au drame du « Milieu », de se faire micrologues du champ. Irrégulièrement entre 1993 et 2000, la feuille R.R. est imprimée et envoyée à un grand nombre d’aînés en poésie.

1.1.1. Une micrologie pour un microcosme

[L]es fils ou les pères mineurs, les filles ou les mères mineures, ont rempli quelques cahiers pas destinés en mélangeant un peu tout : bribes de Grands Écrivains, journalisme, poésie (etc.). Autrement dit, le travail est déjà fait.

1.1.1.1. Une micrologie…

Échelle d’R.R.Comme tout et rien s’appelle en poésie revue, R.R. s’appelle « une revue de poésie ». Elle n’a pourtant ni le caractère strictement périodique ni la diversité de signatures qu’on attend d’une revue, et l’un dans l’autre on peut aussi appeler R.R. « revue » pour son cabarettisme – versatilité des tons, stylisme d’emprunt, effort théorique bouffe, détournement, affublement – ou pour l’inventaire pasticheur auquel elle semble soumettre tout ce qui s’écrit alors sous le vocable « poésie ». Ces différents sens du mot « revue » sont d’ailleurs signalés par Prigent dans son adresse à la « génération de 90 » : Chers amis, vous faites des revues, vous publiez beaucoup dans des revues. Le dictionnaire me dit qu’avant de prendre (en 1792) son sens de « publication périodique », le terme « revue » avait un sens juridique (« révision d’héritage ») et un sens militaire (« inspection passée par le commissaire aux montres et revues pour vérifier les effectifs »). Vint ensuite (1840) un emploi culturel (« pièce comique ou satirique qui passe en revue l’actualité » – d’où le sens actuel de spectacle de variétés).
Questions : quels héritages révisent aujourd’hui vos revues ? Quels effectifs inspectent-elles ? De quel spectacle sont-elles la scène improvisée ? […] À quoi servent, chers amis, vos revues ?
Révision d’héritage, passage en revue, dramatisation et satire ; gardons en tête les termes du formulaire prigentien, mais signalons d’emblée un problème – récurrent, nous le verrons – de dimensionnement : les questions de l’aîné paraissent trop grosses pour un objet si frêle.
R.R., certes, révise, inspecte pastiche, s’affuble, en fait des tonnes – mais en petit. Si elle commence à paraître l’année où TXT s’arrête, elle n’est pas l’héritière du « carnavalesque » cher à la revue fondée en 1969 par Christian Prigent. Il n’y a pas entre R.R. et TXT de commensurabilité qui permette d’ouvrir le dossier d’une fidélité lignagère ; tout au plus y a-t-il, cliché pour cliché, le contre, tout-contre réservé à la parentèle. Le jeu sur les codes, le retournement des masques et des attributs, la monstruosité des traits et des styles caricaturés ne servent pas à interroger la « valeur » de la poésie, à déterminer le « rôle » de la poésie, ses rapports à la « culture », à la « civilité » (questions prigentiennes) ; ils ne repassent ni dans le sillon des « grands irréguliers » ni sur les seuils de la « lisibilité » (notions prigentiennes) ; le « théorique », dont Prigent parle dans son adresse à cette génération pour en regretter l’absence, paraît effectivement absent. Composition d’R.R.Visuellement, R.R. tient davantage de la feuille de chou que de la revue de poésie : une feuille A3 imprimée en noir et blanc sur du papier couleur puis pliée en deux, soit un cahier de quatre pages A4. Comme pour le « Manifeste Chou », qui remâche les « raisons » de la poésie, le chou de la feuille R.R. est deux fois cuit, crambe repetita. Lire un numéro d’R.R., c’est tomber sur des textes partiellement reconnaissables, étrangement familiers, dont un élément au moins semble en effet recuit. Une relative constance dans la mise en page permet de noter des récurrences. Le découpage qui suit ne prétend toutefois pas livrer le détail de la composition d’R.R., ses numéros étant bien trop divers pour en fournir plus qu’un gabarit.
  • En page 1, des textes proclamatoires, des annonces formelles dont le terme clé est souvent « poésie ». Leur corps est plus grand que celui de la plupart des autres textes ; leur centralité rappelle celle de l’éditorial dans un quotidien ; le caractère péremptoire de leurs propositions préfigure les « manifestes » de Tarkos.
  • À droite, sur cette même page, un authentique manifeste, signé par un « groupe » sobrement nommé d’après le numéro de la revue (« manifeste du groupe 52 », « manifeste du groupe 53 », etc.) et dont le pronom de prédilection est le nous.
  • À gauche, des annonces, compte-rendus, slogans, publicités, dont la facticité pour le lecteur va du patent à l’incertain.
  • En page 2, des pastiches, dont celui qui figure presque invariablement en colonne de gauche dans la rubrique « le françois-xavier » : un mirliton, plus ou moins lyrique, moquant la poésie « poétique », habitée ou résidentielle, mais en tout cas chez elle en poésie. À la lecture du prénom-titre, on peut supposer que celle-ci est aussi, pour les R.R.ristes, une poésie de classe.
  • Distribuées sur l’ensemble des pages : des fiches, cartes, séries d’indications techniques plus ou moins cryptiques, avec récurrence de mindfucks genre cyclone réflexif (« bibliographie universelle des bibliographies universelles et des catalogues et bibliographies », « tableau des pays producteurs de tableaux ») ou déluge de données sous forme de diagrammes, planches, listes (température de « confision » – le devenir confit ? – des différentes substances, croquis des différents étaux et pinces, « formes d’automobiles » etc.). L’expression de Tarkos selon laquelle R.R. est son « atelier », prend tout son sens quand on compare ces pages avec certains de ses carnets de travail.
  • Des brèves au sujet d’une actualité de la poésie, du livre, de la littérature, qui souvent prennent leur poiesis au mot, faisant de faire la vérité d’une pratique spécifique : comme « le boulanger de boulange » « pétrit », « l’écrivain du Livre » « écrit », la nuit durant ; au matin, les petits poëmes et les petits pains seront prêts à la consommation. Le personnage du poète-artisan y apparaît soit comme un symptôme de la division du travail et d’un domaine littéraire devenu recoin, soit comme la figure d’un humble parmi les humbles.
  • Des petites annonces ou courriers des lecteurs, saturés de salutations et d’adresses procédurales (réclamations, remerciements, avis de recherche).
  • De très sobres et parfois authentiques faire-parts (décès, naissances, mariages).
  • Des actualités du « Milieu », plus ou moins indiscrètes, impliquant des poètes et artistes qu’on pourrait dire alliés à l’échelle du champ : Pierre Le Pillouër, Arnaud Labelle-Rojoux, John Giorno, Jean-Jacques Lebel, « Bernard H. » (pour Bernard Heidsieck), entre autres.
  • Des exercices, conseils pratiques, auxquels on peut associer certains textes en apparence esseulés, sans rapport évident avec le reste (par exemple, dans R.R. 53, la liturgie mystérieuse dont l’introït est exclusivement composé des noms de joueurs de l’AS Nancy-Lorraine, saison 1991‑1992).
  • Des jeux et leurs solutions ; à la fois reflet du ludisme de la revue et de la passion de Tarkos pour le go, et possible dérision de la figure, consacrée par l’Oulipo, du poète-joueur.

1.1.1.2. …pour un microcosme

Localité d’R.R.Ajoutons qu’R.R. est envoyée à la plupart des poètes dont il est question dans ses pages. R.R. parle de la poésie aux poètes – où la micrologie du champ et le microcosme du « Milieu » font appareil, circuit fermé, homéostat. C’est peut-être parce qu’elle est essentiellement diffusée par courrier (depuis un bureau d’édition qui est aussi un domicile) et réservée à un petit nombre de destinataires eux-mêmes identifiables dans le champ, que Tarkos dit d’R.R.dans une note de 1995 qu’elle est « situable ». R.R. – Revue Revue (revue de révision, revue au carré) – assume dans sa trivialité l’aspect local des discours sur la poésie et des circulations en poésie ; certaines rubriques, certains articles empruntent manifestement à la presse régionale : avis anodins, petites annonces, confidences mondaines, marronnier de l’insécurité… Les localités citées sont souvent des bleds ; la « province » est un répertoire de noms et une certaine idée du trou. Mais, dans sa vocation régionale – et peut-être précisément du fait de cette focale –, R.R. est aussi généraliste : on y trouve un petit peu de tout ou tout en petit, comme le dit en substance Quintane à propos du trou mais préfectoral où elle vit depuis un moment : Digne-les-Bains.
Extrait d’R.R. 62. Voir § 3 ci-contre.
Digne – souvent désignée par l’initiale « D. », comme un certain type de Romanfigur – est un élément du récit quintanien qui peut recevoir une partie du crédit refusé à la première personne ; ce crédit lui vient de sa qualité de microcosme : Digne, c’est assez peu situable (pas comme un je), mais tout ce qui se passe autour de Digne c’est toujours déjà ou encore un peu Digne.
R.R. est une feuille de chou provinciale à vocation généraliste : dans son numéro 62 figurent des noms de poètes « pionniers » (contemporains ou moins) sous forme d’étoiles sur la carte du ciel ; en regard de cette carte, des indications de trajets, leurs étapes, et leurs « épreuves » quasi sphyngiales sur les routes de province et de poésie (épreuve « La Meuse », épreuve « Questions pour un jeune poète », épreuve dite « Vivre dans le Cantal »). La poésie, c’est toujours un peu provincial, voire : ça n’est jamais que Digne. Ce généralisme du pastiche – qui est aussi, de fait, un panoramisme du poétique livré avec sa dérision – n’est toutefois qu’un certain rapport sous lequel tenir l’objet poésie, dont il force nécessairement le caractère homogène. Comme poésie-milieu ou poésie-champ, poésie-vocable est l’expression d’un holisme a minima – d’un holisme du kit – ; et « la communauté des gens qui se posent la question de la poésie » n’en est pas une, c’est une série discrète, « une collection d’individus qui se rejoignent par défaut », au mieux une panoplie de subjectivités vedettes dont le souci commun est l’objet de cultes concurrents, ou la figure mythique d’une Amicale hostile à laquelle chacun est soucieux de ne pas se laisser réduire. Si le champ dans son ensemble est pastiché ou moqué par la Revue-Réservoir – et notamment ceux qui, nommés (Christian Bobin) ou pas (l’entité unique, bien que diversement signée, du « François-Xavier »), sont sans aucun doute adverses pour leur componction –, le Milieu dont R.R. se fait l’indiscret ne concerne que les adressés eux-mêmes, parmi lesquels, outre les cinq cités plus haut, Jean-François Bory, Ben, Sylvie Nève, Jean Torregrosa (Akenaton), Julien Blaine, Henri Chopin. Dans R.R. 57, les pages intérieures sont occupées par un jeu de l’oie, édité par « Stéphane Bérard / Centre International de Poésie de Lardiers », qui fait vivre au joueur les péripéties dérisoires jalonnant le parcours d’un « jeune poète » : lectures ratées ou réussies, épisodes alcooliques, petits et grands prix, rencontre avec tel ponte, invitation à Beaubourg…
Extrait d’R.R. 57. Voir § 5 supra.
« Événements discursifs » de la récusationBeaubourg est, depuis les années 1980, le lieu d’une rencontre entre poètes et artistes. Le festival Polyphonix a notamment contribué à réunir sur des affiches communes des traditions jusque-là relativement hermétiques : poètes sonores, poètes action, poètes de la « voix-de-l’écrit », artistes conceptuels. C’est ce bloc reconstitué qu’R.R. reçoit et décide de traiter comme une tradition homogène, celle des – au sens temporel et sériel du terme – « dernières avant-gardes ». Outre un corpus d’œuvres, un panthéon et un appareil notionnel spécifiques, cette tradition a effectivement les traits distinctifs de l’avant-garde, dont le moindre n’est pas une micrologie abondante (tendance à l’autorécit et à la saga dynastique, compte rendu sourcilleux des allégeances et défections, compte tenu patrimonial des mots et des gestes). Cette micrologie est ponctuée d’« événements discursifs » contre la poésie, qui constituent comme un second corpus, flottant, issu de ce que Christian Prigent appelle un « mouvement de récusation » : « Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce moi qui a voulu me choisir poète » (Artaud), « la poésie : merde pour ce mot », « désaffubler périodiquement la poésie » (Ponge), « haine de la poésie », aversion pour « la belle poésie » et les « fadeurs du lyrisme » (Bataille), « la poésie est inadmissible d’ailleurs elle n’existe pas » (D. Roche), « la poésie n’est pas une solution » (Philippe Castellin, animateur de la revue Doc(k)s ; devenu un énoncé central du travail de Jean-Marie Gleize). Ces « événements discursifs », que Christophe Hanna appelle « poétologèmes », « circulent, plutôt librement, dans le monde de la poésie », où « leur valeur propositionnelle » est régulièrement « réinterrogée ». Ce sont des « formules nodales » qui disent une « ambiance logique qui règne actuellement dans les espaces où [la poésie] se pratique et se discute ». Cette « ambiance logique » de la question-de-la-poésie, R.R. se la choisit comme terrain de jeu – un jeu tactique et violent, avec les camps qui s’y font face, les coups et les mouvements qu’ils autorisent, les infractions aux règles et les « sorties internes » qui redessinent ses limites.

1.1.2. Célébration, récusation : un jeu sur le code poésie

Ouvre la moindre page, ouvre n’importe quelle page. Ce que tu perçois, ce que tu lis, qui s’accumule, qui prend place, étalé, qui veut sortir sous la forme d’une poésie rêvée, accroché à l’Idéal poétique. Et qui tombe. Tombe des mains. Vois, le résultat. C’est insupportable d’engluement. C’est de la poisse.

1.1.2.1. La poésie est admissible, d’ailleurs…

Unités du jeu d’R.R.Une distinction de Ponge contribue particulièrement à la structuration antagonique du champ : Il s’agit de savoir si l’on veut faire un poème ou rendre compte d’une chose (dans l’espoir que l’esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau). C’est le second terme de l’alternative que mon goût (un goût violent des choses, et des progrès de l’esprit) sans hésitation me fait choisir. Ma détermination est donc prise… Peu m’importe après cela que l’on veuille nommer poème ce qui va en résulter. Quant à moi, le moindre soupçon de ronron poétique m’avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de reins pour en sortir. R.R. est l’acronyme dont la prononciation conjointe comme disjointe fait entendre ce qui, en poésie, ronronne obsessivement son rêve, son beau souci de poème. Ses pastiches moqueurs mettent à nu les grosses ficelles du poétique ; ses pastiches moins assurément parodiques jouissent d’une ivresse de l’emprunt sur un manège plus familier (tics divers du corpus TXTien : répétitions, néologismes, lexique de la pulsion, de la cruauté). Les deux vivent en tout cas de la « psychologie poétique » dont parle Quintane – « une psychologie globale, relativement homogène depuis 1945, avec une liste de symptômes stables quoique critiquables et amendables. » La guerre de Ponge à la poésie avait pour nom « désaffublement » ; il s’agissait de la raser de près. R.R. est postiche, grotesque, drag. On s’y déguise en poésie ; on joue des drames de « Milieu » en costume de poète, comme il y a des drames bourgeois en costumes d’époque. Ce dont on rit, c’est des codes, des mœurs, des dramatisations elles-mêmes. Ainsi, aux formules de liquidation du vocable, R.R. oppose-t-elle une multiplication d’énoncés plus ou moins contradictoires, dont la teneur de vérité importe moins que la performance éristique : « La poésie n’existe plus. […] La poésie existe encore. », « C’est fait. La poésie est définie. », « Au colloque de Bordeaux, la poésie a été définie comme une chose indéfinissable, qui existe et qui cependant reste invisible. », etc. Ces énoncés définitifs rappellent le corpus d’événements discursifs de la « récusation ». Pris isolément, ils sont ordonnateurs (1), instituants (2) et défensifs (3) :
  1. ce sont des propositions sèchement définitionnelles (elles disent le quoi de la poésie, pas son comment) dont la valeur d’usage est signalétique, indicative, et la valeur d’échange nulle (« poésie » y est un terme absolu, non négociable) ;
  2. ce sont des annonces formelles, des énoncés péremptoires dont l’efficace est autoritaire (c’est celle d’une intimidation de la capacité de juger) ;
  3. ce sont des protestations de non-dupeté (dont le vocabulaire est celui de la mise au point experte et de l’authenticité), des inscriptions pour targes, des poses héraldiques de la question-de-la-poésie : elles ont l’esseulement des figures blasonnées, mises en exergue, exceptées.
Leur implicite – chérissement d’un objet en tant qu’on ne peut rien en dire – est semblable à celui des énoncés de la récusation :
  • « La poésie [est quelque chose. Elle] est inadmissible [i.e. : elle est extérieure, exceptée]. D’ailleurs elle n’existe pas [i.e. : elle ne peut se manifester que comme radicale nouveauté ; elle fait toujours effraction dans son nom]. » ;
  • « La poésie [est quelque chose. Elle] n’est pas une solution [à quelque problème que ce soit ; i.e. : elle est une question sans cesse repoussée, un problème spéculatif, pas un secours pratique] ».
Mais, considérés à l’échelle de la « psychologie poétique », les énoncés que les R.R.ristes forment sur ce modèle ont en revanche un mode de signifier différentiel, relatif : refusant le corpus d’énoncés flottants pour ou contre la poésie, les R.R.ristes ramassent l’ensemble des événements discursifs dans un corpus unique, celui qui répond de la question-de-la-poésie (à défaut d’y répondre), puis explosent ce corpus, jouant du type de l’énoncé judicatoire comme d’une unité anodine et indifférente, remplaçable au sein d’une monnaie de jetons – la linguistique des corpus dirait des tokens. La procédure est formelle ; elle est indexatoire mais pas indicative : la sobriété déclarative de ces énoncés n’est qu’en apparence au service d’une autorité experte ; elle est en réalité au service d’un inventaire, sans ressaisie subsumante ni jugement synthétique, des formes de phrases (comme il y a des « formes d’automobiles », d’une chiche diversité). La procédure dont sont issues les proclamations d’R.R. du type « la poésie est / n’est pas » est pourquoi-pas-holiste (les énoncés sur la poésie forment un tout-si-on-veut) ; elle est moniste-mais-pas-spécialement (le principe de nature à regrouper ces énoncés est aussi arbitraire, aussi admissible et inadmissible qu’un autre). La poésie est un corpus accidentel qu’il ne s’agit ni de célébrer ni de récuser en tant que tel, mais de considérer comme un corpus parmi d’autres, avec ses chemins coutumiers et son kit discursif. L’usage de jetons énonciatifs sur le modèle de la protestation des aînés est une façon de travailler à partir de ce courant, du déjà codé, du déjà frappé de sens, du déjà en jeu ou en circulation. Sans faire d’R.R. le premier et fin mot d’une théorie générale du langage, sans non plus faire cracher à la « première œuvre » le semen de toutes les suivantes, on peut noter que cette attention à la question du sens indexée sur l’usage caractérise les travaux ultérieurs de Quintane et Tarkos : échelle propositionnelle du sens, approche contextuelle de la référence, sémantique de la lieu-tenance dans une collection d’usages idiomatiques conçue comme un corpus ; autant d’éléments d’une méthode qui semble interdire tout fixisme, tout essentialisme, toute définition sèche. Le jeu de la définitionLe texte central d’R.R. 54 – dont le titre claironne : « C’est fait. La poésie est définie. » – semble précisément jouer au jeu-de-la-définition. Mais il peut également se lire comme une anti-théorie du langage : La poésie rejoint l’ensemble des termes. La poésie appartient enfin à ce qui est. La poésie rejoint l’ensemble des usages et des cadres reposant de la pensée. Est construit le cadre utilisable et reconnaissable. Heureux de voir définitivement constitué le bloc-cadre de notre désir de poésie. L’intuition qui gouvernait à l’attachement est récompensé. La poésie est. Des années de patience ont permis d’atteindre la concrétion de sa forme. Seul le pressentiment qu’elle existait reste une aide. Patiemment, ce qui est devenu vraiment. Un bloc est fait. Le bloc a montré que la poésie existe, il a résisté, il est résistant. Les bords se sont resserrés. Il est la chose-bloc de référence. Il fabrique seul, patiemment, son propre cadre. Le cadre est défini. La poésie est, elle ne s’est pas perdue, le bloc cadre est là, il fonde la définition. Il est impossible de se tromper. La définition dit ce qui est. Maintenant, La poésie existe. Maintenant, il est possible d’aimer, de vendre, de donner, de posséder de la poésie. L’accord est bénéfique, est consensuel. Comme le livre est un livre, comme un lendemain est un lendemain, comme un libellé est un libellé. Le dernier épisode de l’aventure du terme « poésie », son terminus (« c’est fait »), raconte métonymiquement comment tout langage se nécrose :
  • fixité de la référence (« c’est fait » ; le « terme », véritable cul-de-sac du sens ; sa définition nette, cadre « reposant de la pensée »),
  • définition au service d’une intelligibilité partiellement indexée sur la marchandise : que la poésie existe se vérifie dans le fait qu’on peut la « vendre », la « donner », la « posséder »),
  • naturalisme du sens analogue à celui de l’apologétique du marché-qui-profite-à-tous (« L’accord [sur le sens de « poésie »] est bénéfique, est consensuel. »),
  • double régime réifiant de la circulation du terme (comme objet – la poésie – et comme substance – de la poésie),
    • par conséquent, infaillibilité de l’usage bien régi (« il est impossible de se tromper »),
    • surplace ontologique (« la poésie est », c’est tout ce qu’on peut en dire) et triomphe du dicible (au point que l’énoncé apophantique est maintenu comme phrase autonome, avec sa capitale, même après une virgule : « Maintenant, La poésie existe. »).
La constance de la « psychologie poétique » tient à la constance d’un « désir de poésie ». C’est ce désir qui fait croire à la permanence sémantique du terme, tutélaire du vocable, anthropologique d’une « nécessité » de la poésie. Et c’est cette passion pour le vocable comme terme juste et dernier mot – justesse et justice terminales – qui atteste inlassablement l’existence de la poésie. Désir de « poésie », mais également ivresse d’avoir trouvé « poésie » – une poésie pure, distillée, quintessentielle : « Seules les bouffées de poésie indiquent qu’un peu de poésie est passé et s’est transformé. » « Un peu de poésie » dit l’épreuve faite de la quantifiabilité, l’indicateur de « confision », le compte tenu des états de la matière et de leurs transitions – états dont les noms scientifiques sont aussi des noms du poème : sublimation, condensation, fusion… Le passage en revue auquel R.R. soumet les usages de « poésie », touche, dans le jeu-de-la-définition, à son achèvement pratique : l’inventaire devient récolement, confrontation de l’objet et du terme, des témoins avec les dépositions. En ce sens, R.R. est une entreprise justicière, une grille de lecture littérale des éléments d’un procès de la poésie. Si la poésie « a été définie comme une chose indéfinissable », alors elle s’est figée, a atteint son point de « confision », a reçu une fois pour toutes son verdict. « C’est fait », « poésie » est devenu un alogon, un terme irréductible, un innommable lexicalisé, « inadmissible » au récolement, excepté des procédures vérificatoires. Exclusion-exception : le « coup de reins » de l’anti-poème était bien, d’emblée, un « mouvement de récusation » (Prigent).

1.1.2.2. Non-merde à la poésie

Du ronron au ronchonC’est à l’occasion d’un retour sur ses Remarques (1997), et cherchant à préciser leur projet, que Quintane, autour de 2013, mentionne la « psychologie poétique » en réponse à l’alternative de Ponge : les Remarques seraient « moins un compte rendu des choses qu’un compte tenu de la psychologie poétique ». La référence est double : outre « le compte rendu des choses », le « compte tenu » de Ponge est celui « des mots ». Et si le déplacement des « mots » sur la « psychologie poétique » chez Quintane dit le projet « désaffubleur », il indique aussi l’unité sémantique du jeu de poésie joué par R.R. : l’objet de son « compte tenu », c’est moins « les mots » que les jetons-clichés de la célébration et de la récusation, dont le commun registre apophantique (la poésie est / n’est pas) maintient paradoxalement le terme comme alogon (puisque même son ce qu’elle est est privatif : inadmissible, inassimilable, irréductible etc.). Mais la trivialisation de ce qui prend l’ombre sous « poésie », et le rire devant la pompe célébrante/récusante, ne relèvent pas d’un cynisme ou d’un pyrrhonisme satisfaits qui rejetteraient en bloc toute détermination et toute distinction. S’il y a bien une notion qui porte l’idée d’une continuité historique et d’une aventure collective, c’est bien celle d’avant-garde, terme que Tarkos assume dans un texte initialement publié dans le numéro 16 de la revue Java (« Écrire après les avant-gardes », 1997) au sein de la série L’histoire de. En revanche, le mouvement de rupture qui fait des anti- et des post- est balayé par Tarkos dans le même texte – il y reprend le terme de Prigent (« récusation ») et mentionne les manifestes d’R.R. : Tu dis ça comme ça après les avant-gardes, pour faire l’expression, tu veux dire nous sommes maintenant. Je ne comprends pas après les avant-gardes, je comprends maintenant. On dit le mot avant-garde pour dire les inventeurs, un endroit après les avant-gardes est un endroit sans inventeurs. […] Je ne comprends pas après les avant-gardes, je ne comprends pas non plus après les révolutions, la révolution de Maïakovski. Je ne comprends pas la description par manque, par lavés, par guéris, par récusés. […] Radicalisme, radicalisme, radicalisme. Je ferai la liste de noms et de textes d’expériences. Je suis l’avant-garde en 1997. […] Tu sais qu’il ne faut pas beaucoup me pousser pour exalter autant de manifestes qu’il y a d’R.R.. Le ronron poétique est adverse et ami : c’est celui de la « restauration en cours » ; c’est aussi le ronchon de la récusation de ceux qui, contre la poésie, maintiennent la tutelle du vocable en feignant la rupture « pour faire l’expression » comme on dit « faire le beau ». « Faire l’expression », c’est céder à la « pompe » : qui daigne tourner les talons est encore daignant ; qui écrit « merde à la poésie » sur sa targe ne se targue pas moins. « Les râleurs ne sont pas forcément les plus critiques, en littérature (amour, politique) : on peut rechigner, et plus on rechigne, râler, et plus on râle, chipoter, et plus on chipote, plus on passe les plats. » Contre la pompe : R.R. sincère ou justicière ?« Poésie » est, au tournant des années 90, le référent d’une passion commune aux dupes et non-dupes, aux amoureux transis et aux amants fâchés, aux célébrants et aux renégats, aux témoins et aux apostats. Tous font preuve de cette « pompe » qui, « tel le sparadrap du capitaine Haddock, […] adhère d’autant plus que les mouvements qu’on fait pour s’en débarrasser sont plus vifs ». Certes, le panthéon d’R.R. est sans doute du côté de la « récusation », d’une dramatique de non-dupeté, du « coup de reins » hors poème et de l’anti-« idéalisme » en poésie ; il doit aussi en partie au liber monstrorum de Prigent, lecture contagieuse dans le R.R.risme. Mais le gros des textes de la revue attaque aussi la pompe de la « récusation ».
Réclame-invocation-réclamation, dans R.R. 61, p. 3
La protestation des aînés (sa tendance au proclamatoire, au « clairon ») est rejouée dans l’élément trouble d’une revue qu’on a qualifiée plus haut de cabarettiste : moquant la grande affaire Poésie d’un côté, d’un autre se drapant, sans ironie criante, dans ses costumes les plus reconnaissables (celui du désaffublement compris).
Le désaffublement est justicier : il ôte les fibules et fait tomber les toges aux chevilles, exposant l’élément paradeur de toute dignité. Le suraffublement singe la classe des togés, juges et questeurs de la poésie, parade deux fois, joue d’une « aggravation » des codes dignitaires. Parce qu’R.R. consiste lui-même en une série d’énoncés dépendants non seulement d’un credo mais d’une liturgie, certains de ses textes ne se comprennent que dans leur qualité de répons. C’est le cas par exemple de l’article de tête d’R.R. 57 intitulé « Bataillon en avant-garde (à proximité de l’ennemi) » : Nous partons. Nous ne prenons pas cette décision à la légère. Nous réfléchissons. Ce n’est pas un mouvement de colère. Nous avons réfléchi. […] Nous avons conscience du pour et du contre, ce n’est pas un mouvement de colère, nous gardons à l’esprit ce que nous faisons. […] Nous avons fait la preuve de notre capacité à les vivre sans colère, mais après avoir bien pesé la situation, nous avons réfléchi lentement, puis nous avons conclu calmement qu’il n’est pas bon, dans les conditions actuelles, de rester, et nous partons. Sous la tutelle unique de son titre, ce texte est une dérision de la dramaturgie avant-gardiste du départ de ou du merde à la poésie : annonce formelle, « nous » exclusif, micrologie des « raisons », emphase de l’intelligence situationnelle et spectacle de la prise de conscience. Son efficace est négative, relative, et dans ce cas-là oppositive. Mais rien – ni l’échelle orbitale (le « nous » élargi de la « psychologie poétique »), ni l’éclairage rétrospectif des remarques de Quintane sur le nonchalant « abandon » de la poésie par une partie de sa « génération » – n’empêche de lire ce texte comme la déclaration, sincère dans sa placidité, d’un non-merde déterminé. Son efficace est toujours négative, relative, mais dans ce cas-ci appositive. En ce sens, la Revue-Répons serait, dérision incluse, une entreprise sincère témoignant d’une attention littérale à la question-de-la-poésie, et d’une application presque scolaire dans ses exercices consacrés : embrasser et renier la poésie, la célébrer et la récuser, etc.

1.1.3. Un exercice de poésie

Soit une leçon en forme de blague ; soit une leçon en forme de constat.

1.1.3.1. « Moins insolent qu’incongru »

Ni posée, ni opposée, R.R. est apposéeR.R., comme les œuvres personnelles de Tarkos et Quintane, trouble les critères traditionnels de la critique littéraire : elle jute peu sous la dent qui la déguste à l’ironie ou à « l’indécidable » ; elle a aussi peu à offrir à qui, ravalant son trouble, la replacerait sous le vocable « poésie » (surtout d’une poésie qui « ne subsiste que dans le déni du poétique »). Elle pourrait recevoir le même genre de louanges paradoxales que les œuvres ultérieures : « kitsch », « mauvais goût », « faussement gauche », « horriblement, ostensiblement plat », « prosaïsme provocateur », « affligeant terre à terre ». Ces termes, piochés dans l’édition critique des travaux performés de Tarkos, émanent d’un dévoué. Rappelant pour certains ceux de Prigent sur Stein, ils veulent tous signifier un effort à la platitude, au non-style, à la pas-belle-ouvrage. Tous font l’hypothèse qu’« une distance […] se cache » entre ce qui est dit et ce qui est entendu (au sens de l’anglais meant, « voulu-dire »), qu’« un deuxième degré […] s’ingénie à se confondre avec un premier ». Il est peut-être symptomatique d’un état de la-question-de que personne ne semble envisager cette « distance », dans le cas des R.R.ristes, comme la simple distance à soi de toute énonciation, ou ces « degrés » comme l’expression scalaire des contradictions d’un travail au tiraillement sincère.
  • Tenir R.R. pour un monstre d’irrévérence est historiquement congruent : R.R. s’adresse au champ + R.R. y est moqueuse = R.R. est plein champ, full on (pépèrement posée dans le champ). On sur-détermine peut-être l’assiduité à la question-de-la-poésie en présence ou en adhésion au souci-de. On sous-détermine peut-être l’offensivité du sarcasme en connivence taquine avec le milieu-de.
  • On peut aussi dire : R.R. s’adresse au champ + R.R. le ringardise = R.R. est hors champ (est op-posée au champ). On sur-détermine peut-être l’adresse désinvolte et oblique en attaque intrépide et frontale.
  • On peut encore dire : R.R. s’adresse au champ + R.R. est littérale = R.R. est simplement mais, pour ainsi dire, pleinement incongrue (R.R. est ap-posée au champ). On s’autorise à lâcher l’affaire des raisons, pour se concentrer sur celle des effets. Ce qu’R.R. est, en poésie, c’est strictement ce qu’R.R. fait à la poésie.
Choisir l’intrigue dans laquelle R.R. est « moins insolent[e] qu’incongru[e] », c’est récuser l’affectif du rapport qui la lie à son terme (poésie-champ, poésie-Milieu, poésie-vocable) comme unique vecteur d’une entreprise sincère ou bien justicière. Cet affectif nous intéresse ici moins que le test auquel la revue soumet son objet : s’exerçant à la poésie sans renoncer à l’exercice de son droit d’inventaire.
R.R. pose se posant la question-deC’était l’alternative de Ponge : « faire un poème » vs un « connaître », un « savoir », scientifique dans sa vocation descriptive, qui s’applique à « rendre compte d’une chose ». Mais cet exercice de savoir, à la croisée de l’humilité et de la prétention pongiennes, n’est qu’un moyen ; sa fin tient en une formule ambiguë : « que l’esprit […] fasse à son propos quelque pas nouveau » (nous soulignons). L’amphibologie possessive suggère moins ici une alternative qu’elle n’affirme une synthèse : « que l’esprit fasse à son [la « chose », référent éloigné] propos quelque pas nouveau » ; « que l’esprit fasse à son [l’esprit, référent prochain] propos quelque pas nouveau ». D’où, issue d’un même mouvement, d’un même « coup de reins », l’ambition double du savoir pongien : à la fois transitive et réflexive, connaissance de soi et connaissance des choses. Cette conception selon laquelle toute connaissance transitive est en même temps connaissance réflexive (ou, dans la langue des aristotéliciens latins : l’intellection de soi est intentionnelle), Ponge la fait très explicitement sienne. Elle trouve, en poésie, un écho (conscient ou non) dans au moins une des formules de Prigent contemporaines d’R.R., celle selon laquelle « le lecteur se lit lisant ». Il n’est pas anodin que la formule de Prigent s’applique au lecteur de Stein, très frêle tronc commun d’R.R. et de TXT : « La force de l’écriture de Stein, c’est d’opérer ce détachement, de forcer à ce dédoublement schizoïde : le lecteur se lit lisant. » Il n’est pas indifférent non plus que la monstruosité mobilisée ici emprunte plus à Deleuze et Guattari – « hochets » d’un postmodernisme babillard pour TXT – qu’à la damnation bataillienne. De fait, face au « travail acharné de la langue » en proie à l’innommable, Stein incarne la roue libre d’un rien-dire bavard ou d’un tout-dire contradictoire, d’une logique affranchie de toute rationalité. Sympoétique, panpoétiqueR.R., revue d’utilisateurs, se « lit lisant » la poésie, rend compte et tient compte de la poésie mais débarrassée du désir de poésie qui fait la manière célébrante/récusante. Sa pose de la question-de-la-poésie est objective, si par là on entend, plutôt que l’idée tendancieuse de neutralité, un désinvestissement libidinal. Froide comme la Stein, R.R. ne dramatise pas son rapport à « la langue » ; elle joue de l’écart entre l’hypostase de « la langue » et l’inflation des discours au sein de la « psychologique poétique ». Les textes d’R.R. sont par exemple autant des trouées pulsionnelles et logorrhéiques dans le langage véhiculaire, des ainsi-phon-phon-phon (« Tragédie », R.R. 57), des spirales beckettiennes de ce qui, stupéfait, s’efforce à dire son rien-à-dire (« Je suis je, je le sais… », R.R. 52), que des exercices d’un tout-dire tenant de Stein pour le name-dropping (« Introït », R.R. 52), le délaiement à partir d’un étymon (« Ostréicole sans vous sans ostréiculteur… », R.R. 60), la technicité classificatoire (« Le taquet la taute », R.R. 60), les stéréotypes discursifs abstraits de leurs corpus (« Paf, boum, pan », R.R. 58). « Dédoublement schizoïde », si on veut : sauf dans le cas de certains textes distinctement enrubriqués, ce qui est écrit dans R.R. n’a pas l’unanimité de décisions rhétoriques et de parti-pris stylistiques francs. Mais, gros mot pour gros mot, on dirait aussi bien « synthèse disjonctive » : pratiquement, R.R. n’est pas ou bien un canular de poésie ou bien un serment de poésie ; rhétoriquement, R.R. n’est pas ou bien une parodie ou bien une captation des codes de la poésie. Elle est les deux, décidément : la question-de-la-poésie, elle s’en soucie et s’en amuse ; elle se la pose posant se la posant. R.R. est bistableDans une conférence de 2013 intitulée « oubli ET littérature », Quintane donne au « et » une fonction de permutation. Passant en revue les valeurs du mot (succession temporelle appelant un traitement chronologique, égalité grammaticale appelant un traitement symétrique), elle arrête son « souci de copule » sur le sens relatif de la conjonction : « et » est intéressant avant tout en tant que pivot, conjonctif et disjonctif, d’articulations normalement assumées par d’autres « petits mots » – mots que la logique médiévale a nommés syncatégorèmes et la linguistique moderne synomes, marquant par le préfixe syn- la qualité relationnelle de leur façon de signifier. Pour Quintane, « et » est, au sein d’un énoncé aussi sec qu’oubli et littérature, l’échangeur de virtualités qui suscite des questions à la fois plus spécifiques et plus riches : « l’oubli par la littérature ou la littérature par l’oubli, l’oubli dans la littérature ou la littérature dans l’oubli, l’oubli de la littérature ou la littérature de l’oubli », etc. Cette spécification qu’on pourrait dire « pragmatiste » des articulations du donné-en-bloc, cette tokenization intensive de la pelote d’impensé syncatégorématique, est un moyen de recouvrir et de mettre à nu, d’adresser et de congédier les termes grossiers de l’invariant : « littérature », « oubli » ; « question », « poésie ». Pourtant, il y va là moins d’un découragement des questions que d’un encouragement aux problèmes : « inclusive, la disjonction ne se ferme pas sur ses termes, elle est au contraire illimitative ». Quand la très spéculative question-de-la-poésie prescrit ses termes, le problème pratique est celui d’une désassignation. R.R. est affubleuse et désaffubleuse, sérieuse et badine, poétique et anti- ou postpoétique. Au syn- de cette synthèse on pourrait, usant d’un préfixe qui est aussi un des foncteurs de Tarkos, substituer le pan- et se laisser dire qu’R.R. est panpoétique : elle couvre le champ comme un réseau couvre une zone (la met à nu, l’extirpe des zones grises) et comme un masque couvre un visage (l’affuble, le soustrait à l’identification). R.R., comme la pancarte du « port » de Tarkos, signale synthétiquement la question-de-la-poésie, et, la signalant, l’embarrasse.

1.1.3.2. Élèves moyens

Élève sérieusePour se convaincre de l’improprieté d’une lecture univoque, classiquement « rhétorique » d’R.R., on peut noter les ressemblances entre certains de ses textes et d’autres, plus tardifs, moins suspects d’être unanimement potaches :
  • le jeu assonantique sur la double valeur phonétique du « g » ([ʒ] et [g]) dans « Turpitudes et couinements » – sorte de pastiche de poème mélopoétique – et « Vois cette gueule » ;
  • Extrait de la page de couverture d’R.R. 56.
  • l’alternance [v]/[s] dans « Va pour un sceau de sang » et « Le monde magique » (dont on peut dater la première version de 1998), l’insistance sur [tr] dans « Tragédie » et « La production et productive… » ;
  • l’attention steinienne aux questions méréologiques et taxonomiques, aux critères d’identité et de différence qui informent Chaussures, de nombreuses Caisses, et qu’on trouve dans R.R. sous une forme certes plus anecdotique (ne pas confondre « le taquet et la taute » in R.R. 60, faire la « différence entre une chemise et un T(ee)-shirt » in R.R. 52) ;
  • le destin en trois lignes, l’heuristique du ratage, communs à certaines Remarques, certaines Caisses (« Heureusement qu’il est mort… » p. 16, « Soit soi sur une énorme boule… » p. 48) et certains avis de décès dans R.R. ; le motif de la francité (« Chanter la terre, chanter la France… » in R.R. 58, « La France possède de grands artistes et de grands poètes », et « Je suis un poète français… » dans ) ;
  • le motif de l’argent (« L’argent est bien à penser » in R.R. 62 préfigure certaines propositions du long texte L’argent) ;
  • l’image de la tige (« Le taquet et la taute » in R.R. 60, « Le proéminent au-dessus de la cage à trou… », C, p. 36 et « Un homme pantin, un homme en bois… », A, p. 187).
Le mode d’incarnation des problèmes chez Tarkos est souvent celui d’une descente de la chose dans la fiche (sans passage par le « mot ») où elle est saisie, capturée, mise en corpus, inventoriée. On dirait qu’R.R. est le lieu de publication de certaines de ces « fiches » dans lesquels Tarkos prépare ses improcédures, et dont le classement est souvent terminologique. Cette parenté est peut-être une indication supplémentaire qu’il faut lire R.R. comme une revue sérieuse – d’un sérieux double : celui qui régimente, indexe, inventorie ; celui d’un jeu sur le codé, le donné, le cuit du discours dont l’unité est le l’énoncé-token, c’est-à-dire un jeton de langue pris non au pied de la lettre, non au mot, mais rigoureusement à l’usage, que cet usage ressortisse à l’événementialité discursive qui fait les traditions célébrante/récusante, ou qu’il soit, à la fois plus labile et plus précaire, de l’ordre de ce que Tarkos appellera « pâte-mots » ou « complètement-collé », et dont l’approche emprunte moins à la notion de « question » en rapport avec un implicite de poésie, qu’à celle de « problème » en rapport avec un explicite du discours.
Bonne assimilationL’implicite de poésie, dans la question-de-la-poésie, est en partie adossé à un implicite de littérature, et certains énoncés-tokens sur la littérature font notamment symptôme d’une naturalisation de l’écrire. Cette topique reçoit dans R.R. un traitement exemplaire du degré d’information littéraire de ses rédacteurs : La Vérité
Pourquoi nous nous sommes écrit ?
Le lien de l’écrit et de l’être
Quand nous nous sommes écrit, l’écrit était en accord avec l’être, de même que l’écrit s’accordait à l’avoir, sans être, sans réfléchi. L’écrit est réfléchi, l’écrit réfléchi est sans objet, n’est pas l’objet de l’écriture, car aucun objet ne précède l’écriture. […]
Parmi le hors-champ critique de ce texte, citons :
  • le cliché d’une littérature confessionnelle substituant le réflexif au transitif (« se dire », « s’écrire », « se raconter ») ;
  • le lieu commun de l’écrire intransitif, d’inspiration blanche d’un côté (Blanchot), sensualiste de l’autre (Barthes), souvent évoqué par Quintane ;
  • celui d’une vérité d’accord de « l’écrit » et de « l’être » débarrassés de l’objet parasite – cliché d’origine heideggerienne, particulièrement puissante en domaine poétique français.
Appréciation généraleR.R. est en un premier sens appliquée : elle connaît ses tropes, les travaille. R.R. est appliquée en un second sens : elle est transitive. Elle sait que l’écrire intransitif et souverain « balle », comme balle le groupe nominal la littérature sans le renfort d’une proposition. La littérature, comme écrire ou la poésie, seuls ne portent pas raide. S’ils sont raides, c’est toujours qu’ils sont portés, soutenus par autre chose. Poétiquement, R.R. est littérale, mais d’une littéralité
  • qui ne se paye pas des « mots » invariants qui font les questions molaires,
  • saturée d’information littéraire,
  • moins « plate » ou « blanche » qu’insensible aux reliefs et couleurs de la poétique des figures,
  • « schizoïde » si l’on entend par là que, redoublée plutôt que « dédoublée », elle s’offre et se refuse aux lectures issues de la partition rhétorique entre parodique et fervent.
Tactiquement, cette poétique a partie liée avec une position moyenne dans le champ et une disposition devant la question-de-la-poésie qui va du nonchaloir à l’abandon. Moyen s’entend ici également dans son sens linguistique ; à propos de la diathèse des verbes grecs et sanskrits, Benveniste définit la « voie moyenne » – sorte de tertium quid entre voies active et passive pour les langues qui en sont grammaticalement privées – comme celle de verbes ou formes verbales exprimant une action, à la fois transitive et réflexive, que l’agent effectue en s’affectant. C’est depuis cette tranchée diathétique – celle d’un exercice transitif-réflexif – que les R.R.ristes, cobayes informés, expérimentent la poésie. Formellement, R.R. est expérimentale : ses exercices de poésie sont des exercices pratiques dérivés de l’alternative de Ponge au « faire un poème » : connaître empiriquement (« rendre compte d’une chose ») est une activité qui ne s’autorise ni du privatif ni de l’électif mais d’une participation et d’une implication moyennes liant à leurs objets sur un mode qui relève moins de la dévotion que d’une sincère « volonté de savoir », exigence minimale de la déontologie scientifique. Au lieu qu’en poésie la licence est partout quand il s’agit de s’organiser pour tenter de savoir ou connaître :
  • dans le brouillard des poses de la-question-de à laquelle il ne s’est jamais agi de répondre,
  • dans les déclarations de non-dupeté qui font le seing unique des célébrants et récusants au sein de la « psychologie poétique »,
  • dans l’idios cosmos affermi par l’irréductibilité affective comme par l’impénétrabilité d’une langue insoumise aux impératifs de « civilité ».
Finalement, dire des R.R.ristes qu’ils s’exercent à la poésie de manière littérale, moyenne et expérimentale, c’est relever à la fois le scolaire de leurs productions (le caractère imitatif des textes, les brouillons de manifestes inlassablement repris, le style école de journalisme des pages intérieures) et leur application laborieuse (disposition de qui, penché sur le motif, se sait faire partie du motif). Cette attitude, informée des raisons de la poésie, fait des R.R.ristes des élèves attentifs et participateurs ; leur insistance à considérer ces raisons comme des effets spéciaux (rhétoriques et dramatiques) de la question-de-la-poésie, en fait en revanche des héritiers critiques.

Transition : « Quand même ça, ça plutôt que rien »

La marge est patrimoniale, en poésie. Licence poétique et dispense de récolementLa renonciation partielle à l’héritage de la question-de-la-poésie se justifie moins, concernant R.R., d’un « éclectisme post-moderne […], du scepticisme […] sur les “grandes irrégularités” [et] du refus d’assumer des généalogies » que d’une récusation de la poésie comme question constitutrice d’un environnement de mots et de choses exceptés du monde et comme dispensés de récolement. Quand la licence poétique pliait la langue aux coins pour l’accorder à une forme, elle s’autorisait d’une antériorité de cette forme à la fixation de cette langue ; en maintenant dans ses vers des provincialismes, elle rendait patents la violence et l’hygiénisme d’une extension centraliste de l’idiome ; en conférant le droit à une néologie plus lâche, elle manifestait la supériorité de l’usage sur le code. Élitiste et rebelle, sécessionniste et souveraine, travaillée à la fois par une fidélité à son objet et par une protestation de singularité, elle concernait principalement le traitement de la langue. La dispense de récolement est un accommodement plus radical : elle s’autorise d’une division avantageuse du monde entre surface des choses et profondeurs du souterrain (où creuse la « vieille taupe poétique »), utilités criardes et « marginalité quasi aphone », langue morte de la communication et langue vivante du « pulsionnel », objets de consommation courante et objets de poésie. Warum, wozuAinsi la question de Prigent, en dépit de ce que suggère le titre du texte dont elle est issue (« Wozu noch Dichter ? »), est-elle davantage celle du warum des métaphysiciens (d’une nécessité de l’invariant) que celle du wozu de Hölderlin (d’un sens, d’une destination, voire d’un but, d’une utilité pratique de la poésie) : La vieille taupe « poétique » […] creuse toujours. La question sur son rôle est imparable. Penser ce rôle en termes de génie civil (d’efficacité sociale et politique) ne peut plus que faire rire. La question n’est donc pas d’abord : « à quoi ça sert ? » (dans le secret, dans la marginalité quasi aphone, ça ne saurait… servir) mais : « pourquoi y a-t-il quand même ça, ça plutôt que rien (plutôt que seulement le tout venant qui occupe les boutiques et les tréteaux médiatiques) ? » Considérer la poésie comme question spécifique – sûre de ses termes, de leur constance, et procédant d’une nécessité propre – s’apparente à une forme pratique de sublimation, de réification par le haut. En excepter les objets des circuits courants, du « tout venant » d’un monde presque entièrement alien, équivaut certes à les soustraire au régime du token, de l’occurrence située, de l’assignation aux usages préconçus, et par là les sauver d’une classabilité et d’une traçabilité marchandes, mais permet aussi de les maintenir à l’écart de toute « efficacité sociale et politique », dans l’opportun rayon des curios, de ce qui ne se laisse pas subsumer. Exception de la poésie« Pourquoi y a-t-il ça, quand même ça plutôt que rien » fait entendre une sourdine, celle du « quand même », qui s’apparente à une autre, plus conservativement poétique, celle du « malgré tout », quand elle crédite le vocable « poésie » de tous les bénéfices symboliques d’un esprit de résistance en langue. Qu’il y ait « ça […] plutôt que rien [d’autre] » est la formule possible d’une conception de la poésie confite dans l’alogon – « ça » valant contre l’amalgame reste-du-monde. À la différence de leurs aînés célébrants ou récusateurs, « poésie » n’est pas pour les R.R.ristes un objet spécifique par rapport auquel il s’agirait de prendre position – ni sur le mode protagonique, ni sur le mode apologétique. Leur pose de la question-de s’intéresse au réseau des pratiques autonomes fondées sur la compétence et la division des intelligences : Comment tout le « reste » – la presse régionale, la signalisation routière, les avis de décès, etc. – cohabite-t-il avec « ça » ? Entre « faire un poème » et « rendre compte d’une chose (dans l’espoir que l’esprit y gagne, fasse à son propos quelque pas nouveau) », R.R. louvoie, fait son poème industrieux mais nonchalant, oscille entre le bartlebien et le velléitaire – dispositions concurrentes face à la poésie que le « Manifeste Chou » synthétise. Le « quand même » du « Manifeste Chou » est plus casuel, moins missionnaire que celui de Prigent : oui il y a quelque chose qui ne va pas, en poésie, mais qu’on le veuille ou non, qu’on la préfère-ne-pas ou qu’on y travaille la langue avec acharnement, qu’on en repasse le pas ou qu’on s’y établisse, qu’on se récrie de protestation contre elle ou qu’on se récrie d’elle contre le monde, qu’on s’en défende ou qu’on s’en targue, la poésie continue. Une des voies de cette continuation est celle que Prigent nomme « récusatrice » ; elle est solidaire d’une éthique de la non-dupeté devant son terme (« poésie » : ce n’est pas possible, ça ne va pas, ça ne peut plus durer etc.). Mais, dupeté ou non-dupeté, le terme est maintenu, et, dans une certaine mesure, « se pose[r] la question de la poésie » est caution d’une singularité irréductible, d’une pratique inqualifiable, d’un souci innommable, bref, « se pose[r] la question-de-la-poésie » témoigne d’une forme d’attention à son objet qui excepte celui-ci des modes de valorisation ordinaires. Ce chérissement excepteur, commun aux célébrants et aux récusants, Quintane l’assimile à un « fétichisme » : « poésie » s’y trouve capturé par un désir tendu vers sa réapparition inchangée, ou changée selon une modalité prédéfinie. Or l’horizon de la conformation implique une indisponibilité au nouveau, à l’inédit, et une assimilation du non-conforme à l’informe. D’où, occasionnellement, des malentendus.

1.2. Remarques, Chaussure. L’objet des malentendus

Introduction : Deux premiers-livres

On ne peut plus écrire le mot poésie – trop de malentendus et trop de malentendants. Cela signifie concrètement que vous ne pouvez pas être vraiment reconnu dans ce que vous faites parce que ce que vous faites n’est pas reconnaissable. Remarques et Chaussure comme corpusLes Remarques, publiées en 1997 chez Cheyne, paraissent dans « [l]e vaste champ, non de la poésie, mais de la psychologie poétique ». Leur projet consiste, on l’a signalé, « moins [dans] un compte rendu des choses qu[e dans] un compte tenu de la psychologie poétique ». Cette précision apportée par Quintane en 2013 tempère l’idée d’une centralité des « choses » dans le projet (on se contente de le relever pour l’instant) ; elle explique en partie sa discontinuité formelle : série de notations sans liens directs les unes avec les autres, sinon un regroupement par environnements (« En voiture », « À la maison ») qui font penser, plus qu’à de solides classes thématiques, à des circonstances heuristiques, à des milieux conditionnés de l’expérience (bain, chambre, caisson), voire à des chapitres d’ouvrages didactiques (méthode de langue, guide de conversation, brochure des bons réflexes, manuel de savoir-vivre). La troisième partie des Remarques, qui ne suit pas cette logique d’intitulation, concerne des situations dont l’unité est moins évidente (elle semble tenir à la récurrence du corps et au caractère empirique des observations). La même année que les Remarques paraît Chaussure, cette fois chez P.O.L. Les deux livres ont en commun la présence insistante des objets, ainsi qu’un certain type de phrase très simple, de nature à consigner des observations triviales (c’est le cas de la quasi-totalité des Remarques et, dans Chaussure, des parties I et IV en particulier). Une « rédaction rasée de près », à la fois manifeste d’une littéralité débarrassée du credo d’une écriture à même les choses, et suggestive d’un contrat de lecture : il n’y aura pas de sens à chercher derrière le sens premier des observations consignées. Mais les lecteurs sont indéterminés ; l’adresse est minée ; et pour cause : Remarques et Chaussure sont deux premiers-livres. Une rédaction rasée de près donnera une lecture rasée de près, me suis-je dit, n’ayant aucune idée, à l’époque, de ce qu’était un lecteur (sinon moi), un lectorat, et pensant que ces personnes futures me ressembleraient à peu de choses près, moi avec une barbe, moi mais vingt ans après, moi en plus grosse. Voici un échantillon des deux livres : Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui (R, 10)
Quelquefois, on cherche des yeux son appareil, quand un téléphone sonne à la télévision. (R, 25)
Plus le café est moulu longtemps, plus il s’écroule lentement contre le couvercle du moulin. (R, 35)
Sans pull, pas de miettes accrochées aux manches. (R, 37)
Quand je bois, ma lèvre inférieure reste rêche. (R, 45)
Dans les vitrines des magasins, les chaussures ont les lacets noués. (Ch, 11)
Le mouvement des pieds quand je conduis a ceci de semblable à la marche, que je ne pense pas à surveiller mes pieds. (Ch, 19)
En traversant une voie ferrée, un talon peut se coincer dans un rail. (Ch, 19)
Les phrases n’ont en commun ni un sujet (d’énonciation, grammatical ou réel), ni un objet (d’attention, d’expérience), pas non plus une diathèse constante (actif, passif) qui marquerait un rapport unique entre les deux. Leur ressemblance tient à une simplicité descriptive et au caractère situationnel de l’attention dont elles naissent. Mais la « rédaction rasée de près » est aussi un mouvement logique : mention de circonstances qui rappellent le cadre empirique d’observations scientifiques, suivie d’une sorte de pointe, mais une pointe rase, infra-suggestive, proto-aphoristique. L’unité de chacun des livres est donc moins phrastique que propositionnelle : l’ensemble s’appréhende moins comme un texte – appelant une lecture linéaire, codicielle – que comme un corpus de propositions de même type – appelant une lecture baladeuse, indicielle.
Poétisation des RemarquesReste que les Remarques ne paraissent pas sous la forme d’un corpus ; elles ne sont pas numérotées comme les « remarques théoriques » des années 2010 ; leur enchaînement ne suggère pas un trajet logique. Elles paraissent en livre, et en livre leur caractère sibyllin et le blanc qui les sépare ne manquent pas de produire une impression de poésie. À cela s’ajoutent, pour les Remarques, les caractéristiques de l’édition elle-même : Remarques est sorti dans une édition un peu luxe. Le plus poétique, c’était le papier. Le papier l’emporte. Ce qu’on achète, c’est le papier. Le plomb, la ficelle, le papier XX grammes, fondent ce qu’il y a écrit dedans au patrimoine. En outre, des phrases courtes avec des « objets » dans un livre de poésie sont immédiatement perçues comme manifestes d’une « poésie de l’objet » : Que je dise glaïeul ou que je dise caca, ici, c’est poétique. Le caca d’Artaud est le caca de la fureur poétique d’Artaud. La voie négative, luthérienne, celle qui rase, faisant du caca un caca, du glaïeul un glaïeul, du brin de lavande entrant dans ma narine un brin accrochant la morve, est empêchée. Cette poétisation des Remarques se réalise dans leur réception, et c’est contre cette réception que Quintane écrit, en quatrième de couverture de Chaussure, quelques mois après la parution des Remarques, que « Chaussure est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas ». Le « pas spécialement poétique » est la correction apportée par Quintane à la description de son projet consécutive à ce qui est perçu par elle comme un malentendu des Remarques. Ce sont les caractères stratégique de cette correction et fondateur de ce malentendu que nous étudions ci-après.

1.2.1. Les lecteurs malentendants

Je n’aime pas les lecteurs-sparadraps qui vous collent sans distance et dont vous ne pouvez vous dépatouiller.

1.2.1.1. Trois fétichismes

Trois lecteurs de QuintaneLe retour à la forme « remarques », en 2013, plus de quinze ans après la parution des premières, se fait pour Quintane au prétexte d’un retour critique sur les malentendus nés lors de la réception de ses premiers livres : Remarques (1997), donc, mais aussi Chaussure (1997), Jeanne Darc (1998), et jusqu’à Saint-Tropez – Une Américaine (2001). Une série d’anecdotes, livrée dans le premier « lot » de ces remarques (« Psychologie poétique »), illustre ces malentendus. Par souci de synthèse, c’est ramassées et numérotées que nous les citons :
  1. Une fois, un lecteur est venu violemment m’alpaguer : alors, vous avez lâché ? à présent vous parlez de Jeanne d’Arc, de Saint-Tropez, ou que sais-je. Il voulait dire que j’avais lâché les choses, les tomates, les maisons, les avions ; ou alors que j’avais lâché la chose, la chose importante, les choses (Ding) étant peut-être la chose (Sache) même, la grande affaire, voilà peut-être ce qu’il voulait dire.
  2. D’une part, la tomate se suffisait à elle-même ; d’autre part, elle ne se suffisait pas à elle-même. Cela, c’était ce que ce lecteur des Remarques s’était précipité me sous-entendre. Tendu, dense – exactement comme un poème –, […] il s’était approché tout près pour me dire que, passant à autre chose, j’avais franchi le mur, la ligne blanche ; de là où il était, où ils étaient tous, les vrais lecteurs de Remarques, ils me voyaient m’éloigner, irrémédiablement.
  3. Confiante dans la perspicacité et la rigueur du lecteur-trice futur-e, j’alignai alors deux cent cinquante pages de Chaussure, orientées cependant par une quatrième de couverture perso : Chaussure parle vraiment de chaussure. Je vis alors arriver, après une lecture, un monsieur tout rouge, dense et tendu, exactement comme un poème. Il me demanda aussitôt combien je possédais de paires de chaussures. C’était un fétichiste du pied.
Ces trois anecdotes impliquent respectivement :
  1. Un lecteur du parti des Dinge, soucieux qu’on leur demeure fidèle (qu’on ne les « lâche » pas), et qu’on pourrait dire pongien : attention aux choses pour elles-mêmes, leur perfection muette, leur matérialité et la littéralité de leur enseignement. La dévotion exclusive de ce lecteur lui fait plus loin considérer Saint-Tropez et Jeanne d’Arc comme des « mythologies » vulgaires, impures, émanées du « culturel », « sali[es] par l’idéologie ».
  2. Un « vrai lecteur » des Remarques – l’expression, nous le verrons, renvoie au lectorat en phase avec la présentation de l’éditeur en quatrième de couverture –, lecteur pour qui l’objet « ne se suffit pas », et qui cherche un accès au mystère de l’ordinaire derrière l’ordinaire des objets ; au vœu pongien du premier lecteur répond un vœu de profondeur qu’on peut identifier au programme d’une certaine phénoménologie : d’une immersion dans les choses mêmes – selon l’expression de Husserl –, en remonter l’essence.
  3. Un lecteur à la fois thématiquement motivé et libidinalement mû (par son fétichisme), et par conséquent déçu soit du faible degré d’information d’un livre qui affirmait « parle[r] de chaussure », soit de la faible efficacité d’un livre dont le titre, dans sa simplicité, promettait de convoquer l’objet du désir.
Question-de, question-siLes anecdotes ont souvent chez Quintane la valeur paradoxale d’un enseignement littéral et parabolique : elles n’ont pas le vaste hors champ spéculaire de l’allégorie, mais dans leur trivialité et leur densité de fait divers elles sont susceptibles de provoquer « un démarrage critique ». Ramassées, ces trois-là déterminent les deux premiers lecteurs comme des représentants de la « psychologie poétique ». Eux, au contraire du troisième, et dans la mesure au moins où « poésie » est leur référent explicite, se posent la question-de-la-poésie. Ils se la posent en connaissance de cause mais pas moins fébrilement, requis par leur objet comme n’importe quel « fétichiste », manifestant les mêmes symptômes critiques, et d’ailleurs s’égalant physiquement à leur objet – ils somatisent. Le troisième lecteur, lui, pose, sans le savoir mais depuis l’impérieuse nécessité de son fétichisme assumé, la question d’une efficace de la poésie, c’est-à-dire peut-être avant tout celle de ses rapports transitifs aux objets qu’elle se donne (connaissance effective, savoir constituant, pouvoir de la nomination à concurrencer l’objet dans sa visibilité et sa tangibilité). La question du troisième lecteur confronte Quintane à son serment de littéralité (« parle[r] vraiment de chaussure. »), ignorant l’origine partiellement conjuratoire de ce serment (parer aux malentendus des Remarques). Le lecteur fétichiste des chaussures est un huron de littéralité : il obtuse la question-de-la-poésie (parlons vraiment chaussure, ne nous payons pas de poésie) ; l’obtusant il aiguise une autre question : celle de l’écart entre valeur déclarée et valeur courante de la poésie (ses devises et sa mot-nnaie), celle des contradictions de ses usagers et chérisseurs. C’est ce type de question que nous nommons, dans la suite de ce travail, la question-si-la-poésie. Que la question-si-la-poésie ne soit pas héroïque mais qu’elle surgisse comme un symptôme ne la rend pas moins pertinente – elle est pertinente du fait même de son impertinence. Qu’elle soit plus incongrue qu’irrévérente, plus ingénue qu’informée, plus littérale que littéraire, ne l’exclut pas, pour Quintane, du champ des questions posées à la poésie. Sa position est certes particulière : la question-si s’adresse à la poésie depuis un extérieur de la poésie. Mais cet extérieur n’est pas tant le hors-champ du prosaïque, du vulgaire, du véhiculaire ou même de l’universel abstrait – hors-champ qui constitue l’autre de la traditionnelle question-de-la-poésie ; c’est davantage celui de la circonstance particulière, des raisons personnelles – en l’occurrence, un fétichisme. D’ailleurs la connaissance de cause des lecteurs 1 et 2 n’appelle pas une attention à leurs problèmes moins symptomale que le sans le savoir du lecteur 3. Le hors-champ de la question-si est aussi un plein champ libidinal, une full exposure, un nez-dedans les objets conçus par le désir : poésie, chaussure… 1, 2, 3, chacun sue son insu dans l’effort au savoir ; tous sont mus par l’impensé de leur obsession, cernés par l’immense angle mort que leur fétichisme ménage ; tous sont agités par la grande affaire de leur petite affaire. Les trois malentendants manifestent trois attentes, tendent vers trois objets préconçus, leur portant un type d’attention qui les excepte et les privatise, manifestant à leur égard ce que Quintane appelle ailleurs une « pulsion propriétaire » ; de ces trois attentes, seules deux sont de poésie, mais toutes sont également déçues par la non-conformité de l’objet de Quintane à l’objet de leur désir. La déception de ces attentes leur est presque une menace : on leur a trafiqué leur objet, qui risque d’échapper à leur (re)connaissance. Tous les malentendants se sentent dupés et chacun, dans sa qualité de dupe, pose deux questions : une depuis sa connaissance de cause et une autre, redoutablement efficace, depuis son sans le savoir. Dire la première question « consciente » et la seconde « inconsciente » serait commode et manquerait ceci : qu’il y va là aussi d’une différence d’aspect. Le le sachant est joué de façon procédurale depuis le bon droit, l’entitlement : c’est parce que les lecteurs 1 et 2 estiment connaître leur poésie (y être compétents, disposer à son sujet d’un savoir légitimant) qu’ils se sentent non seulement autorisés à protester comme victimes mais aussi fondés à se désigner juges de la tromperie. L’abus de pouvoir procède d’un abus de savoir : les lecteurs 1 et 2, en réclamant pour eux le véritable sens du travail de Quintane, et tendanciellement celui du vocable « poésie » tout entier, transforment un savoir encyclopédique – infini en droit (sur le pied des raisons personnelles : subjectivité perceptive, singularité de l’expérience) – en un savoir sémantique. Ce faisant, ils naturalisent leur objet – le tendent et le densifient par forçage, confisent la référence – et font du langage même l’enjeu de la tromperie : ça n’est pas de la poésie, ou pas de la « vrai[e] », d’ailleurs ça n’est pas vraiment vous telle que nous, « vrais lecteurs », vous connaissons et chérissons ; nous vous le disons en connaissance de cause (cette cause que vous avez « lâchée »). Vraie poésie, poésie non spécialeLe statut de l’adjectif « vrai » est discuté par Quintane dans Cavale (167‑170), à partir d’une réécriture de la défense du dogme eucharistique par le théologien du 9e siècle Paschase Radbert. La question de savoir si une soupe lyophilisée est une « vraie » soupe est posée sous la forme d’un arbitrage de deux propositions logiques : …de
P 1 : Une soupe lyophilisée est une vraie soupe
ou de :
P 2 : Une soupe lyophilisée est une fausse soupe
laquelle est la vraie ?
Quintane décline ensuite les critères du vrai dans les termes de qui cherche à « vendre » de la « vraie soupe » :
  • « elle est garantie » ;
  • elle est authentique, régulière, normée (« elle est cuite dans les règles ») ;
  • elle est prête à l’emploi (« vous n’avez plus qu’à l’ouvrir »).
En somme, la « vraie soupe » est exemplaire ; c’est un générique de soupe garanti par l’Idée de soupe. Comme le pain-corps et le vin-sang selon Radbert, la soupe, quelle que soit sa forme, est vérité de soupe (veritas) fidèle à la chose soupe (res), sub specie æternitatis. À la question, émanant d’un consommateur méfiant, de savoir si rien n’y a été ajouté et s’il ne s’agirait pas tout de même d’une « soupe spéciale », Quintane place dans l’argumentaire du vendeur de « vraie soupe » cette formule, définitive : « Ce qu’elle a de spécial cette soupe, c’est que c’est de la vraie, point. » D’ailleurs il n’y a rien « dedans, avec, sous, il y a ce qu’il y a ».
Le « spécialement poétique » s’ignore spécial ; il se croit « vrai », honnête, ni piégeux ni trompeur. Les « vrais lecteurs » des Remarques connaissent leur poésie, une espèce non spéciale couvrant tout le genre poésie, une classe congruant dans sa hiérarchie, garantie par les lois intangibles du monde. La connaissance de cause / chose est, en poésie comme ailleurs, une Sachkenntnis, une objectivation du monde dans le savoir ajusté de l’expertise, qui voudrait faire croire à la solidarité foncière de la compétence et de la probité. Mais, à un autre niveau, si le poétique « vrai » tient de l’intimidation de la capacité de juger, c’est parce que son vrai est moins soucieux de justesse que de justice – justice qu’il faudrait rendre à l’objet de son souci… pour qu’il demeure tel. En dernier lieu, ce vrai-là est un authentique ; il en a le caractère transparent (le no comment de l’évidence) et opaque (l’impénétrable être-en-soi de la poésie).

1.2.1.2. Connaissance de cause et sans le savoir

Embarras, appréhensionEn poésie, le souci d’une vérité de l’objet est un cul-de-sac épistémologique ; c’est l’expression d’une volonté de savoir arrimée au savoir sémantique. La question qu’un tel souci informe est nécessairement procédurale : elle trouve toutes ses garanties du côté du savoir constitué ; elle collationne et juge d’un degré de conformité à un original de poésie – Idée tutélaire (vérité-correspondance) ou somme patrimoniale de ses manifestations (vérité-fidélité). Le sans le savoir quintanien, lui, est relativiste, parce que sa référence n’est pas dans la langue conçue comme une réserve d’armes, d’appareils, d’outils ou de véhicules prêts à l’emploi ; il est pragmatiste, parce qu’il croit en des usages armants, appareillants, outillants, véhiculants de la langue. Se fier, dans la pose des questions et la considération des problèmes, à ce sans le savoir, constitue un investissement dans la latence des usages, et contribue à congédier les questions de la dupeté – vrai ou faux, conforme ou frauduleux, degré de correspondance des mots et des choses – qui s’insinuent dans le scandale personnel de l’incompréhension. Encore une fois, que sans le savoir fasse symptôme ne lui ôte pas sa pertinence : c’est d’un herpès que naissent les réflexions de Quintane sur un état de la mémoire coloniale, du « déboussolement » d’une rupture amoureuse celles sur l’état des rapports entre sentimentalité et sexualité, du désastre d’une tentative de faire pousser des tomates celles sur l’autonomie politique. Autant de « démarrages critiques », autant d’« embarras de pensée », autant de moments d’impéritie à l’œuvre. Et autant d’anecdotes embrayeuses de concepts, selon la formule de Hocquard plusieurs fois citée par Quintane. De là : s’emparer, se saisir d’un objet. C’est peut-être à l’aune de ce vocabulaire que la distance entre le sans le savoir de Quintane et la notion bataillienne de « non-savoir » est le plus manifeste : alors que celle-ci tient essentiellement, dans son apposition à l’expérience mystique, de la déprise, celui-là n’est que recherche de prises sur l’objet, devant l’obstacle, à même la voie. Le sans le savoir est un outil pratique transitoire et provisionnel ; ce n’est pas l’horizon d’une « fusion »-dissolution « de l’objet et du sujet » sur le seuil du dicible. La parenté, à la rigueur, est méthodologique ; elle tient à une méfiance commune devant la connaissance de cause, conçue comme l’instrument du bon droit. Les présuppositions dogmatiques ont donné des limites indues à l’expérience : celui qui sait déjà ne peut aller au-delà d’un horizon connu. J’ai voulu que l’expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d’avance. Le caractère liminaire, prudentiel du non-savoir s’apparente ici à une des exigences fondamentales de la recherche en sciences ; à ceci près que Bataille repousse aussi tout objet a priori dans son refus des déterminations. Chez les auteurs de notre corpus au contraire, quelque chose est là qui objecte, obstrue, gêne, embarrasse, et en même temps signale, invite, donne l’occasion de s’y mettre. Pas de réserve, pas d’appui, pas de trésorTarkos revendique par exemple, dans une « fiche de renseignements » qui constitue un état de son travail et un éventuel testament, une « appréhension » comme point de départ de ce qu’il nomme ses « improvisations » : 17. je fais des improvisations dont il reste quelques traces d’enregistrements, je fais ça en vue de dire de la poésie, je ne sais pas ce que je vais dire, j’ai une appréhension et puis voilà. « Appréhension » dit l’empêchement et la centralité de l’objet, la recherche de prises, le problème pratique, le casse-tête : le « kilo » de Tarkos n’est pas le savon de Ponge ; le projet n’est pas d’épuiser son objet en l’« agaçant », mais de tirer toutes les conséquences d’un écart entre objet naturel, objet conventionnel et objet d’usage. Le sans le savoir de Tarkos n’est d’ailleurs pas seulement un démarreur critique mais un relanceur constant : c’est patemment le cas dans « Le Train », où « je ne sais pas » revient comme le carburant d’un en-train de se dire, l’opérateur d’une recherche qui ne capture pas le procès de la pensée dans un savoir qui serait déjà constitué. L’absence de connaissance de cause est affirmée avec autant de clarté dans les derniers mots d’un poème qui fait son objet des rapports entre volonté et mouvement : je ne sais pas sur quoi je vais m’appuyer pour savoir.
pour dire.
pour appuyer ce que je suis.
il ne sait pas sur quoi s’appuyer pour dire ce qu’il est.
pour savoir qu’il est.
pour prouver.
pour s’appuyer
je ne sais pas ce sur quoi je vais bientôt m’appuyer pour dire.
pour dire que je suis.
pour savoir
Il n’est pas interdit de lire dans l’insistance sur le verbe « appuyer » une référence – les carnets de Tarkos témoignent d’un grand intérêt et d’une certaine familiarité avec la philosophie médiévale – à la notion médiévale de suppôt (« suppositum », littéralement support), centrale dans les réflexions scolastiques sur le sujet de la volonté et le sujet de l’action (déjà, dans le « Manifeste Chou », les énigmatiques « lois des phores » faisait intervenir l’idée de suppôt/support). À cet égard, la question de Tarkos dans « Je m’agite », n’est plus seulement celle, classiquement moderne, d’un vacillement du sujet de l’énonciation, mais celle d’un absentéisme chronique du sujet d’attribution : c’est sans lui qu’il s’agira de s’agiter, de se mettre en mouvement. Nous reviendrons sur cette hypothèse, mais notons déjà la constitution d’un suppôt comme prémisse « pour [un] savoir » et « pour [un] dire » particuliers – le savoir de la « preuve » et le dire de l’« identité » ; elle indique un rapport mentique au « penser », et une furtivité des attributs de « la pensée », qui contrarient la conception du savoir comme thésaurisation : on ne peut a priori s’appuyer sur rien pour savoir – et d’abord pour savoir « ce qu[’on va] dire ».
C’est précisément dans un abus de connaissance de cause, et dans une confiance excessive dans le savoir sémantique, que consiste la thésaurisation des trois « malentendants » de Quintane. Tous trois sont autoritaires, et c’est cette unité affective, conjuguée à l’unité symptomale de leur sans le savoir, qui permet, sur le mode du « démarrage critique », de penser ensemble les trois malentendus comme relevant d’une même fixation, trifronte, du rapport aux « choses » :
  • fixation « sur l’Objet »
  • (qui est aussi une) fixation de cet objet
  • (et) une fiduciarisation de la référence (un forçage de correspondance entre savoir sémantique et savoir encyclopédique).
On a caractérisé cette fixation comme un fétichisme (une dramatisation exceptrice de la poésie elle-même comme objet-de-la-poésie), et cette fiduciarisation comme un abus de savoir (une prime donnée à la connaissance de cause dans le procès-de-la-poésie). Mais quel est l’objet de ce fétichisme et de cette croyance ? Quels sont les caractères de l’Objet naturel de la poésie ? Et en exception à quoi se constitue-t-il exception ?

1.2.2. L’objet de référence

L’objet n’attend pas dans les limbes l’ordre qui va le libérer et lui permettre de s’incarner dans une visible et bavarde objectivité ; il ne se préexiste pas à lui-même, retenu par quelque obstacle aux bords premiers de la lumière. Il existe sous les conditions positives d’un faisceau complexe de rapports.

1.2.2.1. « Arrêt sur l’Objet »

Les « OVNI » de la RLGIl n’est pas anodin que les trois « malentendus » aient pour terme commun et enjeu du litige la notion de chose. D’une part, celle-ci indique une généalogie littéraire des reproches (Ponge) et philosophique des malentendus (la phénoménologie). D’autre part, elle signale, en s’y substituant, la notion concurrente d’objet, à la fois centrale dans le solde de l’héritage des aînés par la « génération de 90 » et omniprésente dans les corpus philosophiques de ces aînés. Le texte inaugural de la Revue de littérature générale, publication épocale à laquelle Quintane et Tarkos donnent chacun un texte, s’applique par exemple à définir des « Objets verbaux non identifiés » de nature à déposer la « fausse alternative » entre « Produits Industriels de Fiction » et « Artisanat Local de Poésie ». En 1995, deux ans avant que Quintane ne l’écrive au dos de Chaussure, Cadiot et Alferi affirment, à leur manière, la possibilité d’objets « de poésie pas spécialement poétique[s] », c’est-à-dire inidentifiables comme tels à partir de ce qu’on a appelé une connaissance de cause. La poétique des « OVNI » s’oppose à une autre, « au service d’un Idéal de l’Objet », appelée aussi « poétique de l’exception » parce qu’elle tient son objet dans la lunette de l’exception superbe, tendue vers « l’apparition de l’Objet exemplaire, la singularité sublime – le poétique ». À l’inverse de « la singularité sublime », on pourrait dire que les « OVNI » de Cadiot et Alferi sont des singularités quelconques, et suivant :
  • des quodlibets, des tout-ce-qu’on-veut (« seule la fantaisie donne corps provisoire à ces instruments de fiction »),
  • des outils dépanneurs, sans usage ni métier de référence (« leur nature n’est rien d’autre que leur fonction »),
  • des génériques impurs, chéris pour leur saillance ou leur banalité (ils « peuvent aussi bien être des trouvailles que des lieux communs, aussi bien des agglomérats inédits que des bouts surcodés, aussi bien une bizarrerie ou un accident syntaxique qu’une phrase morte qu’on exhume »),
  • des modèles, mais de rien-de-spécial (ce sont des « monstres de fidélité », « fidèles à la matière hétérogène qui les remplit, fidèles à la circonstance »),
  • des unités circonstancielles, transitoires, pratiques (ils sont « tassés » mais « hétérogènes », « homothétiques et agençables », complexes par « accident ») voire tactiques (« dans un fictif premier temps […] on a intérêt à se fabriquer des objets » ).
Objet de poésie, objet de la poésieLe mandat du texte d’ouverture de la RLG – introduire un sommaire lui-même hétérogène et dense – explique en partie l’allégresse définitionnelle, infiniment autorisante, des deux maîtres d’œuvre : le talisman de la non-identifiabilité engage, protège, encourage la non identité, l’inédit des « Objets » à venir. De ceux-ci on ne saurait rien dire de définitif : la notion d’objet est ici extensive, liée à la fenêtre d’attention de qui écrit et de qui lit. Son autre, voire son ennemi en poésie, reçoit une définition certes beaucoup plus restrictive que les « OVNI », mais également prononcée dans les termes d’une économie de l’attention : il s’agit moins d’un objet spécifique que d’un mode spécifiant de l’attention, mode intensif qui produit « l’arrêt sur l’Objet », c’est-à-dire qui sclérose, confit son objet dans le « mythe » de son « cru », de « la chose même trouvée telle quelle ». Objet est donc, dans « La mécanique lyrique », le signifiant commun à deux signifiés : à la fois ce à quoi s’attache ou ce qui arrête une attention (la chose du poème, son souci) et le résultat, le produit transformé de cette attention (l’objet verbal lui-même, plus ou moins identifiable). Autrement dit, l’objet de la poésie est à la fois celui qu’elle est, manifeste, représente, et celui qu’elle se donne. Entrée termi­no­lo­giqueCette polysémie intéresse la parution, en 1997, des deux premiers livres de Quintane, Remarques et Chaussure, qu’on s’autorise à regrouper ici non seulement du fait de leur contemporanéité, mais aussi pour leur commune discontinuité formelle qui correspond à une discontinuité conceptuelle. On peut redire ici ce que nous disions en 1.1.2.1 à propos de la compacité relative de « poésie » pour les R.R.ristes : l’attention qui fait écrire les phrases de ces deux livres est pourquoi-pas-holiste et moniste-mais-pas-spécialement ; les expériences consignées par les Remarques et les tokens de chaussures inventoriés dans Chaussure sont divers et éparpillés, conventionnellement réunis sous un vocable unique. C’est pourquoi l’entrée principale de Chaussure est l’entrée terminologique, mais d’une terminologie immédiatement considérée depuis un réseau de souvenirs véhiculant certains usages du mot : Quand je pense au mot chaussure, c’est-à-dire quand je le dis, que ce soit, ou non, en l’articulant dans la bouche, il m’arrive, par exemple : associé à une paire de chaussures (des mocassins jaunes) que j’avais enfant, ces chaussures ayant, à l’époque, attiré l’attention de mes camarades (quelle idée de porter des chaussures jaunes), qui les comparèrent aussitôt à des biscuits fourrés à l’orange qu’on distribuait dans les cantines ; ou bien, associé à l’intérêt exacerbé que porte une de mes amies aux chaussures, accumulant les boîtes, économisant des mois pour l’achat d’une paire ; ou à la seule fois où un vendeur me donna des caractéristiques techniques, et des termes, qui m’ouvrirent un monde aussi complexe que celui du moteur à quatre temps ; ou bien encore à cet exercice de diction, où il est d’ailleurs question des chaussettes d’une archiduchesse, et non de ses chaussures ; ou à la liste des noms de chaussures, et, en fait, au texte-chaussure, auquel me renvoie à présent le mot chaussure, que je ne puis lire, ou entendre, sans penser à l’état du texte en cours, aux moyens de le corriger ou de l’augmenter ; aussi est-il vraisemblable que le mot chaussure continuera à m’évoquer assez longtemps ce texte. La terminologie du strict savoir sémantique est une énergie morte ; celle du corpus d’usages une énergie fossile, constituée de collocations permettant des associations et des « générations » – la linguistique des corpus parle d’ailleurs de text mining. Mais Chaussure, comme d’autres textes de Quintane sur lesquels nous reviendrons, opère inversement à l’analyse de corpus : le monde est déjà tokenizé ; il s’agit donc, compacifiant l’épars, de partir du « mot » pour arriver au « texte », un texte dont le régime n’est ni datif (il ne porte pas sur, ne parle pas de l’objet chaussure, par exemple) ni accusatif (il ne dit pas l’objet, ne le parle pas) mais celui, rendu par le trait d’union (« texte-chaussure »), qui refuse de plomber à la fois objet d’écriture et objet d’attention par une détermination hâtive de leur relation. Les données de l’anamnèse-extraction convergent vers le « texte en cours » dont le dernier « état » est une santé fragile, corrigible, augmentable, amendable, à l’image de l’instabilité du terme « chaussure ».

1.2.2.2. « Une seule chaussure est impossible »

Iso­le­ment scientifique, esseu­lement poétiqueSi l’entrée terminologique est la principale de Chaussure, ce n’est donc pas par souci de déminage définitionnel ou de stabilisation lexicale ; c’est parce qu’elle ouvre sans le savoir sur l’ensemble des autres questions, questions nécessaires pour qui se promet de « parler vraiment de chaussure », mais secondaires parce qu’inscrites dans le champ déjà constitué de plusieurs spécialités. Il a bien fallu un moment ou jamais d’inventer la chaussure.
Mais comment déterminer ce moment où, d’une chose informe, d’une sorte de peau étrangère vaguement fixée à la nôtre autour du pied par des bouts de ficelle (les chaussures de Robinson Crusoé), on est passé à une forme suffisamment stable pour qu’aujourd’hui encore elle soit appelée chaussure ?
Y a-t-il eu une chaussure « primitive » ?
À la question de l’origine, Quintane apporte une réponse radicalement relativiste, dont l’occasion est donnée par la confrontation de l’objet singulier « chaussure » à l’appareil « chaussures » : Ainsi, si je me pose la question : à quoi ressemblait la première chaussure ? une réponse est : sans doute ressemblait-elle à rien – c’est-à-dire à quelque chose de nouveau, donc à rien de connu.
Pour qu’une chaussure ait commencé d’exister, il fallait qu’elle puisse être reconnue, et pour cela, qu’il y en ait eu au moins une autre, avant, à laquelle on ait pu la comparer.
La première chaussure n’a pas existé. Personne ne la fabriqua.
– c’est la seconde qui désigna la première ;
aussi vont-elles par paire.
Le terme et l’objet « chaussure » n’existent isolément qu’à l’état – navrant ou touchant – d’incomplétude (on les chérira ou les déplorera comme une ruine, lieu commun de la mélancolie poétique). « Chaussure », seul, est hors d’usage. Une chaussure isolée, peut-être, renvoie à cette impossibilité. Je ne puis la voir que diminuée, bizarre, comique – ou lamentable (sur le bord de la route).
Ce qui va par paire, une fois seul, est injustifié.
Une seule chaussure est impossible.
La notion scientifique d’isolement de l’objet, issue de la nécessité de conditions d’observation sinon neutres, au moins stables, a ici pour vis-à-vis celle d’esseulement. Connaître « chaussure », c’est connaître un appareil dans la circulation permise par ses usages, ses « collocations ». À l’esseulement de l’objet idiot correspond celui du signifiant neutralisé, considéré absolument, dans la stabilité supposée d’un hors-temps et d’un hors-lieu – un hors-jeu : La Chaussure s’appelle Chaussure

La chaussure s’appelle chaussure,
Même quand le vent tourne
La chaussure s’appelle chaussure,

Même après un typhon,
Même avant un typhon,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand jeudi passe à vendredi, et samedi,
D’heure en heure,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand des confettis
Retombent
Dans un désordre imprévisible,
La chaussure s’appelle chaussure,

La chaussure s’appelle chaussure
Parce que l’eau coule, et même
Si la définition de la seconde est plus longue que la seconde,

La chaussure s’appelle chaussure,
Que les ongles poussent, que les dents tombent,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand je ferme un œil
La chaussure s’appelle chaussure,

Même si mon chien ne répond plus quand je l’appelle,
La chaussure s’appelle chaussure,

Même quand un chat tousse En mangeant des herbes.
Ce texte est manifestement – cas unique dans le livre et très rare chez Quintane – un « poème » ; il en a la forme, les traits : retours réguliers à la ligne, rejets et enjambements. Du fait de son caractère hapaxique dans le « texte-chaussure », il nous semble lisible au moins partiellement depuis les codes du parodique. Le « ronron » poétique consiste ici dans une célébration de la constance du nom et de l’invariance de l’objet (en toute situation, jusque dans la tempête des temps qu’il fait et qui passe, autres lieux communs de la mélancolie poétique). Cette célébration est peut-être un des modes de « l’arrêt sur l’Objet » dont parlent Alferi et Cadiot. Elle fait résonner l’objet seul dans le silence des circonstances, prétend en faire « vibrer la singularité » par une répétition incantatoire ; elle naturalise au passage la référence (« La chaussure s’appelle chaussure, / parce que l’eau coule »).
Savoir séman­tique, savoir encyclo­pédiqueLe rapport de l’objet au nom est, pour Quintane, tout relatif, et c’est cette relativité qui permet de sortir le « mot » du savoir strictement sémantique, de l’intégrer au corpus des énoncés de type encyclopédique, c’est-à-dire ceux qui, manifestant un savoir sur le monde, sont vrais ou faux selon l’état du monde. Ainsi de : d’une certaine manière, Caligula s’appelait chaussure.
(enfant, il portait souvent une petite caliga – sandale.)
La « certaine manière », c’est-à-dire le mode selon lequel l’énoncé qui suit s’avère, pose la question du monde qui rend possible une telle référence : que dit de ce monde le fait que les surnoms de cour d’école – dont la réduction métonymique est un marqueur – suivent un empereur jusqu’à sa cour ? Que dit le singulier du surnom, notamment après les réflexions de Quintane sur le comique ou le navrant de la « chaussure seule », de l’esseulement de Caligula lui-même ? Ces questions, Quintane n’y répond pas ; elle rend prégnante cette idée qu’au sein de la référence, le mot et la chose sont solidaires d’un état du monde, mais aussi que l’énergie d’une réflexion sur l’état de ce monde est préférentiellement fournie par ce rapport.
Le monde dont il s’agit de faire état n’est ni le monde réenchanté du lecteur idéaliste des Remarques, ni le « monde muet » du lecteur matérialiste-pongien des livres suivants, mais un monde dont l’expérience faite est diverse à raison des usages, et les usages divers à raison des circonstances. Aussi s’agit-il moins, vis-à-vis des objets qui peuplent ce monde, d’en « rendre compte » – comme si, selon l’expression de Foucault qui sert d’exergue à ce chapitre, ceux-ci attendaient « l’ordre qui [allait] le[s] libérer » – que de les saisir, toujours selon Foucault, « sous un faisceau complexe de rapports ». Cette distinction méthodologique nous fournit une clé pour l’étude des relations de la première Quintane à l’œuvre de Francis Ponge : si pour tous deux la poésie n’a plus et n’est plus un objet spécifique, et si le mode d’appréhension des objets des Remarques rappelle le pluralisme des « objeux », le projet de Quintane se distingue radicalement d’un « parti pris des choses ».

1.2.3. Ponge, Quintane : La poésie comme « recherche » et « méthode »

J’ai écrit des livres anti-printemps (des Poètes) ; du Ponge débile, c’est-à-dire encore plus désaffublé.

1.2.3.1. Ding et Sache

Précisions lexico­gra­phiquesQuintane, dans ses R2013, propose une entrée lexicologique dans le problème de l’objet à partir de la distinction notoire, en allemand, entre Ding et Sache : Je me demande si tout ça [les malentendus rapportés dans les trois anecdotes sus-citées, ndr] ne vient pas de la synonymie (ou confusion) de chose avec truc ou avec machin. Par exemple, en allemand, la chose en tant qu’objet, c’est Ding, mais la chose en tant qu’affaire, c’est Sache. Le parti pris des choses, c’est le parti pris des Ding, pas des Sache. En français, la Ding est tout de suite, comme chose, un vaste truc, un super machin, une grande affaire. Le « grand-affairisme » du français – c’est-à-dire la tendance, chez ceux qui écrivent dans cette langue, à prêter à la chose une grandeur intensive incommensurable, une profondeur insondable, à en faire l’élément d’un procès du Sujet ou d’une affaire de l’Être – se constate pour Quintane dans le rabattement sur tout Ding des qualités de la Sache. Celle-ci reçoit la définition, abrupte mais courante, de « chose en tant qu’affaire ». Nous avons déroulé, en 1.1, la pelote philologique de cette « grande affaire », en risquant que le mot Sache tenait lieu en allemand de l’objet en tant qu’anti-quelconque – ce que nous proposions de résumer dans l’expression crado-latine de quod-non-libet ; en français : tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut. Toutes les théories de la connaissance de langue allemande, qu’elles s’intéressent à l’objectivité scientifique, au fonctionnement logique de la pensée ou à la vérité de l’expérience, désignent l’objet relativement à d’autres objets, en précisent l’origine ou la fonction, en complémentent le mode d’action par des agrégats typiquement allemands, dans un jeu de contrastes où, le plus souvent, l’autre de Sache a pour nom Gegenstand. Ding est à la fois plus rare et plus anodin, appartenant au vocabulaire du simple, du rude, du dépouillé, au seuil du connaissable : simplicité mystique (Eckhart), rudesse infra-phénoménale (Kant), dépouillement des calques opacifiants de l’usage (Heidegger, dans l’opposition à Zeug). On peut, sans trop de forçage, considérer que la collection d’usages idiomatiques de Sache attestent effectivement une « grande affaire » (la chose comme objet central d’un litige), tandis que ceux de Ding évoquent un embarras contingent ou une qualité accidentelle : j’aimerais venir, mais le truc (das Ding) c’est que j’ai promis de déjeuner avec des ami·es / oh ce n’est pas grand chose (das ist kein grosses Ding), tu n’as qu’à leur dire que tu es malade / je ne peux pas, tu sais bien que mentir aux ami·es, ça n’est pas mon truc (ist nicht mein Ding). Mais ces tendances sont à relativiser, et le lieu commun, chez des poètes et philosophes français marqués par le lexique heideggerien, d’une différence sémantique parfaite entre Ding et Sache, ne résiste pas au constat d’un usage versatile en allemand courant. Prenons l’« état (actuel) des choses » : l’allemand courant dit die Lage (ou : der Stand) der Dinge, alors que la philosophie entend par Sachlage (ou Sachverhalt) le contenu propositionnel qui permet de caractériser objectivement une situation, un ensemble de circonstances ; on pourrait voir dans la Sachlage l’expression d’un holisme épistémologique, et dans la Lage der Dinge une configuration plus explosée, mais rien ne permet d’en faire une règle de l’allemand courant. Et si die Sache est bien une « affaire », il faut la préciser (« grande ») pour ne pas la confondre avec celle qui est « dans le sac » (das Ding ist im Sack). D’ailleurs la profondeur n’est pas plus l’apanage des Sachen que la frivolité n’est celui des Dinge : « aller au fond des choses » c’est aller in den Dingen jusqu’à leur Grund, tandis qu’on enverrait quelqu’un se faire voir « avec ses cliques et ses claques » en lui intimant : nimm deine Sachen mit und verpiss dich. Pour achever d’illustrer cette instabilité – c’est-à-dire aussi bien cette vivacité des usages –, on peut faire tourner Google en bourrique et constater que son gigantesque corpus ne lui épargne pas la confusion :
Propositions du traducteur Google Translate pour les mots « Ding » et « Sache » en contexte.
La distinction savante entre Ding et Sache est donc toute théorique, et il n’est pas étonnant que la plupart de ses usages propédeutiques en philosophie passent par un effort de stabilisation des termes. Une régularité des usages ne se dessine qu’à superposer les critères classificatoires, et à l’intrigue « affaire » / « truc », on peut en ajouter au moins une autre. Dans le réseau sémantique ouvert des synonymies relatives et dans celui, conceptuel fermé, des antonymies voisines, les Sachen se distinguent souvent des Dinge (trucs, machins, bibelots) et des Gegenstände (littéralement ob-jet : « ce-qui-se-tient-contre ») par leur irréductibilité au monde de l’étendue : la Sache serait une abstraction réelle, qui tient lieu d’autre chose que ce qui la représente contingentement – caractéristiques qui, du point de vue quintanien, en font des candidats au statut d’alogon. Mais la distinction de Quintane à la fois se vérifie et se trouve contredite par l’usage des termes jusque chez les phénoménologues. Quand Husserl se donne pour programme de « revenir aux choses mêmes », c’est d’un retour « zu den Sachen selbst » qu’il s’agit, en tant que celles-ci constituent les unités de l’expérience et les sources de la donation de sens ; quand Heidegger cherche à désigner un statut littéral, neutre, irréductible de l’objet, il l’appelle das Ding. Il semble que chacun de ces usages relève à sa façon d’une « grande affaire » ; chacun fait signe vers une pureté précédant toute appréhension, toute pensée, toute nomination. Qu’en est-il en français ? – puisque l’intuition de Quintane concerne sa propre langue et la nôtre : que ce qui tient lieu de Ding y est immédiatement capturé par le grand-affairement. Il y a Lacan, donc. Son Ding est incontestablement de l’ordre de l’alogon – c’est le « secret véritable », l’« Autre absolu du sujet », le « hors référent » de référence. Mais la référence explicite (et furtive) ici, c’est Ponge, et elle semble alléguer du fait que, si le français grand-affairise, c’est d’abord à cause d’une carence lexicale (un mot pour deux). Cette carence, le français se l’accommode en polysémie opportune qui admet le transfert de prédicats entre Ding et Sache : le « parti pris des choses » serait déclarativement celui des Dinge mais effectivement celui des Sachen. Nous étudierons plus loin le rapport critique de Quintane à une littérarité française perçue comme héritière d’une tradition aulique de suggestivité, mais notons que, dans sa remarque, elle semble pointer moins l’ambiguïté du projet de Ponge lui-même que celle cultivée par les philosophes qui le lisent. Ce qui nous retient pour l’instant dans l’affirmation d’un indiscernable lexicalisé, en français, de la chose triviale et de la chose profonde, c’est qu’elle signale, à travers la référence à Ponge, un parallèle entre les malentendus nés des premiers livres de Quintane, que nous avons commencé à évoquer, et un certain discours sur l’œuvre de Ponge. La quatrième de cou­verture des RemarquesAux malentendus des lecteurs s’ajoute un malentendu fondateur pour les réflexions de Quintane sur la « psychologie poétique » : celui que représente le texte de la quatrième de couverture rédigé par l’éditeur pour les Remarques. Par les notions qu’il mobilise, on peut y voir un malentendu philosophique. En voiture, à la maison, et dans les situations banales de la vie quotidienne, nous ne sommes plus le plus souvent que des automates, l’esprit ailleurs, occupé à des choses sérieuses. Or, la narratrice de Remarques nous oblige à fixer notre regard précisément sur ces instants sans histoire, ces temps morts qui constituent le plus clair de nos vies, et que nous ne cessons d’oublier. Ils suggèrent alors comme autant de mystères, et le monde, et notre existence dans le monde, prennent le caractère d’une énigme. Telle est la puissance poétique d’un texte qui nous laisse tout surpris de trouver de la vérité et de la profondeur là où, jusqu’à présent, l’on n’avait vu que de l’insignifiance. Mais le malentendu est éditorial avant d’être proprement philosophique. Les Remarques sont publiées chez Cheyne, un éditeur de textes courts et de plaquettes à la facture soignée – ce dernier point compte : le « beau papier » et la « plaquette de poésie » étaient pour les R.R.ristes les premiers signaux d’une poésie vouée au patrimoine. Autre circonstance éditoriale propice aux malentendus : le livre paraît dans une collection dont le nom s’oppose radicalement au vœu de platitude des Remarques : « Grands fonds ». Le texte de la quatrième joue un rôle central dans l’attention rétrospective que Quintane accorde au moment éditorial des Remarques. Outre le fait que P.O.L, contrairement à Cheyne, laisse le plus souvent le soin aux auteurs de rédiger leur quatrième, c’est précisément pour corriger celle des Remarques que Quintane écrit, la même année, au dos de Chaussure, que « Chaussure parle vraiment de Chaussure » et que c’est « un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas ». Le texte de la quatrième des Remarques admet le caractère probatoire des expériences consignées dans leurs pages mais y suppose, adhérent, un projet héroïque, soit un programme de non-dupeté dans un monde de dupes (il y a quelque chose à retrouver par une attention de meilleure qualité) ou la quête d’une dupeté autre dans monde trop « sérieux » (dupeté chérie cette fois pour ce qu’elle ménage de « mystère »). Ce dont il y va, impérieusement (les Remarques nous « obligent »), dans ce double appel au réveil et au lâcher-prise, c’est
  • une mission éthique : la préservation de l’humain contre l’automation quotidienne, qui correspond à la préservation du versant chéri de la dupeté ;
  • une tâche métaphysique : la conquête d’un état qu’une formule de la vulgate heideggerienne en poésie française appelle une « présence au monde », opposé à la fois à « l’esprit ailleurs » et à l’occupation par les choses « sérieuses » ;
  • un impératif ontologique : il s’agit de « cess[er] d’oublier » ce qui est « sans histoire », infra-culturel, pur d’arraisonnement.
Vue / vision, absence / présence : grand-affairisme théologique« Mystère », « vérité », « profondeur » : le texte est parsemé des jetons d’une « grande affaire » étrangère à l’heuristique des « petits bouts » et aux « démarrages critiques » par l’anecdote. Qu’il s’agisse, pour accéder à cette profondeur, de « fixer notre regard », dit en creux que la dispersion est du côté d’une disponibilité aux usages, à l’instrumental quotidien, à la vitesse technologique. La centralité de la notion de dupeté s’énonce dans la métaphore favorite des premiers phénoménologues, celle de la perception visuelle ; mais voir y est lui-même clivé :
  • d’un côté, le voir de la vue ordinaire, qui manque la singularité de son objet (« là où, jusqu’à présent, l’on n’avait vu que de l’insignifiance ») ;
  • de l’autre, le voir de la vision, poétiquement et théologiquement lesté, qui pondère le « regard », le « fixe », lui fait accéder à la dimension mystérieuse, au caché paradoxal du « plus clair de nos vies ».
Un dernier détail interpelle : les Remarques sont ressaisies dans un singulier holistique ; elles sont « un texte » (et leur autrice une « narratrice ») – comme si leur discontinuité foncière et la qualité diverse des moments d’attention dont elles sont issues se résorbaient dans le caractère homogène de l’expérience d’écriture. Cette homogénéité tient à une constance attentionnelle qui peut s’appeler présence : les Remarques sont l’expression d’une pleine présence-au-monde, quantitativement supérieure en terme d’attention, qualitativement incomparable à l’ordinaire d’une absence-au-monde. Mais la vérification de cette présence est soumise à la grande condition de la raison théologique : s’y abandonner ; le monde répond sur certaines ondes, celles d’un non-vouloir et d’un non-savoir supérieurs aux vouloirs et savoirs gesticulants. C’est probablement pourquoi Quintane déclare, à propos de cette présentation de l’éditeur, qu’elle engage les Remarques dans un « mauvais virage ontothéologique ». Déflationnisme de QuintaneDans les mots de Quintane, le projet de ses premiers livres est « désaffuble[ur] ». Il y va, nous l’avons dit, « moins [d’]un compte rendu des choses qu[e d’]un compte tenu de la psychologie poétique. Observable, par exemple, dans cette remarque où [elle] di[t] que quand [elle] respire un brin de lavande parfois il entre dans [s]a narine » (). La remarque de la narine et du brin de lavande est apposée à un certain état de la « psychologie poétique » ; elle lui est relative : Je me souviens exactement de ce que je pensais quand j’ai écrit cette remarque : on va mettre un détail un peu con, mais pas trop quand même. La littéralité, ni un horizon ni un principe ; peut-être était-elle pour moi dans cet affleurement du con, dans cette anticipation de la psychologie poétique que je nommerais bien, aujourd’hui, rétrospectivement, la poésie des années 90. Le « un peu con, mais pas trop », comme le « good enough » de Klein et Winnicott, indique une intention moyenne et une absence de zèle ; stylistiquement, c’est un « pas spécialement » littéral ; rhétoriquement, c’est un lieu non remarquable du discours (« ni un horizon ni un principe »). L’écart entre ce déflationnisme et la présentation de l’éditeur est d’autant plus grand que Quintane semblait s’être efforcée de tenir un programme de « stupidité » (« J’ai bien dû relire dix fois cette quatrième, à réception, me demandant comment on avait bien pu voir tout ça dans une phrase aussi stupide que le coup de la narine. »). Pourtant, vingt ans après leur parution, le malentendu éditorial des Remarques semble encore inévitable : celles-ci se prêtent à une lecture idéaliste parce qu’elles paraissent privilégier une donation de sens par l’expérience nue d’une nature (dont il s’agirait de se dégager pour la laisser parler en toute évidence) plutôt qu’une ressaisie critique du donné-pour-nature (l’expérience s’assumant comme procédé devant une nature poétique ou phénoménale saturée). Que les expériences des Remarques se soient pensées du côté du désaffublement et pas du dépouillement, voilà qui ressortit à une intention que le contexte éditorial est toujours susceptible d’offusquer – surtout dans le cas d’un premier-livre. Empirisme radical des RemarquesReste que Quintane a cherché, dans les Remarques, à affiner la notion-bloc de « vérité de l’expérience », en sortant du tête-à-tête « expérience sensible » vs «  expérience scientifique » par une sorte de radical empirisme : Remarques, ce sont des phrases comme : la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau. […] Je donne comme exemple ce qu’on m’a dit être une tautologie, et je l’ai d’abord accepté comme une tautologie puisqu’on me l’avait dit, mais je crois que dire que la tomate est maintenue par sa peau – sous la forme la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau – apporte une information supplémentaire, non véridique d’ailleurs, ou ne prétendant à aucune véridicité, cependant vérifiable par tout un chacun. Qu’est-ce que cette « information supplémentaire » non « véridique » mais « vérifiable » dont les Remarques se portent garantes, dans un écart de scientificité qui n’est pas complètement un défaut de langage ? Que qualifie cette information dont « tout un chacun » est susceptible de faire l’expérience ?
  • En premier lieu, sa portée commune : pour savoir, il suffit de faire (d’un « faire » manipulatoire ou opératoire, pas fabricans ni alchimiste ; d’un faire ordinaire, pas de métier).
  • Ensuite, son caractère pratique : si le « vrai » de la véridicité sert à juger, à accorder les mots et les choses, celui de la vérifiabilité permet de remotiver les termes de l’expérience.
  • Enfin, même si on peut douter que, selon la stricte logique propositionnelle, « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau » soit effectivement une tautologie, ce que cette mise en boîte de l’énoncé suggère, avant toute autre chose, c’est que son degré d’information sur le monde serait nul. Or, sous divers instruments d’analyse, cet énoncé trouble – il contient deux polyptotes : du nominatif à l’ablatif (« peau »), et du génitif à l’accusatif (« tomate ») – recèle une information certaine :
    • La cybernétique et autres théories de l’information, d’abord, qui interprètent ce genre d’énoncé comme noisy, c’est-à-dire moins redondant que brouillé. Dans cette perspective, le chiasme « peau » > « tomate » > « tomate » > « peau » est saturant avant d’être articulant : le message n’est pas « optimal » parce que sa redondance même est piégée. La phrase donne à voir la capture d’un énoncé simple mais biais (« la tomate maintient la tomate ») par un autre énoncé simple cette fois pleinement tautologique (« la peau [est] la peau »), conférant au message à la fois le caractère transparent d’une évidence et le caractère enchâssé d’un chiffre.
    • L’analyse linguistique des corpus, ensuite, qui considère diachroniquement le rapport types (types) / tokens (occurrences). La densité de ce rapport (deux occurrences du token « tomate » et le même nombre du type « peau ») est un facteur d’altération des termes. Autrement dit, la « tomate » comme la « peau » subissent une transformation entre leurs deux occurrences : la tomate est seconde par rapport à la peau dans la première partie (« peau »-1 informe « tomate »-1) ; elle est première dans la deuxième partie (« tomate »-2 informe « peau »-2). Que le verbe « maintenir » joue dans ce rapport le rôle de l’échangeur – c’est-à-dire change les positions sans altérer les fonctions (« tomate » est toujours le sujet réel au sein du rapport grammatical de possession appelé génitif subjectif) – est, par exemple, de nature à fragiliser l’idée d’une possession de soi où le soi serait premier. Il ouvre pour les objets la question de la forme et du contenu, du contour.
    • Enfin, et intimement lié au point précédent, l’énoncé est un paradoxe fertile pour la méréologie. Si on considère cette fois les termes fixement (« tomate-1 » est identique à « tomate-2 »), l’information est certes impure, mais elle n’est pas nulle : le tout reçoit le même nom que la partie (l’énoncé se paraphrase en : la partie du tout maintient le tout dans sa partie ; il est donc logiquement boiteux), mais cette indistinction joue de la qualité particulière de la « peau » – à la fois constituant de l’objet-tout et surface externe de l’objet-ensemble. Il y a plusieurs façons de poser l’équation de la tomate et de sa peau en termes méréologiques ; l’une d’entre elle est de dire que la tomate comme tout est la limite supérieure moindre de deux de ses parties, dont l’une est nommée peau et l’autre tomate par métonymie ; mais, en un sens, la peau est aussi la limite supérieure moindre de la tomate métonymique (l’intérieur de l’objet-ensemble tomate).
Véridicité, vérifiabilitéBref, qu’on envisage l’énoncé comme message (cybernétique), qu’on lui porte une attention sémantique tendanciellement élargie aux bords encyclopédiques du savoir (linguistique des corpus), ou qu’on y décompte les étants pour formaliser les relations (méréologie), une conclusion s’impose : dans « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau », le Ding « tomate » n’est pas plus un signifié stable que le signifiant « tomate » n’est un invariant sémantique. Le régime de vérité de l’énoncé est une « vérifiabilité » qui implique l’expérience – expérience intellectuelle (lire cette phrase), expérience sensible (écraser une tomate entre ses doigts et s’entendre dire qu’on a vidé une tomate partout par terre tandis que sa peau nous reste entre les mains). La vérifiabilité implique l’acte formateur d’une vérité à constater ; la véridicité est en revanche le critère d’une conformité à une vérité du donné. Et ce que les Remarques opposent à la vérité du donné, c’est une vérité du conçu. Concevoir le rapport de la tomate et de sa peau existant dans l’objet tomate ne se satisfait d’aucune évidence, pas plus sémantique que sensible. Écrire non scientifiquement une équation méréologique, ça n’est pas moins se saisir de son objet et faire des concepts, mais des concepts par l’anecdote, affranchis de tout l’appareil logique des grammaires philosophiques. La poésie adverse est celle qui naturalise son perçu, s’arrête au sensible-impénétrable ou à l’objet-énigme, grand-affairise en bloc ce qu’elle échoue à concevoir – et cette poésie adverse, c’est aussi bien une certaine philosophie : Tout l’appareillage conceptuel m’est pour ainsi dire incompréhensible – il faut, en tout cas, que je fasse beaucoup d’efforts pour le comprendre ; je n’ai pas la tête philosophique, et je suppose que c’est l’une des raisons pour lesquelles j’adhère à la formule d’Emmanuel Hocquard, lorsqu’il dit que l’anecdote est le commencement du concept – ce qui a l’avantage et l’inconvénient de verser l’anecdote du côté de la philosophie. La capture des Remarques par les phénoménologues, ou ce qu’il en reste, par exemple me gêne. Moins parce qu’elle limite leur lecture à l’illustration d’un point de vue ou d’une Weltanschauung, que parce qu’elle ne peut empêcher la Remarque de suivre un mauvais virage ontothéologique. Or, c’est en partie contre ce « tournant » qu’elles ont été écrites.

1.2.3.2. « Ne jamais essayer d’arranger les choses »

Commençons par le parfum des fleurs, mais ne nous contentons pas de « ça », de ressentir un peu plus finement, en y mettant de plus en plus d’adjectifs. Réception phéno­méno­logique de PongePonge a un rapport ambigu à la réception phénoménologique de son œuvre, fait de revendications et de récusations, de « coup[s] de reins » contraires. Sa correspondance du début des années 1940 le montre conscient des rapports de son œuvre aux enjeux de la phénoménologie ; Paulhan est son interlocuteur privilégié sur ce sujet, mais c’est dans une lettre à Gabriel Audisio qu’il qualifie directement les textes du Parti pris de « phénoménologiques ». De cette période date la première lecture phénoménologique de son œuvre, un long texte de Sartre intitulé « L’homme et les choses » qui paraît dans deux numéros successifs de la revue Poésie 44. Sartre y entreprend une lecture fouillée des œuvres alors publiées par Ponge (un corpus relativement mince, dont l’emblème est Le Parti pris…), assorties de quelques inédits transmis au philosophe par le poète lui-même. Les textes de Ponge ne semblent pas faire de distinction claire entre « chose » et « objet » ; on trancherait donc mal, selon l’expression de Quintane, entre parti pris des Dinge et parti pris des Sachen d’un point de vue strictement lexicographique. Tout juste peut-on noter que certains des adjectifs de Ponge pour parler des « objets » sont nettement du côté d’une tradition du Ding : En revenir toujours à l’objet lui-même, à ce qu’il a de brut, de différent. […] Que mon travail soit celui d’une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l’objet brut. […] Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème… L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable (plein de droits) : il n’a aucun devoir vis-à-vis de moi, c’est moi qui ai tous les devoirs à son égard. Cet objet à qui l’on doit tout, auquel on se voue, c’est aussi celui des « regards », dont, prenant le contre-pied de l’étymologie, Ponge dit qu’on ne doit « pas [le] gêner ». « Gêner l’objet de[s] regard[s] », ce serait, par exemple, s’embarrasser d’une provision de savoir ; on retrouve chez Ponge le vœu liminaire d’ignorance, à la croisée du cliché poétique de la déclaration de naïveté et du motif évoqué plus haut d’un sans le savoir adventif : Je considère l’état actuel des sciences : des bibliothèques entières sur chaque partie de chacune d’elles… Faudrait-il donc que je commence par les lire et les apprendre ? Plusieurs vies n’y suffiraient pas. Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous­ bois ou sur l’herbe et de reprendre tout du début. À l’état actuel des savoirs constitués, une Sachlage en miettes (« le nombre accru des sciences »), Ponge oppose l’unité d’expérience que constitue une (seule) vie. Devant le constat d’une impossibilité d’être tout ou de tout connaître, il fait le choix stratégique (« le meilleur parti à prendre ») de l’intrigue particulière ; mais cette intrigue n’est pas la traditionnelle aventure, singulière parce qu’irréductible, du sujet dans le monde. C’est une série de gestes et d’attitudes qui se fie à un mode de connaissance ambulatoire contre la fixité du savoir constitué (« se promener »), et horizontal contre la hiérarchie et la systématique des sciences (« s’étendre »). Sartre note le caractère stratégique et bluffeur de ce vœu d’ignorance ; il l’appelle une feinte, et en fait un gage de radicalité : « D’abord revenir à cette attitude naïve chère à tous les radicalismes philosophiques, à Descartes, à Bergson, à Husserl : “Feignons que je ne sache rien.” » L’heuristique de Ponge procède d’une naïveté, radicale parce que liminaire, que Sartre assimile à la disposition du phénoménologue vis-à-vis des objets. Mais si Ponge est phénoménologue, c’est à son insu : « Ainsi Ponge applique-t-il sans le savoir l’axiome qui est à l’origine de toute la Phénoménologie : “Aux choses mêmes.” » Par cet arraisonnement de l’œuvre de Ponge, Sartre désigne aussi l’objet des prérogatives poétiques : la res singularis – ce que Heidegger nomme la Einzelheit : Nous ne posons notre question qu’afin de savoir ce que c’est qu’une pierre, ce que c’est qu’un lézard qui sur la pierre se chauffe au soleil, ce que c’est qu’un brin d’herbe qui pousse à côté de la pierre, et ce que c’est que ce couteau que nous tenons peut-être en main, nous qui sommes couchés sur la prairie. C’est cela précisément que nous voudrions savoir, quelque chose peut-être que les minéralogistes, les botanistes, les zoologistes et les couteliers ne tiennent nullement à savoir […]. Sartre et la vraie nature de Ponge « Couchés sur la prairie » (auf der Wiese liegend) et « étendu[s] […] sur l’herbe » (Ponge), voilà donc la disposition au savoir, feinte d’ignorance, commune à la poésie et à la phénoménologie, et étrangère au métier ou à la spécialité scientifique. Sartre la mobilise pour arbitrer le débat entre matérialisme et idéalisme. Il ne nie pas que le programme de Ponge soit matérialiste, mais il installe ce programme du côté d’un effort, d’un vouloir-savoir – plutôt vain, d’ailleurs : « Car Ponge penseur est matérialiste et Ponge poète – si l’on néglige les intrusions fâcheuses de la science – a jeté les bases d’une Phénoménologie de la Nature. » En distinguant le programme de l’effet pratique, Sartre place le sans le savoir de Ponge du côté de la phénoménologie. Ponge, restauré dans la dignité poétique de qui suinte à son insu une vérité du monde, est également tancé dans sa prétention à connaître scientifiquement. Ce qui sépare Ponge de son ambition matérialiste, c’est une véritable scientificité de la pratique : Ponge, sa connaissance de cause, c’est le matérialisme ; son sans le savoir, c’est la phénoménologie. Autrement dit : son insu de poète est philosophant, son croyant le savoir de penseur est à la fois conservateur et inconséquent – c’est ce que suggère en tout cas la note de bas de page qui, chose rare, réfère à la toute dernière phrase du texte de Sartre (de sorte qu’on termine forcément sa lecture par ceci) : Mais un véritable matérialiste n’écrira jamais Le Parti pris des choses, car il s’appuiera sur la Science et la Science réclame a priori l’extériorité radicale, c’est-à-dire la dissolution de toute individualité. Or, ce que Ponge a besoin de pétrifier, ce sont, précisément, les innombrables individualités signifiantes qu’il rencontre autour de lui. Il veut, en un mot, que le monde tel qu’il est passe à l’éternel. Ponge, pour Sartre, est dupe de sa volonté de savoir. Si Ponge connaît, c’est sensiblement, pas scientifiquement. Et ce qu’il sait, il le sait à son insu. Or tout un corpus déclaratif de Ponge réclame pour son travail, sinon dans ses résultats au moins dans sa méthode, une dimension scientifique. Mais l’idée qu’il se fait du « savant » est d’emblée expressive, et sa conception de la « science » moins opératoire qu’alchimique : son programme, tel qu’il le formule dans « Nioque de l’avant-printemps » est d’« exprimer la nature muette (le mystère, le secret, à l’égal du savant) ». Cette conception non théologique du « mystère » informe la méthode « métalogique » de Ponge, à cheval sur le feindre ne rien savoir et le souci d’exactitude : « Nul besoin de Dieu ou du métaphysique. Voici le métalogique : essayez de décrire l’objet le plus simple. ». « Parler les choses »Parant aux lectures clivantes de son œuvre – qu’elles en célèbrent le caractère strictement descriptif ou radicalement anti-descriptif –, Ponge allie, dans le « métalogique », description de la chose et art de la faire parler ; c’est ce qu’il nomme « parler les choses » ou « parler l’objet », un régime transitif direct du discours, un rapport accusatif à son objet, censés garantir une fidélité aux raisons propres de celui-ci, à son « articulation interne ». L’accusatif est joué contre le datif d’usage et le génitif de possession. La raison de Ponge est poétique, son « âme transitive », sa science intime (et pas d’« extériorité radicale ») ; son savoir, dans sa dimension instituante, tient, comme le rappelle Sartre, de la cosmogonie – une légalité formelle – plus que de la cosmologie – une légalité structurelle. De même, pour Derrida, Ponge refuse les lois hétéronomes du savoir sur, qui toujours suppose son objet au lieu de tenter de le constituer selon ses propres lignes de déhiscence. Son souci vis-à-vis de l’objet est en effet moins d’isomorphisme que de déférence à une raison propre, à une facticité immanente, c’est-à-dire à la « poétique » de l’objet au sens fort – jusqu’à la formule d’équivalence, empruntée à Braque : « L’objet, c’est la poétique ». La manière pongienne de fidélité à l’objet « rompt », selon Jean-François Courtine (reprenant une expression de Claude Imbert), « le pacte apophantique » qui signait la méthode des phénoménologues ; Ponge, en effet, ne fait pas sien l’horizon d’une congruité de la référence, d’une adéquation des choses au discours : « Ne jamais essayer d’arranger les choses. Les choses et les poèmes sont inconciliables. ». Ponge est pluraliste face à l’objet : l’« être » est chez lui moins de l’ordre de la grande affaire que du support de prédication. Sartre disait de Ponge qu’« il ne se souci[ait] pas des qualités mais de l’être » ; Ponge nuance sérieusement : « Par bonheur, pourtant : qu’est-ce que l’être ? il n’est que des façons d’être successives. Il en est autant que d’objets. ». « Mystères », « étrangetés » : Ponge en sacré laïcPonge, dans certaines de ses déclarations, semble refuser comme Quintane le « virage ontothéologique » qu’une certaine lecture phénoménologique fait prendre à son œuvre. Non seulement l’ontologie des « façons successives » se place du côté des approches modales qui tendent vers une position éthique du problème de l’être, mais le caractère non théologique du « mystère » pongien et une conception pluraliste de la « nature » défendent d’aborder l’œuvre comme célébration d’une légalité transcendante. Les « étrangetés naturelles » se substituent d’ailleurs éventuellement au moins laïque « mystère » : Ce matin la plus simple réflexion m’a amené à étendre cette constatation à l’ensemble des choses (animaux, végétaux, minéraux, astres, objets fabriqués). Naturellement, cet être unique mais infiniment varié n’est pas Dieu, c’est le contraire de Dieu : c’est la faiblesse et le courage, le tragique et l’ironique universels. L’infinie variation de l’être, comme autant d’états de choses, c’est ce dont le modèle de l’objeu prend acte : « entre la multiplicité des points de vue, aucun esprit honnête ne saurait choisir » ; il faut donc aborder l’objet par plusieurs côtés, depuis une série de positions subjectives (de jeux de « je » – calembour d’origine). Le réemploi de la notion par la psychanalyse, dans la roue du Ding de Lacan, est significatif de la tension, au sein du modèle de l’objeu, entre conservation du mystère « grande affaire » (l’objet est inconnaissable, le soleil ne se peut regarder fixement etc.) et préservation du mystère impliquant une dupeté nécessaire (pour Lacan, l’objet n’est concevable que par cernage ou contournement) ; de même pour Freud, das Ding ne se dessine que par les contours changeants (wechselnd) qui donnent à voir une série de qualités et de mouvements insynthétisables, par le jeu des lumières portées sur lui. Se fier au jeu des structures qui font apparaître les formes est une version positive possible de la formule lacanienne selon laquelle les « non-dupes errent ». La jouissance de l’objoie est d’ailleurs explicitement, chez Ponge, condition de la dupeté : Quand une structure se conçoit comme telle, se veut comme telle, s’accepte, s’avoue et se donne pour ce qu’elle est, alors il y a une transmutation heureuse et jubilante : l’objoie. Parler contre ou avec les parolesRésumons. Quintane se demande si le malentendu des lecteurs et celui des philosophes n’ont pas pour nœud commun l’indistinction, en français, entre Ding et Sache, dont une illustration serait le statut ambigu du « parti pris » de Ponge. Cette indistinction s’arrime à une autre, patente dans le texte de Cadiot et Alferi qui introduit la notion d’« OVNI », celle qui fait nommer « objet » à la fois l’objet d’attention du texte et le texte lui-même. La notion pongienne d’objeu se trouve à la croisée de ces deux indistinctions : c’est à la fois une méthode qui régit la production du texte, et par métonymie c’est le texte lui-même, en tant que trace de la recherche ; à la fois une consigne des états successifs des choses (du labile des situations objectives, des « wechselnde » Sachlagen) et l’ensemble des façons que l’objet a de se montrer, autrement dit sa reconstitution d’après la perception discontinue de ses faces. L’objeu est une façon, pour Ponge, de considérer la « grande affaire » sans l’aborder comme telle – en s’admettant dupe des structures du regard et de la raison sans y renoncer, en se laissant prendre au jeu de reflets d’une connaissance de l’objet tributaire de ses médiations successives. Dans un texte adressé à l’Institution en vue de l’obtention d’une bourse, Quintane présente une méthode d’investigation proche du pluralisme pongien devant l’objet. Le texte décrit :
  • la démarche générale de l’autrice, dont la parenté avec Ponge saute aux yeux : « entreprendre une recherche », « substituer aux multiples charges – historique, politique, religieuse, romanesque… – encadrant le mythe, un seul “vêtement” : celui d’une écriture plane, soucieuse du détail négligé », chercher « le plus petit plutôt que le sublime » ;
  • un projet de livre sur Las Vegas, lequel est qualifié, dans une veine elle aussi manifestement pongienne, d’objet « gâché », « occupé », « saturé », « parasité » par la somme des paroles et des usages. Saint-Tropez n’est mentionné dans le texte que comme « ville-test », objet d’un « brouillon » (c’est finalement, après obtention de la bourse pour un séjour aux États-Unis, le « brouillon » qui deviendra – motif archipongien – le texte principal).
Mais où Ponge voulait « parler contre les paroles » qui recouvrent l’objet, Quintane parle avec elles ; elle accueille les paroles courantes, les discours en circulation sur l’objet, et s’en fait des alliés provisoires, imparfaits mais nécessaires – des alliés objectifs. Elle s’empare « d’une dizaine de mots types, ou de phrases types, dans (par) lesquels le mythe s’est cristallisé, condensé jusqu’à en être si saturé qu’il s’est dépouillé de toute autre possibilité de se pouvoir penser – on ne sait plus comment en changer la formule –, [pour] élaborer une première série de textes ». La première unité de la recherche est le « mot » ou la « phrase », issus d’un corpus existant, mais comme explosé ou dispersé. Car le monde est déjà tokenizé ; il s’agit, à partir des tokens, d’opérer une « reconstitution » (c’est le nom donné à cette première phase du travail). Puis, à partir de ce premier corpus, « travailler à un deuxième corpus de textes brefs, en prose, développant chacun l’un des fragments retenus ». La troisième phase de la recherche, Quintane l’appelle « collusion » (nous avons nommé récolement quelque chose de proche) : elle consiste en la « confrontation rigoureuse » de « l’ensemble de ces termes devenus textes à leurs modes d’apparition dans le lieu même ». La dernière phase, intitulée « collocation », « tenterait, avec une plus grande marge de liberté, une ultime réappropriation du mythe (re)devenu espace et temps indéterminés, pour, peut-être, un désenclavement final ». Le statut documentaire de ce passage pour notre travail est ambivalent :
  • c’est une adresse normée, une réponse aux critères implicites de l’Institution, une justification du travail d’écrivain apprêté en démarche d’écrivain ;
  • mais cette adresse est mise à distance par sa reproduction dans le livre Saint-Tropez – Une Américaine (72‑73), où elle joue comme rature exposée ou encart autoparodique.
La méthode Quintane : un récolement Fidèle à notre méthode de lecture nous ne choisirons pas, devant un tel texte, entre le sérieux et le potache (on peut supposer qu’il range l’appartement exprès pour la visite ; on peut aussi penser que cette mise en ordre ne sert pas uniquement à cacher les taches du tapis). Reste que notre propre récolement de ces déclarations avec les textes de Quintane confirme un aspect de la méthode décrite : le départ depuis les clichés en cours. Le matériau brut, avant tout « traitement », est déjà tissé des discours ambiants, dense de lieux communs idiomatiques, de paroles en l’air mal sourçables. En somme, il s’agit de :
  • d’abord, tomber dans le piège ou le trou des usages, parce que ce trou est le seul véritable lieu commun du langage (chuter, donc, plus que s’étendre sur l’herbe) ;
  • ensuite, confronter le point de vue chuté à l’expérience debout ;
  • puis relever le terme de ses contradictions.
Mais la dupeté est première ; elle est la condition de la ressaisie dialectique. Ce qui est au seuil, chez Quintane, c’est moins la pureté du regard porté sur les choses qu’une sorte de dupeté décidée. Tenter de connaître, c’est aussi d’abord se duper, et c’est peut-être en fin de compte se mesurer dupe.
En forme de réponse à la fois à la dispense de récolement, aux « poétiques de l’exception », et à l’ontothéologie que véhiculent, au dos des Remarques, la distinction qualitative de la vue et de la vision, ou celle de l’absence ordinaire et de la pleine présence, Quintane écrit, au cœur d’un passage de Tomates qui fait dialoguer les deux frères Blanqui dans une référence à Ponge : Si rien n’est si mobile que la situation, alors rien n’est si mobile que l’état d’une question. C’est la paralyser que de la résumer ainsi par souci d’efficacité : il suffit de distinguer entre l’existence médiocre qui est flottement, navigation à vue parmi les possibles, et l’existence décidée qui s’est une fois attachée à une vérité et chemine, et opère, depuis là. On ne comprend le refus de Quintane et sa proximité avec Ponge qu’en sortant de la stricte notion d’objet, qui ressortit pour elle toujours à une « grande affaire ». La naïveté de Quintane n’est pas celle de Ponge, leur déclaration d’impéritie n’informe pas de la même manière leur rapport au savoir (et ultimement à la science), mais les distinctions pratiques opérées par les non-dupes (vue / vision, absence / présence, surface des choses / « être des choses ») leur semblent à tous deux peu joueuses, parce qu’elles entérinent une division des états mal attentive à la pluralité des « façons d’être successives ».

1.2.4. Roses, chaussures : le sans-pourquoi ne va pas sans dire

La couille est sans pourquoi (en quel honneur la rose serait plus digne et plus belle ou plus sans pourquoi encore ?)

1.2.4.1. La chaussure est dans la Nature

Rose, chaussure : aucune exceptionSoit l’objet poétique par excellence : la rose. Elle est, c’est connu, « sans pourquoi » (ohne warum). Elle a ses raisons propres, que le warum des métaphysiciens ne pourra jamais percer ; elle s’appartient, d’abord, et elle appartient ensuite au poète en tant qu’elle ne se connaît pas en s’interrogeant mais en se célébrant. Elle objecte, naturellement ; elle fleurit, point. Elle est authentiquement rose, ne s’envisage pas depuis d’autres raisons que les siennes propres – elle a, disait Ponge à propos de tout objet, « sa mesure propre ». Elle est authentique ; elle est sa propre autrice. Il ne revient pas au poète de s’en rendre maître ; il lui suffit, pour en jouir sans la posséder ni en faire usage, de la mentionner. Pourtant, le signifié est si peu stable qu’il peut recevoir, comme « chaussure », plusieurs signifiants : La chaussure s’appelle chaussure, ainsi que toutes autres sortes de noms, comme la rose. Autrement dit : « rose » est un générique de roses, « chaussure » un générique de chaussures – des génériques denses, mouvants, dont il s’agit de faire et refaire l’expérience de la diversité. Cette expérience n’accule pas au silence contrit ; elle est même nécessairement bavarde : dire, dans Chaussure, tout ce que « chaussure » peut être. Quintane n’excepte de son discours ni la rose ni la chaussure. L’une et l’autre ne sont ni trop belles ni trop triviales pour être caractérisées, commentées, consignées, remarquées, notées. La démonstration d’une proximité de la rose et de la chaussure, sur le pied des « manières d’être successives », est conséquente – il faut donc la citer in extenso : La chaussure n’est pas une chose naturelle, comme la rose, mais un produit manufacturé, fabriqué par l’homme ou ses machines. […]

Pourtant, la rose n’est plus depuis longtemps une fleur sauvage.

Elle est cultivée pour être vendue. Ou offerte ; ou entrer dans un bouquet.

De nouvelles roses sont créées chaque année ; on leur donne un nom ; aucune rose ne porte seulement le nom de rose :
l’Attraction, la Dirigent, la Bit O’Sunshine, la Canche cespiteuse, la Délimitation, la Spinosissima, la Confetti, ou la Petula Clark.

La rose future ne naît pas rose, sans avoir été pensée, dessinée, avant sa naissance, puis le rosier greffé, cultivé, déplacé, greffé encore.

Il n’y a donc pas si grande différence entre une chaussure et une rose.

Mais la chaussure est une rose un peu plus utile que la rose.

La chaussure porte autant qu’une rose des noms particuliers :
la Bowen, la Babouche, la Gentleman-farmer, la Salomé, la Cuissarde, la York, la Tong, la Méduse.

La chaussure s’appelle chaussure, ainsi que toutes autres sortes de noms, comme la rose.

Le regard que nous avons sur une chaussure posée devant nous (dans une vitrine, par exemple) est sensiblement le même que celui que nous portons sur une rose.

En tant que chose, la chaussure nous concerne de la même manière que la rose.

L’une ne nous dit pas plus que l’autre.

Ce n’est pas que la chaussure soit moins « naturelle » que la rose.

Tout comme un livre, passé cinquante ans, tombe dans le domaine public, la chaussure, à force d’y être, est tombée dans la Nature.
Quintane conçoit que « rose » et « chaussure » désignent des objets, mais seulement dans leur valeur générique. L’idée de chaussure ne tient pas tout entière dans son nom ; c’est une chose si et seulement si on admet la chose comme un construit, un conçu, un concept. Il en va d’ailleurs de même pour ce qu’on appelle « la Nature ». En ce sens, la rose et la chaussure sont peut-être ohne warum (sans cause, sans raison) – elles « ne nous di[sen]t pas » grand chose l’une comme l’autre, elles sont pongiennement « muettes » – mais elles ne sont pas ohne wozu (sans effet, sans destination) : pour ce qui nous – les parlants – concerne, ce sont des mots en cours, des productions culturelles en circulation, des natures de seconde main dont il s’agit, si l’on prétend « parle[r] vraiment de chaussure » ou de rose, de suivre le cours avec conséquence.
« Sans pourquoi » : sans raison ou sans cause ?Faire l’expérience bavarde des diversités de roses et de chaussures que subsument les termes « rose » et « chaussure », c’est considérer toute unité lexicale de ce type comme le nom d’une res generis, une construction précaire et toujours susceptible d’accueillir des singularités qui en modifieraient les contours. C’est donc renoncer en partie à connaître cette res singularis qui constituait, pour Ponge, dans le sillage de Heidegger, l’objet de l’attention poétique. Ce renoncement n’est pas gratuit ; il vient d’une contestation de la vieille opposition entre Raison et Nature, dont Heidegger se fait l’écho en ces termes : L’homme diffère de la rose en ce que souvent, du coin de l’œil, il suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense de lui et attend de lui. Mais, là même où nous ne lançons pas ce regard furtif et intéressé, nous ne pouvons pas, nous autres hommes, demeurer des êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes. De cette attention, la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler comme Leibniz : La rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose. Que l’homme diffère de la rose par la raison (ratio) ne dit rien des causes (causa). (L’allemand, comme seulement chez Heidegger, a ici le bénéfice de l’ambivalence – celle de Grund.) D’une part, pour « l’homme » qui prétend connaître vraiment la rose ou parler vraiment de chaussure, « suivre les résultats de [l’]action dans le monde » s’applique aussi bien à lui-même qu’à la rose et la chaussure. D’autre part, selon Wittgenstein, référence plus quintantienne que Heidegger, il n’est pas certain que l’homme se pose la question des raisons systématiquement, se concernant : Pourquoi ne m’assuré-je pas que j’ai encore deux pieds lorsque je veux me lever de mon siège ? Il n’y a pas de pourquoi [Es gibt kein warum]. Simplement, je ne le fais pas. C’est ainsi que j’opère [So handle ich]. Quintane aurait pu écrire une remarque objectant à Wittgenstein. Quelque chose comme : À chaque fois je me lève d’une chaise, je redécouvre mes deux pieds derrière mes genoux. (Pastiche mineur, certes, mais qui voudrait montrer au moins qu’il existe un modèle de phrase des Remarques qui est aussi un moule logique pour des observations futures.) Ceci dit, Quintane a consigné une observation plutôt proche de celle de Wittgenstein : Le mouvement des pieds quand je conduis a ceci de semblable à la marche, que je ne pense pas à surveiller mes pieds. Escamotage du causal Les Remarques qui posent la question des raisons ne la posent pas en terme de cause, mais en terme d’effet : que je fasse certaines choses naturellement signale un apprentissage, un effet d’habituation, plus qu’une nature profonde. La question de Quintane n’est donc pas celle du warum (d’où vient que je fasse ça ? pourquoi fais-je ça plutôt qu’autre chose ? pourquoi est-ce cela qui advient plutôt qu’autre chose ? etc.) mais celle des conséquences pratiques, indexée sur le « suivi des résultats d[’une] action dans le monde ». Pour en revenir aux Remarques, je les voulais sèches mais un peu mêlées, donc j’ai varié la syntaxe, par exemple. Dans une première version, elles étaient toutes construites de la même façon (« Quand je fais ci, ça donne ça, etc.»). Le « ça donne ça » dit cet intérêt porté à la conséquence. Si les Remarques, dans leur version définitive, sont réécrites pour être moins systématiques, elles conservent la trace de ce mouvement logique. Ce sont des mises en situations qui suivent à la trace les observations. Exemple : Si je pince l’extrémité de mon nez entre l’index et le pouce, passé un certain temps, j’ouvrirai la bouche. Le mouvement causal est escamoté (on attendrait : parce que je manquerai d’air). Ce silence sur les causes est d’ailleurs interprété comme une volonté de préservation du mystère ou de réenchantement par les uns, et comme une chasse au sans-pourquoi au-delà de la rose pour les autres. Il se double, notons-le, d’informations non nécessaires au théorème, qui permettent toutefois de constater qu’un geste, au degré de naturalité incertain, nous fait systématiquement nous pincer le nez en utilisant « l’index et le pouce ». Mais c’est précisément parce que le causal implicite est immanquable, flagrant, gros comme le nez au milieu etc., que l’attention du lecteur peut se porter sur des « manières d’être » ou des « manières de faire » moins directement évidentes, troubles selon les critères du naturel et du culturel.

1.2.4.2. Attention, suspicion

[C]e que j’entends par politique : une perception sensible du monde, une façon de tirer les conséquences de ce qu’on sait et de ce qu’on sent. Rose de Stein, chaussure de QuintaneIl n’y a pas, devant une rose ou une chaussure, à chercher leur pourquoi profond, leur sol ontologique (Grund), leur être de rose ou de chaussure (le plus loin qu’on puisse remonter dans l’idée de chaussure ou de rose ne sera jamais que la synthèse générique des occurrences de « rose » et de « chaussure ») ; il y a en revanche à leur prêter un peu d’attention. Connaître la rose ou la chaussure, c’est connaître leurs effets, et connaître, en matière d’effets, c’est suivre, attentivement, jusqu’au bout. Or le langage est un des vecteurs de ces effets dans le monde, ou un des lieux de leur vérification. Ce qui signifie, très banalement, que le langage informe le monde. Mais suivre cette évidence jusqu’au bout implique, par exemple, de prendre au sérieux les propositions forgées sur le modèle de la célèbre phrase de Stein « A rose is a rose is a rose is a rose ». Si vous dites une fois chou-fleur, vous visualisez le chou-fleur, son allure de champignon atomique à jamais fixée, et presque vous inhalez ce parfum un peu aigre qu’il exhale lorsqu’il est cuit – c’est ce qu’on pense.
Si vous dites deux fois de suite chou-fleur (chou-fleur chou-fleur), vous voyez deux fois plus de choux-fleurs, les voyez-vous ?
Si vous dites trois fois de suite chou-fleur très vite, vous commencez à être frappé, ou perturbé, par cette accumulation de ch, de ou, de fl, etc., si bien qu’il ne reste plus au chou-fleur authentique qu’une mince fenêtre pour ainsi dire se signaler à votre attention – furtivement il paraît.
Si la phrase de Stein est troublante, ce n’est pas en tant qu’elle réoriente le regard (que l’attention ordinaire aurait distrait) sur l’objet rose/chou-fleur en le signalant de façon plus intense, mais en tant qu’elle parcourt, dans la répétition ternaire, un trajet de poéticité, et sature l’espace logique de tokens qui, loin d’affermir la res singularis dans une nomination célébrante, dé-spécifient l’objet rose/chou-fleur en le jouant dans le discours :
  • le premier token de « chou-fleur » convoque la chose-nom dans une célébration de la chose essentielle, de l’Idée de chou-fleur ;
  • le deuxième token de « chou-fleur » convoque la chose-concept dans une répétition auto-référentielle ; la tautologie qui en résulte est une formule d’authenticité, un état congru de la référence (la référence étant stabilisée, il est désormais possible de la faire fonctionner, soit : de multiplier les choux-fleurs) ;
  • le troisième token de « chou-fleur » convoque la chose-mot dans sa matérialité, fait sentir passer l’arbitraire du signe, démotive la référence.
Mais le « trouble » que produit la phrase de Stein n’est pas son terminus logique. Qui s’arrêterait au trouble se targuerait à bon frais de poésie. La phrase de Stein n’est pas une tautologie (c’en serait une si elle s’arrêtait au deuxième token de « rose »). Elle dépasse tout juste la tautologie. Bien que ce qu’elle dit soit incertain, la phrase de Stein, si elle n’est pas une tautologie, ne dit pas rien. Personnellement, je crois que Stein dit quelque chose, parce que si Stein ne dit pas quelque chose, alors c’est que je ne dis pas quelque chose non plus ici, et ça, c’est embêtant. Évidemment que mon chou-fleur sur une page ne vous donnera pas plus d’aigreur d’estomac que l’e-book ne vous remplira les narines de l’odeur de vos livres d’enfance. Mais enfin tout n’est pas si simple, et même, tout est confus – j’y reviendrai. Ni tautologique, ni contradictoire« A rose is a rose is a rose is a rose », comme la remarque selon laquelle « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau », ne disent pas rien ; en termes logiques, elles ne sont donc ni tautologiques ni contradictoires. La tautologie et la contradiction sont en effet deux types de propositions distinguées par Wittgenstein, dans le Tractatus logico-philosophicus, comme étant « vides de sens » (sinnlos, litt. « sans sens », à ne pas confondre avec unsinnig, « insensé »). Dans les termes de Wittgenstein, une tautologie est toujours vraie. Sa vérité est inconditionnelle, elle ne dépend pas d’un état du monde ; une tautologie est souvent simplement attestatrice d’un savoir sémantique. La contradiction, elle, est toujours fausse. Sa valeur de vérité est inconditionnellement négative (elle ne dépend pas non plus d’un état du monde). Tautologie et contradiction ne sont pas des « images de la réalité » (Bilder der Wirklichkeit). La tautologie laisse tout l’espace logique à la Wirklichkeit ; la contradiction remplit tout l’espace logique, ne laissant aucune place à la Wirklichkeit. Aucune ne peut donc déterminer (bestimmen) la Wirklichkeit. Ce sont des opérations sans reste et sans produit. Mais pour cela même, les tautologies et les contradictions donnent essentiellement à voir le fonctionnement logique du langage : la latence entre une proposition et sa valeur de vérité en usage courant manifeste l’épaisseur commune du langage et la fébrilité de la référence. Aussi de nombreuses Remarques et de nombreuses propositions des parties I et IV de Chaussure peuvent-elles se lire comme des énoncés qui travaillent à une fragilisation de la référence cristallisée dans le courant. Mais ce travail n’est pas une injonction à suspendre le jugement ou à mieux voir ; c’est un programme de recherche, d’exploration poétique et politique par la « suspicion » : Roland Pradoc – On a également l’impression à te lire que tu n’uses d’aucune forme littéraire sans la revisiter, d’où ce qu’il peut y avoir de désarçonnant dans tes livres : ils suspectent, derrière chaque image, la possibilité d’un cliché.
Nathalie Quintane – Certains sont même construits à partir d’un énorme cliché, comme Jeanne Darc ou Saint-Tropez. Pour les défaire ou simplement les faire tourner en bourrique, j’essaye de m’en prendre aux plus petites unités de la langue (la lettre, comme quand je joue sur « Tropez » / « Torpez ») mais aussi au « dispositif » d’ensemble […]. De fait, le mot « suspecter » est juste : il vaut mieux être paranoïaque, quand on écrit – ça facilite le travail.
Partons de ce que tout le monde sait La recherche de Quintane a pour attitude liminaire à la fois la suspicion devant les lieux communs et – nous l’avons vu précédemment pour ce qui concerne Saint-Tropez – la dupeté nécessaire à l’exploration de ces lieux communs. Cette attitude diffère et du doute principiel des métaphysiciens, et de la dupeté chérie des poètes. À l’opposé de la disposition de Ponge et des « philosophes radicaux » devant le savoir – qui, dans les mots de Sartre, partent tous deux d’un « Feignons que je ne sache rien » –, celle de Quintane est plutôt de l’ordre de : Partons de ce qu’on (moi, vous, nous, tout un chacun) sait. Que ce qu’on sait soit en réalité un ce qu’on croit savoir est une question apoétique. Autrement dit : prendre le second pour le premier, au risque de se duper, est la condition pour se mettre à penser en langue.
Cette disposition est, en toute conséquence, celle qui gouverne l’écriture : on ne s’inscrit pas dans le langage, on n’en montre pas le fonctionnement non plus, sans d’abord s’y laisser prendre ; on n’a de prises sur lui que dans la mesure où on y est pris, où on est capturé par lui. C’est pourquoi l’objet de Quintane est d’abord la référence, en tant qu’elle représente une convention, c’est-à-dire un niveau de légalité indécidablement autonome et hétéronome, concentration de pensé et vecteur d’impensé, lieu du régimentement par le sens collectif et lieu de création collective – convention vivante, effective au présent de la circulation des discours, radicalement dépendante d’un état du monde.

Transition : Une « hygiène du regard » ?

Je me souviens, ou plutôt je sais, parce que ça a duré longtemps, et que l’évocation de cette période ne relève pas de la mobilisation d’un souvenir et encore moins de l’effort pour se souvenir, mais de l’évidence de quelque chose qui vous a construit et est inséparable de vous-même, que pendant des années j’ai vu avec une taie sur l’œil, c’est-à-dire comme si je voyais le monde à travers le tissu blanc et fin d’une taie d’oreiller usée, et je ne pouvais voir le monde qu’à travers cette taie, mais que je ne puisse le voir qu’à travers, ou plutôt que je n’aie pu, je ne l’ai compris que lorsque, descendant les trois marches d’un cabinet psychanalytique, je vis le voile soudain se lever, et je découvris le monde dans lequel nous sommes.
Alors, tu as remarqué des choses.
Voilà. J’ai pris des notes sur les choses que je remarquais, banales, mais qui étaient pour moi toutes neuves.
Fragilisation du savoir sémantiqueLa partie précédente nous a permis de conclure que la notion d’objet, dans les premiers livres de Quintane, était, en dépit des apparences, secondaire. D’ailleurs, bientôt, dans un geste de renouvellement qui est une manière de « coup de reins », l’objet est délaissé ; il s’agit de ne pas placer le travail sous une tutelle unique, qui compromettrait sa liberté. Nous avons avancé que Remarques, puis Chaussure (spécialement les parties I et IV), relevaient moins d’une « poésie de l’objet » que d’un travail logique de fragilisation du savoir sémantique par des énoncés, en apparence biais (tautologiques, vides de sens), qui recèlent une information susceptible de déstabiliser la référence. La critique d’une naturalité de l’objet, commune à Quintane et à d’autres représentants de la « génération de 90 » (à commencer par Alferi et Cadiot, les éditeurs de la Revue de Littérature Générale), est celle d’un constructivisme épistémologique qui tient à la fois d’un conceptualisme linguistique et d’un pragmatisme philosophique : l’objet est un construit, il ne se constitue que de ce qu’on en fait remarque, de ce qu’on le relève dans et par le langage. Il en va ainsi pour tout objet – rose, chaussure, poésie. La remarque, dans les deux premiers livres de Quintane – que nous avons considérés comme deux premier-livre (Chaussure corrigeant, en quelque sorte, le malentendu des Remarques en les récrivant) –, escamote le causal pour se concentrer sur les effets, substituant la question qu’est-ce que ça fait ? ou qu’est-ce que ça « donne » ? aux poses traditionnelles de la question-de-la-poésie en terme de raisons, notamment celle de Prigent : pourquoi y a-t-il « ça » / d’où vient qu’il y a[it] « ça » plutôt que rien ? En un sens, la réponse des Remarques et de Chaussure est qu’il n’y a pas « ça » (la poésie comme constante anthropologique sous la forme souci, et la rose comme Idée) mais ça, et ça, puis ça, et aussi ça (rien qui gagne à être supposé procéder de la même chose, rien qui gagne à être durablement subsumé sous « la poésie », ou « la rose »). Attention, regard : qualités communes et seuils d’excellenceS’est enfin imposé à nous, avec la notion d’attention, un troisième terme de la dualité « ontothéologique » vue/vision (suggérée par l’éditeur des Remarques et la réception phénoménologique de celles-ci). Ponge, déjà, opérait la substitution : déclarant sa « vision fort commune », il faisait de l’attention à la res singularis – telle qu’elle relève l’objet de sa « valeur habituelle de signification » – la condition d’une appréhension de l’objet respectueuse de ses raisons, de son « articulation interne » (Sartre), de sa mesure propre (au sens de la ratio latine, donc). Il est une occupation à chaque instant en réserve à l’homme, c’est le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle, la remarque de ce qui l’entoure et de son propre état au milieu de ce qui l’entoure. Il reconnaîtra aussitôt l’importance de chaque chose, et la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle, à leur valeur, et pour elles-mêmes, – en dehors de leur valeur habituelle de signification, – sans choix et pourtant avec mesure, mais quelle mesure : la leur propre. En glissant de la notion de « vision » vers celle de « regard », Ponge rejetait le caractère statutaire de l’appellation de « poète » mais revendiquait sa pratique comme « recherche » qui, elle, pouvait recevoir le nom de « poésie » : Je ne me prétends pas poète. Je crois ma vision fort commune. Étant donnée une chose – la plus ordinaire soit-elle – il me semble qu’elle présente toujours quelques qualités vraiment particulières sur lesquelles, si elles étaient clairement et simplement exprimées, il y aurait opinion unanime et constante : ce sont celles que je cherche à dégager.
Quel intérêt à les dégager ? Faire gagner à l’esprit humain ces qualités, dont il est capable et que seule sa routine l’empêche de s’approprier. Quelles disciplines sont nécessaires au succès de cette entreprise ? Celles de l’esprit scientifique sans doute, mais surtout beaucoup d’art. Et c’est pourquoi je pense qu’un jour une telle recherche pourra aussi légitimement être appelée poésie.
Mais si Ponge affirme le caractère « commun » de sa « vision », il maintient, en s’y apposant, un ordinaire du regard inapte à une certaine synthèse. « Dégager les constantes » revient à dégager des dénominateurs communs – peut-être des dénominateurs du commun – en prenant pour objet, selon l’expression de Quintane, le « plus petit » plutôt que le « sublime ». Ce commun qui est un infime, que l’attention humaine ordinaire (« sa routine ») « empêche de s’approprier ». La « recherche » de Ponge révèle à cet « humain » générique une capacité (« dont il est capable ») inexploitée par défaut d’attention ; une attention qui puise dans les « réserve[s] » anthropologiques. Le début du 21e siècle, pour des raisons qui tiennent essentiellement au sentiment d’accélération technologique et à la fortune de la notion éthique de care (sollicitude, soin, bienveillance), est particulièrement requis par la question de l’attention. Dans un ouvrage collectif sur le sujet, Christophe Hanna signale les Remarques de Quintane comme exemplaires d’une plus générale « esthétique de la remarque », dont la performance tiendrait à ce qu’elle permet de « révéler », de « faire saillir tel ou tel aspect inaperçu du monde ordinaire et des usages communs ». Cette « hygiène du regard » serait le « paradigme dominant de la poésie contemporaine », tous courants confondus et par-delà les anciens clivages : Des auteurs aussi divers que Jean Cocteau, Paul Éluard, Francis Ponge, Yves Bonnefoy se rejoignent sur cette idée que la poésie peut être comprise comme une hygiène du regard, une autonomisation de l’attention qui se dégagerait des lieux communs et de l’emprise des concepts abstraits. L’ordinaire attentionnel est la norme à partir de laquelle Ponge et Hanna spécifient l’activité poétique, la moyenne à supplémenter ou à sublimer. La poésie s’attache, « très modestement », à réorienter l’attention du lecteur sur le « ténu » et le « négligé » quotidiens ; son effet repose sur « le plaisir », noté par la phénoménologie, « que nous prenons à remarquer ». En prêtant une ambition commune à des œuvres opposées, selon des axes divers (formaliste/lyrique, matérialiste/idéaliste etc.), dans la Modernité, Hanna tente une respécification de toute la « poésie contemporaine », soit une définition grand-inclusive d’un spécialement poétique de la deuxième moitié du 20e siècle. Sa pose de la question-de émousse également l’ancien point de partage entre un philosophe auquel serait dévolu le rôle de dénoter le commun, subsumer, dégager des constantes et des classes, et un poète auquel écherrait celui de reconnoter le commun, de revivifier la langue véhiculaire, voire de retrouver la mention sous l’usage. Elle maintient toutefois la poésie dans une opposition à une certaine conceptualité (sa vocation est d’aider à se dégager « de l’emprise des concepts abstraits »). Re-spécification de la poésieMais, bien que Ponge puis Hanna déplacent la ligne critique d’une différence essentielle vers une spécificité du regard, puis de celle-ci vers une spécificité de l’attention, ils reconduisent en partie le premier clivage entre vue et vision, correspondant à une caractérisation traditionnelle du poète comme voyant (doué de vision). Dans les deux cas, que la vision soit « ordinaire » (Ponge) ou que son statut ne soit pas précisé (Hanna), la poésie est spécifiée dans l’opposition à un état ordinaire de dupeté – de sorte que l’injonction qui accompagne la posture et le geste poétiques est celle d’un Regarde ! ou d’un Vois ! qui est aussi un Concentre-toi ! voire un Réveille-toi ! L’arraisonnement phénoménologique des Remarques conférait à l’autrice une capacité d’attention qualitativement incomparable à la capacité ordinaire. Il définissait ainsi l’objet de la poésie : un objet-énigme, irréductible au présentoir marchand et à l’instrumental quotidien. Hanna, lui, fait de la « poésie contemporaine » un art de la révélation qui n’est plus supposé sans commune mesure avec l’attention ordinaire, mais s’en distingue encore en s’y adossant. On va voir que Quintane et Tarkos, à l’instar de Hanna, tendent à relativiser les vieilles lignes de fracture (notamment celle entre lyrisme et formalisme) ; mais il semble que leur objection s’étende, dans un dialogue avec ceux de leurs contemporains qui maintiennent la poésie comme question, à l’idée même d’une spécificité de la poésie comme attitude ou disposition devant le monde historiquement constante.

1.3.« Pas spécialement poétique »

Introduction : Spécialistes de l'alogon

Le débat imbécile autour de la poésie oppose encore, sous divers déguisements, techniciens et inspirés. Ni hors-champ, ni plein-champ poétiquesIl n’est pas inutile de rappeler, d’abord, les mots de la fameuse quatrième de couverture de Chaussure, d’une part parce qu’ils occupent un espace crucial du livre à l’âge de sa consommation (la 4e est l’interface auteur/lecteur qui doit éveiller l’intérêt et en fin de compte susciter l’acte d’achat) ; d’autre part parce que ces quelques mots, en l’espèce, définissent sur un mode prescriptif les coordonnées de lecture de l’œuvre, dans un geste auctorial souverain traditionnellement cantonné à l’avertissement au lecteur. Chaussure n’est pas un livre qui, sous couvert de chaussure, parle de bateaux, de boudin, de darwinisme, ou de nos amours enfantines. Chaussure parle vraiment de chaussure.
Chaussure ne résulte pas d’un pari ; il ne présente aucune prouesse technique, ou rhétorique. Il n’est pas particulièrement pauvre, ni précisément riche, ni modeste, ni même banal. Ce n’était pas un projet, mais ce n’est pas un brouillon, mais il n’a pas encore trouvé sa fin.
Chaussure s’est gorgé de tout ce qu’il a croisé sur son parcours […]
Bref, c’est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas.
À un bout du texte (son début), « Chaussure parle vraiment de chaussure » dit le vœu de littéralité et le souci d’une nécessaire dicibilité de l’expérience de l’objet. La phrase indique aussi, par la valeur générique du singulier « chaussure », ce qu’on pourrait appeler, empruntant au vocabulaire de la programmation, une poétique object-oriented fonctionnant à partir d’une « bibliothèque » (library) ou d’une « collection » (set) d’objets regroupés par « classes » : « chaussure » est le nom d’une superclasse, d’une série d’objets répondant d’états et de comportements en partie identiques. En ce sens, la question de Chaussure est typologique, et sa méthode, bien que différant légèrement de celle de Saint-Tropez – Une Américaine, le récolement : recoupement des noms et des choses, recompte des étants d’une classe (récolement d’inventaire), vérification des usages, des effets, des déclarations (récolement de témoignage). Les questions du récolement sont, par exemple :
  • « Chaussure » maintient-il son terme ou « chaussure » varie-t-il ?
  • Si « chaussure » varie, dans quelles conditions se produit cette variation, et de quel état de fait ces conditions témoignent-elles ?
  • À partir de quel degré de variation y a-t-il avarie ou intrus, effondrement de la classe ou expulsion hors de la classe ?
À l’autre bout du texte, l’énoncé selon lequel Chaussure « est un livre de poésie pas spécialement poétique, de celle (la poésie) qui ne se force pas » situe en poésie le terme du problème ; ce problème est moins celui d’un arbitraire des catégories (génériques, en l’occurrence) que celui d’une identité d’intention qui perpétue le « poétique » comme effort ou forçage pour correspondre aux caractères d’une classe existante. Que le livre Chaussure soit « de poésie » est, en un sens, à la fois indéniable et parfaitement contingent ; c’est un accident à l’usage des balisticiens du biographique ou d’une science sociale réduite au relevé des concordances (effectivement, Chaussure a paru partiellement en revues « de poésie » ; effectivement, un livre du même auteur a été publié la même année chez un éditeur « de poésie », etc.). En revanche, que Chaussure soit un livre « poétique » se laisse mal dire si poétique s’entend comme agent spécifiant, catégorie tutélaire qui, précédant l’écriture et guidant la lecture, « force » l’émission comme la réception. Les deux préventions de Quintane sont donc
  • que Chaussure parle vraiment de chaussure (il n’y a pas de hors-champ allégorico-métaphorique, de « chaussure » mis systématiquement pour autre chose, de symbolisme biunivoque) ;
  • que Chaussure ne se force pas à être poétique (ou : n’appelle pas de lecture poétique ; autrement dit : il n’y a pas de plein champ poétique qui s’établirait depuis une définition ou un corpus stables).
Soit deux façons de refuser la double capture par le savoir symbolique et le savoir sémantique : il n’y aura pas de sens caché sous le sens obvie, « pas de deuxième sens », ni sous-entendu ni sur-entendu.
Soyons nous aussi littéral : « Chaussure est un livre de poésie pas spécialement poétique » signifie qu’il existe, quelque part, des livres de poésie spécialement poétiques, c’est-à-dire, à prendre l’adverbe au sérieux, de la poésie comme espèce ou comme spécialité.
Taxonomie schématique du vivant (Annina Breen, 2005, Creative Commons)
Poésie-espèce serait, sur certaines versions de l’arbre de Porphyre ou dans les taxonomies du vivant, un en-deçà de poésie-genre, en-deçà qui n’exclurait pas un dialogue souterrain, une ligne directe avec un au-delà de poésie-genre – par exemple la littérature. La littérature serait le règne (regnum) ou le domaine (regio) de la poésie, sans l’intermédiation redondante de poésie-genre. Poésie serait un spécialement littéraire. Cette hypothèse est le cadre des discussions entre Quintane (et Tarkos, dans une moindre mesure) et Christian Prigent (1.3.1).
Les différents modes de spéciation (Ilmari Karonen, d’après Dana Krempels, GNU Free Documentation License).
Mais poésie-espèce pourrait aussi jouer comme en-deçà de poésie-genre en tant qu’elle effacerait progressivement les traces endogames de son spécialisme, qu’elle se spécifierait d’une lente sécession d’avec son genre en gommant les traits taxonomiques qui l’y inscrivaient jusque-là, qu’elle protesterait de son accaparement à ce genre, en somme, en opérant ce que la biologie appelle une spéciation sympatrique, c’est-à-dire une série de différenciations intraspécifiques. Une telle image nous semble pouvoir illustrer la notion, centrale dans le travail poéticien de Jean-Marie Gleize, de « sortie interne » (1.3.2). Ces deux poses de la question-de-la-poésie sont autant de tentatives de maintenir le terme poésie comme nom d’une activité spécifique – en deçà de tout idéalisme et au-delà de la simple formule d’expressivité à laquelle la restauration lyrique des années 80 avait condamné son emploi. Elles constituent l’élément familier de ce que Quintane appelle la « génération de 90 » :
  • c’est à Prigent et Gleize que, naturellement, Tarkos et Quintane envoient leurs premiers textes après les avoir lus ;
  • Prigent s’adresse explicitement au premier (plus Pennequin et Beck), et incidemment à la seconde, dans Salut les modernes (2000) ;
  • Gleize, très vite, en fait des continuateurs, voire des illustrateurs de ses thèses.
Gleize, Prigent sont ces pères naturels en partie récusés, en partie assumés – selon la taille de l’audience et la proximité des interlocuteurs. Or il est, au début des années 2000, un espace particulièrement vaste et compact, homogène et clivé, au sein duquel la proximité des auteurs de notre corpus avec Gleize et Prigent est évidente : celui qu’on a appelé, après Quintane, la « psychologie poétique ».
« Monstres et couillons » Dans un texte polémique publié en 2004 sur Sitaudis, Quintane décrit un état du champ poétique dominé par une opposition entre les « Monstres » (autrement appelés « Formalistes ») et les « Couillons » (ou « Lyriques »). Au pôle formaliste elle agrège les écritures « plate[s] », « désaffublée[s »] et « objective[s] » (éléments du vocabulaire gleizien) ; au pôle lyrique les écritures de la « simplicité », de « l’origine », voire de la « naïveté revendiquée ». Cette « simplification » est autant tactique que pédagogique ; le texte s’adresse à la fois audit champ poétique et au spectatorat grand-public du Printemps des Poètes, c’est-à-dire peut-être à cet agrégat de malentendus affermis qui fait le bloc sans prises de la « psychologie poétique ». L’antagonisme décrit n’a pas lieu, pour Quintane, d’être résorbé : la « réconciliation » est « esthétiquement, éthiquement, philosophiquement, poétiquement impossible, [p]arce qu’elle est esthétiquement, éthiquement, philosophiquement, poétiquement motivée ». Ce que le texte de Quintane vise, c’est l’honnêteté vis-à-vis de ce partage, l’assomption de ses présupposés et de ses conséquences idéologiques. Parce qu’il engage son autrice vis-à-vis de ce champ – Quintane prend position –, il s’agit d’un « texte de combat ». Mais cette notion ne s’oppose pas absolument pour elle à celle de « texte de réflexion » : « Monstres et Couillons » a la brièveté que lui autorise son mandat (la description d’un état de fait) ; il est aussi, en son cœur, traversé de « grandes affaires ». Quintane ne se borne pas à la Sachlage ; elle s’attaque à la Sache même. « Ce qui se joue » dans cette « parabole des Monstres et des Couillons », c’est en réalité une opposition « tranchée (et erronée) entre émotion et pensée ». Le sujet lyrique contemporain serait fondé sur une récusation du sujet cartésien, à la maxime duquel il substitue celle-ci : « Je sens donc je suis ». Cette formule non seulement admet l’origine prérationnelle de l’émotion ou de la sensation (« un alogon venu d’un réel “brut” ») mais considère toute représentation de langue comme une réduction de l’expérience. Quintane reproche à cette attitude son inconséquence : ceux qui en jouent tirent les bénéfices d’une déclaration de non-dupeté tout en reconduisant, par forçage ou contournement, une pratique adossée aux certitudes de l’ancien état de dupeté. Voici, exposés dans une sermocination compacte (le « nous » est ici celui des « Lyriques » eux-mêmes), les dessous de ce tour de passe-passe : …certes, le sujet n’est plus ce qu’il était, il n’est plus que l’ombre de lui-même – et cela, nous l’acceptons, ou plutôt, nous ne pouvons pas faire autrement, dans l’état actuel de la pensée, que de l’accepter –, mais cela n’empêche pas qu’il y ait Sujet, quand même, malgré tout. Même raisonnement concernant l’image : d’accord, l’image est un piège stupéfiant auquel nous ne pouvons plus, nous ne devons plus nous laisser prendre, mais cela n’empêche pas qu’il y ait image, quand même, malgré tout – il suffit de lire Jaccottet pour constater que son soupçon à l’égard des images poétiques ne l’embarrasse guère pour réutiliser, retraiter – tradition moderne oblige – les images canoniques de la Poésie. Même chose quant au pataquès qu’est devenue la métaphysique sous nos climats : d’accord, Dieu est mort et pas de transcendance, mais nous gardons la Foi, tout de même, malgré tout ; d’ailleurs, c’est simple : il suffit de remplacer Dieu par Autrui, et le tour est joué, on peut continuer à gambader dans l’arrière-pays, explorer la clairière de l’être… L’alogon comme spécialitéCe qui, pour Quintane, qualifie le lyrisme, ça n’est donc pas seulement l’évidence du « ressenti », c’est aussi la sourdine du « malgré tout » qui permet de tenir une pose inconséquente (célébration d’un indicible daignant se dire, poétique de l’humilité tutoyant l’Être, en somme : kénose majestique). Pour Quintane, la profondeur métaphysique apparente des « Lyriques » a un double-fond, celui d’une conserve de ce qu’elle appelle, après Bataille, les grandes « différences non-logiques » : « le Sujet », « l’Image », « Dieu », « l’Être », « la Présence ». Bataille est justement « le meeting point de toute la poésie contemporaine » :
  • d’un côté, le « non-savoir » flatte une poétique « couillonne » de l’humilité – Quintane cite Antoine Emaz (« se vider, réduire la vanité, ne plus savoir ») et Bonnefoy (« la chose humble […], autorité absolue ») ;
  • d’un autre côté – c’est la teneur d’un article polémique d’Alferi et Cadiot, dans le premier numéro de la RLG (1995) – l’« excès » bataillien flatte la poétique anti-idéaliste des « Monstres » perçue comme « culte de la cruauté », complaisance dans « l’indicible », académisme de « l’expérience des limites », cliché poétique aussi éculé que les « fleurs bleues ».
En somme, ce que les « Lyriques » et certains « Formalistes » ont en commun, c’est l’alogon comme spécialité : l’indicible pépère, la négativité tranquille, la petite affaire de la « grande affaire ». Prigent protestera de ce que le « travail du négatif » s’oppose à un empire de positivité où précisément « l’être » et « la substance » prospèrent, et de ce que « l’innommable » fût sciemment confondu avec « l’indicible » au moment de solder les comptes. Il ne nous revient pas de discuter ici les termes de la polémique, mais notons que cet échange tendu entre pères et fils n’a pas alors directement concerné Quintane et Tarkos. Ce n’est qu’en 2014, à l’occasion du colloque Prigent organisé à Cerisy, que celle-ci revient sur la divergence générationnelle dont Bataille fut le prétexte et l’emblème. Prétexte, emblème : Quintane prête aux deux (« Tout le monde a raison parce que tout le monde a ses raisons ») ; certes, Bataille est ici l’occasion d’exposer un litige (ce que Prigent avait relevé à l’époque), mais le litige existe : Bataille, « tel qu’il a été pris » ou « s’est laissé prendre » après 1968, a contribué à un « repli sur la question de ce qu’est la littérature ». Ce « repli » est le reproche principal de Quintane à Prigent, lui-même emblème d’une génération.

1.3.1. La pose prigentienne de la question-de : radicalité et souveraineté littéraires

- Prigent nous a proposé de jouer avec lui, sur son terrain : parlons de la langue (mais pourquoi de la langue ?), de l’inconscient (mais pourquoi de l’inconscient ?), du corps (mais pourquoi du corps ?), de Bataille (mais pourquoi de Bataille ?), de littérature (mais pourquoi de littérature ?), et, au final, tout devient hypothèse (Dieu ? Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse).
- Passés lalangue, l’inconscient, le corps, Bataille, la littérature, Dieu, il n’est plus resté que les façons caractéristiques du discours d’importance, comme dit Pierre Bourdieu, un sociologue.
- Dieu, c’est-à-dire la littérature.

1.3.1.1. Spécialement littéraire

[I]l y avait ceux qui me paraissaient un peu « forcer sur le style », si bien que ce n’était pas le style voulu mais la volonté du style (le forçage) qui faisait littérature, mais comme, du coup, ça faisait trop littérature, on ne voyait plus que ça, et j’en étais gênée […]. Questions prigentiennes« La question de ce qu’est la littérature » est une tournure à la Prigent. On y reconnaît l’ascendance philosophique et, d’ailleurs, la manière philosophante. On a vu que la référence à la question hölderlinienne du wozu (question de la destination, du rôle, de l’usage de la poésie) menait Prigent à une formulation qui emprunte davantage à la question leibnizienne du warum – en VF prigentienne : pourquoi y a-t-il ça (la poésie) plutôt que rien, plutôt que l’ordinaire véhiculaire du langage, plutôt que la communication, plutôt que « les langues pacifiées et uniformisantes de l’échange civil », communes à « la masse […] des écrits qu’on appelle couramment “littéraires” » ? La-question-de-la-poésie se décline pour Prigent aussi à partir d’un autre modèle de phrase, également inscrit dans la tradition philosophique : « que peut la poésie ? ». La réponse de Prigent est connue, qui fait entendre un bredouillement : « Elle peut peu ». Moins connue la façon dont Prigent appareille la question, substituant au second verbe obvie de l’équation (faire) un autre verbe (être) : le « peu » que la poésie « peut » ne sanctionne pas tant une moindre puissance d’agir qu’une « improbable », mais constante, « possibilité d’être ». Voici encore une fois la très ancienne, très moderne, très éternelle question posée par Hölderlin : « à quoi bon des poètes ? ». Ou, plus directement formulée : « que peut la poésie ? »
Si on entend par « pouvoir » un effet transformateur sur la réalité (et, nommément, sur la réalité socio-politique), la poésie peut peu. […]
Que dire, alors ? Partir peut-être simplement de ce constat : c’est tout juste si elle peut, la poésie, être. D’où que la question traitable n’est sans doute pas la question de ce que la poésie peut faire – mais celle de son improbable possibilité d’être.
Il ne s’agit pas d’une question métaphysique sur l’être-en-soi de la poésie (sur l’essence du « poétique ») mais d’une question pragmatique sur ce qui rend possible (ou même inévitable) que cet être soit – plutôt qu’il ne soit pas. Dit autrement : il s’agit de la question de savoir pourquoi il y a de la poésie plutôt que rien – attendu que ce rien est un plein saturé : la masse commune des écrits qu’on appelle couramment « littéraires ».
En somme : « Pour quelles raisons y a-t-il de la poésie ? » plutôt que : « À quoi bon encore des poètes ? »
En dépit de l’évacuation du verbe « faire », Prigent revendique une pose pragmatique de la question de la puissance. Pourtant celle-ci concerne bien chez lui les raisons du « quelque chose plutôt que rien » ; elle s’inscrit fondamentalement dans le schéma métaphysique d’une nécessité de l’être (l’« inévitable » possibilité que la poésie soit), plus que dans celui de la puissance d’être (où s’inscrit le quid possit spinozien). Fatalement et avec constance, quoique improbablement, quelque chose est, qui s’identifie comme poésie ou s’identifie à la poésie. La poésie étant, la seule question qui se pose est la-question-de ; formellement ouverte, elle est fermée sur un terme non-négociable, toujours déjà admis au rang des invariants.
La question de Prigent est à ce point ouverte-et-fermée qu’elle n’appelle pas d’autre réponse que l’enregistrement des tentatives d’y apporter une réponse, dans un geste de déférence qui à chaque fois acte de la pertinence persistante de son terme (en le reconduisant) et de la pertinence persistante de la question elle-même (en repoussant les limites de sa responsibilité). Manège de la récusation Poser à la Prigent la question-de-la-poésie, c’est aussi opposer à un état de poésie la vivacité d’une pratique de la poésie ; c’est à la fois lui déclarer la guerre ou sa « haine », et ouvrir – par contournement ou par forçage – de nouvelles voies vers elle (le « nouveau », l’« inouï », l’« invention » : le vocabulaire prigentien est moderne). Interrogé en 2010 sur l’actualité de la notion bataillienne de « haine de la poésie », Prigent se demande : De quelle poésie avoir à notre tour la « haine » ? […] On ne saurait le concevoir positivement, bien sûr, ni l’énoncer frontalement – sauf à perdre du même coup les raisons qui font qu’on persiste à écrire quelque chose dont on aimerait qu’il refasse (à tous les sens de ce mot, y compris l’argotique) la poésie. Mais au moins sait-on que faire « poésie » consiste d’abord à résister à ce que, d’époque en époque, les poètes croient savoir qu’elle est. Donc à résister à l’aisance non problématique de la « belle poésie » (qui est le mode d’apparition rhétorique de ce « savoir »). Et à faire de l’ensemble de ce qu’on écrit une sorte de chambre d’enregistrement de la disparition de ce savoir immobilisé et positivé. Prigent, comme Quintane au dos de Chaussure, refuse d’indexer poésie-pratique sur poésie-patrimoine. Mais « poésie » reste chez le premier le terme-cadre d’une interlocution fermée : poésie-contre-poésie s’adresse encore à poésie – en termes batailliens : « La vraie poésie est en dehors des lois. Mais la poésie, finalement, accepte la poésie. » Tendanciellement, faire de la poésie consiste donc à défaire la poésie telle qu’elle existait jusque-là. C’est ce petit « manège » – pour reprendre le terme de Ponge – de la « haine de la poésie » dont Quintane, cherchant dans les livres de Prigent « ce que couvre et déplie simultanément » cette notion, décrit le trajet : a. le rejet d’une mauvaise poésie.
b. l’accomplissement même de la poésie.
c. la Haine comme passion pour la poésie (et non dédain ni indifférence)
d. la poésie comme ravissement : épreuve de l’instant, de la non-possibilité de l’instant : non-savoir : « déchéance et suppression de la connaissance » : souveraineté.
Dans le déploiement initial de Prigent comme dans la condensation proposée par Quintane, il s’agit bien, en fin de compte, de poser en « poésie » un rapport au savoir : ce que la poésie peut, c’est opposer une résistance à l’hégémonie du sachable, du nommable, du positivable, de l’objectivable.
« Combat littéraire », « taupe poétique »« Poésie », chez Prigent, est donc bien le nom de ce qu’on a appelé un négatif agrégateur de positivité symbolique. Mais il n’est pas seul : « littérature » lui est régulièrement adjoint – moins dans un esprit de restauration que dans un rejet de la proclamation « postmoderne » de sa mort. Dans le fameux numéro de la Revue de Littérature Générale, quelques pages en amont du texte de Cadiot et Alferi sur Bataille, Prigent revient sur la notion de montage en littérature, dans un texte dont un des derniers paragraphes donne à lire exemplairement ce mouvement d’agrégation symbolique : Ainsi les récits de Burroughs fonctionnent-ils sans doute, ni plus ni moins, comme les montages fatrasiques de Philippe de Beaumanoir, les romans travestis du XVIIe siècle burlesque, les listes recopiées de Rabelais, le mécrit de Denis Roche, les caviardages de Michel Vachey, le jeu de pistes pictographiques de Maurice Roche, le polyglottisme sinueux de Joyce, les collages polyculturels de Pound, le cut-cut-Kodak de Cendrars désossant et repétrissant poétiquement le Docteur Cornelius de Gustave Lerouge, les poèmes-conversations d’Apollinaire, les « mots-dans-un-chapeau » du dadaïsme, les détournements sarcastiques du nécessaire plagiaire Lautréamont, voire ce redécoupage, remontage, remixage de la Tradition que les Classiques appelaient « Imitation » (et qui est aussi un détournement cut-upé plus critique qu’il n’en a l’air). Tout cela : même combat (le combat littéraire). « Littérature » ne se laisse pas parasiter par les questions génériques qui traditionnellement situent les procédures dans une économie formelle et cadrent rhétoriquement l’intertexte. Les notions de montage et de composition, de plagiat et d’imitation, de collage et de caviardage, de détournement et de remix sont regroupés sous étendard unique. « Tout cela », « fonctionn[e] de la même manière », poursuivant sans la dépasser (« ni plus ni moins ») l’œuvre de la littérature, relançant sa question, assumant sa mission, continuant « le combat ». Prigent dit : faire de la littérature, c’est se prêter à certaines manipulations de la langue, certaines manœuvres face à elle, certaines opérations sur elle ; il ajoute : faire de la poésie, ce n’est pas travailler au sein de la littérature depuis une position générique identifiée, c’est mettre cette technicité au service d’une « radicalisation […] de la question de la littérature ». Je ne parle pas de poésie au sens générique : la poésie comme genre constitué et identifiable à des marques formelles spécifiques, à un dispositif typographique, à une posture d’énonciation particulière, etc.
Ce n’est pas que je croie la question inintéressante ou obsolète. Mais m’intéresse plutôt la question de la poésie comme radicalisation frontale de la question de la littérature. Je ne veux pas dire par là que la poésie serait le mieux de la littérature. Mais plutôt qu’elle écrit la littérature au pire : qu’elle essaie de prendre pour objet la question même de la littérature – déshabillée justement des spéculations sur ce que la littérature peut, par le vecteur de ce qu’elle nous dit de notre habitation commune du monde. Ce qui, soit dit en passant, veut dire que par « poètes » j’entends aussi bien (voire mieux) Rabelais que Ronsard, Lautréamont que Verlaine, Beckett que Du Bouchet, Novarina que Bernard Noël, Guyotat que Pleynet, etc.
La formule prigentienne des rapports entre question-de-la-poésie et question-de-la-littérature est celle d’une gigognité immédiate, directe. Infra littérature : la « vieille taupe » de la poésie. La « radicalité » poétique est une profondeur par rapport
  • à la superficialité nonchalante du faire, par un effort de réflexivité (« elle essaie de prendre pour objet la question même de la littérature ») ;
  • au confort véhiculaire, en ce qu’elle requiert, face à la langue commune, beaucoup d’art, une technicité propre (ensemble des opérations du « combat littéraire ») ;
  • à l’illusion d’un but, d’un usage, d’une destination de la littérature, en ce qu’elle ne se collimate sur aucune autre visée que celle d’être (elle est « déshabillée justement des spéculations sur ce que la littérature peut »).
Prigent, un ModerneRéflexivité, technicité, autotélicité : pour Prigent, faire de la littérature ou faire de la poésie, c’est savoir ce qu’on fait, savoir qu’on en fait.
Faire radicalement de la littérature « Se poser la question de la littérature »
Faire de la poésie « Se poser la question de la poésie »
Tableau des rapports entre poésie et littérature chez Prigent. (Horizontalement : « équivaut à ». Verticalement : « consiste à ».)
Poésie-pratique ne se stabilise plus, pour Prigent, depuis une histoire-stock : elle enjambe la critériologie des manifestations historiques pour rejoindre un souci dont la permanence anthropologique est garante d’un renouvellement formel. Cette invention permanente est « inévitable » sur le pied des raisons personnelles, et qui chez Prigent se dit, selon une caractérisation largement tributaire des deux patrons de la modernité récente (la linguistique et la psychanalyse) : singularité de l’expérience de chaque « parlant ». Toujours se pose à celui-ci, sur nouveaux frais, la question-de-la-poésie ; l’histoire de sa persistance est l’histoire de ses mutations. En ce sens, Prigent est un Moderne :
  • littérairement : il fait sien le paradigme du « geste poétique » comme « mise en crise » de la forme poème ;
  • politiquement : dans un emprunt à l’album révolutionnaire, il valorise le « mouvement » constituant contre les « corps constitué[s] ».
Aussi la conception prigentienne de la poésie est-elle en proie aux mêmes contradictions, aux mêmes tiraillements que les Modernes ; c’est à la fois un nominalisme (chaque poème est radicalement singulier, ni reproduit d’après modèle ni reproduisible) et un idéalisme (chaque poème se reconnaît comme tel à ce qu’il manifeste, en la revivifiant, l’Idée de poésie, intègre en l’augmentant la classe « poésie », rejoint après l’avoir attaqué le territoire de « poésie »). Fatalement, cette conception trouve sur la voie de son explicitation une autre contradiction : spécifiée en des termes non littéraires (« souci », « geste », « défi », « énergie », « mouvement »), elle se maintient « finalement » dans l’orbe de la littérature.
Il y a, chez Prigent, une extension de la poésie, un élargissement du poétique à l’attitude contre- ou anti-poétique : « poésie » est un infini actuel qui tendanciellement accueille toute recherche, tentative, trouée idiolectales dans le foncier sociolectal. Mais si l’erweiterte Poesie des Romantiques allemands tendait aussi à caractériser une expérience du monde sans référence intermédiaire aux formes canoniques et aux genres constitués, elle indiquait une voie de sortie de la littérature ; la « radicalisation » de Prigent, elle, est une hyperlittérarité, une intensification des enjeux de la littérature. Il y a un continuum moderne de la poésie, qui est une histoire exclusivement littéraire de ses enjeux ; et ce continuum mène justement des Romantiques allemands à Bataille : Sur la question de la poésie : au moins depuis l’Athenäeum des frères Schlegel, la poésie s’identifie à la question de la poésie (à sa crise). Les poèmes sont des propositions de réponse à cette question : ils doivent refondre et reformer à chaque fois les matériaux et les formes dites « poétiques », ils sont toujours métapoétiques (ils parlent, voire ne parlent que, de la poésie) et ils se donnent à chaque fois comme des réponses empiriques à la question de savoir primo pourquoi la poésie « existe » (pourquoi il y a de la poésie plutôt que rien), deuzio si cette existence est « admissible ». Chaque moment de forte rupture dans le tracé moderne (Ducasse, Rimbaud, Mallarmé, Dada, Roche…) relance ces questions. La réflexion de Bataille est la forme radicale que prend cette relance dans un contexte précis (les années 30/40) où remettre la poésie « en mouvement » consiste à la désengluer de l’idéalisme post-romantique et des logorrhées ornementales en quoi s’est finalement résolue, via le surréalisme, la crise ouverte vingt ans avant par Dada. La poésie comme sacré laïcLes premiers sont les formulateurs d’une question dont Bataille est le dernier et plus radical relanceur. La « réponse empirique » à cette question est encore cette question mais actualisée, soit : le poème lui-même, en tant qu’un poème authentique est un métapoème. Coordonnées batailliennes : « comme le sacré est conditionné par une suppression de l’objet-sacré, de la même façon la poésie est conditionnée par la suppression de la poésie » ; « la littérature n’[est] rien si elle n’est poésie, la poésie [est] le contraire de son nom ». Cette consécration du poème comme point incandescent de la littérature, centre igné de la langue, foyer des idiolectes à l’abri du véhiculaire et de l’utilitaire de « l’échange civil », représente ce que Quintane, en 2014, appelle une « hypostase de “l’écriture” comme forme d’un sacré laïc ». « Sacré » est ici un des noms de l’alogon, autant parce qu’il tient lieu de « tout autre » que parce qu’il résorbe les fuites de l’axiologie du haut et du bas, dissout un terme de droit (« sacer ») marqueur d’une violence exceptionnelle mais institutionnalisée (le « sacrifice »), dans le refus d’une hiérarchie des valeurs. « Sacrés » sont « l’horrible travail » et l’activité supérieure de la littérature, « sacrées » la mission « gratuite » et la tâche souveraine, « sacré » ce qui laisse le moyen de la langue (sa médiocrité utilitaire) se perdre dans le « temps social » pour s’ouvrir, lors de « séances d’écriture acharnées » à un « instant de fiction » (qui est aussi, étymologiquement au moins, un instant de dupeté) : Un livre, c’est d’abord des séances d’écriture acharnées – pas au sens d’héroïques, mais de voluptueuses, disons – dans le temps desquelles le temps social s’ouvre, dans le temps desquelles le pragmatisme linguistique tombe (on n’a pas besoin de dire passe-moi le sel…), tout se passe dans la gratuité de l’instant de fiction. La cérémonie prigentienne de la mise au travail est un moment individuel excepté du « temps social ». Le poète au travail a des attitudes de clerc sans en être tout à fait un : il ne se distingue pas par son savoir mais par sa suspicion devant le savoir constitué. « Sacré laïc », dit Quintane qui, dans ses remarques de 2013, se méfiait déjà de cette solennité attachée à l’activité d’écriture : Plus j’écris, moins je comprends cette idée qu’écrire (trimballée par l’écrire intransitif) serait une activité supérieure. […]
Souveraineté : en fait le propre de l’individu, de la littérature (la littérature comme valeur souveraine, opération souveraine).
GB [Georges Bataille, ndr], après guerre, place la littérature au plus haut – seul(e) nécessaire. Cette idée-là, ou ambiance, perdure jusqu’à mes études (début des années 80), puis fin. La « littérature » ne peut alors se déplacer qu’en descendant, puisqu’elle est prise dans cet imaginaire social du haut et du bas, du dedans et du dehors (du sacré et du profane, du calcul et de la dépense). […]
Supérieure comme quoi ? la médecine ? la connaissance du moteur à quatre temps ? député ? ministre ? compagnon du Tour de France ? vainqueur à Roland-Garros ? Britney Spears ? Lénine ?
Supérieure parce qu’on est censé écrire avec le cerveau, qui est placé dans la tête, qui elle-même n’est surplombée que par les cheveux, chez l’homme (sauf pour les chauves) ?
Idem pour cette poésie, cette littérature d’aujourd’hui : rien, en amont, ne facilite son abord, si bien que quand vous lisez dans une médiathèque, par exemple, ou dans la plupart des facs quand on fait lire un de vos textes, c’est toujours la première fois, toujours bizarre ou sans intérêt, jamais ça ne ressemble – ou ça ressemble trop et d’un air entendu à des choses que plus personne ne connaît.
Quintane relocalise la question de la littérature : des « séances d’écriture » de Prigent, qui convoquent immanquablement l’image de l’écrivain seul à sa table, on passe à une autre forme de « gratuité », celle de l’accès et de l’usage démocratiques (médiathèque, université) ; d’une pratique souveraine qui refuse un arraisonnement par le « savoir positivé », on passe à l’hébétude d’un lectorat à qui il n’est donné de « connaître » son objet que dans un jeu de ressemblances lointaines avec un ancien corpus qu’on pourrait appeler bouillon de culture littéraire – le non-savoir, comme la mobilité, est dans un cas choisi (libre, souverain), dans un autre subi (aliénant, sclérosant). Ce déplacement, de l’« activité privée » vers le « problème public », de l’individuel vers le collectif, résume à lui seul la distance qui sépare Quintane de la pose prigentienne de la question-de (la poésie, la littérature). Refusant l'écriture comme pratique de classe, Quintane ne se pose la question-de-la-littérature qu’inclusivement, en relation avec un tous supposé. Le littéraire, valeur suspecte Les références au caractère sacral de la littérature sont nombreuses chez Quintane ; elles sont unanimement adverses : dans Tomates, Quintane assimile la figure moderniste de l’écrivain comme conscience de la langue à celle de l’écrivain comme conservateur de la langue, gardien zélé d’un lieu de mémoire, célébrant d’un culte littéraire essentiellement patrimonial ; dans « Pourquoi l’extrême gauche ne lit pas de littérature », la littérature dominante est décrite comme essentiellement performative de réalité, adossée à une idéologie du récit, à un régime « descriptif » et « compensatoire » du discours : elle est majoritairement « de constat » en ce qu’elle défère, même quand elle se veut critiquement chargée, au monde tel qu’il se représente et se reproduit, s’engendre et se stabilise, soit : à un capitalisme naturaliste où toute « dimension projective de l’acte littéraire » est désarmée, puisqu’il y va surtout, dans les jugements associés à la littérature qui lui concèdent une efficacité politique, de l’acuité d’une « conscience » et du saisissement par la « vraisemblance » – que celle-ci soit pure (humilité réaliste) ou que, sur la route parfaitement goudronnée du « réel », elle aménage, pour le frisson, quelques nids-de-poule d’invraisemblable (autofiction, non-fiction, fiction documentaire, expérience de pensée). Quintane est intéressée par la littérature, d’abord professionnellement (elle est professeure de Lettres) et culturellement (elle a fait des études de Lettres ; elle fréquente les bibliothèques municipales). Sa conception de la littérature comme adresse est polémologique : c’est pour le « “combat” littéraire » que certaines références, correspondant à certaines généalogies, sont assumées (Ponge et Perec, par exemple). Mais Quintane leur en oppose d’autres, sincères, invisibles sous la lunette des genres, et dont la littérarité est oblique en domaine français ; c’est le cas de Lichtenberg et ses Sudelbücher (« brouillards », livres de comptes), mais aussi des fragments de Sei Shonagon (« une pute médiévale même pas française »). Dans un contexte socio-éditorial garantissant la « littérarité » du produit, la disposition de Quintane face aux gages et attentes du domaine est celle de moins-disant ; il y a un déchérissement tactique du cours des valeurs littéraires et, concomitante, la certitude que le conduit conduit, que l’élément des échanges et des circulations symboliques est foncièrement inaltérable : L’une des raisons pour lesquelles Shonagon et Lichtenberg m’intéressent, c’est ça : c’est que c’était pas prévu pour… c’était pas fait exprès (la littérature, comme dit Saint-Just, c’est exprès)… je ne veux pas dire que j’essaye de retrouver une espèce de virginité, c’est pas ça je veux juste dire que, sur ces livres, je travaille un tout-venant qui, par situation plus que par vocation, devient littéraire. Les derniers livres de Quintane, qu’ils aient paru chez un éditeur traditionnel de littérature (Que faire des classes moyennes ? ; Un oeil en moins) ou chez un éditeur de textes politiques (Les années 10 ; Ultra-Proust) radicalisent à la fois le déchérissement du fétiche littéraire et la nonchalance vis-à-vis du critère littéraire dont Lichtenberg faisait le programme des Brouillards en laissant place, au lieu de la littérature, au « tout-venant » du « jour le jour ». Face à ces « comptes tenus », le critère littéraire est d’une pertinence amoindrie parce que la littérature est une adressée parmi d’autres, moins hostile que pittoresque, moins étrangère qu’étrangement familière ; le programme du brouillard n’est pas nécessairement celui de brouilleur de littérarité. Tout un pan de l’œuvre de Quintane se montre sévère envers la littérature, et singulièrement la littérature française : celle-ci est décrite comme une puissance annexante et collante ; le devenir-littéraire comme inévitable pour un contexte éditorial donné ; le critère de littérarité comme avant tout celui qui permet de juger d’une conformité à l’Idée de la littérature. Quand le terme « littérature » demeure chez Quintane, ce n’est pas comme jeton d’une monnaie symbolique qui permettrait les distinctions, mais dans sa valeur d’« usage “civil” et quotidien », sur laquelle nous reviendrons. « La littérature tient par la tenue » Tarkos n’est pas absent du dialogue avec Prigent sur ces questions-là pour des raisons simplement contingentes (il meurt avant que ne s’engage cette discussion publique) ; il l’est aussi pour une raison essentielle : on peut affirmer, aussi définitif que cela paraisse, que la littérature n’est pas sa question. Non seulement ses sources sont essentiellement non-littéraires (les carnets de travail en témoignent, par exemple Le baroque), mais le mot lui-même ne figure dans le corpus tarkossien qu’à de rares occasions. Un texte cependant, parmi les varia des premières pages de Pan, travaille à une définition du vocable sur le mode, récurrent chez Tarkos, de la série de prédicats : La littérature tient par la tenue, elle est tenue, elle ne se tient pas à rien, elle se tient à la bonne tenue qu’elle a tout à coup, la littérature tient le coup. Dans la trituration de les ses mouvements illisibles par les ses propres carrés soutenus forme s’assoit en tenant pour tenir à ses propres tiraillements. La littérature est tirée de deux côtés opposés et possède le don de s’opposer, a le don de s’autoopposer, a le don de s’avoir tiré, de se tirer de tous les côtés, des quatre côtés, est un carré, est un carré élastique, un carré en matière élastique d’où le de dire que c’est un pan élastique parce qu’il part de tous les côtés en restant toujours attaché au à le carré à tout ce qui n’est pas le bord, à ce qui lui fait faire la sa forme […] la littérature a des terrains est territoriale est attirée est attachée est tenue implacablement a des terrains dans tous les endroits, dans toutes les positions, elle retombe sur ses pieds, elle se réorganise automatiquement, quand elle écarquille, elle trouve partout où s’écarquiller, atteignant tous les pignons, elle est un carré élastique, en s’opposant, elle s’appuie toujours, en s’écarquillant, c’est comme ça qu’elle tient, elle est attablée épinglée et attisée oui attisée, appuyée sur l’attroupement. La littérature est littéralement tirée à quatre épingles dans tous les sens. L’ensemble des prédicats compilent un ce qu’on peut dire de la littérature. Cet ensemble fonctionne comme un corpus : ses énoncés donnent à lire une progression par inflation plutôt qu’une avancée vers plus de clarté ou de stabilité de son objet (ils s’autorisent la contradiction). Ils font penser successivement à la description d’un dandy (un « tiré à quatre épingles » souverain, selfsame et indisponible au jugement extérieur, « autoopposé »), d’un supplice (un écartèlement) et de la suppliciée de ce supplice elle-même (« écarquillée », c’est-à-dire à la fois béante et écartelée). Surtout, ce qui « tient par la tenue », ne tient que par la tenue, peut recevoir le nom de convention. La convention est cette loi tacite qui ne tient qu’à condition que la « tenue » (l’attitude, le vêtement) la perpétue régulièrement. Convention est le nom d’un cadre d’inclusion : l’image du carré élastique dit, comme la pan-carte du « port », l’indication obstruante, qui couvre en signalant. Le vocable « littérature » est toujours en régime tutélaire et signalétique, en régime pancarte : il dit tout, sait tout de son objet, ne dit rien d’autre que ce qu’il indique. « Littérature » est la seule entrée de l’index littéraire. D’où qu’on ne peut rien en dire qui soit autre chose qu’une confirmation de sa puissance, une célébration de son Idée. Comme l’écrivait Barthes dans Critique et vérité, la littérature est un objet imprédicable, qui condamne à en parler tautologiquement. De la même manière que l’énoncé de Quintane selon lequel « la peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau » contribuait à interroger la conventionnalité de la « psychologie poétique » (ses présupposés, ses attentes tacites), l’affirmation de Tarkos selon laquelle « la littérature tient par la tenue » peut se lire comme une démission devant le terme : la littérature n’a besoin ni de moi ni de personne pour « tenir », c’est une Idée qui se passe très bien de manifestations, d’objets exemplaires. En ce sens, faire de la littérature est une attitude intenable, toujours en deçà ; seule la littérature, comme Idée, est au niveau, sur ses pieds, stoïque et impeccable, tirée à quatre épingles.

1.3.1.2. Souveraineté

La génération de 90 reprend plus ou moins ce bilan de fin de partie à son compte : pas de souveraineté de la littérature, nécessité de défaire cette sacralité. […] Non seulement, donc, il n’y a plus d’exception littéraire, mais il faut sortir de la littérature, ou de la « poésie ». Triangle de la valeur d’usage de la litté­ra­tureNous n’avons trouvé dans notre corpus principal que deux conceptions positives de la littérature – toutes deux chez Quintane –, susceptibles de la sauver de son caractère conventionnel de « discours d’importance ». Elles engagent chacune un idéal relationnel de la lecture, contre un idéal absolu de l’écriture. Dans Crâne chaud (2012), Quintane constate l’importance que prend, pour surmonter une rupture amoureuse, la parole de l’animatrice radio et ancienne actrice Brigitte Lahaie. Un des trajets du livre, une de ses intrigues transversales, correspond à la façon dont cette parole informe la tentative de surmonter une autre rupture, la rupture littéraire entre l’expérience de l’écrivain et celle de ses lecteurs potentiels. En ouverture, Quintane interroge l’ambition à la fois « populaire » et « expérimentale » de son projet, soit, plus généralement, la valeur d’auxiliarité de la littérature, le quantum de secours d’un livre, et du coup la légitimité d’une adresse au tous : En signalant que ce qui suit concerne tout le monde, je ne viens pas poser qu’il y aurait là quelque chose démocratique d’emblée, littérature pour tous – c’est le genre d’option qui n’est jamais gagnée, pas plus en art qu’en politique, ça se travaille continûment, d’un bout à l’autre, avec des hauts et des bas, des rattrapages, des remords ; il ne faut pas être fainéant. À la fin du livre, Quintane tire de son écoute quotidienne du programme de Brigitte Lahaie une certitude méthodologique concernant la littérature, tributaire, via le lexique des médias de masse (émission / réception, expert / reformulateur), d’une pose pragmatiste de la question-de : La littérature pas plus que la philosophie ne sont déprofessionnalisées, pas plus que la connaissance sexuelle : si la connaissance sexuelle était enfin totalement déprofessionnalisée, Brigitte ne s’acharnerait pas deux heures par jour tous les jours sauf le week-end. Oui, mais la littérature peut être lue par tous et non par un, et tous écoutent l’émission et comprennent, de connaissance sexuelle. Ce sont des reformulations déprofessionnalisantes. Nous entrons en terrains professionnels : experts en sexe, experts en littérature. L’émission sépare assez nettement les deux instances : l’expert d’une part, la reformulatrice d’autre part. Cependant, même quand les deux sont fondus (expert et reformulateur confondus, comme c’est souvent le cas en littérature ou en recherche en général), le triangle est là ; tout bonnement il n’y a pas de texte possible sans ce triangle (expert, reformulateur, utilisateur – trois en un, séparés-fondus). Appelons cette dernière figure triangle de la valeur d’usage de la littérature. Elle répond à une question très éloignée des questions prigentiennes, substituant notamment à qu’est-ce que c’est ?, comment ça se fait ? et d’où ça vient ? les questions pragmatiques comment ça circule ?, qu’est-ce que ça transmet ? et où ça va ? Ce complexe de questions rappelle les théories de la communication selon lesquelles le récepteur et l’émetteur sont coproducteurs du message. Le livre serait une émission, l’écrivain se voudrait « une radio qui parle » – littéralisation de l’image spicerienne de l’inspiration : la radio ne me dicte pas ce que je dois écrire (elle n’est pas ma muse), elle me montre comment je peux écrire (elle est ma poétique – aussi bien ma poétique d’emprunt, mon onde provisoire). On est loin de la « gratuité » d’une « pratique souveraine » rétive à l’instrumentalité linguistique. Les questions de Quintane intègrent un lecteur putatif posé en termes inclusifs (il s’identifie par principe au tous des bibliothèques et des classes). « Reformulatrice », Quintane l’est au moins « en tant qu’enseignante » (sujet-agent du projet démocratique) ; « utilisatrice », en tant qu’auditrice régulière d’une émission diffusée sur un masse-media (sujet-patient d’un deuil, expérience commune et singulière par excellence). Si le dispositif antenne ouverte permet d’appréhender le problème individuel (rupture amoureuse) en l’articulant à des stratégies collectives d’émancipation (meilleure « connaissance sexuelle »), alors la littérature a quelque chose à apprendre d’un tel dispositif. Il arrime cet écrire intransitif, dont R.R. se moquait, à une adresse. Il empêche de concevoir « écrire » comme une activité spécifique ou une valeur en soi. Il interdit notamment de considérer « écrire » sans « lire ». « Repli », « recen­trage » : de l’enga­gement au langa­gement Quintane relève la tension, chez Prigent, entre « langue publique (langue d’intervention sociale) et langue privée (le style) » : cette tension corrige chez celui-ci les excès d’une ancienne foi dans l’efficacité politique de la littérature. De l’engagement politique, Quintane note que Prigent est passé au « langagement » – « recentrage sur la question de la forme, des formes, de la langue, des langues ». Ce « recentrage » est avant tout perçu comme un repli de la « révolution » sur une conception autotélique de l’art, une façon de mettre la pratique privée à l’abri des tempêtes idéologiques, une réécriture réformiste de la maxime de Ducasse : « Il s’agit de faire sortir, de la langue de tous, une langue singulière. » Quintane ne reproche pas à Prigent l’abandon de thématiques politiques – elle note d’ailleurs l’absurdité d’une telle requête et d’y céder, ce que Prigent appellerait probablement « un compromis littéraire avec la commande sociale d’époque ». Ce que Quintane reproche à toute une génération, c’est d’avoir jeté le bébé de l’action politique, de la pensée d’une efficacité « civile » de la littérature, avec l’eau idéologique des grands récits, et finalement de s’être arrêtée de penser le politique comme fait communautaire pour le penser exclusivement du côté de la liberté individuelle. En refusant d’inscrire leur pratique dans des rapports de production qui ont tout à voir avec le « temps social », en continuant, dans une marge de plus en plus mince, à jouir des bénéfices symboliques d’une « activité supérieure », certains des écrivains les plus évidemment engagés de leur temps ont joué leur partie conservatrice dans le mouvement de « restauration » des années 1980/1990 – c’est ce que disait en substance le texte d’Alferi et Cadiot en pointant le cliché du « culte de la cruauté » bataillio-artaldienne, « qui n’est pas moins un motif que les fleurs bleues des vrais-poëtes-lyriques-enfin-revenus ». Le sublime, concept moderne de l’alogon Quintane, après avoir noté que la conception kantienne du sublime est intimement liée à un genre d’épiphanies dont la « révolution », en tant que Grand Événement, est un des modèles, reproche en somme aux soixante-huitards d’avoir condamné tout volontarisme politique sur le bûcher de leurs propres illusions : Qu’est-ce qu’une révolution dont on n’attend que les moments sublimes – moment qu’on attend d’abord et avant tout pour avoir l’occasion aristocratique de les vivre, soi ? […] Et qu’est-ce qu’une littérature entièrement indexée sur ce sublime-là, si ce n’est une littérature pour la littérature ? « Sublime », chez Kant, est l’alogon par excellence qui dit le renoncement de la capacité de juger objectivement et de goûter subjectivement, le seuil au-delà duquel on admet ne plus savoir, l’impureté des états, le principe n+1 de l’infini mathématique, une sur-nature. La poétique du sublime est, de manière inhérente, une affirmation de l’insuffisance de la langue, a fortiori de la langue commune, à dire l’expérience individuelle ; à l’opposé, Quintane, comme d’autres de sa « génération », considère, on l’a vu, que langue littéraire et la langue véhiculaire ne doivent pas s’opposer : c’est en tant que l’usage est conventionnel (absolument : par exemple, l’ordre syntaxique contraignant ; ou relativement : par exemple, l’organisation de fait plus réticulaire que thésaurique du vocabulaire) que tout travail littéraire à partir de cet usage doit être, et toute efficace littéraire sur cet usage est nécessairement : différentiels, micrologiques – logiques donc, foncièrement indexés sur le moyen de la langue. Le sacrifice qu’il faut faire, à leur sens [ceux de « la génération de 90 », ndr], pour que vive encore quelque chose de la littérature en ce début de XXIe siècle, c’est le sacrifice du sublime – le sacrifice du sacrifice – ; abandon délicat de la souveraineté littéraire pour que la littérature puisse continuer. […]
Or, sacrifier le sacrifice, sacrifier le sublime, c’est commencer par renoncer à penser comme ultime et seul valable, le fait de vivre « au bord des limites où toute compréhension se décompose » [citation de Bataille dans La haine de la poésie, qui qualifie la liberté véritable, ndr], c’est faire porter à nouveau, et à nouveau frais, le soupçon sur la coupure qu’il y aurait entre le discours du penseur et celui du poète (le sublime est, pour Kant, ce moment où s’arrête le discours du philosophe et où commence celui des poètes), c’est reconsidérer la tétanie propre à une écriture poétique frisant le réel comme Kant frisa l’enthousiasme à l’annonce de la révolution française.
La littérature, pour « continuer », doit refuser le confort du recours à des alogons, que ceux‑ci célèbrent, de manière traditionnelle, une limite supérieure du jugement esthétique (c’est le cas du « sublime ») ou un seuil d’indicibilité ; car en célébrant ces limites, poètes et « penseur[s] » s’entendent pour célébrer leurs prérogatives respectives. À cet égard, la conception de la liberté comme souveraineté individuelle est idéaliste ; elle s’oppose, selon l’axe tracé par la critique quintanienne des positions de Kant et Bataille, au grand terme de la pragmatique libertaire : l’émancipation. Le sublime apparaît ici comme l’opérateur vestigial (ou le vestige encore opérant) d’une société d’ordres dans une société de classes. C’est cet aristocratisme littéraire qui fait l’objet d’une attaque dans Ultra-Proust. Lors d’un entretien radiophonique à l’occasion de la sortie du livre, Quintane prend l’exemple d’une métaphore de Cocteau à propos de la maison de Proust (« la poussière recouvrait les meubles comme une fourrure de petit gris ») pour relever le traitement précieux que les amoureux de la littérature réservent à leur objet : « Qu’est-ce que c’est que la fourrure de petit gris sinon l’idée qu’on se fait de la poésie ? » La poésie : une chose rare et précieuse, sublime. « La littérature », ainsi conçue, est « saisie dans l’émerveillement ». C’est l’objet d’une « possession », d’une « contemplation ». Le « réel », alogon prigentienMais le sublime est un alogon classique, symptôme d’un ordre et d’une manière en opposition auxquels la Modernité s’est en partie construite (le canon rhétorico-générique, le ton et les périodes accordés au sujet). Le terme est devenu suspect d’aristocratisme, parce que son usage est devenu essentiellement distinctif : dire « sublime », c’est immanquablement produire une intimidation, sinon de la capacité de juger, au moins de la capacité d’apprécier supérieurement. Ce qui, au 20e siècle, pour nombre de modernes et pour Prigent lui-même, nomme le retrait nécessaire des catégories positives et caractérise un certain arrêt la compréhension, c’est « le réel » – dont Quintane signale qu’il s’écrit tantôt avec, tantôt sans capitale, comme « roi » ; avec le réel (comme avec le roi) on s’entend sur le fait qu’on ne négocie pas. Impérieux, souverain, dans une sorte de « mimesis tonale », Lacan avait consolidé, par mille formules péremptoires, l’idée qu’il y allait, dans le « réel », d’un absolu seulement définissable, dans un retrait progressif du savoir, par ce qu’il n’est pas (ce que nous avons appelé supra un quod-non-libet, ou tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut). Prigent reprend une des définitions de Lacan, liant le « réel » à la « différence non-logique » qui caractérise, chez Bataille, la « matière » : « Différence non-logique » est une définition que Georges Bataille donne à la « matière ». Il désigne, je suppose, ce qu’à la suite de Lacan j’appelle le « réel », soit : « ce qui commence là où le sens s’arrête ». Le « réel », c’est l’inappréhendable, l’inarraisonnable, l’insaisissable, l’innommable : une « grande affaire » avec laquelle, pour Quintane, la figure prigentienne de l’écrivain a spécifiquement affaire. L’écrivain, c’est celui qui se nourrit de réel, ou du réel, pour se livrer ensuite à une activité supérieure, comme on chie des perles. Régulièrement, quelqu’un, dense, etc., dans le public, demande ce qu’il en est du réel (ou du Réel), qu’est-ce qu’on en fait, est-ce qu’on s’attache à le retranscrire, ou pas, est-ce qu’au fond on s’en fout, est-ce qu’on le vénère, est-ce qu’on le maquille, est-ce qu’on le masturbe. Le réel, c’est un peu comme la politique, si tu ne t’occupes pas de lui, il finira toujours par s’occuper de toi – et sévère. En même temps : je ne comprends pas cette question. Je ne suis pas sûre qu’on la pose vraiment, quand on la pose. On pose peut-être : maintenant, fini de rigoler. On pose : venons en aux choses sérieuses. On pose : arrêtez deux secondes de nous la faire. Poser la question du « réel », c’est poser, mais pas une question – une pose plus qu’une pose –, et cette pose est celle du non-dupe (« arrêtez deux secondes de nous la faire ») dans une humanité de dupes. La distinction d’avec la masse des dupes est le terrain d’une (re)spécification de l’« activité supérieure », d’une « poursuite du combat littéraire » comme épopée chevaleresque, et c’est là que Prigent est une sorte d’aristocrate nietzschéen plus que bataillien : d’un côté, ceux qui écrivent, de l’autre, le reste du monde. Qui écrit n’écrit que parce qu’il vit le rapport à la langue comme un drame, une difficulté. Qui est dans la langue comme un poisson dans l’eau, qui vit le rapport à la langue comme un rapport d’instrumentation naturel – n’écrit pas. […] Si n’a lieu que cette maîtrise, si l’on identifie de part en part le fait de parler à cet outillage socialisant, alors les hommes sont assujettis au leurre de l’adéquation des langages aux choses (à l’illusion de véridiction) et donc à la toute-puissance régulatrice (uniformisante) du discours contractuel : l’articulation des noms retire à l’expérience la vérité ouverte du réel (rétif aux représentations, inarraisonnable, non-idéologisable). Et là, peut-être, se profile au bout du compte quand même une bribe de réponse à la question de ce que peut la poésie : au moins témoigne-t-elle d’un effort de résistance à l’emprise que je dis. « Un certain type d’humains » : distinction, sacerdoceEt au sein même de cette typologie qui consacre les écrivains, les poètes se distinguent par leur radicalité, suivant la gigognité notée supra : Il y a d’un côté ceux qui font avec ce que la littérature dit : des histoires, des émotions, des points de vue sur la société des hommes… […] et ceux dont les écrits posent la question même de ce que la littérature est (et peut). D’un côté, le souci de la poésie appartient au commun, au fait anthropologique de la parole : c’est le symptôme à la fois de l’insuffisance du langage comme véhicule du sens, et de son excédence pulsionnelle. D’un autre côté, le souci constant qui fait la poésie est la marque d’une exception, minime mais décisive : il concerne un « type d’humain » peut-être « un peu plus intranquille que la moyenne ». Faire de la poésie, pour Prigent, c’est être en mesure de tirer les conséquences radicales de l’intranquillité du « parlant » ordinaire, depuis une intranquillité plus grande. En ce sens, un poète est un presque ordinaire d’humain, un humain radical parce que conséquent. La figure du « parlant » comme personne d’habitation de « l’homme ordinaire » (gemeine Mann) dépositaire d’un savoir insu, et donc de cet homme ordinaire comme sachant dupe de son savoir, est d’origine freudienne. Elle s’inscrit dans une typologie des états productrice de majoritaire et minoritaire. Michel de Certeau voit dans cette figure du « parlant » conséquent le « point de jonction entre le savant et le commun » et un avatar du schème du « débordement de la spécialité par la banalité » – par la simplicité, pourrait-on ajouter, puisqu’il y va en fin de compte, dans cette figure du poète comme ordinaire distingué (mais aussi bien relevé/dépassé : aufgehoben), d’un lieu commun de la sagesse face au savoir spécialisé : « de sérieux, je ne sais rien », au moins le sais-je. Le « style » comme distinctionCe resserrement – d’une typologie des pratiques sur une typologie des états, et d’une sorte d’éthique inclusive de la communauté des sorts sur une éthique exclusive de la vocation – a également à voir avec le maintien d’un vocabulaire dont le modernisme est un monadisme : le « style » est la marque ou le témoignage du caractère individuel du rapport à la langue (il s’agit de trouver la sienne, selon l’expression de Rimbaud dont Prigent fait devise). « La langue » comme sort personnel, possession intime, empreinte pulsionnelle, y est conçue comme résistante à la langue ordinaire, véhicule du sens commun, outil d’un pacte social, liant du milieu « pacifiant de l’échange civil », facilitateur d’un commerce des valeurs et des significations établies. Conscient de l’aliénation de « l’homme ordinaire, » le poète fait droit à l’« exigence » intime que l’ordre social de la communication bâillonne chez le plus grand nombre, et accède à « la sensation de liberté souveraine que donne ce qu’on appelle un style ». Malgré tout cela, le réel (le monde, les choses, la nature, les corps, les passions) exige qu’on le nomme, qu’on le symbolise, qu’on lui donne des manières d’équivalents verbaux, sonorisés, rythmés. Alors il y a une exigence de poésie. Cette exigence est ce qui fait être l’effort au style dit « poétique ». Provocativement peut-être, Quintane, en réponse à Prigent, aborde la question du « style » par le biais de la sociologie : c’est d’abord une notion distinctive, un écart relatif calculé, une stratégie de classe. Une phrase m’a frappée, dans Ce que parler veut dire : Bourdieu se demande ce qu’il arriverait si le milieu littéraire laissait tomber la question du style, ou plutôt : si l’on ne discutait plus du style (ou de la langue) de tel ou tel auteur, mais de la question du style même. D’un coup, vous vous apercevez que la vache qui rit, qui vous amusait et vous fascinait depuis toujours, est en réalité une boucle à l’oreille d’une deuxième vache qui rit et, vertige, que cette deuxième vache qui rit est elle-même une boucle à l’oreille d’une troisième vache, etc. Non seulement vous ne voulez plus discuter d’un style, mais vous ne voulez plus discuter de style du tout et même, vous ne voulez plus discuter de cette discussion sur le style. L’arrachement à la langue conventionnelle appartient au gestuaire prigentien de la distinction et de la protection, et en fin de compte à une poétique de la distinction individuelle. Le style, comme écart marqué avec la langue commune, est pour Quintane, suivant Bourdieu, l’outil d’une domination, la domination de la littérature, par la littérature et pour sa conservation. En ce sens, « style », pour Quintane, rejoint « genre » au rang des taxons conventionnels idéologiquement lestés : ils répondent à une nécessité de marché, assignent à des usages d’écriture et de lecture, ont une efficace signalétique. Mais Quintane ne les refuse pas absolument ; elle les désamorce en les anodinisant : ils appartiennent à une visibilité sociale de la littérature, plus qu’ils ne concernent son « efficacité sociale ». Prigent – […] tu es la plupart du temps embauchée avec les « poètes » (dans les revues, à l’occasion des lectures publiques…). Et il t’est arrivé de dire que tu voulais « multiplier les angles et les manières – en phrases, en blocs, en vers, en discours, en récits, etc. ». Voici les questions : quel type de texte écris-tu ? l’enjeu est-il « de poésie » ? en qui ? Que serait ce que tu appelles une « poésie qui ne se force pas » ?
Quintane – Je crois que la catégorie professionnelle pour laquelle la distribution en genres est la plus utile est celle des libraires. Je vois ma libraire crouler sous les cartons, et qui me dit : Au moins les romans je les mets là, la philo là et la poésie là. […] Par ailleurs, ce souci de « marqueterie » qui est le mien est historiquement lié à la poésie (voir le prosimètre à la Renaissance, le « glanage » au XIVe siècle, qui est l’ancêtre de nos « cut-up » et autres « prélèvements », etc.) ; il est associé chez moi à l’idée que les oppositions et les contrastes amorcent efficacement (= brutalement) une pensée critique (j’en ai fait l’expérience physique et psychique en lisant Lautréamont et Jacques le Fataliste à l’adolescence). La poésie, pour moi, c’est une pensée critique et la programmation de ses effets (de rupture et de trouble) chez le lecteur. S’il y faut « l’effort au style », allons-y, allons-y pour l’effort au style. Mais quand je lis les Poésies de Ducasse, je sens moins un style qui s’efforce qu’une manip’ d’une habileté et d’une efficacité diaboliques.
La question de Prigent est celle de la situation d’une voix (d’où parles-tu, camarade ?). Curieusement, alors que celui-ci maintenait poésie et littérature dans un au-delà du critère générique, la question du « type » semble réintroduire du discontinu dans le continu existentiel de « l’horrible travail ». Quintane fait une réponse en un sens plus prigentienne que son questionneur : il y va, en poésie, moins d’un « genre » (catégorie marchande) ou d’un « style » (catégorie souveraine) que d’une série de « manip’ » qui sont autant d’écriture – ce que Prigent définit ailleurs comme « une technicité propre au poétique » – que de lecture, et dont le caractère à la fois sincère et impur devant l’affectivité personnelle est revendiqué. Cette réponse, plus royaliste que le roi, indique nettement ce qui, chez Quintane, demeure au-delà d’une critique globalement sévère de l’aîné : l’idée d’un écrivain fictor (manipulateur, tricheur, feinteur, piégeur) mais pas nécessairement non-dupe ; l’idée d’une historicité des « manip’ » (de la Renaissance au cut-up, trajet prigentien), mais sans inscription de cette histoire dans l’épopée d’un « effort » littéraire, et sans figures héroïques de ce « combat ». La littérature, la poésie a fortiori, n’est plus chez elle la condition d’un « type d’hommes » vigoureusement désaliénés de la condition idiomatique commune, mais un « problème public » et une activité critique soucieuse de ses « effets » sociaux, mais aussi, après les Poésies de Ducasse, d’« effets de rupture et de trouble » avec poésie-genre. Au plan d’une épistémologie de la pratique, ce type de pose de la question-de s’éloigne de l’idée prigentienne que, faisant de la poésie, on saurait qu’on en fait et ce qu’on fait (rallier la première ligne du sempiternel « combat littéraire », se mettre en charge du symbolique et de ses contradictions dans une société trop « tranquille », etc.). S’en éloignant, elle semble se rapprocher de la pose de l’autre aîné majuscule et second « père », pour qui faire de la poésie, c’est savoir qu’on y est (au moins parce qu’on tente d’en sortir).

1.3.2. La pose gleizienne de la question-de : un héritage critique

Comment ne pas faire que la poésie soit la poésie, donc séparée de la Littérature et beaucoup plus mobile et sonore / vivante / lisible… Nioques signifie que la poésie n’est pas une solution, que la poésie n’est pas ce que nous croyons, que la poésie n’a pas encore de nom, ou n’a et n’aura que des noms impropres.

1.3.2.1. Un « métier d’ignorance »

Reste pour nous : la poésie. L’ignorance de ce qu’elle est. La faire, l’écrire « pour savoir ». Pour progresser dans cette ignorance. Pour savoir cette ignorance. Pour l’élucider. « Sorties » de la poésie« Sortir de la “poésie” » est, dans les années 90, une expression associée à l’œuvre poéticienne de Jean-Marie Gleize. Mais cette sortie chez lui est dite « interne » parce que, même si elle s’inscrit en partie dans une tradition de la question-de-la-poésie dirigée contre le vocable, elle prend acte de sa situation historique comme celle d’un après les départs de poésie. D’une certaine façon, le terrain de la « sortie interne » coïncide avec celui du « Manifeste Chou » : extensivement, ça ne peut pas continuer comme ça (sous la tutelle de conventions génériques et formelles) ; intensivement, ça va continuer malgré tout (parce que la variété des productions apparentées à la poésie n’est limitée par aucune définition de celle-ci). La focale poéticienne modifie toutefois le dernier terme : au malgré tout, au quand même, elle substitue le de fait : C’est un fait que la poésie ne cesse de renaître à partir de ses propres ruines. Il n’y a rien à « prophétiser ». La question est simplement pratique, et inépuisable : celle de la réinvention permanente de la « poésie » […]. Les deux maîtres dans la voie de la « réinvention permanente » s’appellent Francis Ponge et Denis Roche. Le premier est un Lesemeister, un maître en littéralité ; le second un Lebemeister, celui dont l’exemplarité et la radicalité tiennent dans un « geste », emblématique de tout véritable geste poétique « conséquent ». La sortie de Ponge peut légitimement se dire « interne » au sens de Gleize : son « coup de reins » concerne « le poème » comme « manège » et le poétique comme « ronron », mais la « poésie » est maintenue dans l’horizon d’une « recherche ». La sortie de D. Roche est plus difficilement appréhendable selon ces termes – elle semble sans retour dans le giron de la poésie. Mais La poésie est inadmissible est, en tant que geste éditorial réitéré, une adresse maintenue à la poésie comme affaire, cas, objet de litige et terme de procès. Dans cette double référence en tout cas, Gleize, qui rejoint le constat de Prigent, fait du mouvement de la « mise en questions » de la poésie la marque insigne de la poésie – soit : de poésie-souci l’index de poésie-pratique : [L]a poésie n’est pas autre chose, dans son histoire moderne (une fois effondré le consensus formel qui garantissait sa reconnaissance), que mise en questions, redéfinition, ou annulation de la poésie par la poésie, ou (tentative de) débouché sur « autre chose », un autre site qui n’a pas encore de nom. La pose gleizienne de la question-de s’appuie sur
  • une histoire de la modernité poétique qui force à poser la question d’un après la poésie ;
  • une conception « tactique » de poésie-pratique qui doit permettre de continuer sans s’embourber dans poésie-Idée, poésie-patrimoine ou anti-poésie.
Toutes deux sont exposées dans la série d’articles que compile le recueil Sorties, notamment celui intitulé « Intégralement et dans un certain sens ».
L’histoire de la poésie moderne selon Gleize connaît trois grandes périodes :
  • le 19e siècle, moment où la poésie se constitue comme « question à la poésie, recherche de la poésie, rupture avec la poésie » ;
  • le 20e siècle, âge d’une « seconde modernité », « expérimentale », sans domination incontestée d’une « formalité » sur les autres ;
  • le tournant du 21e siècle, où les différentes formes de poésie entrent dans une « coexistence indifférente », occasionnant diverses conceptions restauratrices de poésie-Idée et de poésie-genre.
Cette histoire de la modernité poétique n’autorise plus à définir fermement la poésie, ne permet plus d’en dégager des constantes formelles, périme l’idée d’un usage spécifique de la langue ou d’un rapport spécifiant au langage.
Une conception « tactique » de la poésieGleize propose de sortir de cette aporie en articulant une conception « tactique » de poésie-pratique – « tactique » parce qu’elle permet de « continuer » à écrire de la poésie après l’âge des départs de poésie, qui est aussi celui des radicalités poétiques. Cette conception tactique est dialectiquement triphasée :
  • Dans un premier temps, une « pseudodéfinition » de la poésie, dont le critère d’appréciation n’est plus la conformité à une Idée ou à une tradition, mais l’efficacité stratégique à motiver minimalement un nom. Une fois engagé, ce nom entraîne une série de déclarations initiales qui joueront comme support de discussion (éventuellement jusqu’à la contestation même de ce nom). Isolée, c’est une définition assez semblable à celle de Prigent (« poésie » est le nom d’une pratique exclusive du langage qui en conteste – tend à en abolir – le caractère conventionnel). Prise dans son mouvement dialectique, elle joue comme « fantasme pratique », c’est-à-dire comme duperie volontaire – ou, pour le dire à la Tarkos, oui initial. J’ai besoin d’une certaine définition minimale de la poésie comme la seule pratique verbale, littéraire, échappant (ou tendant à échapper) aux contraintes et aux dogmes de la représentation : la poésie comme branchement direct (ah! ah!) de la langue sur du réel (de l’inconscient, du physique, du pulsionnel), la poésie comme branchement direct (!) de la langue sur de la réalité « objective » (du réel rugueux à étreindre, du réel sans nom et sans images et dénué de sens, etc.)
  • Dans un deuxième temps, un « refus […] des définitions admises » de la poésie. C’est le moment la poésie est inadmissible de la conception gleizienne, et c’est peut-être celle où le fond spirituel de Gleize est le plus évident, où son franciscanisme (dénuement, dénudement, dépouillement, vœu de pauvreté) rencontre la tradition mystique de la dépossession (« autonégation », « autodestruction »), dans sa dimension dialectique. Je prétends que la poésie s’affirme ou s’invente par la négation et le dépassement de ses définitions données, admises, apprises. La poésie consiste, pour une part essentielle, en son autonégation, en son autocritique, en son autodestruction plus ou moins violente. C’est en ce sens que toute vraie poésie est antipoétique.
  • Dans un troisième temps : voie d’une mystique apophatique ou aphairétique, qui remotive inlassablement le nom en niant son adéquation ; non seulement il n’y a pas de définition possible de la poésie, mais l’ignorance de ce qu’est la poésie est « l’épreuve » ou « l’exercice » qui seuls spécifient la véritable poésie : Enfin (? !), je prétends que la poésie est sans définition, et qu’elle n’est que de cette ignorance. Poésie comme métier d’ignorance, et, d’abord, de ce qu’est la poésie. Épreuve, donc, ou exercice de l’ignorance.
Un « métier d’ignorance » L’expression « métier d’ignorance » (empruntée à Claude Royet-Journoud) dit la spécialité équipée et le généralisme amateur, la toute spéciale impéritie. On peut la lire comme opérant une synthèse des conceptions classique et moderne de la poésie :
  1. D’abord, métier de poésie fait entendre une ascendance classique, préromantique (l’expression sonne antérieure à la distinction de Schlegel entre Dichtart et Dichkunst) ; poésie-pratique correspond à un savoir-faire, à une « technicité propre » (Prigent), à un genre et une forme conventionnellement fixés.
  2. Ignorance convoque une histoire des revendications d’impéritie en poésie, à la fois préclassique (Guillaume d’Aquitaine, Rutebeuf) et moderne (figures de l’incapable, du désœuvré, de l’improductif dans le monde de la compétence, de l’utilité, de l’affairement).
  3. Enfin, métier d’ignorance perpétue par l’oxymoron le mode dialectico-mystique du deuxième moment : savoir, c’est savoir ne pas savoir et, suivant : le savoir-faire des poètes consiste dans la conscience de leur impéritie. Cette impéritie est fonction d’un « désaffublement », d’un « dégagement », d’un dépouillement radical, dont la figure à la fois accomplie et originelle est l’infans : pur de tout « costume » social (il est « nu »), son silence est à la fois parole en puissance (promesse) et refus de se compromettre avec le monde (il « claque la porte »).
D’emblée, chez Gleize, la question-de-la-poésie est un problème d’héritage, un rapport aux « costumes » ou au texte déjà là. L’expression « métier d’ignorance » rappelle d’ailleurs celle de « docte ignorance », qui caractérise, chez Bourdieu (qui l’emprunte à Nicolas de Cues), la condition des sujets de la ritualité sociale, en tant qu’ils en sont les opérateurs accomplis sans en être pleinement les agents : « c’est parce que les sujets ne savent pas, à proprement parler, ce qu’ils font, que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent ». Les poètes de l’âge d’après les départs de poésie ont à faire, comme les sujets de la reproduction sociale, à de pesantes questions d’héritage ; leurs faix généalogiques sont des faits sociaux, des tares culturelles. Ils sont acculés à une pratique opératoire située – qu’ils accomplissent dans la nuit stratégique. Ce ne sont pas des agents de la poésie, parce que leur pratique n’est pas celle de sachants : ils font de la poésie sans pouvoir compter sur savoir ce qu’elle est. La « grammaire semi-savante des pratiques » dont parle Bourdieu fait écho à la définition gleizienne de la poésie comme « activité de quasi-grammaire » ; toutes deux impliquent des sujets certes joués par l’ordre social ou « le système de la langue » (Saussure) mais tenant leur rôle dans le maillage des parentèles ou la chaîne reproductive. Chacun connaît sa tâche, son poste ; chacun se sait enfant c’est-à-dire héritier, engendré tenu par l’engendrement et lui-même tenu d’engendrer.

1.3.2.2. « Poésie, et après ? »

Il se peut que cela, cette démarche que je continue d’appeler poésie, n’ait plus de nom, ce nom. Écrire, en ce sens, n’appartient peut-être pas à la littérature. Ou serait ce qui, dans la littérature, n’appartient pas à la littérature. Ou ce qui, dans la poésie « n’a rien à voir avec la poésie ». Poésie : mission impossibleCar tâche il y a, tenace. Si joueuse soit-elle, si méfiante envers ses propres déterminations, si rétive à une définition positive de son objet, la conception de Gleize maintient l’idée d’une mission propre à la poésie : Je donne à la poésie pour tâche de dire le réel ou la réalité. Alors que la réalité est sans nom. Alors que la réalité est innommable. Alors que la réalité est hors d’atteinte. Alors que la réalité est sans commune mesure avec le langage. Alors que la langue ne peut que figurer le réel, que le renverser, que le convertir en image, etc. C’est parce que je donne à la poésie la tâche impossible de dire le réel, ou de me conduire au réel, à l’étreinte du réel, que je pense la poésie elle-même comme tâche impossible, inachevable, impensable, irréalisable, que je pense la poésie comme nécessairement toujours proche de son échec ou de son renoncement. Les termes de la mission sont encore très proches des traditions de l’alogon, tels que les relevait Quintane : l’indéfinissable « réel » (dans un emploi certes dégagé des acceptions lacaniennes, au regard desquelles l’amalgame avec la « réalité » confine au blasphème), l’« innommable » (un indicible par le bas, inspiré des inversions axiologiques de Bataille, puis Beckett et Blanchot), mais aussi l’élection d’un « hors d’atteinte » (qui appartenait en propre, dans le diagnostic quintanien, à la branche métaphysique de la poésie française). Poésie : mission impossible, dont l’impossible accomplissement est la seule certitude et le seul savoir de ceux qui l’acceptent et s’y vouent : En même temps il n’y a rien d’autre à faire. […] C’est la seule tâche utile. Les [poètes] savent qu’ils ne peuvent pas ne pas écrire. Qu’ils le « doivent » : Les [poètes] doivent savoir qu’ils pourraient ne pas écrire. Qu’écrire est proche de son échec et de son renoncement. Le verbe « devoir » autorise en français une interprétation en terme de nécessité intérieure et d’obligation extérieure (l’allemand a sollen et müssen) ; le verbe « pouvoir », en terme d’autorisation et de capacité (l’allemand a dürfen et können) ; les deux, en terme de probabilité (les poètes doivent bien savoir que… ; ils pourraient bien ne pas…). Aussi les termes gleiziens de la mission sont-ils sciemment ambigus et la formule globalement suggestive (ils disent à la fois l’impératif externe et la nécessité intime, le mode de survie imposé par un milieu hostile et une manière de conatus). Dans la plus pure tradition augustino-franciscaine, la disposition qu’elle requiert est, vis-à-vis du for intérieur, volontariste (vouloir colle à devoir pouvoir) ; mais elle se rapporte aussi à une tradition du devoir savoir qui soumet la béatitude à l’exigence d’un savoir liminaire. Ce principe de connaissance est d’autant plus nécessaire que
  • le « réel » est le nom ambivalent d’une clarté opératoire et d’une ténèbre stratégique (il est lui-même « intérieur et extérieur », muet et parlant, donné et arraché, caractérisé dans les termes oxymoriques de la proximité lointaine qui définit l’intimité pour une certaine mystique) ;
  • « écrire » est le lieu où toutes les certitudes s’absentent, sur le mode là encore mystique de l’oppositorum coincidentia : écrire frôle ne pas ou ne plus écrire, comme le sentiment de la grâce tangente celui de la disgrâce.
Litté­ralité, nudité, dés­af­fu­blementOn n’est jamais « [poète] », pour Gleize, qu’entre crochets, extérieur/intérieur aux citations originales, embarqué dans les références qui situent approximativement poésie, mis dans le bain d’une expérience d’écriture qui est expérience de savoir et de non-savoir. L’impéritie n’est plus ici simplement une impureté au regard de la spécialité, c’est une marge, un couloir extérieur depuis lequel la légitimité du savoir positif, sa systématicité et sa conventionnalité sont interrogées. Le savoir qui en résulte est hétérologue (incertain, étrangement familier aux objets dont il fait son discours, méthodologiquement trouble, comme emprunté) – ce que Barthes, dans son texte sur Le Gros Orteil de Bataille intitulé Les sorties du texte, appelle une « mathesis truquée », manifeste d’une foi oblique dans les savoirs constitués : Ce frottement de codes d’origines diverses, de styles divers, est contraire à la monologie du savoir, qui consacre les « spécialistes » et dédaigne les polygraphes (les amateurs). Il se produit en somme un savoir burlesque, hétéroclite (étymologiquement : qui penche d’un côté et de l’autre) : c’est déjà une opération d’écriture (l’écrivance, elle, impose la séparation des savoirs – comme on dit : la séparation des genres) ; venue du mélange des savoirs, l’écriture tient en échec « les arrogances scientifiques » et tout en même temps maintient une lisibilité apparente. On pourrait dire que, loin de l’assomption prigentienne d’une illisibilité « monstrueuse », la « lisibilité apparente » est la forme gleizienne de la radicalité poétique ; son vœu de pauvreté correspond à un usage du monde sur le mode de l’emprunt : costumes d’emprunt (la nudité intégrale est une nudité intégrante, le désaffublement un suraffublement), registres d’emprunt (le vœu de littéralité les aplanit, les privant aussi de l’arrière-monde des sens seconds et du relief stylistique des littérateurs). « Si on veut » : Gleize comme anti-non-dupeLa conception de Gleize procède d’une synthèse pratique des conceptions antérieures de la poésie ; elle est essentiellement inclusive et autorisante. Elle conserve « poésie », mais le terme n’est pas, comme chez Prigent, maintenu dans une négativité de quod-non-libet ; il l’est comme quodlibet, clé quelconque : la situation critique qui permet le dépassement gleizien est « le climat aporétique normal de ce qu’on peut continuer d’appeler “poésie”, si on veut ». « Si on veut » rappelle le « pas spécialement » de Quintane, et le malgré tout implicite du « Manifeste Chou ». Poésie continue, sous ce nom ou sous d’autres, « si on veut », comme pratique d’une question qui n’est plus à proprement parler la question-de-la-poésie mais la question de son après (où et après ? s’entend, comme dans son usage familier, à la fois comme défi et comme indifférence) : Je crois (vouloir) (pouvoir) (pouvoir vouloir croire) participer à la mise en œuvre ou en formes de la question : Y a-t-il quelque chose après la poésie ? La poésie comme pratique de cette question-là. Quel que soit le nom qu’on lui donne, qu’on lui donnera. La manière de Gleize devant la question-de-la-poésie diffère significativement des poses contemporaines, en ce qu’elle se laisse dépendre d’une dupeté liminaire (« croire » est le modalisateur tutélaire des autres modaux) ; poésie, et après ? signifie qu’il reste quelque chose à penser après le terme, au-delà des querelles définitionnelles, une fois le terme admis (ou rejeté, indifféremment), donc aussi bien depuis ce terme, d’après lui, sachant qu’on ne peut pas faire sans lui, qu’il continue d’agir même une fois récusé. « Poésie » était pour Prigent le nom d’un souci, d’une exigence ; c’est chez Gleize le nom d’un baptême, d’un milieu instituant, d’un bain collant. Mais c’est aussi de ce fait le nom, maintenu par défaut, d’un lieu qu’on peut ou pas pratiquer, qu’on peut ou pas fréquenter, qu’on peut ne faire que traverser – mode « ponctuel » et « non-systématique » qui réglait pour Quintane les rapports de sa « génération » aux « dernières avant-gardes » . La formule permissive du « père » Gleize autorise à pratiquer la poésie sans y croire, à l’utiliser sans s’y jurer. Poiesis truquéeEn 1998, dans la livraison d’une revue qui propose de faire le point sur la « poésie aujourd’hui », Gleize termine sa contribution en mentionnant des poètes que Quintane accapare rétrospectivement à cette « génération » (Cadiot, Tarkos) : dans un « espace “déstructuré” » ou « polycentrique », ceux-ci « ne se sentent nullement investis d’une mission restauratrice mais sont au contraire décidés à aggraver les choses ». Cette « aggravation » – terme-clé, dans les années 90, de la critique adressée par Jean-Michel Maulpoix aux poètes perçus comme les continuateurs de la tradition fatiguée de l’avant-garde – consiste dans un « mauvais genre » (qui peut être une « absence de genre »), dans un « engagement détaché (voire ironique) », dans une « inentamée passion du réel, de la langue, des langues, du mélange des langues » – ce que Gleize résume par le terme d’« excentricité », soit : non-centralité et non-congruité avec les attentes du genre poésie, non correspondance locale. La « poésie », conclut Gleize, n’est en ce sens « ni leur fait, ni leur lieu ». On peut en effet considérer, avec Gleize, la situation particulière des représentants de la « génération de 90 » en poésie comme ne relevant pas de l’habitation mais de l’usage :
  • si la poésie n’est « ni leur fait, ni leur lieu », c’est encore leur faix et leur lieue, leur souci et leur mesure, leur tare et leur échelle, leur héritage (il leur faut faire après, ce qui est encore faire avec) ;
  • la poésie n’est « ni leur fait, ni leur lieu », mais un de leurs terrains, et moins le terrain d’une mission, à laquelle on adhère et qui règle sa vie, que le terrain d’un jeu, dont le nom, « poésie », est aussi celui de leur handicap dans ce jeu.
Suivant le mot de Barthes à propos du rapport de Bataille à la mathesis, on pourrait dire de ce jeu, en ce qu’il constitue un piégeage de la traditionnelle mission poétique, que c’est une poiesis truquée. Son opération de référence, vis-à-vis d’une orthodoxie poétique perçue comme garante d’une homologie entre lieu du discours et lieu du savoir (faire de la poésie, c’est savoir qu’on en fait et savoir ce qu’on fait), est peut-être l’« hétérologie », mais pas tant au sens barthéso-bataillien d’un régime déviant du discours qui déposerait les discours consacrés, qu’au sens d’un Michel de Certeau dans sa réflexion sur le lieu d’énonciation du discours historique et, généralement, sur le point aveugle que toute localité du discours implique : l’hétérologie est l’« art de jouer sur deux places », le nom d’un rapport double, de saturation et d’incongruité, d’occupation et de désertion des lieux consacrés, fermés sur une logique propre, inaliénables. Or, dans l’ordre de ce type de consécration, la poésie, comme tout discours particulier, est « le produit d’un lieu ».

1.3.3. Pas spécialement ailleurs

L’ironie : Je ne sais où se trouve ce mot dans l’ensemble des mots et quels sont les mots qui le retiennent dans son sens.

1.3.3.1. Poésie-lieu, poésie-non-lieu

Le sens a été capté par les kilomètres de registres imprimés. La langue est allée s’accrocher à ça et est bien mal en point à moins de relire le registre. C’est difficile de se croire marchant dans une campagne. C’est difficile de se croire marchant, la pensée en liberté cherchant ses images, en liberté dans la campagne. L’agriculture est dépendante d’une certaine organisation administrative… Pas chez soi dans poésie-lieuLe « moderne », en poésie, est celui qui ne se sent plus complètement chez lui dans ce lieu, comme il se pressent ailleurs dans son je, d’emprunt dans sa propre subjectivité. Se découvrant autre, il se découvre aussi profondément iners, inapte à se connaître et resquilleur dans le savoir : tout lieu du discours contient sa tâche aveugle, toute énonciation son angle mort, tout sujet son refoulé, etc. Foucault, puis de Certeau, prenant la folie et la mystique pour objets, ont proposé une histoire de ce refoulé dans la culture occidentale. « Toute pensée, dit de Certeau citant Foucault, a sa vérité dans une “pensée du dehors” ». La poétique de Gleize d’inspiration apophatique – le lien possible entre « pensée du dehors » et théologie négative est évoqué, très précautionneusement, par Foucault – est une assomption de la contradiction inhérente à la condition poétique moderne, comme relevant de la condition culturelle après ces diagnostics : l’anti-poésie est un lieu de la poésie, l’« hors poème » (Ponge) un lieu du poème. D’où que la sortie ne peut qu’être « interne » : poser la question-de-la-poésie, c’est repasser régulièrement le pas de poésie-lieu, en actualiser les seuils, voire y placer ses pièges et passer les relever. Cette cautèle devant une localité du poétique demeure chez Quintane et Tarkos ; leur anti-idéalisme en la matière est un refus d’assignation qui embrasse la contradiction : ni « poésie » (un lieu de dupes, consacré, c’est-à-dire artificiellement excepté et indexé sur une Idée), ni anti-poésie (un lieu de non-dupes, enté sur son opposé, et à cet égard dépendance de la même Idée) : On pense, on craint, quand on prépare un bœuf bourguignon, de ne pas vraiment cuisiner un bœuf bourguignon, quand on écrit de la poésie (vers, champs, blocs, ou lignes, ou phrases, ou propositions) de ne pas être en train d’en écrire, quand on fait un film, de ne pas être suffisamment dans le cinéma – ou trop, ce qui revient au même, la posture consistant à vouloir à tout prix se situer dans la Nouvelle Cuisine, l’Anti-Poésie, ou le Non-Cinéma, produit des effets identiques, puisqu’elle présente l’assignation à un lieu, et l’obligation conséquente qu’aurait ce qu’on fait d’y entrer, ou de ne pas désirer y être, comme un impératif. Ce n’est pas un problème de savoir ou de maîtrise technique, mais le désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre le point d’ancrage, l’horizon rêvé où l’on fait du vrai bœuf bourguignon, de la poésie, du cinéma – ceux qui sortent, à reculons ou excités du cinéma / de la poésie, les refondent, mais ceux qui s’y sentent et le revendiquent ne font pas mieux, en les maintenant bien inaliénables, privés. Quintane, considérant atteint le nombre critique « de malentendus et […] de malentendants », finit par renoncer à « poésie », comme elle avait renoncé à « anti-poésie », en tant que terme dernier d’une récusation ou second terme d’une dialectique « refond[atrice] ». Tarkos, lui, maintient le vocable à la Gleize, comme quodlibet, comme « si-on-veut », mais aussi comme terme exemplaire, dans ses itérations, d’une supériorité de l’usage sur la définition. En effet, si les occurrences en sont très nombreuses, dans toute l’œuvre, cette répétition ne correspond pas, comme nous l’avons déjà entrevu chez Quintane via Stein, à un effort de stabilisation du terme ; au contraire, elle joue du mode affirmatif d’un épuisement des prédicats qui fragilise la référence. « Poésie », « poème », « poète » se voient administrés des prédicaments plus ou moins absurdes, mais qui tous partent, sinon du corpus attesté de leurs prédicats traditionnels, au moins du bloc affermi des définitions sèches, déclarations sentencieuses, qu’elles célèbrent ou récusent leur terme (les étreintes des uns et les empoignades des autres se confondent parfois). C’est à partir de ce milieu, de ce bain spécifique que Tarkos travaille les termes de la question-de ; c’est la dimension conventionnelle de leur inscription dans le discours qui inspire le jeu prédicatif outré. La poésie comme « registre » parmi les registresPour Tarkos, le discours poétique, en tant qu’il est discours sur la poésie – la poésie identifiée à sa question – est, comme les autres discours situés, partiellement construit à partir de « registres », qui sont comme des consignes lexicales et prédicamentaires. Tout discours est indexé sur un de ces « registres », inscrit dans un corpus régulier, quasi cadastral. Tout discours est situé, spécialisé. Ergo aucun n’est généraliste. Il n’y a pas jusqu’à la sentimentalité qui n’ait ses nomenclatures, ses normes, ses règles d’homologation, ses procédures d’admission.
On trouve, dans de très nombreux carnets de Christophe Tarkos, un véritable examen des « registres », et une mise au travail sous la forme de cartes lexicographiques ou lexématiques, de tableaux de vocabulaire technique, de diagrammes et de listes d’affixes grecs ou latins. (Ici, une page extraite d’un cahier du fonds TRK8 de l’IMEC.)
Mais, singulièrement, le registre poétique moderne est celui qui prétend ne pas en être un ; « poésie » serait une disposition générale, un passe-partout, l’angle d’attaque de tous les registres, et le poète l’intrigant de toute intrigue, le carottier de toute carotte, le grand auspice qui remarque, indique, découpe, cadre l’informe proliférant, scande le cours, « crispe le mou » du monde. C’est poésie-non-lieu – une consécration et une absolution. Consécration d’un espace, où tendanciellement les signes sont en mention, enfuis des « registres », arrachés au maillage référentiel. Absolution pratique puisque, ne participant plus des discours du monde, la poésie ne participerait plus de ses crimes. Or Tarkos ne peut que constater qu’il débarque, en poésie, à la fois sur un territoire social nettement défini (et objectivement étriqué, si l’on considère le milieu d’adresse d’R.R.), et sur un lieu conceptuel sans contours précis mais jonché d’événements discursifs plus ou moins contradictoires concernant ces contours : à propos de la poésie, tout a été dit et il semble qu’on puisse tout dire – mais un tout unanime (un ton définitif) et uniforme (la définition). Comme si tous les sillons n’avaient jamais été tracés, sur ce champ, que pour amender le cadastre. Sur ce site saturé, tout revient finalement à rien, et dire que de la poésie on ne saurait rien dire est un sillon de plus. Poésie : du lieu consacré au lieu saturéL’ambitus prédicatif du terme « poésie » balle entre «  tout et rien ». Quintane le notait, le terme fonctionne « comme Dieu », et plus précisément le dieu de la théologie mystique : Dieu, ça n’est jamais ce qu’on peut en dire (voie apophatique) ; Dieu, c’est tout ce qu’on peut en dire (voie cataphatique). Comme le dieu des « noms divins », « poésie » tend à devenir chez Tarkos un sujet fluent canalisé par ses prédicats. C’est patent dans le dispositif de la pièce à deux voix intitulée « Le voyage autour du monde », qui commence par l’échauffement d’un « fluide » cervical, préparation unique pour deux activités cérébrales bientôt distinguées :
  • La voix de Valérie Tarkos prend en charge le pôle subjectif du discours sur la poésie. C’est la voie négative, le mode sensible qui fonde le jugement intime et le goût personnel. Elle rejette l’accaparement de « poésie » par une idée et repousse la conception affadie de la poésie émanée de cette idée : complaisance dans l’intime, sensiblerie, thérapeutique de l’exutoire.
  • La voix de Christophe Tarkos prend en charge le pôle objectif du discours sur la poésie. C’est la voie affirmative, le mode intellectuel qui fonde la capacité de juger de tout et pour tous, de régler une norme selon des critères qui définissent l’inclusion dans le genre ou la classe « poésie », parfois au risque de la tautologie.
[…] Il existe des conditions indispensables pour créer un poème. Il faut que le résultat de la fabrication soit conforme à la définition donnée d’un poème. Il ne s’agit pas, si le but est de fabriquer un poème, de fabriquer autre chose qu’un poème. […] Le poème doit faire remarquer qu’il est un poème. Dans le cas contraire on pourrait le prendre pour autre chose. Il ne peut y avoir d’incertitudes quant au résultat. […] 3) Un poème doit être distinctement visible. 4) Les modes de production d’un poème sont libres. Le poème est un objet poétique non virtuel et non potentiel. […] 5) Les coups tordus, les mensonges et les malversations sont autorisés. Cependant, le résultat, après subterfuges, doit être un honnête poème. […] 6) Le poème peut prendre toutes les formes. L’important est qu’il ait un titre certifiant qu’il s’agit bien d’un poème. 7) Le poème doit avoir la forme d’un poème. Il peut exister sur tous les supports existants suivant ses besoins, mais l’œuvre finale doit correspondre à la forme d’un poème. Le poème est prostré dans la règle prosodique. 8) Le poème doit parvenir à une forme concrète. Le poème se doit d’être une chose. 9) Le résultat d’un poème doit être un poème. […] Ouvre la moindre page, ouvre n’importe quelle page. Ce que tu reçois, ce que tu lis, qui s’accumule, qui prend place, étalé, qui veut sortir sous la forme d’une poésie rêvée, accroché à l’Idéal poétique. Et qui tombe. Tombe des mains. Vois le résultat. C’est insupportable d’engluement. C’est de la poisse. En ligne de mire, la poésie seule, la notion élevée et certaine de poésie. La volonté de n’appartenir qu’à elle, L’imaginée, La notionnelle. Sans lien. Sans héritage. […] Ce qui sort de l’idée qu’il existe une sincérité, une écriture sans le poids d’une machine, une angoisse sincère typiquement poétique, est de la merde. […] C’est la bouillie qui est servie dans le but d’honorer l’idée d’une poésie sensible […] Le résultat est vide. Le résultat, lu comme « poésie », présenté avec tendresse et fébrilité, est de la merde chiante, toujours la même comme le récit des confidences psychanalytiques sincères vraies senties vécues est la même merde monotone et chiante. L’étoile de la poésie au-dessus. La plume sérieuse et approfondie. Le silence de l’intimité. Le drame de la sensation. Les malaises insensés insondables magiques virevoltants surnaturels les larmes la vision de la vérité, à offrir à la Poésie déesse des visions et des miracles. […] La poésie accueille les besoins de parler et les besoins sacrés, des besoins de malades. […] Elle se veut chiante, elle se veut merdeuse, elle se veut sensible et modérée, elle se veut sensible et intime. C’est de la poésie.
Le dispositif du « Voyage autour du monde » donne à voir l’intenable situation de poésie-lieu, pris dans l’étau de deux monologies irréconciliables :
  • d’un côté, un poème, pour être reçu comme tel, doit être indexé sur une certaine idée de la poésie (voie normative, idéaliste, de la Célébration) ;
  • d’un autre côté, tout poème qui se conforme à une idée de la poésie est dégoûtant, « poisseux », irrecevable (voie antinormative, nominaliste, de la Récusation).
Irréconciliables – ou presque ; la fin de la pièce fait entendre ce que les deux monologies partagent. Dans une « énumération » de noms qui rappelle celle du prologue de Bougainville à son Voyage autour du monde, les grands explorateurs, pionniers et antécédents, semblent tous en fin de compte devoir faire la même expérience, qui donne le modèle de phrase suivant : « [X] arrive à [P] le [jj/mm/aaaa] » (voix de Christophe Tarkos) « et découvre le soleil se levant » (voix de Valérie Tarkos). Les deux monologues se complètent, suggérant qu’on peut lire ce qui précédait comme les deux faces d’un même discours, les itinéraires d’un même voyage autour du terme ; tous deux mènent à l’extase ordinaire qui fait l’explorateur touriste ou poète : un lever de soleil. Comme le touriste vient constater qu’il avait raison de penser qu’il y aurait quelque chose à constater, comme l’explorateur constate, en criant terre ! à la vue de la Terre, qu’il a bien tourné autour de celle-ci, les deux monologies du « Voyage… » de Tarkos donnent à lire un tour de « poésie » sur elle-même, une tournée de ses propres critères, une visite de ses installations.
Poésie : « lieu indéterminé », « point de pinçage »Le constat du «  Manifeste Chou » est reconduit : poésie-lieu est saturé. Les deux monologies sur la poésie se rejoignent. Elles disent que la quête ou la recherche éminentes qui, dans l’idéalisme célébrant comme dans l’anti-idéalisme récusateur, fondaient la vocation poétique, ont laissé place à une exploratoire qui fait coïncider la carte des lots et le territoire d’arpent : poésie, c’est bien là comme ailleurs et c’est bien maintenant comme toujours. Pour autant, un voyage est possible, qui est un à faire avec le déjà-là, le déjà-vu, le monde usagé. La question gleizienne d’un après la poésie était une question-de-la-poésie d’après une situation poétique chaotique-normale, sous un climat poétique « aporétique normal ». Elle désignait la poésie puissance d’intervention sur les lieux consacrés du discours, négociation littérale avec ses codes. Pour Tarkos également, comme le note Philippe Castellin dans son introduction à L’Enregistré, « poésie ne marque pas un lieu déterminé » (non poésie irait tout aussi bien, ou poésie) » ; « c’est un nom fonctionnel », le nom du point d’accroche à partir duquel tout registre, tout « texte », tissu de discours et corpus d’inscriptions, est « ressaisi » : Prenez une nappe, posez-la sur une table, semez des agglomérats, nommez-les. Cela donne une carte ou un territoire. Maintenant, pincez un point de la nappe, n’importe lequel, et tirez vers le haut, angle quelconque. En entier le territoire se plisse et réagence, des chemins et des arêtes ­s’esquissent, des trous, des nœuds, des itinéraires apparaissent. Tout un voyage. Du nouveau ? Oui, mais à partir de tout ce qui était déjà là. Point de pinçage vs « point d’ancrage » (Quintane), pureté dénotative du geste vs machinerie connotante du rhéteur, opération contrariante plus qu’ordonnante, manipulation seconde du donné ; cette spécification de l’activité poétique emprunte manifestement aux caractérisations traditionnelles du moraliste et de l’ironiste, selon un trope moderne déjà mentionné : efficace embarquée du discours constituant dans la somme des discours constitués, d’un savoir vivant dans la bibliothèque des savoirs. Avec la contradiction, l’intenable de toute position thaumaturge : c’est du dedans que s’admet son dehors.

1.3.3.2. Dedans / dehors

Ce n’est pas le discours qui représente le dehors, c’est le dehors qui devient révélateur du discours. Tarkos : adhésif, adhérentMais « toute la question », note encore Castellin, est « ce que “dedans” veut dire » : Il y a une manière ironiste d’être « dedans », qui affirme, à l’instant même où elle s’énonce, qu’on n’y est pas vraiment ; qu’on est au-dessus, ou ailleurs, différent. […] Être « dedans » de cette manière gouailleuse est s’en extraire. L’on n’est pas dupe = on sait. […] Affirmer, à rebours, que l’on est un « poète français de langue française » (Christophe Tarkos) est constater un fait indubitable, vérité tellement banale qu’elle en devient louche et, de surcroît, la rendre pragmatiquement, performativement, « adhésivement » vraie en l’énonçant, puisque c’est bien dans la langue française qu’elle se formule. En déduire l’existence d’une solidarité irréfutable entre soldats et poètes ou, pis, d’une piteuse complicité entre la poésie et l’histoire militaire de la France, débouche alors non sur une proposition ironique mais sur une vérité gênante. Ici, on met les pieds dans le plat, on étale-déballe les secrets de famille. L’ironiste se fait agent infiltré dans les discours situés, « contrariété agissant dans l’édification de tout système […], rappelant au système que ce qu’il a nommé “hors sujet” n’est que la parole manquée qui lui ouvrit l’énoncé ». Son geste est justicier : il s’agit de faire voir quelque chose dont son constat l’excepte – et ce qu’il s’agit de faire voir avant tout, c’est peut-être les ressorts de la dupeté collective qui méconnaît les intérêts derrière l’altruisme, le misérable dans l’opulent, le singe sous le sage, etc. L’entreprise tarkossienne, telle que décrite par Castellin, n’est pas justicière ; elle est moins soucieuse de se distinguer de son objet que d’y « adhérer », et vise moins à faire voir ce qui était là de toujours qu’à explorer et éventuellement actualiser les « registres » où sont consignés les savoirs qui fondent les pouvoirs. Que le pouvoir soit une fiction ou une hallucination collective, un régimentement des savoirs ou une confiscation du savoir, que toutes et tous soient dupes et qu’elles et ils l’ignorent ou s’en contentent, c’est un genre de savoir conjectural opposé aux certitudes adhésives qui ne craignent pas la contradiction : « l’hypnotiseur soigne », l’hypnotiseur floue ; toutes et tous sont dupes et ça marche, ça ne peut que marcher. Si un discours de poésie existe, indexé sur ses propres « registres » (ce que nous nommions poésie-lieu), il est donc à distinguer d’une pratique qui continue « si on veut » (Gleize) de s’appeler « poésie », et qui, elle, fait porter sa question sur les cadres mêmes de la production d’énoncés situés en s’y insinuant, mais sincèrement, si par là on entend à la fois adhésivement et non-justicièrement : elle vérifie par l’usage l’état des efficaces en langue. La question de Tarkos, dans le texte mentionné par Castellin est simple, mais il est difficile de la poser avec conséquence : qu’est-ce que ça fait de dire « je suis un poète français » comme on dit qu’il y a des « soldats français » ? Quelle est l’efficace de ce genre d’énoncé si on le déplace d’un registre (par exemple, celui auquel appartient le manuel d’histoire littéraire) vers un autre, plus large ? Que produit cet énoncé si on le décantonne, si on étend son milieu de validité en ouvrant son environnement de réception ? La question est ultimement la même que celle de Quintane devant la chaussure de Caligula : de quel état du monde témoigne cet énoncé ? Quelle est l’extension encyclopédique maximale de ce savoir sémantique ? Quelles perles lexicales faudra-t-il enfiler pour relier « poète français » et « soldat français » ? Combien de poignées de main séparent ces deux personnages et de quel « petit monde » témoigne cette proximité ? La procédure est de dé-/en-registrement, de changement de registre, d’élargissement du corpus. (Que l’élargissement de tel corpus rende compte in fine d’un monde rétréci tend précisément à montrer la porosité des « registres »). L'« endo­poétique » de TarkosPoésie-registre reçoit à cet égard un traitement spécial chez Tarkos ; c’est d’emblée son corpus d’inscription : les « manifestes » ont la poésie pour sujet, objet, destination, et correspondent, dans une certaine mesure, à la pose moderne de la question-de (faire de la poésie = poser la question de la poésie). Mais son corpus d’emprunt est tout sauf poétique ; il tient plutôt de la compilation scientifique, constituée de traités de théologie, de la théorie mathématique des ensembles, de la physique des fluides, de l’histoire naturelle, de la nomenclature linnéenne etc. Les carnets en témoignent : ce qui nourrit la poésie de Tarkos, ce sont tous les discours qui font le dehors plus ou moins proche, plus ou moins frôlant, de la poésie conçue comme « registre ». Elle refuse par là même l’idée que la poésie serait le dedans d’une langue plus générale, ou le dehors d’une langue plus ordinaire. Il n’y a pas d’autre langue que la langue, il faudra entrer à l’intérieur, on a toujours été à l’intérieur, il n’y a pas à entrer à l’intérieur, on est dedans… C’est ce que Castellin, toujours, appelle « une poétique de l’inclusion, de l’immersion : une endopoétique ». Recevant littéralement la formule de Prigent selon laquelle « l’enjeu poétique […] est l’ennemi du dedans », Tarkos retraite et intègre le dehors des discours pour rompre le huis-clos du « registre » de la poésie : Le dedans, Christophe Tarkos le prend à la lettre ; rentrer dans le dedans est assumer le risque de s’y fondre pour en produire l’inventaire. […] Un grand plongeon, pour savoir, pour comprendre. Dedans. Dans la vie. La langue. Le corps et les corpus. Les écrits. Dans les livres, dans les millions de millions de pages des livres. Dans la Babel des mots. Dans l’infiltrant capharnaüm du parler qui nous assiège, dans les affiches, dans les pancartes qui saturent. À cet égard, la poétique de Tarkos est bien « hétérologique » : n’en habitant aucun, elle procède d’un « frottement de codes d’origine diverse » (Barthes), dont Processe est emblématique. Mais c’est l’un de ses « manifestes », « Le poème de dehors », qui explicite, à travers les motifs du frôlement, de la friction, de la tangence, le rapport de Tarkos à la profusion des signes qui passent, rasants. L’expression de Castellin, selon laquelle Tarkos « plonge dans le dedans », « s’y fond pour en produire l’inventaire », suggère une dissolution du sujet et de son objet dans un flux commun. Le texte du « Poème de dehors » fait justement, comme de nombreux autres, référence à la mécanique des fluides, et particulièrement à la mécanique des milieux continus : le « dehors », qui « pense », apparaît non seulement comme le milieu constituant et conducteur de la parole-pâte, mais aussi son milieu de résistance, selon une équation complexe dans laquelle le coefficient de viscosité de la « pâte » demeurerait largement inconnu et pourrait même, dans la variabilité de celui-là, manifester l’inhomogénéité de celle-ci (ce que la discipline appelle fluide turbulent). Or ce dernier aspect est central pour les applications aérodynamiques : c’est l’indice de « viscosité » – état de la matière récurrent chez Tarkos – qui détermine la capacité d’un avion, par exemple, à progresser dans le fluide ou l’ensemble de fluides qui constituent son « air ».
Deux images MFN représentant la pénétration dans l’air d’une aile d’avion (1) et d’un cycliste de course (2).
« Identité formelle et spécifique »La disposition d’un véhicule à pénétrer un milieu est donc fonction de la résistance qu’il lui oppose et qui organise la circulation des fluides le long de sa forme, selon cette « ligne de résistance ». Les aspérités profilées de sa carlingue – « ailes », « ailerons », « oreilles », formes « paraboliques » diverses – jouent là un rôle déterminant : c’est cet à peine saillant qui fait « tout le boulot » : Le poème est exactement latéralement en train de passer sur les côtés. Ce n’est pas moi qui sais. C’est la parole des grandes oreilles, des rétroviseurs géants des voitures des caravanes, des grandes ailes d’avions, des ailerons, des aéroglisseurs, des électrocutions, des becquets, des grilles, des aérateurs. Les grandes oreilles appareillent. Dehors complètement en avant ! La phrase et sa pâte. Pâte mots. Parole de dehors. Où as-tu vu un mot qui passerait ? Le ce qui est dehors. La vache, l’élastique, l’autoroute, la gnôle. […] Poème des grandes oreilles qui ferait tout le boulot à notre place. En avant sus à la substance si grande. Face à la grande substance. Droit devant en avant. On ne passera pas loin dehors. Dehors parabolique. Mais le flux est aussi une notion physico-théologique importante chez les Médiévaux ; Albert le Grand (13e siècle) affirme l’« identité formelle et spécifique » de ce qui flue – autrement dit : ce qui flue est la forme et la matière du flux (forme fluente et flux de formes). « Le dehors » du « Poème de dehors » est un milieu inclusif et labile, traversé de fluides dont la matière et la forme sont inséparables. Ce principe d’inhésion entre contenu et forme de la pensée connaît des variations dans d’autres « manifestes » (par exemple dans la proclamation qui ouvre Le signe = : « le signifiant = le signifié ») et entraîne des réactions en chaîne dans de nombreux textes et improcédures (par exemple celle du « Monde magique », selon laquelle « nous sommes dedans ce qui nous procède »). Mais ce « dedans » n’est pas celui de la subjectivité sentante ou sachante. « Ce n’est pas moi qui sais », c’est le dehors frôlant, c’est l’extime des « ailerons », de tout l’extérieur/intérieur pénétrant. La vérité du for sûr de ses sens est ici inséparée de la vérité du fors – puisque dehors est tout, infini actuel, baudruche inclusive et prodigue. Deus sive natura sive foris sive forum : les registres délibératifs intime et judicatoire sont chez Tarkos mêlés, comme ils le sont dans un monde considéré depuis l’évidence radicale d’une « identité formelle et spécifique » de tout discours en circulation : rien ne flue hors son flux ; aucune parole ne se soustrait à sa dimension rhétorique ; tout discours comparaît devant tous les autres, y compris le discours de celui qui juge du vrai et du faux. C’est ce capharnaüm de langues tribunales qui constitue le seul lieu possible d’un généralisme des discours, et la condition de leur désassignation des « registres ». « La pensée de dehors » est « l’unique pensée » – tout le reste est forçage (Quintane), corpus fonctionnel, spécialisme, gestion des flux, organisation hétéronome des usages.

1.3.4. Pas génériquement poétique

Le désir que j’ai de travailler pour l’utilité publique, m’a fait prendre le dessein de composer un livre qui se moque des autres, et qui soit comme le tombeau des romans, et des absurdités de la poésie.

1.3.4.1. « Rendre les costumes visibles en tant que tels »

« Performance de genre »Le genre est, en sciences naturelles, le rang taxonomique dont procède la division spécifique. Dans les arts, la catégorie semble émancipée d’un tel arrangement : « genre », seul, spécifie « littérature ». C’est à ce titre que la catégorie occasionne ici pour nous un détour : en tant que les genres fondent et maintiennent les spécialismes en littérature, ils posent exemplairement à Quintane et Tarkos le problème de leur inscription aux « registres ». S’y soustrayant souvent (l’immense majorité de leurs textes ne mentionne aucun genre), ils savent aussi, ponctuellement, jouer des assignations génériques. Jouer, ici, est une activité aussi versatile que celle décrite à propos d’R.R. : le genre, on s’en pare et on y pare, on s’en affuble et on cherche à s’en défaire, on y comparaît et on y parade. Prigent avait noté, dans Salut les modernes, le « peu d’intérêt » de la « génération de 90 » (Quintane) pour « le partage précodé des genres ». Ce désintérêt est aussi celui de Prigent lui-même, qui court-circuite les genres pour dire la ligne directe, l’étreinte particulière entre poésie et littérature. Ce qui spécifie la poésie à ses yeux, c’est une « radicalité », une « technicité », « un langage ». À ce titre, ce qui s’appelle « roman » peut relever « des interrogations esthétiques et des outils stylistiques du langage poétique ». La perspective de Gleize est, elle, d’emblée résolument post-générique : le genre est un donné, un sol parmi d’autres, avec ses « accidents », que l’« écriture » peut « utiliser », dont elle peut jouer. Barthes, d’ailleurs, pour caractériser le jeu de Bataille devant la mathesis universalis, opposait les « opérations » forcenées de l’« écriture » à la naturalité supposée de celles de « l’écrivance [qui], elle, impose la séparation des savoirs – comme on dit : la séparation des genres ». L’ambiguïté rétrospective du mot de Barthes (on ne lit pas « séparation des genres » en 2019 comme en 1972) mène au jeu de mot tout fait, recuit – pas inintéressant : en un sens, il y a bien, chez Quintane et Tarkos, quelque chose comme une performance de genre – car en littérature aussi, la notion est, longeant la définition de Butler, toujours adressée, spectaculaire, extime, tissée de codes et par là ouverte à la fantaisie de la variation sur ces codes (imitation, parodie, mélange). Mais – le contresens menace souvent la vulgate butlerienne – le genre n’est pas pour autant un vêtement dont on pourrait changer au gré des états ; c’est un donné, adventice mais adhérent, une greffe culturelle qui a pris – ou, dans les termes gleiziens : un « accident du sol » avec lequel il faut bien faire. Ces remarques peuvent se lire depuis le jeu de mots initial : les textes de Quintane et Tarkos performent des genres, avec ou sans annonce. Ils connaissent la valeur tutélaire d’une indication générique, la savent susceptible de cadrer la lecture ; ils connaissent aussi les grosses ficelles de son efficacité marchande. La « séparation des genres » ne devient toutefois pleinement leur problème que lorsqu’elle acte d’une « séparation des savoirs ». Utiliser / délaisser le genreLa poiesis truquée de Quintane et Tarkos, comme la mathesis truquée de Bataille (telle que Barthes s’en empare), connaît la condition de son trucage (on n’échappe pas plus à la « séparation des genres » qu’à celle des savoirs) et le but de son trick (refuser toute « consécration » sur la base de ces séparations). Il s’agira donc d’utiliser le genre, comme on se sert de la poésie. Chez Tarkos domine le « manifeste », genre « processif » et procédurier, sincère et piégé, franc et artificieux (nous nous y intéressons un peu plus loin). Sur la question, Quintane, de formation plus classiquement littéraire, oscille entre
  • un déni ingénu à vocation déflationniste, proche de ce que la ligne pongeo-gleizienne appellerait un « désaffublement » : l’absence de mention de genre n’est ni « une volonté [ni] un désir d’abolition des genres ni même des frontières entre les genres – je ne me suis même pas posé la question… » ;
  • et l’assomption de plusieurs genres à la fois, opération manifeste d’un jeu de suraffublement (c’est le cas de la composition générique singulière de Crâne chaud : « fantaisie réaliste critique »).
Le rapport de Quintane à la catégorie littéraire du genre est donc :
  • d’une part, de l’ordre de la cautèle fondée culturellement, justifiée historiquement. À propos du Rimbaud d’Une saison en enfer, de l’« attelage Lautréamont-Ducasse » (soit : aussi bien Les Chants de Maldoror que les Poésies) et du Nerval des « Nuits d’octobre », elle déclare : « Je ne sais pas s’il y avait de leur part une volonté d’abolir les genres… Sans doute se pensaient-ils poètes, d’une certaine manière, même dans l’anti-poésie à fond ». Posture d’ingénuité tactique, au fond, devant la rigidité supposée et la laxité réelle des critères génériques : si le genre va de soi, nul besoin de le mentionner.
  • d’autre part, de l’ordre d’un jeu avec le contexte éditorial, ses attentes tacites, sa commande permanente : moins on en dit sur sa position d’écriture, moins on éclaircit les raisons et les motivations, moins on inscrit ce qu’on fait dans les catégories en place, plus on se donne la chance de surprendre, et d’abord son propre éditeur.
Et puis ce qu’il s’est passé chez P.O.L, c’est qu’il y avait un contexte éditorial particulièrement porteur pour ça ; parce qu’en fait, chez P.O.L, il y a de tout […]. L’ouverture que me proposait Paul Otchakovsky-Laurens dès le début, c’était en gros : tout ce que vous écrivez, quelle que soit la forme que ça aura, donnez-le moi en premier et si ça me plaît je vous le prends. Et il a jamais dit non. Au début c’était presque des « tests » que je faisais avec lui. […] Tout était possible. À chaque fois, chaque livre chez P.O.L, je cherchais à « couvrir » le catalogue ; être une petite maison P.O.L à l’intérieur de la grande maison P.O.L. Le contexte éditorial est très fort, qu’on essaie de faire avec ou de « jouer » avec – ce qui est mon cas –, ou qu’on évite d’en avoir trop conscience.
La sorte de flou entretenue sur l’appartenance générique des textes ne l’est pas, à en croire Quintane, au profit de la notion, très en vogue dans les années 2000, d’« indécidable ». Quintane, qu’elle inscrive ou non génériquement ses textes, affirme procéder à de vraies décisions qui se font au moment de l’écriture ; pas des décisions préalables, pas des programmes […], non, la décision se prend dans l’écriture. Et ça forme une espèce de décision qui devient au bout du compte une « décision générique », a posteriori, presque. Mais jamais un programme (parce que j’en suis incapable aussi, parce que c’est pas mon truc). Ici, le non-vouloir est un nouloir, la non-inscription générique est un acte, qui équivaut à libérer les textes de leur camisole traditionnelle. Le genre est une forme de ce que Quintane appelle le « forçage », en tant qu’il recouvre à la fois des catégories normatives au moment de l’écriture (tout un « programme »), et des taxons mobilisés dans la réception des œuvres (il n’est d’ailleurs pas anodin que la plupart des déclarations de Quintane à ce sujet aient été suscitées par des questions d’étudiants en Lettres, lors d’une rencontre à l’université) : Sinon, je m’intéresse à tous ces textes qui auraient besoin d’une « ouverture générique », ceux qui perdent à être rapatriés du côté du roman ou du côté de la poésie parce que leurs traits spécifiquement romanesques ou poétiques me semblent trop faibles, partiels, ou tronqués. On ne peut les caser dans le roman ou la poésie que par forçage ; en forçant, donc en les dé-singularisant. Les Fragments de Lichtenberg, par exemple. C’est plutôt pour essayer d’affiner et d’éviter les abus, genre « roman expérimental », que pour proposer une énième étiquette, d’ailleurs. Une composition générique de QuintaneC’est là que le jeu de Quintane avec le genre se fait plus ambigu : pour « éviter les abus » (et le rapatriement dans d’autres catégories, sub- ou surgénériques, comme « expérimental »), il lui est arrivé de proposer une composition générique dont l’efficace ne soit pas celle d’une « étiquette » – d’une identification, d’une visibilité marchande –, mais celle d’une performance : contorsion dramatisée, sincère aveu de facticité. Cette composition est, dans le cas de Crâne chaud, un agrégat formé à partir de celui que Nerval propose pour ses « Nuits d’octobre » (« fantaisie réaliste ») : Comme le genre n’est jamais simple à dire, on pourrait avancer que ce livre est une fantaisie, ou plutôt une fantaisie réaliste, ou encore une fantaisie réaliste critique. La façon dont Quintane construit, comme sous les yeux du lecteur, ce genre ad hoc, donne une idée de la façon dont elle entend en faire jouer les trois termes : non par simple addition, mais par concaténation, reprise, ajustement, chaque terme venant corriger le précédent. Procédure zélée et spectacle bouffe : son premier terme, support des deux suivants, est branlant ; la « fantaisie » est non seulement
  • un genre mineur (non canonique) et déjà impur du point de vue des critères littéraires (incohérence, volubilité, excentricité y sont valorisées comme écarts par rapport à une norme d’écriture qu’on peut appeler, après Prigent, « la belle ouvrage »),
  • mais aussi, traditionnellement, un genre anti-genres.
Par ailleurs, la composition de Quintane reprend les deux termes d’une composition antérieure – celle, donc, de Nerval pour ses « Nuits d’octobre ». Ce texte en vingt-six tableaux est une sorte de dérive nocturne par la banlieue parisienne (le trajet précis est Paris-Meaux, via Pantin). Parue en feuilleton, l’œuvre porte, plus que celles de tel ou tel genre, les traces d’une composition adaptée à cette périodicité. Les « Nuits d’octobre » sont un loup garou générique, un tissu continu mais hétérogène, un patchwork de réalisme et de cabarettisme : la banlieue semble constituer le milieu informant de cette inscription générique flottante, mineure, et connexe aux genres strictement narratifs – dont le modèle est pour Nerval le récit anglais le plus foggy (Dickens), davantage que le roman français. Le pérambulateur des « Nuits… » est un contrebandier en sens inverse : il quitte le centre lumineux (Paris ; le récit vraisemblant) pour son envers « obscur » et « canaille » (Pantin ; le récit trouble). Engagé dans la nuit des signes retournés, ses mauvaises rencontres sont des hommes en costume : des censeurs et des juges, des spectres classiques. « Sapientia, Ethica, Grammatica » l’admonestent en ces termes : – Fantaisiste ! réaliste !! essayste !!!
Je saisis quelques phrases de l’accusation formulée à l’aide d’un organe qui semblait être celui de M. Patin :
– Du réalisme au crime, il n’y a qu’un pas ; car le crime est essentiellement réaliste. Le fantaisisme conduit tout droit à l’adoration des monstres. L’essaysme amène ce faux esprit à pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter Paul Niquet, – on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos, on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré !… 
J’essayai de répondre : j’invoquai Lucien, Rabelais, Érasme et autres fantaisistes classiques. Je sentis alors que je devenais prétentieux.
Ces voix sentencieuses s’opposent à une autre, qu’on pourrait appeler voix critique interne, et qui intervient dans les « Nuits… » à deux reprises, correspondant à chaque fois à un moment de suspens dialectique et à une mise en spectacle des états d’âme : il semble que l’auteur s’y entretienne avec son narrateur. On retrouve d’ailleurs, dans Angélique, ce dispositif de critique interne, toujours à propos de la fantaisie : – Vous avez imité Diderot lui-même.
– Qui avait imité Sterne…
– Lequel avait imité Swift.
– Qui avait imité Rabelais.
– Lequel avait imité Merlin Coccaïe…
– Qui avait imité Pétrone…
– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres… Quand ce ne serait que l’auteur de l’Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée…
L’inscription générique mène à la mise en boîtes du multiple (en un sens, c’est tout pareil) et au constat curieux que faire l’histoire d’un genre peut vouloir dire faire une archéologie des plagiats (de Homère au macaronisme, tout se tient, la différence est scalaire). Il semble donc bien que Nerval assume en partie, sous l’étiquette de la fantaisie, la tendance radicale (« fantaisisme ») dont l’esprit classique l’accuse dans les « Nuits… ». Mais d’où vient que Quintane dise celle-ci « réaliste » ? Que contient et qu’ajoute la seconde accusation des trois grâces ? L’attelage paraît bancal : on suppose la fantaisie spécialement aromanesque, incongrue, pleine d’irréalité, notamment pour ce qu’elle est censée se moquer de la vraisemblance. C’est précisément ce critère qu’attaque Nerval en ouverture des « Nuits… », préférant le « réalisme » à la vraisemblance terne du « romanesque », à cette fidélité au réel marquée d’une inaptitude au « comique, ou tragique d’un journal de tribunaux ». À cet égard, l’idéologie du « roman », c’est l’hygiénisme réelliste qui ne permet pas de saisir les « combinaisons bizarres de la vie ». « Critique intégrée »Crâne chaud, « fantaisie réaliste critique », est une fantaisie réaliste qui intègre, sur le modèle nervalien, la voix de la critique au moment de l’écriture ; une critique tatillonne, qui repeigne, épouille, va chercher la petite bête. Cette « critique intégrée » ne consiste pas seulement dans les précautions rhétoriques classiques devant le lecteur, mais aussi dans les dialogues avec l’amie A. P. (« comme Action Poétique »). La « critique intégrée » s’oppose à une autre, la critique d’affût et de reconnaissance, qui ne détecte que ce qu’elle vise : personnalité de l’auteur, rapports des événements décrits à la réalité, détermination générique du texte. Mais la « critique intégrée » n’est pas un simple jeu proleptique avec cette critique-là ; c’est une instance de dessus d’épaule qui accompagne la rédaction, « une forme de réflexion simultanée sur l’écriture, une correction sur le moment de ce qui est en train de s’écrire », et un rappel du projet tout au long du procès, un post-it au-dessus du bureau : d’accord la fantaisie, mais quand même réaliste, mais enfin pas sans critique. La « critique intégrée » double l’inscription générique. Elle aussi a sa généalogie : Nostradamus fait de la « critique intégrée » en « revers[ant] la poésie au politique » ; Nerval fait de la « critique intégrée » : il discute, dans les limites internes du texte (et pas dans une préface, un pro- ou épilogue), la composition du texte ; David Antin fait de la « critique intégrée » : il explore sa mémoire et son savoir en public, tentant, dans un socratisme assumé comme prestation (performance), la composition publique d’un poème en direct. Il y a bien précaution et ruse, cautèle, et en même temps ce suraffublement de qui ne craint pas de faire voir ses contradictions. En somme, le genre, tel que Quintane le conçoit dans Crâne chaud, c’est le registre, le compte tenu des « décisions d’écriture », ou le mille-feuille des états d’âme – si on parvient à entendre, dans cette expression, moins le confessionnalisme désarmé/désarmant, que les expressions parentes que seraient : états de faits, états de choses. Eux aussi, comme les « états d’une question », sont « mobiles ». Eux aussi, comme le genre, sont des objets de performance, des « costumes » de scène et des uniformes sociaux. Ainsi, plutôt que de se demander si ce qu’elle fait est bien du roman ou de la poésie, Quintane rend-elle, dans ses compositions génériques, les « costumes visibles en tant que tels ». Mais ces costumes ne sont pas des oripeaux autofictionnels, ce sont des façons, typiquement drag ou bouffe, de dramatiser l’affaire de l’identité personnelle, et de performer l’intériorité sensible en faisant défiler ou comparaître les états d’âmes successifs.

1.3.4.2. « Manifestes » de Tarkos

Christophe Tarkos :– Le signifiant = le signifié. C’est pour moi ce qu’il y a de plus important. Je vais expliquer en faisant un petit dessin et vous allez me dire ce qui est là, ce que vous voyez là.
Pascale Casanova :– Je lis « chat ».
C. T. :– Et donc quand on regarde et qu’on voit « chat », on a le signe = du signifiant = le signifié. On a tout : vous avez lu chat, et vous avez compris chat.
P. C. :– Hm.
Le signifié, c’est l’effet du signifiant. Liste des « manifestes »Chez Quintane, le genre est le terrain d’un jeu dont l’enjeu est la visibilisation du bordel expressif caché sous le tapis de l’identité écrivaine. Chez Tarkos, le genre est aussi le terrain d’un jeu, voire d’un spectacle : raisons, motivations, contradictions, inadéquations, sont disposées comme autant de plots, voire exposées comme une vitrine de chamboule-tout. Elles sont rendues « manifestes ». Le poème choisira d’y slalomer ou de s’y projeter. Listons les textes de Tarkos qu’on peut considérer comme des « manifestes ».
  • il y a ceux d’R.R., d’abord, évidemment pasticheurs (dramatisation de la prise de conscience et de décision, récurrence d’un « nous » qui annonce le « monde magique » et les déclarations tapageuses de « Gonfle ») ;
  • il y a aussi le « Manifeste Chou », dont nous avons montré comment il désamorçait les poses récusatrices de la question-de en affirmant la poursuite de la poésie par tous les moyens ;
  • il y a « Le poème de dehors », dont nous avons signalé qu’il prenait en charge un des attendus du genre « manifeste », l’explicitation des principes poétiques (en l’occurrence, l’inhésion du flux à ce qui flue) ;
  • il y a enfin Le signe =, qui radicalise le principe du « Poème de dehors », en transformant l’inhésion en pure équivalence (« le signifié = le signifiant »).
Les premiers cités sont des modèles du genre « manifeste » ; ils en assument le mandat : faire voir, expliquer, exposer les raisons. Ils en performent aussi la composure, l’humeur. Nous avons évoqué le caractère « processif » de ces manifestes ; le terme est une des entrées du dictionnaire qui constituent les exergues de Processe : Processif : Caractère paranoïaque marqué par une tendance à lancer continuellement des revendications.
Celui qui écrit un manifeste, comme le paranoïaque, semble effectivement occupé à parer aux reproches, à répondre à des objections que personne ne lui fait. Mais la processivité n’est pas la simple paranoïa : le processif « aime à inventer, à prolonger des procès » pour les procès eux-mêmes. C’est un revendicateur sans doléance, un « tambourineur » sans annonce. Sa parade est une offensive, brutalement séductive. Première contradiction d’une série. Contra­dictions du manifesteUn manifeste ne se signe pas d’une fidélité aux précédents historiques du genre. En ce sens, c’est formellement un non-genre. Il relève de la procédure située, du tirage au clair de l’époque, d’un aggiornamento : après un manifeste, si celui-ci remplit son mandat, ce n’est plus comme avant (alors que la plupart de ce qui se nomme « roman », par exemple, s’autorise d’une fidélité à des antécédents du même genre). Mais le manifeste est aussi, en un sens, un supergenre. Le genre scinde et juge, trace des lignes de division et d’équivalence ; le manifeste assume superbement les contradictions de la catégorie. Si le manifeste manifeste, c’est qu’il lui faut rendre manifeste ce qui l’est suffisamment pour être constaté par tous, et ne l’est (scandaleusement) pas encore pour tous : il y a une évidence cachée, cachée en évidence, qui reste inaperçue de certains ; et « ça ne peut plus durer ». Le manifeste est le genre de l’explicite qui veut s’expliquer, du visible qui veut se faire voir, du processif procédurier. Il entretient à cet égard un point commun avec un autre motif obsédant de Tarkos : la pancarte, en tant que mème de ce qui obstrue en signalant, signale en obstruant. « Manifeste » est d’ailleurs la seule mention générique chez Tarkos, et peut-être les manifestes sont-ils la pancarte de l’œuvre entière. Les contradictions ne s’arrêtent pas là : le manifeste est à la fois patemment littéraire (il est souvent très écrit, se veut éloquent, rhétoriquement habile) et pas spécialement littéraire (son appartenance disciplinaire dépend de son adresse et de l’objet de sa réforme). C’est un genre très identifié, nettement situé, mais à vocation généraliste : ses protestations sont en vrac la littérature c’est la vie, le dedans c’est le dehors, tout est politique. C’est un genre du grand large, du monde déliré, mais aussi un genre étriqué, un genre en boîte, le genre des comptes tenus et des règlements de ces comptes. Le manifeste est libre (vous ne nous jugerez pas ; nous dicterons nous-mêmes les termes de notre procès) ; il est aussi contraint en ce qu’il conjugue
  • littéralité : son adresse doit être d’une limpidité de nature à verrouiller sa réception (c’est une mise au point),
  • et déclarativité : c’est une annonce formelle dont la portée et l’espace de validité sont tendanciellement le monde entier, puisque ce que le manifeste déclare, il s’y jure, il s’y attache absolument.
À ces contradictions, Tarkos en ajoute une, d’importance : alors qu’un manifeste engage souvent un groupe, c’est chez lui le nom d’une pratique essentiellement individuelle, même dans R.R., qu’il décrit – malgré le pronom « nous » des manifestes qui y figurent – comme « [s]on atelier […] de production constante de manifestes ». Conjonction du déclaratif et du performatifGenre diseur et genre gesteur, le manifeste réussi réussit l’union du constatif et du performatif, et résorbe les fuites entre intentions et effets, vouloirs-dire et pouvoirs-dire. En vérité, il n’est crédible qu’à cette condition, presque intenable, de « manifester » sans que son jeu-de-mains ne soit perçu comme une manœuvre ; soit : de montrer ce qu’on dit qu’on fait en le faisant. Cette équation commande de rompre avec le régime apophantique du discours – celui du parler de, renseigner ou disserter sur. Fantasmé ou non, un tel régime permet à des poètes (Roubaud, Noël, par exemple), de spécifier la poésie a contrario : « la poésie », elle, « dit ce qu’elle dit en le disant » ; « elle “ne dit rien qu’on puisse dire autrement” » ; « elle ne dit pas quelque chose qui serait hors d’elle ». Sur ce point, Tarkos ne dit pas autre chose : Voilà, j’utilise la pâte pour expliquer ce que c’est que cette pâte. C’est pour ça que c’est un manifeste ; je ne trouve pas de langue en dehors de la patmo pour dire le manifeste de la patmo. C’est-à-dire qu’il n’y a pas autre chose, il n’y a pas un au-delà dans lequel je pourrais puiser pour faire l’explication de patmo. Patmo il vient avec la patmo. Je pourrais pas m’exprimer autrement que comme ça. Le manifeste est, pour Tarkos, le lieu de l’affirmation selon laquelle on ne fait pas de poésie sans faire de poétique, et vice versa. Si Tarkos a besoin du manifeste pour manifester cela, c’est qu’une certaine tradition en poésie a habitué à une séparation entre la théorie poétique et la poésie (les Arts Poétiques ne se font plus depuis longtemps dans l’espace même du poème). Le reproche d’absence de réflexion théorique, adressé par Prigent à la génération de Tarkos, est emblématique de cet état de fait : les manifestes de Tarkos ne sont pas de la théorie. Tout pourtant concourt, dans le ton, à faire des manifestes de Tarkos les dignes héritiers du thérorisme « tambourineur » des « dernières avant-gardes » (Quintane). Ceux-ci terrorisent et tambourinent au sens propre (à la « King-Kong »), prônent l’action directe et une forme de matérialisme : Christophe Tarkos – […] un manifeste c’est quelque chose de fondamental, qui assoit une histoire, et qui assoit un grand mouvement, historique, culturel, artistique et littéraire.
Gudrun de Geyter – C’est un peu comme King-Kong qui bat avec ses mains… ?:
C.T. – Ah, oui, oui, très bien, oui, tout à fait ! Et qui va dire, je vais faire beaucoup de choses, etc. Donc on va faire des tas de petits manifestes comme ça, qui sont assez microscopiques. Et parmi ces manifestes, il y a toujours une idée, quand même, de faire que les choses soient plus directes, plus concrètes.
La définition est largement classique mais un peu réécrite. Mani/feste :1. qui « bat avec ses mains » + 2. qui est « concret », palpable, tangible = 3. genre prestidigitateur et brutasse. Tarkos ajoute : 4. tout ça mais en tout petit, en confettique – un King-Kong de papier, ou de studio (et c’est le seul qui soit).
La déclaration « tambourineuse » qui ouvre Le signe = est à cet égard exemplaire. Intenable, elle constitue une pierre de handicap pour le reste du livre. le signifiant = le signifié Se placer sous une telle tutelle, c’est mettre l’écriture (et la lecture) sous contrainte. Sur quel pied se mesure cette équivalence ? Sous quel rapport s’inscrit-elle ? Les pages du texte qui suivent cette déclaration en suggère un, qui permet de s’échapper d’une conception mathématique : « = », c’est la marque d’une « distance », d’une « distension » et d’une « distanciation » ; ce sont « deux bandes » qui marquent la trajectoire après coup. =
distance
distant
la distance
distendu
le distant
un peu de distance
un distant
de la distance
distancée
distendue
une distance
sa distance
grincement et écrasement = substance
= les deux bandes noires laissées sur le sol
par les pneus du freinage juste avant
l’écrasement
Le manifeste, c’est un coup parti, une trajectoire d’après collision, qui radicalise la dimension projectile du langage lui-même. C’est un trop tard, un accélérateur de contradictions, un conduit pneumatique où sont propulsés, les uns contre les autres, des termes adverses. Le manifeste, comme le signe « = », est une tranchée depuis laquelle regarder l’explosion des contradictions, « la collision » du langage « avec le pan ». Ce que le manifeste manifeste ainsi, c’est l’intenable d’une position thaumaturgique, l’irréconciliabilité générale des mots et des choses : toute déclaration affecte le monde auquel elle s’adressait. Cette irréconciliabilité fonde justement la nécessité du « pacte apophantique » : la connaissance du monde passera désormais par dire quelque chose de quelque chose. Le signe = de l’opération apophantique est la copule est, dont la valeur est trouble (existentielle, véritative, déterminative) ; le signe = de Tarkos, lui, est un signe producteur ou effectuateur, qui affecte ses termes sans prétendre les véhiculer ou vectoriser. Écrire le signe =, ce n’est pas faire pouce dans le langage pour se laisser opérer, formuler, établir une législation ; c’est un acte de scription, un acte de langage : « Si on met deux traits l’un à côté de l’autre, l’un sur l’autre, on a un signe qui s’appelle le signe = ». Mani­fester : un geste idio­matique ordi­naireQu’il n’y ait pas, dans la langue, de signes exceptés du jeu et fournissant à son locuteur une position arbitrale, voilà qui définit une condition idiomatique ordinaire à laquelle n’échappent ni la logique ni la poésie. En ce qui concerne celle-ci, tout discours poétique qui prendrait son discours pour une manifestation de la réalité non seulement reconduirait la poésie comme discours transcendant et seul généralisme dans la babel des spécialismes, mais manifesterait malgré lui le fourbi de signes conventionnels sur le fond saturé desquels son discours opère. À une parole poétique idéaliste, qui s’autorise d’une égalité simple entre le signifiant et le signifié pour prétendre convoquer les choses-mêmes (ou les parler), Tarkos substitue une parole poétique pragmatique, qui considère cette égalité comme manifeste, par le caractère conventionnel de son « signe », d’une médiation – donc d’une séparation problématique – entre mots et choses. faire de la poésie rejoint faire de la poétique, dans l’affirmation que la « langue poétique » est aussi sincère et tricheuse, aussi sérieuse et joueuse, aussi authentique et poseuse que les autres – non exceptée des contradictions, et même manifeste des contradictions de tout parlant.

Conclusion : La question-si-la-poésie

C’est comme s’il fallait à chaque fois déblayer le terrain et mettre la poésie en crise, pour que resurgisse, nue et crue dans le trou ouvert, la question de la poésie. Comme s’il fallait toujours, devant cette brûlante question, installer un cordon sanitaire, un glacis aseptique, un « ce n’est pas ça » agressif qui dessine, autour du trou de la poésie, un bourrelet tuméfié de déclarations négatrices. […] Comme si, dans la logique perverse du dispositif, [la poésie] n’était que cette question toujours reposée, cette réponse toujours différée sur sa propre nature, cet empêchement à fixer sa propre définition, ce retrait aux formes sues, cette sempiternelle renaissance à partir d’autre chose qu’elle-même. Bilan des questions posées Notre première partie touche à sa fin. Elle devait permettre de discuter les aspects disciplinaires de notre question :
  • Quintane qualifie son deuxième premier-livre, Chaussure, de « pas spécialement poétique », pour corriger les malentendus autour de son premier premier-livre, Remarques. Que recouvre ici l’adjectif « poétique » ? À quelle poésie « spécialement poétique » l’expression s’oppose-t-elle ? Peut-on l’étendre à l’ensemble des œuvres de notre corpus ?
  • Tarkos commence son « Manifeste Chou » par le constat qu’« il y a quelque chose qui ne va pas dans l’utilisation du mot poésie ». Qu’est susceptible d’y désigner ce « mot » ? De quel trouble dans son « utilisation » est-il ici question ? Que distingue le choix du terme « utilisation » de celui, attendu, d’« usage » ? À considérer la dramatisation du texte (de « Ça ne peut plus durer comme ça » à « Ça va durer. Ça peut durer encore comme ça »), que signifie que « poésie » continue en dépit du diagnostic initial ? Une persistance têtue des pratiques ? Une subsistance nonchalante du vocable ? Une persévérance de la poésie dans son être ?
Au regard du mandat donné par ces questions, la partie qui s’achève aura pu paraître dense ; elle aura pu sembler fleuve, tortueuse, incertaine, prompte à déborder le lit de ses questions-sources. C’est que les liens de Tarkos et Quintane à la tradition de ce qui « dure » sous poésie – substrat du terme et souci de la chose – sont eux-mêmes complexes, et les démêler impose de répondre à des questions intermédiaires ; aussi nous sommes-nous senti tenu
  • d’élucider les rapports d’adhésion et de défiance des auteurs d’R.R. vis-à-vis du « Milieu » et de la « psychologie » poétiques (Quintane) ;
  • d’exhumer les raisons profondes du refus de Quintane d’être accaparée par une lecture « ontothéologique », et de comprendre les raisons de son égale méfiance face aux poétiques de l’objet ;
  • de déterminer les rapports des deux auteurs aux discours d’autorité et aux figures tutélaires du champ à l’époque de leurs débuts (en l’espèce, les œuvres poéticiennes de Christian Prigent et Jean-Marie Gleize) ;
  • d’appréhender les conceptions tarkossienne et quintanienne de la poésie comme genre, et de la littérature comme tutelle de ce genre, pour prendre la mesure de ce qui les sépare des conceptions de leurs aînés, reçues de Bataille (via Prigent) et de Ponge (via Gleize).
Poésie lieu, poésie non-lieu : consécration et absolution Ces tâches nous ont mené au-delà de questions strictement disciplinaires parce que poésie n’est, en France à la fin du 20e comme au début du 21e siècle, réductible ni à un corpus historique stabilisé (poésie-patrimoine), ni à un ensemble de travaux illustratifs de règles communes leur préexistant et s’imposant à eux (poésie-genre), ni à un ensemble de pratiques représentatives d’un même souci (poésie-pratique) ou constitutives d’un champ social (poésie-champ), ni même à un ensemble d’attentes, de désirs, de clichés affermis dans une « psychologie poétique » (Quintane). Poésie est aussi et peut-être avant tout le nom d’un lieu consacré du discours, le sujet de prédications interdites ou prodigues (c’est le couple quod-non-libet, ou tout-sauf-tout-ce-qu’on-veut / quodlibet, ou tout-ce-qu’on-veut), et finalement l’objet de toutes sortes de cultes peu compatibles entre eux. « C’est comme Dieu ». Un de ces cultes a pour rituel, dirait-on, la relance d’une question que nous avons appelée, après Quintane et Prigent, la question-de-la-poésie. La question-de est tour à tour celle de ce que la poésie est et la question de ce qu’elle peut. La réponse prigentienne est, en apparence au moins, anti-patrimoniale : « faire “poésie” consiste d’abord à résister à ce que, d’époque en époque, les poètes croient savoir qu’elle est » ; la réponse gleizienne est une relance de la question, inscrite dans un mouvement dialectique de « récusation » partielle : « la poésie n’est pas autre chose […] que mise en questions, redéfinition, ou annulation de la poésie par la poésie ». La question-de-la-poésie est interne à la poésie ; elle maintient son terme outre sa récusation car, au fond, elle chérit le terme et ne récuse en lui que ce qu’il représente auprès de ceux qu’elle estime être ses mauvais chérisseurs. La question-de ne s’offre à la compréhension que de qui a fait sien l’indispensable axiome de toute rationalité religieuse : l’existence de l’objet de sa question. Elle travaille, comme la foi devant le mystère, dans l’évidence manifeste de cet objet (la poésie existe au-delà de la convention lexicale qui la nomme), et dans la promesse d’une meilleure compréhension de son mystère à raison même de l’éternité de sa question, donc de l’irresponsibilité de celle-ci ; dans l’orbe de la question-de, la poésie n’existe que de repousser les définitions de « poésie » et de ne jamais congruer dans les actualisations de son Idée.
  • En termes bataillio-prigentiens : la poésie se renouvelle de « haïr » ses manifestations consacrées.
  • En termes pongeo-gleiziens : la poésie ne se demeure fidèle qu’en ne cessant pas de se débarrasser des insignes de la poésie (c’est un des sens du fameux « désaffublement »).
Une différence, importante pour notre sujet, sépare ces deux conceptions :
  • pour Prigent, faire de la poésie c’est ne pas savoir ce qu’elle est mais savoir ce qu’on fait (on « radicalise la question de la littérature ») ;
  • pour Gleize, faire de la poésie c’est ne pas savoir ce qu’on fait mais, sinon savoir qu’on en est, reconnaître au moins qu’on y est en ce qu’on tente d’en sortir.
Les deux conceptions s’accordent sur un point : un poète se distingue moins par son savoir que par sa suspicion devant tout savoir constitué ; c’est la figure de l’anti-clerc chez Prigent, celle du mystique chez Gleize, qui sont toutes deux moins des figures sachantes que sapientielles, et dont le principe gnoséologique le plus aventureux et le plus cauteleux en même temps est, en substance : c’est quand on croit savoir qu’on ne sait plus. Les deux œuvres, en cela, sont bien solidement établies sur le terrain du « savoir moderne », « c’est-à-dire le savoir du non-savoir tapi dans les savoirs, la conscience du négatif, l’appel têtu du malaise ».
Docte ignorance, ignorance docte Curieusement, je considère aujourd’hui que ces malentendus sur des points capitaux sont moins importants que ce qui nous fait malgré nous ressembler à ces pères : une position marginale plus ou moins assumée, une inscription dans la littérature (ou la poésie, ou l’art, comme on veut) comme commerce politique, des goûts communs – quand je relis les notes de lecture écrites par Prigent dans Txt, je suis en général d’accord avec lui, contre quand il est contre, pour quand il est pour, même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons ! Quant aux positions de Jean-Marie Gleize, chacun sait ici que je les ai faites miennes, assorties de menues modifications, peut-être non-négligeables mais menues. Quintane et Tarkos, et avec eux une partie de la « génération de 90 », reçoivent en héritage à la fois le « désaffublement » gleizien, qui implique un renoncement aux prérogatives de la poésie consacrée, et le « carnavalesque » des auteurs issus de TXT, qu’on pourrait ici, pour l’effet de contraste, appeler « suraffublement », et qui implique un jeu sur les codes et les clichés de la « psychologie poétique ». Mais Quintane et Tarkos n’acceptent qu’en partie cet héritage, le considérant moins comme un bloc homogène que dans sa diversité, et s’autorisant de cette diversité pour être moins fidèles à son leg formel qu’inspirés par ses goûts et par ses tendances : ils radicalisent à leur manière ces tendances, accentuant le désaffublement et le suraffublement, étendant le rejet d’une religiosité poétique aux récusateurs eux-mêmes. La relative liberté des héritiers Quintane et Tarkos tient peut-être au contraire à leur légèreté qui, elle, tient peut-être à ce qu’ils arrivent après une époque abondante en théories, porteuse d’un savoir théorique et d’une culture critique eux-mêmes lestés de tout le bagage moderne. Tôt repérés et publiés par les aînés, ils sont assimilés à une histoire, tissée d’une intrigue longue (la Modernité) et d’une intrigue courte (les « dernières avant-gardes »), dont ils ne sont pas nécessairement familiers, pris dans un maillage de références qu’ils ne reconnaissent pas forcément, sommés de répondre à des questions qui ne sont pas toujours les leurs. Ils partagent à cet égard la condition des sujets de la reproduction sociale selon Bourdieu : ce sont des connaisseurs moyens de leur champ, les acteurs d’une histoire dont ils ne sont pas pleinement les agents ; ils participent sans le savoir – mais avec un certain savoir-faire – d’un savoir à l’œuvre dans les passations générationnelles et les stratégies lignagères. Nous avons relevé l’expression bourdieusienne de « docte ignorance » pour sa correspondance avec celle, que Gleize emprunte à Claude Royet-Journoud, de « métier d’ignorance ». Poésie-pratique est en effet pour Gleize un champ d’exercice de ce qui s’ignore, et qui ne porte un nom – « poésie » – que pour des raisons « pratiques » dont la moindre n’est pas d’autoriser à récuser ce nom. Gleize, étendant la notion hocquardienne de « modernité négative », avait relevé, outre les clivages (célébrants / récusants, désaffubleurs / suraffubleurs), une sorte de conjonction des alogons témoignant d’une commune « épreuve du négatif ». Il reconnaissait, dans des termes et des œuvres très différentes, « une dimension apophatique du fait poétique » : la « présence » (Bonnefoy), l’« ouvert » (Rilke), le « dehors » (du Bouchet), le « réel » (Bataille, Lacan), l’« impossible » (Bataille), l’« innommable » (Blanchot d’après Beckett). Autant de termes que le caractère privatif, indéfinissable, insituable dans un réseau logique d’antonymie et de proxémie, rapproche de notions théologico-mystiques ; comme celles-ci, les alogons désignent, positivement ou négativement, une « différence » absolue, « non-logique » (Bataille) ; Gleize cite la notion d’akatalepton chez Jean Chrysostome, mais on pourrait tout simplement parler de « mystère », objet ou phénomène évident dans sa quoddité et obscur dans sa quiddité, vérité révélée et inaccessible à la raison. Le recours à ces termes irréductibles fait l’unité affective de toute une poésie : le poète, depuis le même genre de principe heuristique que celui que les sourciers appellent « convention mentale », reconnaît à la vanité du dicible (du nommable, du connaissable) la profondeur qu’il prête à l’indicible (à l’innommable, à l’inconnaissable).
Une démonstration du principe heuristique de la « convention mentale », par GaelGeobiologue63 : « On va juste penser une phrase, se régler sur une fréquence, la fréquence qui correspond à de l’eau dans une canalisation (et pas à une source, ndr). J’avance et je dis « canalisation d’eau, canalisation d’eau » ; ça bouge. »
Mais derrière l’humble « mission » poétique, consacrée par l’alogon, c’est moins une « docte ignorance » qui se maintient que le vieux privilège sapientiel d’une ignorance docte.
À l’inverse, la condition de « docte ignorant » est, au début des années 90, celle de la plupart des sujets devant leurs objets quotidiens. Les « demi-savants » de l’ère « numérique » ont pour nom utilisateurs. Le terme nous a été suggéré par les premières lignes du « Manifeste Chou », où Tarkos écrit que « quelque chose […] ne va pas » « dans l’utilisation […] du mot poésie ». En 2019, « utilisateur » (calqué sur l’anglais « user ») a pris de l’envergure et peut constituer un outil critique pour prolonger la réflexion sur cette position médiane d’acteur sans agence. Nous avons, dans la première partie de ce chapitre, tenté de montrer ce qu’impliquait, pour les rapports des R.R.ristes à poésie-pratique et à poésie-champ, cette position : une impéritie relative – différant à la fois de la candeur poétique jouée (c’est le « feignons que je ne sache rien » de Sartre à propos de Ponge) et de l’exercice du « non-savoir ».
Utilisateurs de poésie Nous avons ouvert le dossier de l’héritage par la prise en considération de la polysémie d’utilisateur, à la fois synonyme de
(A) non spécialiste, opérateur moyen ;
et de
(B) manipulateur (utiliser la poésie, c’est avoir autre chose en vue, s’en servir, la mobiliser à d’autres fins qu’elle-même).
Le premier sens est moins-disant : il implique, dans le rapport au legs, un « désaffublement », un refus de la charge ; le second est renchérisseur : il implique un « suraffublement », un zèle d’aîné dans la gestion de l’héritage.
(A) Non spécialistes, Quintane et Tarkos le sont au moins en ce que leurs poétiques refusent, ou au moins atténuent les grandes lignes de partage qui spécifient la poésie et la perpétuent comme empire :
  • refus de la séparation des registres (notamment parodique / non parodique) et, par suite, conjugaison de ces registres ;
  • contestation de la séparation des genres, perçue comme la trace analogique de celle des savoirs et des tâches ;
  • prise en compte polémique d’un morcellement du monde en discours spécialisés et de la division des intelligences sur la base des compétences entretenues par ces discours ;
  • refus d’un partage du monde entre dupes et non-dupes, auquel certaines poses de la question-de sacrifient (la poésie comme pratique héroïque devant le langage, dans un monde dupe de la véhicularité de celui-ci) ;
  • atténuation du partage entre « lyriques » et « formalistes », et substitution d’un autre partage, entre poétiques exceptrices (ou poétiques de l’alogon) et poétiques inclusives ;
  • refus du partage entre activités souveraines (littérature, poésie) et marasme démocratique (éducation populaire, littérature générale), considéré comme un partage classiste (un idéal relationnel de lecture se substituant, explicitement chez Quintane, à l’idéal aristocratique de l’« écriture » souveraine) ;
    • de manière afférente, modération du partage entre pratiques marginales (ou « souterraines » ; Prigent) et pratiques majoritaires, consensuelles (ou « mainstream » ; le même) ;
  • refus du partage entre « expérience des limites » (trope bataillien) et expérience ordinaire.
(B) Manipulateurs, Quintane et Tarkos le sont au moins dans la mesure où le trouble introduit dans ces partages les rend suspects de triche et d’insincérité dans le jeu poésie. Leur trouble jeu se manifeste,
  • dans R.R., par des pastiches et styles d’emprunt, une diversité de tons et de registres, des ragots plus ou moins railleurs sur le « Milieu » (la capitale est de Quintane), des proclamations politico-théoriques bouffes ;
  • ensuite, dans les deux œuvres, par une critique des conceptions de la poésie qui dispensent celle-ci de récolement (de confrontation avec ses raisons) ; c’est ce que nous avons appelé une chasse du sans-pourquoi de la rose et au-delà).
« Tricheurs sincères » Le diagnostic prigentien devant ce type de pratiques, qui les assimile à un « éclectisme post-moderne […], [au] scepticisme […] sur les “grandes irrégularités” [et au] refus d’assumer des généalogies », peut se voir opposer l’auto-diagnostic de Quintane, celui d’une radicalisation du « jeu moderne ». Dans un texte de 2014, paru dans l’ouvrage collectif L’illisibilité en questions, Quintane y revient : Le jeu moderne, rappelle Jacques Rancière, c’est ce qui « sélectionne par excellence les spécialistes de la défiguration du jeu divin : les poètes. Ceux qui cassent la partition platonicienne entre sérieux (spoudé) et amusement (païdia) ». Ceux qui posent en mauvais joueurs, mais qui posent sincèrement en mauvais joueurs : des tricheurs sincères. Un des modes du jeu moderne – une façon caractéristique d’y déplacer ses pions, de s’y distinguer – est ce que nous avons nommé, dans un syntagme agglomérant des expressions de Ponge et de Prigent, le manège de la récusation, décrit par Quintane comme une procédure dialectique aboutissant, après s’être appuyée sur sa récusation, au maintien du vocable « poésie ». Ce manège est aussi celui que Tarkos rejoue avec outrance et en sens inverse dans son « Manifeste Chou ». Le jeu (playing) des deux auteurs dans le « jeu [(game)] moderne » est moyen, ou trouble : au non à la poésie, la « génération de 90 » substitue un oui mais informé des états antérieurs de l’usage du terme et des disputes passées. Dans R.R., ce oui mais n’est pas dialectique : il ne vise pas, comme la tradition récusatrice des modernes, à maintenir le terme en le relevant de ses clichés ; il est bouffe ou drag : il rejoue l’outrance, voire la componction des fâchés, dans un esprit moins directement parodique ou satirique qu’adhésivement critique. Adhésivement, parce que Quintane et Tarkos sont d’emblée sensibles à la dramaturgie du « merde » à la poésie ; critique, parce qu’ils constatent que ce « merde » a produit son académisme. R.R. est, dans le jeu de ses aînés, sincère et factice, sérieux et joueur : « tricheur sincère ». Les deux « R.R.ristes » qui nous occupent tirent de ce oui mais deux conséquences distinctes face au vocable :
  • du côté de Quintane, enterrement du terme sans pompe (son « Poésie, c’est mort » faisant écho, par la familiarité de l’expression, au « Poésie, c’est crevé » de Prigent, repris de Denis Roche) ;
  • du côté de Tarkos, mutation tactique qui, comme le dit Castellin, préfère « l’infiltration parasite » à la « guerre ouverte », et la poursuite d’« un “oui” plus qu’ambigu » au « non ! qui coupait court ».
Le réticence à souscrire aux partages traditionnels évoqués plus haut, et l’absence d’une dramatisation de la récusation de la poésie sur le modèle de la fâcherie des aînés, peuvent passer pour un refus de refuser ou une décision de ne pas décider – dispositions qui rappellent celle de Bartleby, cette « figure de ce qui déjoue et fait déchanter les anciennes formules (écriture, volonté, puissance, création) au cœur d’un espace littéraire où il vivote comme une silhouette ». Le lexique est ici moins ambitieux que celui des aînés : alors qu’un des verbes de Gleize, « démusicaliser », dit la mutation profonde, le passage d’une nature à une autre, le terme repris à son compte par Quintane, « faire déchanter », insiste sur la transitivité de l’action et la recherche d’effets pratiques. D’ailleurs, tout est bon pour arriver à ses fins, et c’est bien ce qui rend les utilisateurs de poésie suspects de manipulation : ils semblent n’avoir la poésie que comme moyen. Ponge disait « merde » au mot « poésie » ; Tarkos, au moment où la revue rue dans le « Milieu » de la poésie, écrit à son camarade R.R.riste (Stéphane Bérard) : « tout est bon pour foutre la merde ». Tout est bon peut s’entendre ainsi : il n’y a pas d’unité de moyen, de poétique à laquelle il s’agirait d’être fidèle comme à une éthique. Désaffublés et suraffublés, les perdreaux Tarkos et Quintane ne sont liés à poésie-pratique par aucun contrat et par aucun code qui réglerait les registres, les procédures, les emprunts. Leur rapport à la poésie est nonchalant, non proclamatoire, non « tambourineur » ; ce n’est ni le oui ou non vigoureux de la célébration/récusation, c’est le oui et non d’un accommodement, d’une négociation « normal[e] » avec les moyens et les fins, les raisons et les causes. Mais par [ce « oui »] on se fait normal, excessivement normal. […] Un peu plus que tout le monde, on est comme tout le monde, la question de savoir si c’est du lard ou du cochon devenue décidément indécidable… Prigent définissait le poète comme un « parlant » « peut-être un peu plus intranquille que la moyenne » ; Castellin parle d’une normalité éminente (« un peu plus que tout le monde » « comme tout le monde ») ; nous en resterons, de notre côté, à ce « comme tout le monde » : comme tout le monde, les utilisateurs de poésie sont avant tout des usagers de la langue dite courante – à condition de ne pas faire de cette currency le nom d’un fétiche de langue ordinaire ou d’une devise du bien commun. Il ne s’agit pas primordialement, pour ces usagers, de « trouver sa langue » – but du « jeu moderne » – mais de faire avec la langue, puisque à la fois chaque usage de la langue est nécessairement singulier, et « il n’y a pas d’autre langue que la langue ».
Repasser les seuils, tester les cadres Pour ces utilisateurs et pour ces joueurs, « poésie » est donc moins le nom d’un rapport au savoir que d’un rapport à l’usage, moins celui d’un rapport aux raisons que d’un rapport aux conséquences. Au « métier d’ignorance » des aînés – un savoir ne pas savoir qui tire sa dignité d’un réinvestissement de la posture du sage – succède une impéritie active devant les problèmes pratiques et autres « embarras de pensée ». Si « quelque chose ne va pas » en poésie, ce n’est « pas un problème de savoir ou de maîtrise technique, mais le désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre le point d’ancrage, l’horizon rêvé où l’on fait d[e la] vrai[e] poésie ». Ce « désir » exclusif de poésie est assimilé à un conservatisme (un désir de conformation à poésie-patrimoine) ou à un idéalisme (un désir d’adéquation à poésie-Idée). La permanence de la « psychologie poétique » tient pour Quintane à la permanence de ce désir de poésie. L’enjeu de Quintane et Tarkos est à l’évidence à la fois interne et externe à cette « psychologie ». Leur travail constitue une variante de la sortie interne de la poésie théorisée par Gleize : ils sont à bien des égards extérieurs aux préoccupations du champ mais s’adressent quand même à ce champ ; ils lui sont extérieurs-intérieurs, au sens où on parle du couloir extérieur d’une piste. Leur disposition a d’ailleurs autant avoir avec la « sortie interne » qu’avec une entrée externe, une effraction d’un seul pied. La déclaration du « pas spécialement poétique » est une façon de troubler l’inscription dans le corpus poétique constitué, en substituant à la question-de-la-poésie ce que nous avons appelé la question-si-la-poésie – un complexe de questions, en fait, adressées à la poésie depuis ce couloir extérieur, et portant sur les cadres de sa réception. La question-si est tangente et pourtant centrale (quand elle est tue, elle est assourdissante) ; elle est, comme le lecteur de Quintane étranger à la « psychologie poétique », pertinente du fait même de son impertinence ; c’est, par exemple, pour ce qui nous requiert ici directement, celle des conditions d’exercice d’une pratique souveraine (littéraire, artistique) et de ses rapports à la maîtrise. C’est, en somme, une question adressée à la poésie quant à sa prétention à être un lieu spécial du discours. À l’instar du grand modèle quintanien, d’ascendance pongienne, constitué par le « dispositif Maldoror/Poésies » – sur lequel nous reviendrons en détail –, le corpus d’inscription des deux œuvres est la poésie ; mais leur corpus d’emprunt est étendu aux bords encyclopédiques de la langue, en tant que les discours qui font cette langue générale sont tous et chacuns spécialisés, issus de « registres » particuliers – comme autant de discours poétiques à eux tous seuls. Cependant, poser la question-si-la-poésie n’est pas la raison d’être des textes étudiés – pas plus que lui dire « merde » ne résume l’œuvre de Ponge, ou la dire « inadmissible » celle de D. Roche. Les deux poétiques sont denses, complexes, et le présent travail serait malhonnête de les prétendre homologues. Une idée fait quand même son chemin – et s’autorise à le poursuivre à l’issue de cette première partie – qui permet de tenir, pour l’instant, un rapprochement des travaux de Quintane et Tarkos sur la base d’un rapport commun au savoir – position moyenne, impéritie relative, horizon généraliste du discours – que l’expression pas spécialement peut encore servir à caractériser. Sur la base de cette intuition, notre seconde partie va tenter de démêler le rapport des deux œuvres au partage canonique entre savoir spécialisé et pratique poétique, à la division des intelligences et des compétences, à la distribution épistémologique des maîtrises. Il nous semble, à l’orée de ce chapitre, que ce sont ces partitions consacrées qui maintiennent le genre poétique dans ses prérogatives traditionnelles, et que c’est en tant qu’elles les contestent que les œuvres des auteurs de notre corpus peuvent continuer à être dites pas spécialement poétiques.

2. La question-qui

Introduction : « Dé-spécialiser tout »

Au poète de droit divin, à celui qui dit la « vérité », Pindare oppose avec mépris, « ceux qui ne savent que pour avoir appris » : pareils à des corbeaux dans le bavardage intarissable, ils « croassent vainement ». Si notre première partie a rempli son mandat, elle aura permis :
  • d’une part, de casser le bloc, théoriquement impraticable, de la « poésie » en appareillant le terme pour en préciser les occurrences (poésie-vocable, -Idée, -pratique, -patrimoine, -champ, -Milieu, -espèce, -genre, -lieu-du-discours). Ces distinctions travaillent le terme, de l’intérieur, en épaississement (elles étoffent le problème qu’une « question » supposée immémoriale offusquait) et, de l’extérieur, en réduction (elles rendent patent le caractère absurdement générique du signifiant au regard d’un signifié en miettes) : « poésie » y apparaît, pour paraphraser une remarque de Quintane, comme ce qui « maintient la [poésie] dans sa peau ».
  • d’autre part, d’établir une distinction importante sous la forme de deux questions-types correspondant à deux dispositions devant le lieu du discours que désigne l’assomption du terme « poésie » : la question-de-la-poésie ; la question-si-la-poésie.
Religiosité de la question-de Nous avions commencé par noter les contours épistémologiques imprécis de la-question-de. Mais cette imprécision n’efface pas une permanence ; la question-de vit de l’évidence de son objet, même lorsqu’elle considère celui-ci comme « problématique » : la poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on sait que c’est. On a tenté – au risque d’un écart temporel et disciplinaire que seule justifiait l’hypothèse quintanienne d’une religiosité poétique – de rapprocher ce site épistémique et celui des Noms Divins, dont nous avons donné les formules dionysiennes. Peut-être la version maïmonidienne a-t-elle, à ce stade du travail, plus de résonance encore : de Dieu, « nous ne savons qu’une chose, qu’il est, mais non pas ce qu’il est ». Mais déjà la phrase de Quintane, selon laquelle « n’importe quel poète vous dira qu’il n’est pas sûr que la poésie existe (c’est comme Dieu) », suggérait un trouble séculier dans un champ poétique travaillé par la question-si.
  • La version de Quintane, d’une indifférence au terme, peut se dire dans les mots de Laplace devant l’objection de Dieu : « je n’ai pas […] besoin de cette hypothèse ».
  • La version de Tarkos, d’une trivialisation des débats autour du terme et d’une voie cataphatique avariante donc désacralisante, peut se dire dans les termes d’une aggravation du quodlibet gleizien : poésie, c’est tout ce qu’on veut, plus un.
Ce trouble séculier, aucun des deux n’en hérite de la tradition dont ils sont pourtant issus, celle de la récusation de la poésie. Plus ou moins paradoxalement, la fidèle évidence de l’objet poésie et le jeu ouvert par l’impossibilité de donner contenu au terme ont dégagé une voie spéculative de la question-de, où « poésie » est
  • toujours l’autre d’une foi positive, naïve, béate dans la poésie (Prigent) ;
  • « le contraire de ce que vous pensez, toujours le contraire, et même elle serait tout simplement le contraire, sa définition la plus simple serait d’être le contraire. » (Gleize)
Cette veine spéculative de la récusation, si elle refusait de définir positivement son objet, tendait néanmoins à en maintenir une détermination normative : il existe une bonne ou une vraie poésie, qui naît du refus de la mauvaise. La poésie y subsistait comme question-de – question interne à la pratique-de et inhérente au souci-de ; elle devait toujours renaître et se réinventer à la faveur d’une cognition de savoir ignorant« épreuve ou exercice de l’ignorance » (Gleize), « déchéance et […] suppression de la connaissance » (Bataille, informant Prigent) – qui la rapprochait d’une sagesse socratique, orgueilleuse et consolatoire : de mon objet je ne sais rien, au moins le sais-je. Encore faut-il ajouter que ces sages, dans leur ignorance, savent reconnaître, quand elle paraît, la bonne ou la vraie poésie. Cette qualité unique résorbant les insuffisances de toutes les autres prises isolément (ici : le discernement sous la forme d’une disponibilité au nouveau), c’est la condition de persistance du modèle sapientiel en régime philosophico-logique : le sophos « connaît toutes choses, sans avoir la science de chacune d’entre elles ».
Modèle épistémologique de la question-si Qu’elle considère la poésie radicalement inconnaissable (inappréhendable jusque dans ses manifestations) ou relativement telle (connaissable au moins en ce qu’elle serait reconnaissable), la question-de ressortit, dans des termes foucaldiens, à l’épistémologie traditionnelle de la connaissance-retard plutôt qu’à une « archéologie du savoir » attentive à la valeur culturelle et sociale des connaissances acquises. Dans cette perspective, la question-de-la-poésie est la question de la connaissance de la poésie qui pose « la nécessité de l’objet qu’elle contemple ». Ce que nous avons appelé la question-si, elle, ne pose pas la question de la « connaissance » de la poésie ; elle porte en revanche un regard soupçonneux sur le savoir à l’œuvre dans « le champ technique et culturel » qui fonde les « maîtrises », donc en premier lieu sur la pertinence du terme « poésie » et le cadre des énoncés s’y rapportant. La question-si s’intéresse au caractère conventionnel de l’inscription dans la classe « poésie » ; elle rejoint là les questions de cet autre de l’épistémologie classique, qu’on l’appelle « constructivisme social » ou « archéologie du savoir-pouvoir ». Ses questions seraient en l’espèce : de quel savoir la localité discursive « poésie » se réclame-t-elle et témoigne-t-elle dans sa dimension institutionnelle ? Quels sont les termes qui assurent sa subsistance, et son autonomie relative ou complète ? Quelles prérogatives informe-t-elle ? Quels privilèges maintient-elle ? Ces privilèges ont-ils l’extension du statut, de la fonction ? Les dépassent-ils ? Quels environnements rhétoriques et politiques véhiculent idéalement ce discours ? Quintane et Tarkos sont, on l’a vu, ce genre de relativistes au moins dans la mesure où leur rapport à l’objet est constructiviste : l’objet s’élabore dans le discours, notamment en testant sa prédicabilité sur l’échelle savoir sémantique - savoir encyclopédique. Sa variabilité même nécessite de faire comparaître l’objet pour récolement, comparaison avec les registres, mise à jour, réévaluation. Ce type de démarche s’intéresse à l’épaisseur institutionnelle des connaissances qui fondent le savoir cristallisé dans l’objet consacré, et de ces connaissances la capitalisation sous la forme de traditions, et de ces traditions le degré de vivacité et de nécrose dans les usages quotidiens. La question n’y est plus – ou pas primordialement – celle du fondement d’un discours, mais celle de sa performance. Et réflexivement : la question n’y est plus celle des raisons de la poésie, sous la forme qu’est-ce que la poésie ?, mais celle des cadres de production de la réalité culturelle « poésie » (la fameuse « psychologie poétique » de Quintane), soit : quelle est la position qui institue, légitime, perpétue tel usage, telle définition du mot « poésie », telle pose de la question-de-la-poésie ? Où la question-si rejoint la question-qui. La question-qui Qui parle ? qui définit ? qui sait ? creusent le qui statutaire du discours de savoir – l’intention sous l’institution, le pulsionnel sous le rationnel, la volonté de pouvoir sous la volonté de savoir –, c’est-à-dire sa situation fonctionnelle plus que sa provenance idéologique. Ici, la question-qui se distingue de celle fréquemment posée dans les années 60 : d’où parles-tu (camarade) ? Celle-ci misait sur la contribution du locuteur dans l’assignation de son discours, manifestant une naïveté rhétorique au résultat paradoxal puisqu’elle consacrait, en voulant la percer, la situation politique consciente comme « lieu sûr » du discours. La question-qui, elle, concerne moins cette situation que le statut épistémique des énoncés dans un environnement de réception aux contours élastiques. C’est que les temps ont changé : dans une France où, au tournant du siècle, le sujet politique ordinaire prétend ne pas faire de politique, il serait vain de chercher à obtenir auprès de lui les gages d’une interlocution rhétoriquement franche. Aux modèles de la situabilité énonciative et de l’autonomie cognitive, le relativiste répond pragmatiquement par la prise en compte du savoir comme fait institutionnel d’exclusion et de domination. Ce faisant il suppose, après la « superstition des logiciens » énoncée par Nietzsche, l’hétéronomie épistémologique qui gouverne aux interlocutions : Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n’avouent qu’à contre-cœur. C’est, à savoir, qu’une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c’est moi qui veux ; de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l’attribut « je pense ». Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition, une affirmation peut-être, mais ce n’est certainement pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, c’est déjà trop s’avancer que de dire « quelque chose pense », car voilà déjà l’interprétation d’un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : « Penser est une activité, il faut quelqu’un qui agisse, par conséquent… » Le vieil atomisme s’appuyait à peu près sur le même dispositif, pour joindre, à la force qui agit, cette parcelle de matière où réside la force, où celle-ci a son point de départ : l’atome. Les esprits plus rigoureux finirent par se tirer d’affaire sans ce « reste terrestre », et peut-être s’habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit « quelque chose » (à quoi s’est réduit finalement le vénérable moi). On peut penser la suspicion envers le personnage légendaire du poète, au 20e siècle, sur ce mode : comme le pronom sujet « je », l’expression « le poète » tient lieu, chez de nombreux superstitieux de la poésie, d’un « lieu sûr » du discours autorisé de sa provenance archaïque. « Le poète est celui qui… » « transforme », « partage », « recommande », « fait entrer », « tourmente »… Célébrant, alchimiste, messager, inaugurateur, prescripteur ou « mauvaise conscience de son temps », « le poète » se distingue par une maîtrise et un savoir ancestraux. C’est le spécialiste par excellence, celui dont nul ne saurait contester la légitimité depuis le savoir fragmenté des âges séculiers. On se souvient que Quintane, dans l’épisode du « bœuf bourguignon » (Mortinsteinck, 45‑46), concluait qu’il n’y allait pas, dans le maintien de « poésie » comme objet, de célébration comme de récusation, d’un « problème de savoir ou de maîtrise », mais de « désir, soutenu par l’exclusion qui cerne ce dont on s’exclut, de rejoindre » la vraie poésie. Dans un entretien avec Marie Richeux à l’occasion de la parution d’Ultra-Proust, l’autrice conclut sur le même binôme (savoir, maîtrise) une prise de parole qui concerne toute son œuvre : Ce que j’essaie de faire depuis le début : la place de non-spécialiste. […] Quand on vient me voir et qu’on me demande quelque chose en tant que spécialiste […], je ne peux pas répondre à ça en tant que spécialiste. […] J’ai essayé d’avancer sans être spécialiste […] ; quelque chose qui fasse l’aller-retour entre les moments de plongée et les moments où on sort de la flotte. Sans forcément que j’en sache beaucoup plus à la fin qu’au début. Ce n’est pas une idée de maîtrise ou de savoir, au terme de tout ça : c’est une idée de natation – même pas synchronisée. Si la question-qui est centrale pour Quintane, c’est parce que l’élément de conduction des discours n’est pas homogène : il est traversé de degrés divers d’accès à la parole et de légitimité à la prendre, la tenir, la diffuser. La société de spécialisation des savoirs particuliers risquant toujours de devenir une société d’exclusion du savoir en général, il faut, à chaque livre, repasser le seuil des spécialités, et plonger dans les langues spécialistes pour s’en extraire ensuite ; s’immerger dans la langue de quelques-uns, voire d’aucun, pour ensuite écrire dans la langue de tous. Pas de doute, à la lecture de Que faire des classes moyennes ? : pour Quintane, la société française au tournant du siècle est une société de classes. Et, dans le schéma marxiste (à l’auteur duquel Quintane rend « grâces »), une société de classes est essentiellement bâtie sur une division du travail, adossée à une fragmentation des usages, maintenue par une ingénierie sociale qui distribue les spécialités, donc les légitimités à parler. Savoir / maîtrise, métier / spécialité « Dé-spécialiser tout » est un énoncé – typiquement quintanien par la foi qu’il manifeste dans le pouvoir de la réversibilité – qu’on trouve dans le curieux sommaire disposé à la fin de Crâne chaud. Curieux, parce que celui-ci se présente comme une suite d’énoncés sans indices de renvoi (ni numéro de page, ni numéro de chapitre), donnant l’impression d’une synthèse programmatique de l’ouvrage. Mais ce sommaire, bien que libéré de sa stricte fonction d’index, réfère bien à des passages du livre. « Dé-spécialiser tout » renvoie aux pages 180 à 186 qui discutent de la dé-professionnalisation de la philosophie, de la littérature et de la « connaissance sexuelle ». La question des rapports entre savoir et maîtrise s’y trouve posée à nouveaux frais, notamment via la figure de Maître Eckhart, regardé comme un « reformulateur », en langue vulgaire et à destination de laïcs, de concepts philosophiques hérités de la tradition scolastique, de langue latine : Pour la première fois, Eckhart, au XIVe siècle, était parvenu à dire à des laïcs non latinistes des concepts en latin avant formulés pour des universitaires clercs, si bien qu’il avait premièrement pour lui inventé la philosophie allemande et deuxièmement transmis directement et quasi simultanément cette même philosophie allemande à des gens qui n’en avaient jamais entendu parler puisqu’elle n’était pas inventée, en des concepts aussi complexes que l’Un, que l’inhabitation, que le cataphatique et que l’apophatique, en allemand. Déprofessionnalisa-t-il la philosophie une bonne fois pour toutes ? Est-ce qu’une fois que c’est fait, c’est fait ? C’est ce qu’on croit. On croit qu’une fois que c’est fait, il n’y a plus à y revenir, le premier qui s’y est collé suffit. Or Maître Eckhart occupe une place singulière dans l’histoire de la philosophie : il est à la fois Lesemeister (« maître de lecture ») et Lebemeister (« maître de vie »), c’est-à-dire à la fois explicateur de texte, vulgarisateur de concepts, professionnel du prêche, et exégète, expert (en philosophie, philologie, théologie). La méfiance de Quintane devant la « maîtrise » n’est donc pas totale ; mais le discours magistral doit être médié, repris par une instance de « reformulation » auprès de « l’utilisateur », selon ce que nous avons appelé le triangle de la valeur d’usage de la littérature. En occupant deux fonctions de ce triangle (la docte et la didactique), et en veillant à rendre son savoir accessible au commun, le dispositif « Eckhart » chez Quintane fait le boulot, comme le dispositif de l’émission de Brigitte Lahaie dans le même livre. En risquant une prolongation de son discours dans la langue ordinaire, il confronte des concepts techniques à la compréhension commune. Ce faisant, il pose que ce qui se dit en langue docte (ici, le latin) peut se traduire en langue vulgaire. Le maître relativise en fin de compte, et même si c’est encore au prix d’une leçon (ici, sous la forme du sermon), l’autorité liée à son statut : ce que je sais, vous pouvez le savoir. La figure d’Eckhart, dans Crâne chaud, ne se juge pas sur un critère de fidélité historique à la personne du Maître. Elle fonctionne comme exemple d’un dispositif pragmatique qui illustre une différence, fine mais décisive, entre le métier et la spécialité. Cette reconstitution fait écho, pour notre sujet, à deux autres « contes théoriques », c’est-à-dire deux synthèses historiographiques mises à profit pour penser le présent : le premier, c’est le basculement d’une véridiction assertorique, privilège du poète, vers une véridiction apophantique, propre aux discours philosophique et logique ; le second, c’est la professionnalisation simonidienne de la poésie. Les deux contes ont lieu à la jonction de périodes que les études hellénistiques ont pris l’habitude d’appeler « archaïque » (celle des épopées d’Homère, de la Théogonie d’Hésiode, du poème de Parménide) et « classique » (celle, notamment, de la naissance de la philosophie et de la démocratie athénienne). Nous nous appuyons sur ces deux « contes » pour entamer une réflexion sur la spécialisation du discours poétique. C’est un cadre suffisamment large pour répondre aux questions posées, et suffisamment abstrait pour nous protéger d’une approche comparatiste du type « poésie et raison à travers les âges ». Il nous protège aussi de l’écueil du nez collé au corpus, du relevé des emprunts et références aux disciplines abordées, d’une dissémination de remarques sans axe de cohérence. Premier conte théorique : d’alètheia à doxa Nos questions seront dans un premier temps épistémologiques : en étendant, à l’issue de notre première partie, l’expression pas spécialement poétique à l’ensemble de notre corpus, à quelle spécialité poétique se réfère-t-on ? Autrement dit dans les termes de la question-qui, il s’agira de déterminer quelle position face au savoir spécifie traditionnellement la poésie, la distinguant des autres discours. Un des critères possibles de cette contrariété, au moins à partir du 5e siècle av., est que les autres de la poésie partagent un régime de véridiction adossé à ce que nous avons appelé, après Claude Imbert, le « pacte apophantique », qui pose une solidarité entre le logos et le monde des pragmata (des états de choses) sous le contrôle de notions problématiques, la vérité-correspondance, la clarté dénotative, la computabilité des savoirs sur le monde. En somme, le pacte apophantique part du principe qu’il est possible de rendre justice au monde par les mots. La définition strictement poétique du discours apophantique, qui inaugure les logiques vériconditionnelles, conçoit – contrairement à Parménide, et à la suite de l’Étranger du Sophiste de Platon – qu’on puisse dire ce qui n’est pas ; elle place simplement les discours sous le contrôle des notions logiques de vrai et de faux : il est vrai de dire que ce qui est est, et que ce qui n’est pas n’est pas ; il est faux de dire que ce qui est n’est pas, et que ce qui n’est pas est. Conséquence : il existe des degrés de vérité, sensibles aux degrés d’être. Le conte théorique se termine sur la mort d’une conception absolue et sacrée d’alètheia, et la naissance d’une conception relative et scientifique de celle-ci. Cette morale du conte affecte à la fois le poète et ses autres, et fait l’échangeur entre questions épistémologiques et questions rhétorico-poétiques, puisque le nouveau régime modifie radicalement la façon dont on juge, discerne, produit du savoir : non plus par les procédures – oraculaires, ordaliques, épidictiques – qui consacraient la parole efficace du poète, mais par la procédure logique de la démonstration, de nature à produire des énoncés dont la teneur de vérité tient au pacte mimétique entre un jeu de relations syntaxiques et la structure ontologique (substance, prédicat, attribut). Le poète est privé de son statut d’inspiré et des privilèges qui l’accompagnaient (dispenser une vérité que « nul ne […] conteste [et] nul ne […] démontre ») ; d’autre part, la vérité, l’exactitude, la justesse ne sont plus l’apanage d’officiers de la parole mais deviennent des objets politiques (et rhétoriques). Second conte théorique : simonide sécularise et professionnalise la poésie C’est là que s’insère notre second conte théorique : contemporain de ce basculement, Simonide apparaît, à la fin de l’ère des poètes spécialistes, comme le premier poète professionnel : le premier à vendre ses poèmes, le premier à techniciser sa pratique, et le premier à risquer sa parole dans le fourbi démocratique des doxai (les vérités relatives). Le premier, donc, à accepter de politiquement comparaître. Le point de départ du conte, c’est la place et la fonction de la parole poétique en Grèce archaïque telle que nous venons de la décrire : elle est liée au privilège d’un « type d’hommes » qui se soutient d’un « savoir inspiré » par les Muses. La parole du poète correspond à une fonction de l’ordre social : véhiculer la vérité-alètheia. Dans la notion pré-philosophique d’alètheia, la vérité ne se distingue pas fondamentalement de la justice ; de sorte que, dans les sociétés du « prédroit », justesse et justice adhèrent l’une à l’autre. Elles procèdent toutes deux d’une vérité sans partage qui ne donne aucune prise à la contestation ; la justice n’est pas ici soumise au régime de la preuve, pas plus que la justesse ne s’évalue depuis un quelconque état de fait. La poésie est le texte d’une herméneutique inspirée qui maintient la cohérence du récit mythique avec les travaux et les jours. C’est parce que le poète de cette ère « collabore directement à la mise en ordre du monde » que Detienne, dans Les Maîtres de Vérité..., n’hésite pas à le qualifier de « fonctionnaire de la souveraineté ». Là, l’expression est plaisante ; ici, elle est concordante : on se souvient que la notion de souveraineté servait d’appui à Quintane pour critiquer une tradition sacralisatrice en littérature. Cette concordance demeurerait anecdotique si une autre ne venait confirmer qu’il y va, dans le vague de l’intrigue superlongue, d’une même question : celle de la « sécularisation » de la poésie. On trouve l’expression chez Detienne à propos du « projet » de Simonide. Celui-ci sécularise la poésie en ce qu’il
  • en conteste l’institution (la légitimité du savoir dont s’autorise sa parole),
  • émancipe la poésie des rôles qui lui revenaient de droit dans la société archaïque (dire l’éloge et le blâme notamment),
  • fait d’une ancienne prérogative d’inspiré (la mémoire-mnêmosúnê) une compétence (tekhnê) du monde : la mnémotechnique,
  • et transforme ce que Platon nomme la « possession » poétique – c’est-à-dire un don qui fondait l’idée que le poète était sciens nesciens l’interprète de la providence – en pratique autonome (Simonide, notamment, monnaye ses poèmes).
Ce faisant, il récuse l’alèthurgie archaïque et affirme l’appartenance du poème au monde des doxai. Quand Simonide déclare que le dokein l’emporte sur l’Alètheia, d’une part, il rompt de la façon le plus nette avec toute la tradition poétique dont l’Alètheia est une valeur essentielle, mais, d’autre part, il affirme clairement sa volonté de séculariser la poésie, puisque, à un mode de connaissance exceptionnel et privilégié, il substitue le type de savoir le plus « politique » et le moins religieux qui soit.
D’une loi transcendante de la parole à une norme politique du discours Mais, selon une formule quintanienne récurrente, que ça ait été fait ne signifie pas que ce soit fait, une bonne fois pour toutes. L’idée d’une nécessaire sécularisation de la poésie, et son articulation au problème de la justification du savoir, nous la retrouvons chez Quintane, dans un texte figurant dans l’ouvrage collectif L’illisibilité en questions : Nous souscrivons tous (Jaccottet, Roubaud, Christian Prigent, Michel Deguy ou Jean-Marie Gleize), à divers degrés, plus ou moins mais quand même, à l’idée que séculariser la poésie (poursuivre la sécularisation de la poésie) est le seul moyen de pouvoir continuer à y croire, c’est-à-dire à en faire. D’une certaine manière, nous ne cherchons pas tant que ça à échapper au principe du tiers exclu, à construire un troisième terme. Il est symptomatique que l’exemple choisi par Quintane pour illustrer cette sécularisation se réfère au principe aristotélicien du tiers-exclu qui, articulé au principe de non-contradiction, fonde la logique classique, solidaire du schéma apophantique. C’est comme si Quintane nous ramenait à l’époque de nos deux contes théoriques. Les contes apophantique et simonidien éclairent peut-être aussi un curieux syntagme du « Manifeste Chou ». On a vu que Tarkos, dans ce texte, mimait la fâcherie en poésie : Cela ne peut plus durer. Cela part dans tous les sens, les poètes créent sans se soucier des lois des phores. On ne sait plus ce qu’on dit. Or ces « lois des phores » demeuraient pour nous jusque-là mystérieuses. Phore ne signifie rien en lui-même ; c’est un affixe grec qui a deux fonctions : dire le porteur et dire le véhicule. On peut imaginer, suivant les considérations de Detienne dans Les Maîtres de Vérité…, que cette double signification est la trace de l’indistinction archaïque entre le fait d’être porteur (statutaire) d’une parole, et le fait d’en être (par le don des Muses) le simple véhicule – le poète archaïque était bien, à l’instar du devin et du « roi de justice », porteur et « véhicule de vérité », porteur et véhicule de mémoire. La logique vérifonctionnelle contemporaine a par ailleurs inventé un mot pour indiquer ce qui, dans une proposition, « peut être dit vrai ou faux et rien d’autre » : truth-bearer, ou « vériporteur ». Le vériporteur ne désigne pas l’émetteur d’une parole mais la partie d’un énoncé qui rend cet énoncé vrai. Il n’y a donc pas de vériporteur dans les types d’énoncé non susceptibles de vérité ou de fausseté – ceux qu’Aristote exclut de l’orbe apophantique (commandement/ordre, prière/louange). Ce passage d’un paradigme alèthurgique à un paradigme vériconditionnel, et d’une figure aléthéphore incarnée à un critère logique de vériport, illustre ce qui relie Tarkos à notre intrigue longue : dans un monde où les lois hétéronomes du discours remplacent « les lois des phores », aucun savoir stable n’est plus possible. « On ne sait plus ce qu’on dit », et c’est à partir de ce constat « manifeste » qu’un poète conséquent devra désormais travailler, « trouver de quoi vivre », « des raisons de continuer ». L’ère post-simonidienne du soupçon se caractérise par le fait que la poésie n’est effectivement plus un lieu consacré mais un lieu ordinaire du discours. L’environnement de réception du discours poétique est potentiellement aussi vaste et aussi restreint que pour n’importe quel autre discours situé ; son audibilité n’est plus celle, absolue, d’une profération qui le traverse et d’une vérité inspirée, mais celle, relative, d’un énoncé techniquement travaillé et adressé à la sensibilité et l’intelligence communes. Ce passage, du non-lieu (excepté, absous, maintenu hors du jeu) au lieu commun, correspond au passage d’une loi transcendante de la parole à une norme politique du discours. Sur ce nouveau terrain, le problème du poète n’est pas la vocation ou le sort d’un « type d’hommes / d’êtres humains » (Prigent/Detienne) et le travail singulier de ce fatum, mais la distribution symbolique des paroles qui conditionne la performance de la sienne. Un poète est un généraliste ; il est un des porteurs du « bavardage » dénoncé par Pindare, et du savoir commun dont ce bavardage procède. Il parle de savoir, sait d’avoir appris, apprend de pratiquer, et surtout – renégociation des termes de la docte ignorance – il sait ce qu’il fait en ne sachant pas ce qu’il dit.

2.1. Le logothète et le parlant ordinaire

Introduction : Division du prophétariat

Le philosophe en généralisteAu centre de la société de spécialisation des savoirs, Platon a placé dans la personne du philosophe une figure médiatrice singulière, en partie héritière de celle du sage (sophós), mais d’un sage qui ferait de la politique, c’est-à-dire qui accepterait de faire comparaître son discours au même tribunal que les autres. La philosophie des Dialogues parle la langue de tous, et c’est de là qu’elle tire sa légitimité transversale à interroger les croyances de chacun, depuis des valeurs épistémiques elles-mêmes transversales, comme la vérité factuelle et la fiabilité des raisons. La chenille maïeutique des questions/réponses mime idéalement le mouvement de la pensée dianoétique (l’entretien intérieur) en produisant – comme on produit des témoins à la barre – les doutes et les atermoiements, ce qu’une idéalité de la fonction sociale armée de compétence interdit. Chacun parle de ce qu’il connaît ; le philosophe interroge ce savoir. Ce faisant, il compte sur la sincérité du vouloir savoir de son interlocuteur pour mettre au jour les illusions dont ce savoir procède et les abus de pouvoir auxquels il conduit. C’est particulièrement le cas dans le dialogue consacré à la poésie. Mais le grand thème de l’Ion est autant la place de la poésie, et ses prétentions à parler en connaissance de cause, que cette société de spécialisation où le savoir cocher appartient au cocher, le savoir bouvier au bouvier. La philosophie y joue le rôle d’instance de contrôle des savoirs spécifiques. Elle est cette thérapeutique fonctionnelle qui met au travail les esprits séparés dans le corps social. À l’esprit de spécialité, qui caractérise les corporations isolément vertueuses, le philosophe oppose un esprit de synthèse à vocation grand-inclusive, dont la procédure majeure est le questionnement tatillon des présupposés qui donnent l’illusion qu’on sait, donc qu’on est fondé à parler. Diagnostic platonicien sur la poésieDans la version socratique de la dispute avec la poésie, le philosophe est celui qui piège le poète dans les rets dialectiques pour lui tirer l’aveu penaud de son inutilité et prononcer, sous la forme humiliante d’une dernière concession, un jugement ordinaire (celui de l’honnête homme laissant agir son doute) qui entraîne un jugement décisif (celui d’un juge – en l’occurrence, le bannissement). Le philosophe triomphe de « l’ancien maître » ; il conquiert « le pouvoir de dire à l’autre ce qu’il est et ce qu’il fait, mieux et autrement que cet autre ». Et ce que cet autre est, en l’espèce du poète, c’est de trop dans le corps social. On sait qu’au bon gouvernement de la cité, Platon place comme condition première et absolue ce bannissement dont la justification tient en trois sentences :
  1. Le poète ne sait pas ce qu’il dit.
  2. Le poète n’est le spécialiste de rien.
  3. Le poète n’est capable ni de vérité ni d’opinions justes.
Platon place le poète en régime post-simonidien devant ses contradictions : il ne peut pas être à la fois « homme de métier » et « homme divin », homme de maîtrise et d’inspiration. Et c’est dans le métier que le poète resquille : fidèle au schème archaïque, l’auteur des Dialogues apparente la parole des poètes à celle des « devins » et des « prophètes » ; cette parole, comme le résume Detienne, « n’est pas la manifestation d’une volonté ou d’une pensée individuelle, elle n’est pas l’expression d’un agent, d’un moi. […] [E]lle est l’attribut, le privilège d’une fonction sociale ». Or cette fonction se périme dans la cité où la parole est à la fois bien commun et outil logistique d’organisation des savoirs. Dans ce schéma, l’interrogation critique du discours philosophique, sa dialectique tatillonne, s’oppose au caractère assertorique des vérités poétiques. Idéalisme archaïsantLa récusation platonicienne joue paradoxalement comme mythe fondateur pour les traditions célébrantes de la poésie ; son récit alimente l’idée d’un « âge des héros » où le poète garantissait, sous l’ordre des récits mythiques, la cohésion sociale et l’inerrance destinale de la communauté. Pour de nombreux Classiques (Vico, Rousseau, Hamann, Herder, jusqu’à Jochmann), notre poésie est un reliquat de la langue naturelle des Anciens, chez qui régnait l’unité cohérente de la parole et de l’action, du travail et du jeu, des passions et des intérêts. C’est le même mythème héroïque, dans tout le trivial de sa version chauvine, qui soutient la célébration heideggerienne de la poésie de Hölderlin : ayant traduit alètheia par Unverborgenheit (non-voilement), Heidegger fait du poète le héraut d’une poésie intime de l’Être, capable d’une connaissance prélogique et d’une véridiction non prédicative – mais par là-même paria de la société de rationalisation. La poésie, « c’est autre chose »Car la poésie ne prédique pas, ne compte pas ses billes, ne mesure pas ses effets ; elle n’utilise pas le langage au sens où – formule aristotélicienne de l’apophantique – elle dirait quelque chose de quelque chose. C’est le célèbre point de vue de Sartre, qui excepte (exclut et dispense) la poésie des procédures de vérité : Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage. Or, comme c’est dans et par le langage conçu comme une espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s’imaginer qu’ils visent à discerner le vrai ni à l’exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l’objet nommé. […] Ils ne parlent pas ; ils ne se taisent pas non plus : c’est autre chose. […] En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. La poésie, parce qu’elle refuse le gambit auquel le pacte apophantique astreint (« le perpétuel sacrifice du nom à l’objet nommé »), est un art séparé du jeu ordinaire du langage (qui doit permettre d’exposer le vrai et de le discerner de ses voiles) ; la langue n’est pas son médium mais son matériau, et si les mots sont des choses parmi les choses, alors c’est le répons de la référence qui se brise. Sartre, à sa manière, poursuit le « conte théorique » qui fait l’Histoire congrue (« le poète » « a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique »). Sa dramatisation de l’épisode transforme la récusation du poète par le philosophe en récit d’un départ princier du poète ; ce faisant, Sartre maintient le mystère autour de praticiens de la parole exclus du tiers-exclu : ni ne parlent, ni ne se taisent. Qu’il lui refuse la capacité de dire le vrai, ou qu’il la consacre lieu privilégié des véridictions, pour le philosophe, semble-t-il, la poésie, « c’est autre chose » qu’une procédure consciente de connaissance des objets et d’examen des causes et des fins. La maïeutique platonicienne aboutissait à l’aveu consenti des dupes : je ne savais pas que je savais. Au 20e siècle, la « troisième blessure narcissique » (Freud), via le mythe œdipien, mène au soupçon de soi embarqué dans le moi : je ne sais même pas que je ne sais pas. Or si être parlé est la condition ordinaire, le motif platonicien du poète objet ou véhicule de sa parole ne peut se maintenir comme exception en regard d’un discours raisonnable qui, lui, aurait un sujet pour auteur. On se souvient que dans « Monstres et Couillons », Quintane note l’inconséquence des poètes-métaphysiciens : …certes, le sujet n’est plus ce qu’il était, il n’est plus que l’ombre de lui-même – et cela, nous l’acceptons, ou plutôt, nous ne pouvons pas faire autrement, dans l’état actuel de la pensée, que de l’accepter –, mais cela n’empêche pas qu’il y ait Sujet, quand même, malgré tout. […] Ah ! le Sujet pensant n’existe pas, ça c’est sûr, au feu Descartes! (je sens donc je suis), mais le Sujet existant, hein, hé hé, vous allez quand même pas zigouiller le Sujet existant, ce serait pas sympa, d’autant plus que du coup j’aurais du mal à le signer, mon petit poème, parce que vous comprenez, mon petit poème, il vient de mon expérience incompressible, il vient du sentiment de mon sentiment, il vient du cœur de mon cœur – vous allez pas me la voler, mon expérience extatique de moi-même, bordel ! Cette inconséquence est bien une sublimation, si on entend dans le terme l’écho de ses sens physique, psychanalytique et rhétorique : le « sujet » (cette position fonctionnelle dans l’énonciation, conceptuellement solide) y est remplacé par le « Sujet » (l’idéalité gazeuse d’une instance auctoriale sui-référentielle). Cette sublimation est aussi une forme d’exaltation et d’exceptation : les raisons du poète (« sentiment de mon sentiment », « cœur de mon cœur ») sont toujours personnelles, insondables et privées, comme celle du croyant en dernier ressort. Le poète métaphysicianisant se range ainsi à l’avis du philosophe le concernant : je suis « autre chose ». La poésie comme autre de la philosophieOn peut établir une liste restreinte des questions critérielles par lesquelles le discours philosophique spécifie le discours poétique comme l’autre du discours rationnel :
  1. la question des ressources spécifiques (lexique, syntaxe) ;
  2. la question de la représentation dans le discours des intentions ou vouloirs-dire ; posée de manière pragmatique, cette question couvre les distinctions traditionnelles de mention et d’usage, de nomination et de prédication.
La relation de la poésie à la philosophie selon ces deux axes tient à la fois d’une complémentarité et d’une concurrence :
  1. Au plan lexico-syntaxique, de même que la poésie est à la fois la trace d’une langue naturelle (cliché classique) et un langage spécifique (cliché post-romantique), la philosophie est à la fois la langue du bon sens, de la curiosité naturelle, de l’entretien intérieur de tout honnête homme, et la langue de l’abstraction métaphysique, de la technique conceptuelle.
  2. Au plan poétique, un cliché définit la poésie par ses ressources propres, comme relevant de la pure mention ou d’actes impérieux de nomination (par opposition à la rationalité discursive ayant les mots en usage).
De ce schéma, un portrait du poète amplement calqué sur le schème archaïque (« pré-simonidien », dans les termes de notre conte), notamment dans sa proximité avec la figure du prophète :
  • sa parole est une institution du langage ;
  • sa langue est ab-solue, détachée du tissu référentiel qui fait les usages ordinaires.

2.1.1. Permanence du schème archaïque

Nous sommes encore en domaine romantique – d’un seul tenant, la fin du XVIIIe et aujourd’hui.

2.1.1.1. « Le poème », « le poète »

4717. LE poète ? ouille ! Des poètes, oui.
4718. « Poète » est un nom, un nom propre avec, éventuellement, le supplément d’un qualificatif, d’un nom de rue, d’une statue, d’un monument…
4719. Un nom de poète mis sous un poème est comme un mot indo-européen reconstruit :
4720. Les poètes ? Peut-être.
Une parole exceptéeDans son Petit manuel d’inesthétique (1998), Alain Badiou oppose, après Platon, la poésie à la dianoia, cet « entretien de l’âme avec elle-même ». Il y retient moins la dimension intime que le caractère discursif, moins l’interrogation des raisons que l’exposition ordonnée de ces raisons : À quoi, dans la pensée, la poésie s’oppose-t-elle ? […] Platon est très clair sur ce point : ce que la poésie interdit, c’est la pensée discursive, la dianoia. Le poème, dit Platon, est « ruine de la discursivité de ceux qui l’écoutent ». La dianoia, c’est la pensée qui va à travers, la pensée qui enchaîne et déduit. Le poème, lui, est affirmation et délectation, il ne va pas à travers, il se tient sur le seuil. Le vis-à-vis de la dianoia permet de reconstituer ce commode autre de la pensée philosophique, « le poème », dans les moules de la statuaire archaïque : parole hiératique et charmeuse (vs démonstration probante), arbitraire princier des raisons (vs leur motivation rationnelle). Considérons l’hypothèse depuis les contes grecs de notre introduction : « le poème » précède, sourd et terrible, la pensée articulée. Sa permanence « sur le seuil » dit la disposition anthropologique aussi ancienne, constante et nécessaire que le sacré . « Le poème », c’est le début de l’histoire toujours reraconté (de tous temps les hommes ont…) ; la philosophie c’est une ère nouvelle, un pas gagné, le premier coup de l’Histoire. Cette tendance archaïsante devant la poésie n’est pas propre au philosophe français le plus célèbre du tournant du siècle ; c’est celle de nombreux discours portés sur la poésie par la philosophie et les sciences humaines de l’âge classique à nos jours. Alors que partout ailleurs la thèse fixiste est considérée comme un idéalisme poussiéreux, il semble que « le poème » doive demeurer la marque d’une aspiration essentielle, manifeste à toute époque en tout lieu. « Le poème » des philosophes fait comme la France des Mémoires du Général de Gaulle, motif d’hébétude chez Quintane : il « vient du fond des âges ». La distinction essentielle entre poète et philosophe se fait pour Badiou sur le plan des raisons :
  • le poète n’a pas à donner les siennes : il est comme sa rose, ohne warum, aut-hentique (Badiou dit après Lacan : il « ne s’autorise que de lui-même ») ;
  • le philosophe, lui, est tenu par un système de légitimation, responsable de son usage des mots devant l’usage commun de ces mêmes mots.
La polarité de la « vieille opposition » est celle-ci : parole exceptée (sans fond) et libre d’attaches (sans fonds) vs parole indexée (fondée) sur l’usage commun. La philosophie est une adressée universelle, attentive aux raisons particulières, à leur co-ordination, à leur caractère véritatif ; la parole poétique est impérieuse et autonome, à la fois « libérée » de la civilité discursive qui canalise les vouloirs-dire, et relevée du Fond Diffus Doxologique (la rumeur démocratique des discours et des opinions) qui conditionne les vouloirs-ouïr.
Représentation du fond diffus cosmologique (Cosmic microwave background) par l’Observatoire Planck de l’Agence Spatiale Européenne. Le fond diffus cosmologique est une sorte de « photo de l’univers primordial », 380 000 ans après le Big-Bang.
Le partage badiousien repasse le seuil des deux contes théoriques mais le maintient comme frontière :
  • la parole philosophique n’est l’apanage d’aucun, c’est simplement la voie de qui ne se prévaut pas d’être quelqu’un ;
  • parce qu’elle est anti-statutaire et non-fonctionnaire, elle s’oppose à la parole des « roi[s], [des] devin[s], [des] prophète[s] », figures de l’« inspir[ation] » ou du « pouvoir ».
L’absente du sens communSi le philosophe peut compter, pour convaincre, sur « l’impavide enchaînement des preuves » dont procède son discours, c’est que le sens commun est placé sous la condition stable du pacte apophantique. Dans les termes de Foucault : l’énoncé philosophique, sous ce régime, est censé établir un rapport entre ce qui est dit et ce dont il est dit « au seul niveau (toujours idéal) de la signification ». De là la certitude du philosophe quant à son adresse : c’est dans la mesure où celui-ci dispose ordinairement des mots que sa parole est partageable au-delà des contours singuliers de son expérience de parlant. Cette mesure ordinaire n’est pas celle du poète, qui, même s’il a pour objet de « charmer les contemporains », a moins « la langue » comme étalon d’une sensibilité commune que comme fortune individuelle, ressource et sort, ressort. Le poème, à cet égard, est une manipulation linguistique sans opération de sens commun : La poésie en tant que telle est toujours affirmative dans son essence, parce qu’elle est une profération qui, ne s’autorisant que d’elle-même, n’a pas à traverser négativement quelque chose venu de l’extérieur pour se constituer dans son affirmation propre. […] La seule chose qu’elle traverse, c’est la langue. N’ayant pas à faire avec le dehors contraignant des usages, « le poète » est tenu quitte d’une participation au double idéal démocratique d’égalité et de responsabilité des discours. Parce qu’il est issu de l’obscure ère du « prédroit » où la parole était un acte, d’un « âge héroïque » où les hommes congruaient dans leurs statuts, on lui accorde, dans la cité, de n’être pas tout à fait un civil. Pour les perpétuateurs du schème archaïque, « le poète » n’est pas un parlant parmi les parlants, c’est une figure-signe de l’ordre social, dont le mode de présence n’est pas la représentation politique mais la lieu-tenance héraldique : « le poète » tient lieu, du 5e siècle avant au 21e siècle après, d’un fond-des-âges où tout était poétique et rien franchement politique.

2.1.1.2. L’instituteur princier du langage

Il faudrait faire voir que le langage contient des ressources émotives mêlées à ses propriétés pratiques directement significatives. Le devoir, le travail, la fonction du poète sont de mettre en évidence et en action ces puissances de mouvement et d’enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle, qui sont confondues dans le langage usuel avec les signes et les moyens de communication de la vie ordinaire et superficielle. Le poète se consacre et se consume donc à définir et à construire un langage dans le langage… La poésie n’est pas un « emploi » de la langue. […] Tous les mots d’une langue ne se prêtent pas au même degré à l’intention poétique. Mythème de la logothétieDans l’ordre de ce type de discours, « le poète » est, pour paraphraser doublement Baudelaire, celui qui s’aime mieux « saint pour soi-même » qu’« homme utile ». S’il n’a pas à motiver sa pratique, s’il n’a pas à faire comparaître politiquement ses raisons, c’est que son adresse n’est pas soumise à l’exigence ultime d’univocité. Ses équivoques sont celles des dieux, de leurs raisons, de leur justice. Sa parole est efficace dans le cadre symbolique garanti par les institutions « prépolitiques » (ordalie, divination) qui lui donnent mandat ; parmi ces institutions : celle du langage, elle-même cosmique (elle participe d’un monde clos, soumis à l’ordre de ses générations premières). Dans un monde en deuil d’une telle efficacité, « le poète » est celui dont on aime imaginer, au-delà de la réserve platonicienne, qu’il remotive l’institution du langage que fatiguent la querelle politique quotidienne, les malfaçons sophistiques et les bavardages rhétoriques. Un mythème soutient l’archaïsme du poète retrempeur des mots : celui de la logothétie, c’est-à-dire du privilège de la création en langue. Le logothète est, dans sa version originale (« adamique »), un nomothète ; il donne leur sens aux mots, non pas, progressivement, par l’usage, mais par une sorte de juste frappe ; et dans la mesure où ces mots sont des noms, ce sens est nécessairement, en termes logiques, prépropositionnel, ou antéprédicatif. C’est seulement sur la base du registre adamique que les noms s’offrent à l’usage – usage dont on jugera d’après la conformité au registre, l’écart à la valeur de frappe initiale. Institutio nominis et geste nomenclateurLa proximité d’un certain discours de la philosophie sur la poésie avec le mythème de la logothétie – et, plus largement, l’idée d’une vocation de la poésie à la (ré)génération du sens – est sensible jusque dans le lexique : de même que l’activité du logothète est, chez les Scolastiques, l’institution des noms (institutio nominis) ou l’imposition de sens à des mots (impositio vocis ad significandum), le poète, chez Heidegger et ses émules francophones, stiftet (institue, instaure, fonde) son être par un « dire » dont la résonance est fonction de l’accord entre lui et le monde. La fertilité mystique du thème adamique et du vocabulaire de l’institutio est attestée, par exemple par de Certeau qui, lisant Jean de la Croix, Angelus Silesius, Hölderlin ou René Char, conjugue les deux motifs de l’autonomie et de la possession : Est poésie ce que rien n’autorise, ni l’ordre d’un signifié, ni le référentiel d’une réalité. Le poète obéit à une nomination instauratrice dont il devient l’énonciateur. […] Le poète est dérobé par cet excès qui nomme et qui n’est pas nommable. Il est « frappé » par ce qu’il joue. […] L’originaire se rapporte non à ce qui le précède, mais à ce qu’il instaure. « La poésie ne naît pas : elle engendre. » Elle se reconnaît à ce qu’elle fait naître. Le « Mot poétique », une hypostasePlus amont, l’histoire naturelle d’un Vico baptise les premiers parlants « poètes théologiens » : les sons de leurs mots adhèrent aux choses pour dire les « universaux fantastiques » d’un temps d’avant la Querelle. Vico pose qu’au fond de toute nomination il y a baptême, et nom propre à l’origine de tout nom commun ; aussi l’onomatothétie adamique est-elle pour lui un acte de nomenclature augural : chaque chose du monde n’y gambade qu’une fois inscrite à l’inventaire. L’étymologie, vérifoncteur ultime chez Vico, en atteste : en grec et en latin, « les mots nom et nature sont synonymes ». Le modèle de découpe et de composition est encore celui de l’héraldique : la langue est composée d’unités discrètes (les mots), dont certains (les noms) tiennent lieu d’éléments tangibles et sensibles de la réalité. L’origine du langage n’est envisagée que sous la forme d’une ontogenèse monosyllabique, où une catégorie de mots succède à une autre ; l’instrument systématique du pouvoir-dire canalise les vouloirs-dire individuels (« l’ordre des idées doit suivre l’ordre des institutions »). C’est encore le « Mot » qui constitue le matériau poétique par excellence pour un Barthes. Valéry concevait la poésie comme « langage dans le langage » ; Barthes semble en faire un lexique dans le lexique. « Le poète moderne », contrairement au « poète classique », « institue [sa] parole comme une Nature fermée » dans les langues naturelles, comme un trésor dans le trésor. L’autonomie du « mot » poétique tient à la « rencontre d’un signe et d’une intention », à l’adhésion de la parole et du parlant au-delà des « figures de l’Histoire ou de la sociabilité ». Alèthurgie prophétiqueLe motif d’une parole poétique « sans fond », franche de tout contexte, pure profération et pure « présentation » du « Mot » hypostasié, confirme l’ancrage prophético-mystique du mythème. Son vocabulaire est celui du sublime esthétique : beauté terrible, incommensurable, incommunicable, des hauteurs et des profondeurs. La « poésie moderne », ça n’est décidément plus une simple affaire de technique ou de goût ; ça n’est plus ce sous-continent des Lettres aux préoccupations mondaines : le « Mot » du poète moderne est l’opérateur « total » d’une véridiction insensible aux critères logiques de vérité et de fausseté (on retrouve ici la ressource, plus ou moins mythique, de l’alèthurgie archaïque et de l’Unverborgenheit de Heidegger). Le vrai et le faux sont des fonctions de la langue ordinaire ; or, dans les mots de Barthes, la poésie « détruit la nature spontanément fonctionnelle du langage ». Dans ceux de Heidegger : Le sculpteur use (gebraucht) bien de la pierre comme le fait, encore qu’à sa manière, le maçon. Mais il ne l’utilise (verbraucht) pas. Cela n’arrive, en un sens, que lorsque l’œuvre échoue. De même, le peintre use (gebraucht) bien de couleurs (Farbstoff), mais de telle sorte que leur coloris (Farbe) non seulement n’est pas consommé (verbraucht), mais parvient par là même à l’éclat. Et le poète use (gebraucht) bien de mots, mais non pas comme ceux qui parlent ou écrivent communément (die gewöhnlich Redenden und Schreibenden) et, ainsi, usent (verbrauchen) nécessairement les mots. Il en use (gebraucht) de telle sorte que le mot devient et reste vraiment une parole (das Wort erst wahrhaft ein Wort wird und bleibt). Mot, Parole, VerbeLa distinction entre gebrauchen (user de quelque chose, l’utiliser) et verbrauchen (user quelque chose, le consommer ; mais aussi : instrumenter quelque chose, l’utiliser dans un but précis) institue une polarité morale entre deux usages du monde, dont l’essence distincte est comme prouvée par une distinction lexicalisée : d’un côté, la sublimation artistique qui transforme et raffine ; de l’autre l’usure, l’instrumentation qui consume et abîme. Le matériau élémentaire du raffinement poétique, c’est le « mot ». La traduction citée (W. Brokmeier) fait bien de traduire les deux occurrences du mot « Wort » par deux termes distincts (« mot » puis « parole ») ; le texte heideggerien joue en effet du double sens du singulier Wort : les première et deuxième occurrences sont censées être aussi différemment connotées que le Farbstoff (la couleur comme substance chimique) et la Farbe (la couleur comme teinte, comme matériau expressif dans la peinture). Le jeu sur Wort ne devient cependant explicite qu’au pluriel, dans la suite des Holzwege :
  • les mots comme unité lexicales, c’est die Wörter ;
  • les mots comme unité expressive continue de la parole (formule biblique, parole prophétique, promesse), c’est die Worte.
« Juste frappe »On retrouve ce que nous avons appelé l’idéal héraldique du cliché archaïque : le poète est l’homme de la juste frappe, qui sait donner aux mots la valeur d’une parole. Cette transformation est un chérissement, contre la dépréciation des mots à laquelle les expose l’usager ordinaire. Le poète a les mots comme devise, valeur indicielle ; le parlant ordinaire les a comme monnaie de singe dans un monde où le quidam – le man – est essentiellement dupe de ses usages du monde. La parole idéale est parole économe : « la langue devrait […], pour nommer ce qui est régnant dans l’Être [das Wesende des Seins], trouver un seul mot, le mot unique [ein einziges, das einzige Wort] ». Dans Violence et langage, paru cinq ans après la première édition française des Holzwege, Paul Ricœur reprend les éléments de lexique heideggerien : « la particularité violente du poète » s’exprime « dans la frappe du mot, dans la force de frappe du mot ». « Le mot poétique » est « une ouverture » et « une capture ». « L’homme violent surgit au point même où l’être et le sens se déploient : dans l’événement, dans l’échéance du mot. Le poète est ce violent qui contraint les choses à parler. C’est le rapt poétique. » Événement, échéance, occasion : le poète est l’homme du kairos, dont la frappe juste et sèche libère la fruition commune de l’être et du sens. Le vocabulaire tient à la fois du sublime rhétorique (le grand style est seigneurial : il frappe juste et fort) et du sublime esthétique (le « rapt » : Erhabene chez Kant, « frappant » et « ravi[ssant] » chez Boileau). La poésie y tient du geste synthétique, rituel, presque auspicieux, qui effectue une découpe nette dans ce qui, pour le commun, demeure informe ou sans mesure. De Heidegger à Barthes, tout un pan du discours sur la poésie établit une connivence entre Modernité et Âge archaïque, reparcourant le trajet d’une sécularisation de la poésie mais en sens inverse : la poésie moderne ré-instaure le mystère de ce qui était devenu, à l’âge « classique », une habileté technique, un vis-à-vis décoratif de la prose, un métier. Le conte théorique est rétro-simonidien ; c’est l’histoire du passage de la petite cuisine d’une technè du langage à l’expérience limite d’une alchimie du verbe. Le « mot poétique » de Barthes doit probablement s’entendre, à cet égard, d’après la distinction heideggerienne entre Wörter et Worte. Cette fine différence, entre le kit analytique de la langue instrumentale et le matériau synthétique de la langue poétique, est centrale dans le regard, essentiellement apologétique, porté par toute une philosophie sur la poésie : la langue du philosophe tend au langage formel ; la poésie, elle, porte authentiquement la trace des langues naturelles.

2.1.2. Le mot

2.1.2.1. Les mots ne veulent rien dire

Pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire. La « pâte-mot » de TarkosLe poète-logothète des philosophes modernes est un Adam à la fois dispersé et isolé dans la foule des parlants ordinaires qui, eux, usent du langage (le double sens du verbe « user » fait résonner le programme de rénovation d’un logothète déclaré : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu »). Au présent, un poéticien comme Jean-Claude Pinson, dans une veine à la fois barthésienne (« la chair des mots ») et badiousienne (« les emboîtements et les enchaînements » de la dianoia philosophique), perpétue la vieille opposition entre le philosophe, utilisateur conséquent du langage, et son autre, requis par la matérialité des mots : Attachée qu’elle est à « l’or du signifié », à l’analyse de ses emboîtements et enchaînements, la philosophie est aussi encline, presque constitutivement, à se détourner de la chair des mots. Elle use des mots, note Sartre, comme de simples signes, là où le poète en pétrit la « pâte » comme s’ils étaient des choses. Ou encore, comme le souligne la réplique fameuse de Mallarmé à Degas, la poésie ne se fait pas avec des idées ; elle se fait avec des mots. Cette opposition tranchée entre poésie et philosophie trahit déjà une théorie du langage : l’hypostase du « mot » d’un côté, des « idées » de l’autre, comme l’étrangeté supposée du langage-instrument au langage-matériau, structurent deux vocations institutrices en langue, et empêchent de penser la langue dans sa dimension la plus ordinaire, la plus conventionnelle, comme élément d’interlocutions où vouloirs/pouvoirs-dire et vouloirs/pouvoirs-ouïr négocient constamment le sens. C’est cette dimension que permet d’appréhender la notion tarkossienne de « pâte-mots » – notion qui, nous allons le voir, a moins à voir avec la « pâte » des « mots » dont parle Pinson qu’avec les philosophies pragmatiques du langage. Les définitions que Tarkos donne de la « pâte-mots » sont toutes solidaires de déclarations selon lesquelles « les mots n’existent pas » ou, selon la version d’une des Caisses : Le mot mot ment. Le mot mot ne veut rien dire. Pas un mot ne se met à être. Pour qu’un mot existe il faudrait qu’il veuille dire quelque chose. Un être pourrait être désigné. Un mot pourrait vouloir dire quelque chose. Un mot désignerait un être. Le mot saurait faire le mot mot. Le mot mot n’existe pas. La condition d’une réflexion sur la langue dont « pâte-mots » serait la notion unique (et essentiellement descriptive), c’est la reconnaissance du caractère trompeur du contrat référentiel qui lie monde et langage. Cette reconnaissance naît d’un triple refus :
  • le refus de la correspondance entre unité lexicale du sens et unité expressive du discours ;
  • le refus d’une limitation de la question du sens à la catégorie de signification, qui s’attache traditionnellement au contenu propositionnel (Tarkos lui préfère la notion pragmatique de vouloir-dire) ;
  • le refus de la confusion entre lieu-tenance conventionnelle du signe et présence de l’objet dans le nom (« un mot désignerait un être »).
Si les termes de ce contrat référentiel sont irrecevables, c’est d’abord le fait d’une entrave : nous n’avons pas la liberté d’associer mots et choses parce que les mots, qui viennent « par groupe », sont déjà engagés dans un rapport qui adhère à tout vouloir-dire : Tout colle. […] Il n’y a plus de mots. Tout ce qu’on va dire, tout ce qu’on peut dire, c’est fait de groupes de mots. Le sens est donné par des groupes de mots, pas par des mots tout seuls, […] et ces groupes de mots sont attachés à des relations, et les relations […], on sait ce qu’elles sont les relations en général : elles sont pas très bonnes en général. […] Elles sont déjà toutes fourrées d’intérêts et de structures. Création de sens / négociation du sensIl n’y a donc pas, pour Tarkos, création de sens à proprement parler, mais négociation de sens avec une nature saturée (le signe), prise de sens aussi peu décisive qu’une « petite bulle, un petit soufflé comme ça sur les relations qu’on a déjà ». Dans sa version radicale, la thèse affirme qu’« on pourrait utiliser n’importe quelle expression c’est pas grave de toutes les façons les relations elles restent ce qu’elles sont ». L’idée d’une précédence des relations, dont les vouloirs-dire ne sont qu’un « reflet », informe une position sceptique devant l’expression, corollaire d’une position identique devant l’intériorité, qui toutes deux rappellent un livre important pour Tarkos, le Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein. Le scepticisme linguistique de Tarkos concerne avant tout le pouvoir des mots à modifier les « relations » (une définition possible de cet attribut du poète archaïque qu’est la parole efficace). Tarkos est moins sceptique devant la participation au langage que devant l’abus de créance faite aux « mots tout seuls » pour signifier, véhiculer, communiquer les intentions. Pour autant – et même si « la langue […], c’est hormonal » –, l’expression n’est jamais simplement symptomatique d’un état intérieur antérieur. Le paradoxe des « nominalistes du Moyen Âge », tel que Tarkos le formule, est en partie le sien : « d’un côté, […] monde et langue sont séparés, et de l’autre, […] si on change la langue, ça va nous faire du bien ». Mais la séparation de la langue et du monde qui, chez les Nominales, tient à la conventionnalité foncière du langage, est contestée par Tarkos sur un autre plan : il y a « une réalité au niveau verbal », une efficace du langage, pas « alèthurgique » mais événementielle – ce que Foucault, pour caractériser le jeu situationnel de la dispute rhétorique, par opposition au jeu réglé de l’apophantique, nomme « l’opération sophistique, éristique ». Chaque coup de ce jeu est comme un « coup de feu », un événement effractif qu’on ne peut faire semblant d’ignorer. « Pâte-mot » comme holophraseDire n’est pas l’opération d’un jeu réglé qui aurait les « mots tout seuls » comme des pions, des exécutants du sens ou comme des unités comptables (des « allumettes »). Au niveau des ressources communes à l’explication et à l’expression, pâte-mot tend à coaguler unité discursive et unité sémantique : il n’y a de vouloirs-dire qu’actualisés dans une phrase, conçue comme élément fondamental du discours (les mots n’étant qu’une unité grammaticale a posteriori). Dans la langue des linguistes, on dirait de pâte-mots que c’est un principe holophrastique. L’holophrase est un modèle morpho-linguistique qui permet d’appréhender les langues procédant d’une agglutination de tous les éléments d’une « phrase » dans un seul « mot », sans que ces catégories, propres aux langues isolantes, ne permettent de caractériser la continuité sémantico-discursive des langues agglutinantes. L’exemple suivant est un des innombrables mots (ou une des innombrables phrases) que l’on peut produire dans le dialecte Kangiryuarmiut à l’aide de la base umingmak- signifiant boeuf musqué :
umingmakhiuriaqtuqatigitqilimaiqtara
(= je ne retournerai plus chasser le boeuf musqué avec lui).
Sartre, dans L’être et le néant, à l’occasion d’un développement sur le caractère « situationnel » du sens, qualifie d’« holophrastique » le mode de signification du mot lorsqu’il « paraît seul dans le discours ». Il reprend et résume l’usage du terme par les psycholinguistes, qui voient dans le phénomène de l’holophrase chez l’enfant la preuve d’une primauté du discursif dans les velléités expressives : « le mot n’est pas l’élément concret du langage ; la structure élémentaire du langage, c’est la phrase ». Le mot est, dans le discours, « intégré à un contexte comme une forme secondaire à une forme principale » : Le mot n’a donc qu’une existence purement virtuelle en dehors des organisations complexes et actives qui l’intègrent. Il ne saurait donc exister « dans » une conscience ou un inconscient avant l’usage qui en est fait : la phrase n’est pas faite de mots. Sartre, philosophe exemplaire des vocations distinctes de la poésie et de la philosophie – « la poésie », c’est « autre chose » qu’« utiliser le langage » – fait donc sienne l’idée d’une primauté de l’usage sur le sens institué, du discours sur l’abstraction grammaticale. Qu’est-ce à dire en fin de compte, sinon, à la lettre, que le poète n’est pas un phraseur et que la poésie n’est pas du discours ? C’est toute cette construction refondatrice du privilège cantonné de la logothétie et de la séparation entre une poésie spécialiste et une philosophie généraliste, que la notion de « pâte-mot » bat en brèche. « Il y a pâte-mot » pour tous, philosophes, poètes, parlants ordinaires.

2.1.2.2. L’expression est « toute faite »

L’humain possède la faculté de construire des langues qui permettent d’exprimer chacun des sens [jeder Sinn] sans avoir la moindre idée ni de la signification de chaque mot, ni de la façon dont chaque mot signifie [wie und was jedes Wort bedeutet]. De la même manière, on parle sans savoir comment chaque son individuel est produit. La langue ordinaire [die Umgangssprache] fait partie de l’organisme humain et n’est pas moins compliquée que celui-ci. « Complètement collé »Le fameux « complètement collé » est exemplaire du principe holophrastique de la pâte-mots : je veux dire que c’est pas une fois je dis « c’est mon problème » et après je dis « c’est complètement explicite »mais c’est simplement quand je dis « j’ai un problème c’est complètement explicite » y a que « j’ai un problème c’est complètement explicite » est complètement collé ensemble Et c’est avec ce « complètement collé » à l’esprit qu’il faut entendre, dans l’« explication de pâte-mot » donnée à Caen en 1998, la séquence qui fait circuler le terme « expression » d’un sens à un autre en l’appareillant diversement : c’est comme une expression une expression toute faite quand on a une expression toute faite on va pas chercher à comprendre chacun des mots on a l’ensemble de l’expression qui nous donne le sens on utilise comme ça tout ce qu’on fait comme phrases c’est une sorte d’expression c’est pas les mots pris un par un c’est c’est un ptit bloc d’expression alors de là si on prend le petit groupe d’expression(s) qu’on utilise tout le temps je crois que les expressions qu’on utilise tout le temps le sens qu’elles ont c’est lié aux relations qu’on a entre nous Le premier syntagme, « expression toute faite », laisse peu de doutes sur le sens de son premier terme : « expression » désigne à l’évidence une séquence idiomatique du discours. Le troisième syntagme incluant ce terme, « l’ensemble de l’expression qui nous donne le sens » rend sa signification plus incertaine. La quatrième occurrence du terme (« un ptit bloc d’expression ») fait passer celui-ci de l’autre côté du sens initial : le sens obvie d’« expression » est ici manifestation en langue d’un état. On peut alors entendre à neuf que « l’expression » serait « toute faite » : le jeu (le set, l’ensemble des cubes ou des blocs dont on dispose pour dire) est toujours « complet », comme le « jeu de langage » (cette fois au sens de Spiel, le jeu dans sa dimension processuelle) qui, chez Wittgenstein, permet de tester les cadres de « l’image augustinienne du langage » où le sens des mots s’acquiert progressivement, sur un axe menant de la simple désignation d’un objet à l’expression (d’un souhait, par exemple). Le vouloir-dire et le pouvoir-dire congruent toujours dans l’expression conçue comme événement d’une interlocution, parce que l’état du monde que cette interlocution actualise est équivalent à l’état T des mises constitué par ce jeu. Donc à à à la limite on peut se demander pourquoi on on dit que dire veut dire quelque chose puisque à ce moment-là ça veut plus rien dire du tout ça veut simplement dire on va masser la relation qu’on a entre nous on la masse on la masse dans tous les sens et on arrive jamais à à un sens particulier. […] bon évidemment on peut pas on peut pas aller très loin de de ce fait de ce fait faut pas faut pas vouloir aller bien loin avec la pâte-mot si on l’utilise on va pas loin, voilà Ce qui, dans la langue grammairienne, désigne habituellement des parcelles du discours identifiées comme appartenant, non seulement à l’usage courant, mais à une sorte de tectonique proverbiale constituée d’allégories culturellement ancrées (expression idiomatique, tour ou tournure de phrase ou du discours), reçoit chez Tarkos une périphrase légèrement différente (« petit groupe d’expression(s) qu’on utilise tout le temps ») et une autre caractérisation : l’« expression toute faite » (sens 1, idiomatique) est l’élément de base de toute expression (sens 2, expressif) ; par conséquent, le vouloir-dire est nécessairement limité par le pouvoir-dire, dont l’extension est elle-même balisée par les « relations » qui canalisent l’interlocution. En ce sens, « pâte-mot » est la langue dans son cours, mais au sens double et doublement propre de l’anglais currency : la valeur indexicale de ce cours (sa devise, son étalon conventionnel) et sa petite monnaie (ses jetons, ses cubes, ses unités de construction). « Pâte-mot » comme courant de la langueQu’en matière de langue, pâte-mots soit le courant, ce n’est pas simplement dire que c’est tout ce qu’on a, tout ce qu’il y a et tout ce que c’est. C’est aussi affirmer que « c’est quelque chose de fluide ». Cette fluidité peut se dire dans les termes du débat scolastique que nous mobilisions pour lire « Le poème de dehors » : le flux s’identifiant au fluent, il est à la fois forma fluens (forme fluente) et fluxus formae (flux de formes). Après avoir défini, en ouverture du Tractatus, le « monde » comme « tout ce qu’il y a », Wittgenstein définit la substance comme « ce qui subsiste indépendamment de ce qu’il y a ». Il retrouve par là le « rébus » boécien du substrat et de la subsistance, à laquelle Tarkos s’est intéressée. La substance est matière universelle en tant qu’elle est substrat des formes accidentelles ou essentielles (sens issu de sub-stare) ; elle est forme en tant qu’elle subsiste, c’est-à-dire maintient sous elle, en la stabilisant, cette matière (sens issu de sub-sistere). Wittgenstein ajoute, revenant à une dualité que Tarkos semble contourner : la substance « est forme et contenu ». Lorsque Tarkos écrit que « pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire », ou que « la substance est déjà faite », il faut y entendre la double résonance de ces théories médiévales et des philosophies du langage qui, du second Wittgenstein à Cavell en passant par Austin, posent la question de la dicibilité de l’expérience depuis une attention à la langue ordinaire ou à la langue courante (ordinary language, everyday language / Sprache des Alltags, Umgangssprache). Les « conventions tacites » qui canalisent cette langue sont complexes à la mesure de son organicité, et aucune loi de saurait en contraindre l’usage autrement que les règles d’un jeu ne contraignent le jeu, c’est-à-dire autrement qu’une contrainte minimale ou suffisante, à la fois nécessaire au commencement de la partie et motrice, par l’incomplétude de la règle même, de la poursuite de la partie. C’est cette contrainte suffisante que nous entendons dans la définition de pâte-mot comme « substance de mots assez englués pour vouloir dire » : si pâte-mots est globalement autorisante, son unique contrainte implique toutefois quelques « on ne peut pas » : Pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire, on peut se déplacer dans pâte-mot comme dans une compote, pâte-mot est une substance dont on peut mettre à plat la substance, […] il n’y a pas de loi, les lois ne se sont pas en cohérence, les lois sont molles, les lois ont fait face au plus pressé, on est pressé, les ennemis sont partout, le droit est mou, ne s’applique pas, n’arrive pas à appliquer, la bosse de la vie est inapplicable, le droit n’est pas la bonne application de pâte-mot, le droit est aussi malaxé, aussi rapide, aussi pressé, aussi mou que pâte-mot, on est trop pressé pour atteindre à l’ordonnancement. La substance est toujours-déjà indistincte de ses éléments ; les lois du jeu sont toujours-déjà indistinctes du déroulement de celui-ci. C’est en ce sens que pâte-mots désigne le fait accompli, le fait « tout bête » de l’« expression toute faite » : pour dire (la position déflationniste de Tarkos nous fait préférer ce verbe à « s’exprimer »), il n’y a que des contraintes immanentes, qui ont à voir avec la constitution d’un discours, et « pas de loi » transcendante, qui garantirait l’échange inaltérant du sens ou de l’affect inaltérés. Autrement dit, toujours selon une distinction chérie des Médiévaux, « les lois ne se sont pas en cohérence », elles sont en inhérence (ou en inhésion) ; « les lois sont molles », aussi molles que la pâte glutineuse dans laquelle elles ne peuvent pas ne pas s’énoncer. Elles s’appliquent mal, intègrent le flux des usages sans le dompter, et ultimement ratent la vocation de toute loi normative du langage : maintenir la propriété de ces usages en parant aux équivoques. « Les lois ont fait face au plus pressé », ont laissé fuiter tout un tas d’exceptions, « les ennemis » – ces héros de l’équivoque latine lexicalisée – « sont partout », dans l’intention comme dans l’expression, dans le subjectif comme dans l’objectif (metus hostium : « la crainte des ennemis »). Reportée sur le terrain du savoir dans les pages du Baroque, cette équivoque génitive est lourde de sens pour la question-qui : Connaissance du terrain
Connaissance de l’ennemi
Connaissance de soi
Dessin de Tarkos, extrait du cahier Le baroque (p. 73), et reproduit en couverture de l’édition Al Dante.
De fait, le monisme linguistique de pâte-mots nie qu’une loi permette d’établir infailliblement la distinction spécieuse entre modalité « objective » de la langue – dont la vocation serait de décrire un « état de choses » (state of affairs) partageable cognitivement –, et modalité « subjective » – dont la vocation serait l’expression d’un état intérieur partageable affectivement. L’infiltration de « l’ennemi » a généralisé l’équivoque, l’a étendue au moi-sujet ou moi-objet, au terrain ferme ou meuble, etc. Mais on aurait tort de voir dans le monisme de pâte-mots le principe d’une condition tragique (l’Humanité trahie par son langage), comme d’ailleurs d’un matérialisme épique (la densité adverse de l’aventure de la parole) ou sensualiste (la pâte serait le nom de la « chair des mots » en tant qu’elle serait singulièrement « pétri[ssabl]e »). Il est plutôt à rapprocher de la critique pragmatique de la division cognition/affection chez un Austin qui, en retrouvant l’acte sous le discours (speech act), a fragilisé l’idée selon laquelle la dimension rituelle du langage serait simplement vestigiale : l’énoncé « performatif » fait ce qu’il dit en le disant (efficit quod dicit, comme – encore eux ! – disaient les Médiévaux à propos de l’acte sacramentel). Dans la perspective ouverte par Austin, tout utilisateur de la langue est un célébrant, tout parlant l’opérateur d’une ritualité qui, comme nous le disions après Bourdieu, l’habilite et le soumet, dans le même genre de chien-loup diathétique que l’amphibologie de la « crainte » ou de la « connaissance » : dans le rituel, le parlant ordinaire est à la fois actif (logothète, locuteur felis, créateur de sens) et passif (logopathe ou logophore, véhicule efficace ou porteur contagieux de ce sens). Or si tout parlant est un célébrant, alors tombent à la fois le privilège du poète archaïque et celui du philosophe : les opérations rituelles à vocation descriptive, normative, appréciative ne sont que des modalités, parmi d’autres, de l’action « illocutionnaire » ; elles ne s’opposent pas selon un axe émotif-cognitif, et « ne jouissent d’aucune position privilégiée », notamment « quant à la relation aux faits », sous le rapport de la vérité et de la fausseté. Il n’y a plus d’un côté le « Mot » poétique, opérateur « total » des véridictions, et de l’autre l’informe courant des usages instrumentaux de la langue ; il y a que tout « acte de parole » (speech act) est à envisager comme « acte de parole intégral dans une situation de discours intégrale » (total speech act in a total speech situation). Centralité de l’interlocutionQue la langue ordinaire est lieu d’équivoques, qu’elle est l’élément d’énonciations à la valeur cognitive et émotive trouble, qu’elle est forme fluente et flux de formes, fébrile et variante à la mesure de la fébrilité et de la variabilité des relations elles-mêmes, c’est ce que la notion totale de « pâte-mot » doit permettre de garder à l’esprit. Mais la notion interdit aussi de penser la logothétie comme activité souveraine, parce que la production de sens n’est pas exclusivement le fait d’une agence individuelle ; elle est l’actualisation, dans l’interlocution, de « relations » linguistiques et extra-linguistiques entre plusieurs agences. En ce sens, « pâte-mot » ressortit au holisme sémantique, qui considère que « la signification des mots (dans un langage en général […]) n’existe pas indépendamment de celle d’autres mots, de leurs occurrences dans des phrases, et en dernière instance, des significations des phrases de l’ensemble d’un langage ». Il a pour alliés historiques des logiciens opposés, de façon moins brutalement analytique qu’obstinément pragmatique, à tout idéalisme et à tout naturalisme. Aux 12e et 13e siècle, la sémantique médiévale se pose la question de la création de sens en des termes nouveaux : pour Pierre Abélard (12e s.), tout homme est logothète (il a « l’initiative onomastique ») ; son unité sémantique n’est toutefois ni les choses ni les mots dans leur dimension matérielle, mais les sermones, c’est-à-dire « les mots pris dans la dimension sémantique de l’intention de signifier, du “vouloir dire” originel qui préside à leur emploi effectif dans le discours ». Pour Roger Bacon (13e s.), tout homme est logothète dans la mesure où il se fait interprète d’un langage dont la nature est « d’être toujours recommencé » et ouvert, dans ce recommencement qui est une conjonction ou une superposition à partir du courant, à l’équivoque – mais à une équivoque « pleine ». Toute énonciation participe pour Bacon au processus de réimposition des noms « dans le sens de la situation linguistique ou extra-linguistique proposée dans le discours. Du même coup, chaque locuteur peut et doit être considéré comme l’impositeur originaire du langage ». De là le caractère socialement construit de la création en langue : le sens est un effet de la rencontre d’un pouvoir/vouloir-dire et d’un pouvoir/vouloir-lire ou d’un pouvoir/vouloir-ouïr. Cet élargissement de la logothétie aux cadres de l’interlocution permet d’intégrer « tout ce que notre bon vouloir de locuteurs peut décider d’inclure dans l’extension » d’un terme. En termes contemporains : la signification intentionnelle, propriété d’un locuteur, participe de la signification conventionnelle, propriété d’un énoncé en contexte, sur le fond plus ou moins estompé d’une signification « naturelle ». Qui parle ne dispose donc pas simplement d’une convention, pas plus qu’il ne la subit (comme on subirait une « loi » dure) ; il l’actualise, et l’actualisant il la fait, refait, réforme. Pour la pragmatique du langage, l’espace de la locution est l’interlocution, et l’espace d’une invention en langue est celui de la convention de la langue. Inventer, c’est toujours conventer. Faire, c’est toujours faire avec, depuis, après, d’après.

2.1.3. La référence

2.1.3.1. La convention, une possession collective

« Si rien n’est si mobile... »La centralité donnée à l’interlocution renouvelle le vocabulaire de la création ou de l’invention en langue, qui sert le plus souvent au philosophe à qualifier le mode poétique de la logothétie. Elle desserre l’étau de la référence idéalement fixée par une « signification pleine », que Wittgenstein dénonçait en des termes voisins de ceux de Tarkos. Le mot n’est, pour celui-ci, pas plus l’unité de base des dérogations et licences qu’il n’est celle de la langue courante ; c’est bien plus, nous l’avons évoqué, une abstraction de la loi de classement dans ces consignes de la langue que sont les « registres ». Avec Abélard et Bacon, le pragmatisme linguistique avait déjà déplacé la question de la signification vers le vouloir dire, en soumettant le fait liminaire de l’arbitraire relatif (de la relative motivation) des signes institués au fait constant des bon-vouloirs (des mal-pouvoirs) qui abondent dans l’interlocution, rejoignant et informant le cours des usages. Tarkos, à la fin du 20e, contourne l’aporie de la « Privatsprache » (l’idiolecte) via l’hypothèse hardie que le lit de ce qui se dit suit le sillon des « relations ». L’idée d’une limitation du vouloir-dire au pouvoir-dire, conjuguée à celle d’une variabilité du sens dont le fin mot n’est pas le mot, rappelle l’équivalence posée par le Wittgenstein du Tractatus entre « limites du langage » et « limites du monde ». Avec pour conclusion qu’il n’y a « valeur » ou « sens » que dans le débord indicible de ces limites. Mais, chez Tarkos, la détermination du dicible par les « relations toutes faites » ne débouche pas sur ce scepticisme réduit et séduit par l’hypothèse mystique ; c’est une incitation à revenir régulièrement sur les lieux du langage (les énoncés, les « expressions ») pour éprouver le vacillement du sens. On peut même proposer à ce stade une variation-Tarkos du théorème de Quintane cité en 1.2.3.2 : Si rien n’est si mobile que les relations, alors rien n’est si mobile que les significations. Et réciproquement, dans la mesure où « le parlé est de la relation », « les relations sont aléatoires, flottantes ». Ce à quoi « les relations sont liées par elles-mêmes », ce sont « des forces d’imposition, comme les mains posées sur la tête » : « c’est posé et ça ne se voit pas, c’est comme un arrondissement » sur une ville. La double image explicitant le motif du « posé qui ne se voit pas » indique l’efficace disciplinaire du sens institué auquel les relations sont « liées » : son imposition est à entendre comme une punition individuelle (mains posées sur la tête) et comme une gestion des usages collectifs (cadastre pesant sur la ville). « Tambour et tombola »Contre cette imposition hétéronome, Tarkos propose une pensée de la convention comme possession collective. C’est ainsi que nous lisons l’improcédure dont la transcription a été publiée sous le titre « Tambour et tombola ».
Tarkos y joue avec le privilège du poète dans le cliché des philosophes, celui de la logothétie souveraine, de l’idiolecte impérieux : « à la place de dire “tambour” », on peut tout aussi bien « dire “tombola” ». La première raison en est simplement que « ça marche très bien ». Presque toute l’improcédure consiste en une série d’exemples d’usages possibles à partir de cette substitution : c’est-à-dire qu’au lieu de dire « je vais toucher un tambour mou » on dirait à ce moment-là on met « tombola » à la place de « tambour » parce que « tombola » ça marche très bien pour-----pour----pour remplacer « tambour »-------------------------------------------------------------au lieu de dire « je vais toucher un tambour mou » on peut dire simplement « on va à la tombola »-----------------------------------------------------------------c’est-à-dire que tombola à chaque fois on------on appelle tout simplement on appelle « tambour » « tombola »
En arabe tchadien, une fois les deux mots translittérés en alphabet latin, tambour et tombola ne se distinguent que par leurs accents. (P. Jullien de Pommerol, Dictionnaire arabe tchadien-français, Paris : Karthala, 1999)
Les raisons, tout au long de l’improcédure, demeurent aussi inexplicites que le « ça marche très bien » initial : de la proposition d’une nouvelle convention (« on pourrait dire »), au bon vouloir individuel (« je mettrais volontiers », « ça me plaît de dire », échos au « bon plaisir » [bene placitum] et au « si on veut » [sicut volumus] de Roger Bacon), en passant par la licence collective (« on peut dire »). Une précision émaille le milieu du texte : « à chaque fois on pourrait dire » ; la génération du sens est ici fonction d’une itération, d’un usage coutumier. Une des dernières raisons invoquées pour la substitution de « tombola » à « tambour » est que « quand on dit » l’un « en fait on veut dire » l’autre : puisqu’il en est, implicitement, ainsi, autant mettre explicitement l’un pour l’autre. La fin de l’improcédure prend cependant un tour énigmatique, et radicalise l’arbitraire – qui pouvait jusque-là, dans l’oreille de l’auditeur, s’autoriser d’une porosité phonologique des deux mots : mais ça me plaît de dire « nous formons le monde magique »---------d’où-------le fait que « nous formons le monde magique » on peut dire------« nous sommes magiques »----------------------------------------------------et ça c’est beau------------------------------------------------------------« nous sommes magiques »-------------------------------------------------------au lieu de dire ça on pourrait tout simplement dire « allez on va à la tombola » et quand on dit « allez on va à la tombola » on veut dire par là, en fait on veut dire « nous formons tous un monde magique, nous sommes magiques, le monde est magique »------------------------------------------voilà La convention référentielle : bien commun, sort communNotons d’abord que l’énoncé « nous formons le monde magique » est un import littéral d’une autre improcédure auquel il donne son nom. On y retrouve une porosité consonantique (d-/v-) qui suggère un dévalement, comme celle de « Tambour et tombola » (t-/b-) rappelle le français tomber (anc. fr. tumber donnant l’ang. cont. tumble : tomber, dégringoler). Quelque chose, donc, d’un dévalement ou d’un tumbling commun, dans les cascades consonantiques de « Tambour et tombola » et du « Monde magique ». Notons aussi que Tarkos ne fait là qu’exploiter une porosité phonologique que la langue française : en important des mots étrangers, celle-ci souvent place son accent sur la dernière syllabe du mot phonologique, effaçant au passage l’accent des langues d’origine de tambour (tabῑr, persan) et tombola (tòmbola, italien). Les accents d’origine rétablis, la porosité phonétique devient inévidente. Tarkos part donc d’une ressource propre du français, celle d’une indistinction relative des accents d’origine, pour établir une indistinction d’usage entre deux mots vaguement consonants. Il y a bien ici proposition de convention – négociation des usages sur la base des signes institués. L’irruption de l’énoncé « nous formons le monde magique » peut à partir de là s’interpréter en deux sens :
  • dans le sens d’une alchimie communautaire : former le monde, c’est constituer ce monde ;
  • dans le sens d’un façonnement actif : former le monde, c’est le faire.
Soit une autre porosité, diathétique cette fois : former le monde, c’est le former passivement et le façonner activement.
Le logothète comme conventeurLa convention est précisément un des lieux de l’équivoque diathétique. Affirmer (à l’issue d’une proposition – diversement motivée – d’usages indifférents parce que phonologiquement proches) que « nous formons le monde magique », c’est affirmer que l’unique matière de ce monde est d’une ductilité qui en fait à la fois le milieu des jouissances individuelles (des usages dérogatoires ou princiers, des bon-vouloirs) et l’objet des lois collectives (qui fixent dans l’usage par l’usage le rapport de référence). On a décrit supra la convention comme un niveau de légalité indécidablement autonome et hétéronome (arbitraire et négocié, positif et coutumier), le lieu d’un régimentement par le sens collectif et d’une création collective. En tant qu’elle est conventionnelle, la référence est une possession collective – au sens actif (un bien commun) et passif (un sort commun).
Si on en croit le rayon « images » de Google, Christophe Tarkos, avec son improcédure « Tambour et tombola », a réussi à briser le monopole des brosses pour balayettes autoportées de marque Kärcher sur l’expression « tambour mou ».
« Tambour et tombola » est un logiciel qui tourne sur le fond de ce qu’on pourrait appeler le conceptualisme magique de Tarkos : le sens est un construit, un négocié, un bricolé, et chaque objet du monde est susceptible d’être renommé en fonction des états de ce monde. Cette mise à jour du nom n’est pas une mission individuelle ; c’est bien plus une actualisation des sorts et des biens, des sorts aux biens, des affections aux cognitions, des sujets aux objets. Mais cette conventionnalité générale n’épuise pas le mystère des vues particulières sur ce monde que les bon-vouloirs individuels actualisent (« ça me plaît » de dire tambour pour tombola), parce que se savoir possédé n’est pas de nature à annuler les effets de la possession (« l’hypnotiseur soigne », bien qu’il hypnotise et qu’on le sache). La convention est une hallucination collective parfaitement opérante, une fiduciarisation communautaire, quasi totémique – et qui « marche très bien ». Le parlant-logothète n’est plus, dans cette optique, un instituteur du langage, pas plus qu’il n’en est un inventeur ; il en est un des conventeurs. Les conventeurs ont en partage les « mots de la tribu », les totems et tabous en langue ; un sort commun les tient ; ils sont pris sous le même feu, la même avalanche.

2.1.3.2. La référence rigide

Il y a une chose dont on ne peut dire qu’elle mesure un mètre ni qu’elle ne mesure pas un mètre, c’est le mètre étalon de Paris. Mais il ne s’agit pas, bien sûr, de lui attribuer une propriété extraordinaire ; il s’agit seulement de signaler son rôle particulier dans le jeu de langage consistant à mesurer au moyen du mètre. Fragilité et insuffisance des normesQue la convention est une créance collective, la motivation précaire des signes institués le prouve. Et si on demandait aux conventions les plus intangibles leurs raisons, elles s’effondreraient sous le poids de leur promesse, celle d’une fixité indicielle des rapports. Chez Tarkos, c’est le cas, par exemple, pour
  • la situation des lieux : la logique de l’adresse conduit l’utilisateur ordinaire de la langue et des rues (et jusque les professionnels de l’adresse, les facteurs) à des impasses. Le suivi strict des normes, en matière de numérotation des voies, rend le monde moins clair, moins lisible, moins praticable, et ce en dépit des noms qui les nomment d’après des particuliers univoques (noms de personne, de lieux, de batailles) ;
  • la mesure du poids : le kilo est improprement nommé, immotivé, hypersensible (tout soin d’entretien le menace d’altération matérielle, donc de nullité fonctionnelle).
Il y a du jeu jusque dans le cadastre, du vide dans le kilo qu’on croyait compact, et ce jeu, ce vide, sont sensibles à la mesure de la prétention de la référence au sens plein. L’idée qu’une norme parfaite est non seulement impraticable, mais d’une perfection saturée d’intentions et d’interventions, rejoint la position – sinon sceptique, du moins soupçonneuse devant le savoir en tant que pouvoir – selon laquelle tout droit collectif, positif ou conventionnel, est déterminé par de l’idéologie, du superposé qui ne veut pas se faire voir. La question de la référence apparaît bien comme un des « points névralgiques » (Castellin) de l’œuvre, un de ces échangeurs entre politique et poétique sans lesquels, effectivement, on pourrait penser que Tarkos ne nous parle que de la langue. D.C. – Et avoir des papiers, il faut aller les voir avant qu’ils nous les demandent ? :
C.T. – Bin, pour avoir les papiers : c’est là où la loi est floue. C’est-à-dire que… les papiers demandés pour avoir des papiers, qui sont des justifications d’être présent et travailler en France depuis des années, ne sont pas pris en compte comme la loi le dit parce qu’il y a d’autres raisons qui viennent superposer là-dessus. Il n’y a pas qu’une chose toute simple et administrative : apportez-moi vos justificatifs et vous aurez vos papiers de droit de travailler ici mais il y a une raison supplémentaire qui est une sorte de quota… ; on va trouver des raisons pour ne pas donner les papiers. Mais là, on est dans le hasard et le flou total. Il y a beaucoup de moments comme ça où on est dans le flou par rapport à la loi.
Le regard porté sur la référence est quasi satirique quand, considérée radicalement dans sa valeur d’objectivation, celle-ci a pour index un tableau à une seule entrée. Le monde est comme aplati par cette sobriété critérielle ; et puisqu’on applique un même mode d’objectivation (le « quota ») à l’importation des tomates et à la migration des êtres humains, on pourrait aussi bien tout mesurer sur le même pied : (La vie d’un homme ne se mesure pas à sa longueur ?)
Que voulez-vous mesurer sinon la longueur ?
Une épaisseur est une longueur
Une hauteur est une longueur
Une vitesse est une longueur
Un trajet est une longueur
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.
Le kilo, un kiloLa norme et la loi sont obéies selon le même principe de fiduciarité : y faire référence est un acte de créance aux raisons non complètement explicitables, la manifestation d’une foi dans l’universalité du critère. Or rien ne garantit la stabilité référentielle d’« un kilo ». « Un kilo » ne recèle ni un savoir sémantique (la définition du kilo ne donne pas sa mesure) ni un savoir encyclopédique (le poids d’un kilo n’est pas censé dépendre d’un état du monde).
Franck Bielsa, physicien spécialiste en métrologie au Bureau international des poids et mesures, explique au journaliste Karim El Hadj le choix de la constante de Planck pour la redéfinition du kilogramme, dans une vidéo diffusée le 12 novembre 2018 par Le Monde (lien).
La philosophie contemporaine, dite analytique, voire cognitiviste, propose régulièrement des modèles d’analyse des notions de référence et de convention que combine et trouble une norme telle que le kilo.
  • On peut considérer « un kilo » à partir de ce que Dan Sperber appelle, dans une opposition aux savoirs sémantique et encyclopédique, un « savoir symbolique ». Un des exemples de Sperber est la proposition E=MC2. Un groupe de locuteurs l’utilisera sur la base d’une confiance dans l’autorité garante de sa validité (l’autorité scientifique, en l’occurrence), pas sur la base d’une connaissance objective, d’un examen des preuves, d’une démonstration renouvelée.
  • La confiance dans l’utilisation courante de l’expression « un kilo » tient aussi, dans les termes de la célèbre thèse de Putnam de la « division du travail linguistique », du « stéréotype » véhiculaire, c’est-à-dire d’un « tout fait » dont la valeur d’usage est fournie par une communauté d’experts (et pas par l’or d’un sens commun issu d’une exploration permanente des critères d’extension).
  • « Le kilo » de l’Observatoire fonctionne encore comme le « mètre étalon de Paris » dans l’exemple de Wittgenstein : de lui, et de lui seul, on ne peut dire ni qu’il pèse ni qu’il ne pèse pas un kilo. « Le kilo » et « un kilo » ne peuvent pas être prédicats l’un de l’autre, comme si le premier était le nom propre du second. Le vide et le plein de la référence fixe sont ceux qui servent à Wittgenstein à caractériser
    • la tautologie : Le kilo pèse un kilo laisse la totalité de l’espace logique (der logische Raum) à la réalité (Wirklichkeit) ;
    • et la contradiction : Un kilo pèse le kilo sature tout l’espace logique.
  • Mais, dans les termes de Saul Kripke, on peut aussi considérer qu’un énoncé selon lequel « le kilo pèse un kilo à t0 » est possible (il est recevable, n’est ni tautologique ni contradictoire), à condition de distinguer :
    • son « statut épistémologique » (sa modalité de dicto – relative au langage), qui est celui d’un savoir a priori (la convention suffit à considérer l’énoncé vrai, sans qu’il soit besoin de prendre quelque mesure que ce soit) ;
    • et son « statut métaphysique » (sa modalité de re – relative aux choses du monde), qui est celui d’une « vérité contingente a priori ».
C’est là le statut singulier d’une convention fixe, et qui la distingue de ce que nous avons appelé convention fluente : elle fonctionne, dans l’usage courant, comme un nom propre. Pas au sens où « le kilo » correspondrait à un concept individuel (Carnap), à une « description définie » (Russel), ou à un champ dénotatif particulier (Frege), mais au sens où la référence d’un nom propre à t0 est causée par une imposition collective (Kripke). Le nom propre « Aristote », comme le terme « le kilo » sont des « désignateurs rigides », dont les référents respectifs sont identiques quel que soit l’état du monde (ou : « dans tous les mondes possibles »). Quels que soient la description et les attributs du kilo de l’Observatoire, quel que soit son niveau d’altération par rapport à son état initial (celui dans lequel il se trouvait quand il a été choisi pour étalon), « le kilo » demeure la référence d’un kilo. Il a une valeur d’index souverain, comme le nom « Aristote » réfère souverainement au particulier univoque Aristote – quel qu’eût été le degré d’amour de ce particulier pour les chiens. Ce que la critique tarkossienne de la référence tente de penser – après les approches pragmatiques du langage, anciennes ou modernes, et les réflexions de la philosophie analytique sur le statut de la convention –, c’est « la relation entre le système de la langue, les signes, les énoncés et les conditions précises d’énonciation », soit l’actualité de la langue à un état du monde, l’écart entre savoir sémantique et savoir encyclopédique, la congruence des « registres » (qui consignent les usages) aux usages (que ces « registres » déterminent), la pertinence de ce que nous avons appelé la procédure de récolement.
Titre et sous-titre d’un article de Nathaniel Herzberg (lemonde.fr, 12/11/2018). Jusqu’à la 26e réunion de la Conférence générale des poids et mesures, du 13 au 16 novembre 2018 à Versailles, le kilo était la dernière unité de mesure à avoir pour étalon un objet matériel (le « kilo de l’Observatoire », ou « grand K », qui a tant intrigué Tarkos). Il est désormais défini à partir de la « constante de Planck ». Dans un article, daté du 20 décembre 2018, à propos du mouvement des « Gilets jaunes », le satiriste libanais Karl Sharro, raillant le regard fréquemment porté par la presse européenne sur les événements politiques du monde arabe, note : « En dehors de France, [la nouvelle définition du kilo] fut traitée comme une historiette scientifique de plus. Mais dans les campagnes françaises, son annonce eut pour effet quasi immédiat la destruction du pouvoir représenté par Paris. L’autorité de l’ordre cartésien émanant de la capitale s’affaissa, comme un fromage vieillissant ».

2.1.4. Le nom

2.1.3.1. Nommer sans instituer. Dire le comment plutôt que le quoi

La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose. …car le nom n’adhère pas à la personne ; s’il la détermine, la constitue ou la façonne en partie, c’est à la longue, non de naissance, par incidence peut-être, comme une boule de billard frappée par une autre boule de billard au côté part exactement dans le trou, plus exactement que frappée au beau milieu, quelquefois. Les livres de Quintane et Tarkos manifestent souvent ceci que, politiquement, les cas de non-congruité des « registres », de non-pertinence de l’inventaire, les cas où la langue rêve l’état du monde en l’objectivant massivement, se logent dans la prétention des normes, des lois ou des discours à l’universel, à un monde de référence sans temps ni lieu. Ici, ce sont bien les discours normalisateurs, formalisateurs, supposément spécialistes, qui apparaissent comme parole sans fond – pas la poésie. Nommer-baptiserDans Descente de médiums, Quintane fait sienne la critique de l’anthropologue Robert Jaulin envers les énoncés universalistes qui, en s’adossant à un état inactuel du monde, croient pouvoir affirmer, par exemple, que l’Indien mange du manioc : L’ethnologue Robert Jaulin prend l’Indien qui mange du manioc : L’Indien mange du manioc. L’Indien mange du manioc ne nous dit rien. Pour que L’Indien mange du manioc commence à nous dire quelque chose, il faudrait savoir avec qui il mange ce manioc – en quel lieu à quel moment, naturellement –, comment il a été préparé et par qui, quelle sorte de manioc et en quelle quantité, dans quel type de récipient, etc. Dire les Indiens mangent du manioc est une proposition « subjective ». Dire que tel groupe indien, pris comme une unité fonctionnelle, restreinte, s’est nourri, durant telle période, de manioc, ce manioc étant cuisiné de telle façon et par telle(s) personne(s), consommé à tel moment de la journée, en telle quantité réparti, distribué entre tous les Indiens, ou quelques-uns d’entre eux, ces sous-groupes correspondant à des familles restreintes, ou à des unités de production, ou à des classes d’âge, etc. Émanant d’une autorité spécialiste, le discours généraliste qui affirme que les Indiens mangent du manioc est le fait d’une science cosmothète, qui institue en prétendant restituer. L’Indien mange du manioc ne dit rien des Indiens, ni du monde des Indiens, ni du manioc de ce monde, ni de ce que manger implique et signifie dans ce monde. L’Indien mange du manioc se donne comme pur savoir sémantique, qui ne requiert aucune attention à la réalité indienne, donc (aussi) à la réalité colon, donc (aussi), pour ce qui « nous » concerne au premier chef, à un état actuel du monde depuis le 16e siècle. L’utilisateur conséquent de la langue – qu’il s’agisse d’un anthropologue ou d’un poète – est juste un parlant conséquent, qui élargit le contexte propositionnel aux bords encyclopédiques du langage. Et si le savoir encyclopédique dépend d’un état du monde, alors il ne peut éthiquement se donner sous la même forme qu’un savoir sémantique. Les Indiens mangent du manioc est un énoncé qui, sous couvert de description, assigne. La pente de Les Indiens mangent du manioc, c’est
  • Ils sont comme ça, les Indiens ! (exotisme colon),
    • et : C’est tout les Indiens, ça ! (ravissement touristique),
      • puis : Ça c’est bien les Indiens ! (essentialisme raciste),
        • et enfin : Tous pareil, ces Indiens ! (paradigme génocidaire).
La proposition l’Indien mange du manioc institue, nomme ; elle baptise les mangeurs de maniocs « Indiens ». Comme le dit Judith Butler à propos du discours de haine (excitable speech), elle « constitue son destinataire au moment de l’énonciation ». Suivant une autre anecdote de Jaulin rapportée par Quintane, on pourrait ajouter que l’anthropologue qui dit « Les Indiens mangent du manioc » baptise les Indiens à la missionnaire : […] on voit un père, missionnaire catholique, s’avancer bras ouverts dans un grand enthousiasme vers des Indiens en s’exclamant : Ah ! mes frères ! je vous apporte l’Évangile ! : l’un d’entre eux ouvrit les bras, leur déclara bien fort (et en anglais) qu’ils étaient ses frères en Jésus-Christ, et se précipita hardiment vers eux. On le tua sur-le-champ. Il y a une autre façon de nommer les objets ou les sujets du monde que de les baptiser, les bras ouverts, à la manière du colon-missionnaire. Dans les termes de la proposition 3.221 du Tractatus de Wittgenstein, par exemple : nommer, c’est dire le comment, et pas chercher à dire le quoi. Comment les Indiens mangent permet de relativiser le nom de baptême donné par le colon (« les Indiens » < « des Indiens » ou « ces Indiens »). La question-qui, à propos des Indiens comme des autres, est solidaire de la question-comment. Et c’est dans la mesure où tous les noms sont susceptibles de naturaliser ce qu’ils nomment qu’il est important de poser régulièrement la question de leur actualité. Celui qu’on préfère sans commentDans Crâne chaud, Quintane donne un exemple conjoint de naturalisation du référent et de fatale inactualité de ce référent naturalisé. Il concerne le nom « l’Arabe » dans un monde dont le paradigme est la postcolonialité, en France : Déjà, quand nous disions arabe – que ce soit marocain, tunisien, algérien, libyen ou syrien – nous savions que nous disions algérien : arabe pour algérien, algérien pour arabe ; un Tunisien était un Algérien, un Palestinien était algérien. Et tous les Blancs français ? La péremption de ce paradigme périme du même coup le référent du terme « l’Arabe », dont la stabilité était garante d’un état stable du monde. Une frange réactionnaire s’en trouve rageusement endeuillée : Ce n’était pas vingt ou vingt-cinq ou trente sur cent ou les surfeurs du Figaro mais tous, toutes, la totale, qui se prenait à soi-même son bras comme Harpagon en criant : Rends-moi mon Arabe, voleur ! car on nous avait volé notre Arabe, on nous l’avait volé et on l’avait substitué, et ce substitut, bien que semblable, n’était pas pareil – c’est ça qui rendait fou. Il avait ses cheveux frisés, voire crépus (lui, notre Arabe), mais sous une casquette ; il sortait toujours des mots d’Arabe (en arabe) mais dans un global sabir bizarrement poulbot ; il habitait dans sa cage à poules en banlieue (avec des Arabes) mais voulait voir Vesoul ; il n’avait pas de travail (lui, l’Arabe paresseux) mais trouvait ça grave. Pour les « surfeurs du [site internet du] Figaro », le référent du terme « l’Arabe » (son porteur), au tournant des années 2000, trahit son nom. « L’Arabe » ne désigne plus ce qu’on s’était habitué à ce qu’il désigne exclusivement en France ; « l’Arabe » se ferme à l’essence et s’ouvre à des manières d’être :
  • manières d’être spécialement Arabe, mais selon des modalités différentes que celles délimitées par l’assignation postcoloniale à l’algérianité (par exemple : un barbu en vêtements du Golfe) ;
  • manières d’être pas spécialement Arabe, c’est-à-dire dire singulièrement quelconque (un touriste à Vesoul, un chômeur impénitent).
« L’Arabe » est ici « l’Indien » intérieur, celui qu’on préfère sans comment. Quand il modalise sa présence, quand il fait ou prend des manières, il trahit son nom, le monde de sa donation, les fonds de son baptême car :
  • son nom était garant d’une fixité conventionnelle (on voyait immédiatement et nettement ce qu’on voulait dire quand on disait, en France, « l’Arabe ») ;
  • cette fixité conventionnelle était elle-même garante du souvenir d’un état préféré du monde (l’état d’un monde où la France est une grande puissance, dont l’idéal universel se réalise dans un empire colonial).
Dans ce souvenir, « l’Arabe » demeure connaissable, objectivable, « utilisable » : - Donc, tout le monde s’était mis à chercher son Arabe là où il y a de la lumière, sous le réverbère de la République, jusqu’à ce qu’il n’y rencontre plus que son bras, en fait de fidélité (si ce n’est pas de l’amour !). C’est le fort-da de la colonisation : un jour un empire, le lendemain plus rien – ou plus qu’un souvenir d’empire qu’on cherche à plat ventre sous les meubles. « L’Arabe », en se modalisant, fait symptôme du déni français logé dans la prétention névrotique à la fixité des rapports qui a pour nom-calque « l’universel ». Cette prétention est la sempiternelle « parade » de la République Française – au sens double du terme : un show et une riposte, une danse de séduction et d’intimidation. « L’Arabe » était res publica, bien commun. La colonisation l’avait baptisé, et la « chaîne de communication » qui avait assuré la conduction inaltérée de cette référence baptismale remontait à un point temporel, indistinct mais conventionnellement fixé dans les esprits, où la France était grande, étendue, impériale. Cette « chaîne de communication » est l’Histoire elle-même, en tant qu’elle apporte des garanties sur le contenu, la forme, la circulation de « notre Arabe ». Ayant varié (s’étant modalisé), le porteur du nom « l’Arabe » a trahi cette Histoire ; il y a eu rupture non-conventionnelle de la convention : l’objet-étalon a changé de son propre chef, il est devenu « inutilisable ». En imposant la diversité de ses comment, il a laissé le nom chargé de dire son quoi en souffrance d’une référence pleine. Dès lors, il ne s’agit peut-être pas d’actualiser « l’Arabe » (comme il ne s’agissait pas de faire varier « l’Indien » en fonction de l’état du monde), mais de renoncer à l’un comme à l’autre pour dire quelque état du monde que ce soit.

2.1.3.2. Le nom propre : un commun

On donne aux enfants et aux animaux, aux établissements publics et privés, aux organisations, des noms en forme de pense-bête : Lionel Jospin, Plan Quinquennal, Médecins Sans Frontières, Cour des Comptes. Si quelqu’un ne vient pas me combattre je devrai porter cette armure :
Toute ma vie.
Idéalisme et nominationLe mode missionnaire et colon de la perpetuatio nominis est la fidélité au nom de baptême, en tant que le baptiseur s’arroge le monopole du pouvoir instituant et naturalise son objet. Le nom propre est d’ailleurs, dans la tradition platonicienne, parent du nom commun « naturel » : à chaque chose, à chaque être, correspond « le nom d’après nature » (to tè phusei ónoma) qu’aura trouvé le « bon instituteur de noms » (ónomatôn thetês) s’il est attentif à faire descendre « l’Idée » dans le nom. La ligne directe entre le nom et l’essence est aussi celle de la sacralisation de la poésie en philosophie. Heidegger fait du poète celui dont le privilège en langue tient au pouvoir de nommer, au sens où le nom transcende l’usage commun et « appelle [ruft] l’objet dans le mot ». C’est toujours le « mot » qui, en régime poétique, « maintient la chose dans son être », et le « mot » qui, en tant que « source de l’être », rétablit le contact au sein du poète entre le « métier » (Beruf) et la « vocation » (Berufung). L’intrigue heideggerienne de l’étymon ruf-, comme celle de l’étymon stimm-, indique qu’il y a propriété des termes quand il y a authenticité de l’instituteur, au sens d’une fidélité du « dire » (Sage) à la « voix » (Stimme), et du métier à la vocation. Comment nommer sans arraisonner  ?C’est peut-être Derrida qui résume le mieux le paradoxe de l’essentialisme par le « propre » du nom, à la fois violence et consécration : « l’acte de nomination “magnifiante” » (qui donne par exemple une majuscule à « l’Indien » ou « l’Arabe ») consiste incertainement à « donner à un nom propre la forme d’un nom commun […] ou l’inverse ». La chose « dénommée » est à la fois « appropri[ée], expropri[ée], réappropri[ée] ». Elle est « magnifique et classée, élevée au-dessus de toute taxinomie, de toute nomenclature, et déjà identifiable dans un ordre ». « Donner un nom », c’est toujours « sublimer une singularité et l’indiquer, la livrer à la police ». La question de Derrida fait écho à celle que l’on posait plus haut, en se demandant comment nommer sans baptiser : Comment nommer sans arraisonner ? Est-ce possible ? […] Celui qui nomme, dénomme – le grand dénominateur officie tout près de l’échafaud, au moment où ça tombe. Cette institution, loi qui pose le nom déposant la tête, ne se passe pas d’un cou. La nomothétie de baptême est un acte de légitimation et de condamnation. Recevoir un nom « propre » est un privilège (on le retrouve sur les papiers rares, « d’identité » par exemple) et l’assurance d’être identifiable (donc « expulsable », par exemple). C’est ce dernier aspect qui semble surtout retenir Tarkos et Quintane : la nomination est pour eux bien plus une sanction qu’une consécration. Par exemple, dans Processe, où « le nom » clôt la liste des procédures de codification, de normalisation, d’en-registrement, d’inscription ou d’archivage : La notation de la musique, la notation des comptes, des bilans, des mathématiques, l’affichage des décrets, les langues officielles et vernaculaires, le rythme et les lois d’usage, la notation des langues orales au moyen d’un moyen ou d’un autre, l’enregistrement des registres, le nom. Le nom comme garantieMais le nom n’est pas pure indexation hétéronome. Chacun cherche son nom ou le nom de sa vie. Le nom rassemble sous soi, en sanctionnant, la diversité de l’expérience vécue : pour tous les errants sans identités attestées, le nom, c’est le Graal, comme pour: tous ces chevaliers paumés des romans médiévaux qui viennent de poignarder un dragon, pulvériser un nain méchant ou couper de haut en bas en deux parties égales un autre chevalier, et qui n’ont qu’une obsession : connaître le nom de l’aventure.
Une double-page du cahier « Process II » de Tarkos (IMEC, TRK2, ca. 1989) témoigne de lectures sur la question du nom proches de celles que nous mobilisons (philosophie analytique, philosophie du « langage ordinaire »).
Le nom, en ce sens, accorde le héros et son monde dans une identité enfin trouvée. L’identité : le repos du guerrier. Si aucun autre ne vous a reconnu, ne vous a mis à nu en vous nommant à neuf, vous êtes condamné à ne jamais vous départir de l’armure qui fait l’apparat des chevaliers errants. Jack Spicer, dont Quintane a préfacé la traduction française des poèmes complets, fait dire à Perceval dans Le Saint Graal : Si quelqu’un ne vient pas me combattre je devrai porter cette armure
Toute ma vie. Je ressemble au bûcheron en fer blanc des Livres d’Oz

Méconnaissable sous la rouille [rusted beyond recognition].
Je suis, Sire, un chevalier. Troublé [puzzled]
Par la façon [By the way] dont les choses arrivent sur moi et de derrière. Et finalement jusque dans ma bouche et tête et sang rouge
O, foutues choses qui cherchent à m’atteindre [to maim me]
Cette armure
Dupée
Vivante en
Elle
-Même.
[Fooled
Alive in its
Self]
Le nom, comme tutelle et comme norme, c’est la garantie que l’expérience vécue est bien enregistrée, que la quête est bien achevée. Nommer son vécu, lui chercher et lui trouver un propre, c’est, dans les termes de Barthes à propos de l’« aventure » amoureuse, un « asservissement au Grand Autre narratif » et en fin de compte « le tribut [à] payer au monde pour se réconcilier avec lui ». Parmi ces noms propres, le patronyme a un statut particulier chez Tarkos. Ce n’est pas un signe arbitraire ; il est motivé, légal dans ses formes. Il suit des règles coutumières proches de celle du nom commun (comme lui, le patronyme a des registres, des lexiques, des règles de construction). Le patronyme, c’est l’élément nodal du complexe d’identité, en ce qu’il ressortit à la fois à l’intime, à la généalogie et à l’état civil : comme « un nom commun ancien », comme un vieux signe en usage, le patronyme dénote et connote ce qu’il nomme. Nom.
Les Noms ne sont pas construits à partir de lettres au hasard.
Ils suivent des lois phonétiques nationales et régionales, et les variations de transcription.
De plus il existe un stock de Noms qui a un rôle de poids. Car les Noms théoriquement ne doivent pas varier à partir de ce stock.
(Surtout depuis qu’il n’est plus question d’une variation orale ou de transcription):
Le mieux est de prendre un nom commun ancien ou de métier, ancien.
Les noms propres sont des communsUn nom propre, aussi connoté qu’un nom commun, retient particulièrement Quintane au début des années 2000 – un nom dont elle modifie l’élément hérité, lui ôtant sa particule pour le communiser, l’« immuniser ». Comme Grenoble avait été renommé, pendant la Révolution Française, « Grelibre », Quintane rebaptise Jeanne d’Arc, à l’époque où le FN monte : ce sera désormais « Jeanne Darc », le nom d’une Mireille, d’une Michu, d’une quidame. Le nom ordinarisé est adjoint au prénom original de la Pucelle, qui est aussi le second prénom de l’auteur ; ce qui peut se lire suivant un schème quintanien classique : Jeanne Darc, c’est à peu près n’importe qui, c’est-à-dire moi, mais un moi inclusif. Gertrude Stein avait dit : les noms communs (nouns) sont des noms propres (names) ; avec Jeanne Darc, Quintane dit : les noms propres sont des communs. Leur usage a une « incidence » beaucoup plus décisive que leur acte de baptême. Le nom institué est anodin à côté des transformations que lui imprime cet usage. Un nom, bientôt et fatalement, n’a plus de porteur connaissable : il est porté par le courant. Il fait partie, comme n’importe quel nom commun, du terrain des jeux de langage dont l’économie lexicale est réticulaire plus que thésaurique – un lexique où chaque mot tient lieu d’une position du champ agonistique des conversations, où chaque terme a des alliés, des pelotons, des bataillons, des vis-à-vis, des opposés qui sont aussi des opposants. Donner son nom à une ru(s)eQuintane, par une coquille similaire à celle qui transforme le trope Saint-Tropez en Tropes, Tropé, Torpez, substitue à la datio nominis la plus conventionnelle qui soit (le fait de donner son nom à une rue) un acte à la fois arbitraire, héroïque, et très ordinaire : donner son nom à une ruse. - Je ne désespère pas d’ajouter au répertoire des ruses celle qui portera mon nom
Car la préparation à la guerre me donne le goût de l’invention.
Il s’agit de rendre les choses concrètes par l’action.
Plus les batailles s’accumulent, plus ma virginité s’étend
- Pour le moment, je suis plutôt radicale et spontanée :
si tu n’aimes pas la guerre, change de guerre.
On est là pile entre l’imposition post-adamique (l’impositio comme reimpositio nominis) et l’inscription au « répertoire des ruses » (le pacte stabilisé des stratégies en cours) ; soit : entre l’invention et la convention. Jeanne Darc sans la particule, Jeanne Darc qui ruse avec son nom consacré, c’est la figure sécularisée, démocratisée, qui porte un nom commun. Un nom partiellement choisi (sur la base du nom institué, mais sensible aux usages du monde et de soi), un nom sans adresse fixe, sans référence intangible, à l’inverse du nom d’une rue, d’une place de pèlerinage extrême-droitier, d’un peuple constant dans l’Histoire (le Français, l’Anglais).
Inscrire son nom au répertoire des ruses, c’est historiser ce nom en le relativisant car, en tentant d’inventer une nouvelle ruse, « on n’obtient, au mieux, qu’une nouvelle association de ruses anciennes, l’emboîtement d’une ruse dans une autre, ou un enchaînement inattendu ». La grammaire des ruses est relative aux ruses en usage ; de même l’impositio nominis est toujours generatio nominis en ce qu’elle est superpositio nominis – il n’y a pas jusqu’aux relations entretenues entre le prénom et le nom qui ne soient analogues à celles que les noms communs entretiennent avec leur famille : préfixation / suffixation : - Jeanne s’interroge sur le bien-fondé de nommer maintenant sa fille future Catherine, alors que le prestige et l’efficacité du nom Jeanne ont partout été prouvés par les batailles, effaçant partiellement ceux de Michel et Catherine en s’y superposant.
- Par la transformation qu’elle s’est imposée (cheval, cheveux) par l’influence conjuguée de Michel et Catherine, elle, Jeanne Darc, s’est extraite, fille, d’une ancienne et plus enfantine Jeannette. C’est à présent la Jeanne soldate qui veille et surveille la gardeuse de moutons :
- Voilà pourquoi Jeanne étant fille de Jeanne, elle ne peut nommer sa fille future Jeanne sans se déposséder de sa propre partie postérieure.
En plus de la substitution rue / ruse, une autre doit attirer notre attention : Quintane fait dire à Jeanne que « plus les batailles s’accumulent, plus [s]a virginité s’étend ». On s’attendrait à ce que ce soit la réputation ou la renommée qui grandissent avec les faits d’armes. Mais c’est que la réputation – étymologiquement : la purification – a tout à voir avec la virginité (la pureté comme immaculation). Dans les sociétés où elle importe, la fonction de la virginité féminine tient d’ailleurs essentiellement à la réputation de virginité. « Pucelle » est un statut, un nom commun réinstitué qui nomme en propre, fait d’une qualité commune une propriété. Ce commun-là est garant d’un ordre social : la virginité est une convention, un pacte passé avec les têtes juges, celles qui réputent et répudient, et qui finiront par s’y perdre : Mon nom de Pucelle n’est pas le fait du hasard, elles peuvent y mettre les mains, il tient à l’intérieur, et par deux fois il tient.
- Car c’est par ce titre que bien des têtes indirectement furent coupées :
Et voilà qu’entre mes jambes ils font leur procès.

Trans. : Logothétie seconde

Les croyants et certains pratiquants s’en sortent en expliquant que la littérature (et singulièrement, le roman) nous livrerait une richesse, une complexité du monde inaccessibles autrement, et parce qu’elle le ferait (double effet, atout et ratatout) en lavant en quelque sorte le langage de tous les péchés de la communication (et de citer à ce propos la phrase de Mallarmé qui continue à laver plus blanc les mots de la tribu). La langue que parle la littérature est spéciale et, sinon supérieure et sacrée, du moins à part, voire coupée. Dans une manière d’isolationnisme esthétique, la littérature nous léguerait, immémorialement, des textes beaux et complets mais ouverts, tombés là pour nourrir l’incomplétude du lecteur et l’ouvrir, ce pécheur qui, dès le livre refermé, part traîner sa langue à tous les caniveaux. Philo­sophie, poésie, modèles épisté­mo­lo­giques concur­rentsL’antipathie socratique entre philosophe et poète, leur incompatibilité dans l’ordre social, procèdent de deux modèles épistémologiques concurrents :
  • Le philosophe parle de ne pas savoir. Dans le monde des savoirs fragmentés, son unique compétence tient dans une ingénuité critique qui constate, n’affirme rien que l’entretien, dans sa poussée dialectique, n’ait déjà rendu patent. En ce sens, il a le monopole de la question-si.
  • Le poète, lui, en tant qu’il hérite du schème archaïque, parle de savoir – ce savoir répondant à un principe d’inspiration (ou de possession) que le philosophe ne lui conteste pas mais qu’il cantonne, en quelque sorte, à sa dimension révélée : ce qu’il sait, le poète ne peut de toute façon pas en « rendre compte ».
Mais les termes épistémologiques de la relation offusquent une autre équation, sémantico-poétique ; avant d’y avoir solution de continuité entre les savoirs, il y a rupture entre deux régimes de langue :
  • d’un côté, la « parole » poétique, qui affirme, proclame, institue ;
  • de l’autre, le « discours » philosophique, qui articule, raisonne, objecte (c’est cette sorte de liturgie dianoétique que Tarkos doit avoir en tête quand il écrit que « la philosophie fait la chenille »).
Doublure poétique de la « vieille opposition »La doublure poétique des modèles épistémologiques qui structurent « le vieux combat » est elle aussi travaillée par la figure de l’utilisateur. On a fourni un aperçu des positions de la philosophie sur ce sujet : la poésie, « c’est autre chose » qu’utiliser les mots (Sartre), autre chose que la langue ordinaire aux prises avec « les figures de l’Histoire ou de la sociabilité » (Barthes), autre chose que l’« impavide enchaînement des preuves » et des idées (Badiou). Autre chose que la langue et pourtant la même chose en tant que la chose même, selon le gambit heideggerien. Une tradition idéaliste l’affirme avec une vigueur péremptoire : « le poème » est à la fois
  • le cœur igné de la langue (où les « mots » ont gardé leur motivation d’origine),
  • et son foyer de (re)création (où les « mots » prennent, par le fait d’un seul, un sens nouveau pour tous).
Logothétie d’institution / de négociationDans les deux cas, et selon les versions, « le poète s’en tient au langage », « ne traverse que la langue », n’est pas « l’expression d’un événement vécu mais l’événement vécu de la langue », est « un forçage de la langue par avènement d’une “autre” langue à la fois immanente et créée ». À la fois immanente et créée ; l’expression de Badiou rejoue les éléments de la synthèse que le verbe heideggerien stiften – dont on a souligné la parenté avec le vocabulaire de la logothétie mystique – opère pour dire le caractère conjointement « donateur et fondateur » du langage poétique : « le poème » est ce lieu magique où les signes institués n’ont jamais paru aussi naturels. « Le poète », dans ce schéma, est au service de « la langue » (puisque celle-ci « parle » d’elle-même : die Sprache spricht) avec toute l’humilité requise par son « ministère ». Chiasme des vanités : la prétention, qui rendait le poète grotesque chez Platon, passe du côté du magistère philosophique. On a constaté, dans le discours des philosophes sur la poésie, la prégnance du mythème de la logothétie, et l’inadéquation de ce vocabulaire aux œuvres de notre corpus.
  • On a avancé que, pour Tarkos, la poésie a moins à voir avec l’inventivité qu’avec ce qu’on peut appeler la conventivité : dans le sillage des Nominales médiévaux et des philosophies de l’ordinary language au 20e siècle, la convention y est considérée dans sa dépendance radicale à un courant de la langue. Tarkos, dans une certaine mesure, antiphrase Sartre : la poésie, c’est utiliser le langage.
  • Quintane interroge également le trope moderne de l’invention, dont Ducasse a pour elle initié la critique avec ses Poésies. Comme Ducasse, Quintane, dans une large mesure, ne trouve pas, elle « controuve », fait avec les paroles en cours, qui pour être signées sont comme sans auteurs et dispensent, en fait de sagesse immémoriale, une science du général inapte à saisir la spécificité de ses objets. Réinvention, donc, sur la base des paroles instituées et instituantes : le nom (propre et commun), dans son actualité, est le produit des « incidences » de l’usage. L’impositio nominis dans Jeanne Darc est une reimpositio, mais pas à la manière d’une « retrempe » à la source de « l’origine », qui doit sauver les mots de l’usure à laquelle leur emploi « commercial » les expose.
Si logothétie il y a, chez Quintane et Tarkos, elle est scrupuleusement indexée sur l’usage courant : elle décantonne le savoir sémantique pour tenter de l’accorder à un état actuel du monde. Tarkos en particulier est logothète au sens que Barthes donne au terme dans son Sade, Fourier, Loyola : c’est un « formulateur » qui s’oppose à l’auteur d’un « système » (« le philosophe, le savant, le penseur »). La procédure du logothète barthésien est de « découper le texte sans fin » ; son « opération première » est de « “mordre” sur la nappe pour pouvoir la tirer ». On se souvient que c’est à peu près la même image (le pincement de nappe) qui servait à Castellin pour caractériser la sorte de géoformation du discours de Tarkos. Le logothète barthésien et le Tarkos de Castellin ont en commun de faire avec un donné. Mise au jour / mise à jourCette logothétie seconde a plus à voir avec la thesmothétie (qui acte, dans le droit, de coutumes et d’usages, met la législation à jour) qu’avec la nomothétie (qui fonde une norme de reproduction, et « modifie la langue comme le juriste modifie les lois »). Mais elle n’est l’apanage ni de « le poète » ni de « le philosophe », n’est l’apanage d’aucun, est l’apanage de tous, c’est-à-dire de n’importe qui. Un parlant conséquent, quel qu’il soit, met les mots à jour, plutôt qu’il ne les « met au jour ». La convention est le terrain de cette mise à jour ; ce n’est pas l’espace libéral d’échange des vouloirs-dire individuels, c’est le lieu de circulation d’énoncés qui échappent aux interlocuteurs et par là appartiennent en propre à l’interlocution qui les actualise. La distinction heideggerienne entre usage-sublimation (gebrauchen), propre aux arts, et usage-usure (verbrauchen), propre au bavardage courant, est parfaitement étrangère à Quintane et Tarkos. Pour eux, l’instrument de la langue s’use en s’usant, s’invente en s’éventant : « il y a pâte-mot », pour tout le monde et par tout le monde. Il n’y a pas la valeur indicielle de la langue d’un côté, et la petite langue des échanges de l’autre ; la mot-nnaie poétique n’est pas différente de la mot-nnaie courante ; le « mot » lui-même n’est d’ailleurs ni une unité sémantique, ni une unité expressive, mais une découpe postérieure au « flux », à l’« expression toute faite », au « complètement collé ».

2.2. Poétique des spécialités

…les philosophes aimeraient que chaque homme soit philosophe, les économistes que chacun soit économiste, et les poètes que la poésie soit faite par tous. Génie poétique chez toi si et seulement si génie poétique chez tous les hommes, puisque tu es tous les hommes (un homme quelconque). Ceci continue à être un coup de force, une « invraisemblance », plus adéquate que tout le monde ne peut pas être poète – voir On ne peut pas accueillir toute la misère du monde.

Introduction : Les trois critères platoniciens

AccomptabilitéC’est l’aveu, arraché par le philosophe au poète, du caractère hétéronome du savoir inspiré, qui justifie le fin mot platonicien de l’exclusion : les conditions d’admission dans la Cité sont l’ascription juridique des propos, l’inscription politique de la parole, mais plus généralement la disposition à « rendre compte » (un des sens de legein) de ce qui a été énoncé. Cette accomptabilité des locuteurs doit être distinguée de la responsabilité politique et juridique qui règle les rapports civiques sous l’égide du vrai et du juste ; ce qu’une telle exigence impose, c’est la mise à profit des discours individuels dans l’établissement ou l’accroissement d’un savoir conçu comme computable. Sous ce rapport, « le poète », confit dans son schème archaïque, est ce « possédé » sans discours, simple porteur-conducteur d’une parole éventuellement véridique, accidentellement claire, inutile au savoir. Si le conte théorique de « la vieille opposition » peut paraître éloigné de notre corpus, on espère avoir justifié sa convocation dans ces pages par sa centralité dans le discours de certains philosophes modernes sur la poésie. On a identifié une doublure poétique de la distinction épistémologique héritée de Platon, qui tend à définir la poésie comme langue dans la langue, marquée du caractère originel d’une parole instituante, pré-rationnelle et non instrumentale. On a tenté de montrer ce que cet idéalisme doit au schème archaïque de l’alèthurgie prophético-poétique, à laquelle le livre de Marcel Detienne Les Maîtres de Vérité… nous a initié. Revenant à notre corpus, on a observé que l’élément de conduction, de réception et d’évaluation de la poésie était, pour Tarkos et Quintane, la langue en général, mais d’une généralité moins soumise à des critères platoniciens affaiblis par la critique nietzschéo-foucaldienne du « pouvoir-savoir » et de la norme apophantique, qu’à une condition partagée par tous les « parlants », celle d’une réinstitution des noms, de fait, dans le courant de la langue. C’est ce qu’on a appelé logothétie seconde, dont est apparue l’affinité avec la tradition, méconnue en France jusque dans les années 1980, du pragmatisme philosophique de l’ordinary language. La poésie, c’est du discoursLes vues communes de Tarkos et Quintane sur les rapports entre poésie et « langue ordinaire » ne mènent toutefois pas les deux auteurs aux mêmes conclusions. Du côté de Quintane, la littérature doit retrouver une « valeur d’usage », c’est-à-dire une capacité d’intervention à l’efficacité critique. C’est peut-être sous ce rapport – celui de l’activité critique et du souci pragmatique des effets – que les Sachen d’une certaine poésie et d’une certaine philosophie convergent. L’exigence wittgensteinienne de « clarification logique des pensées » (logische Klärung der Gedanken) fournit des éléments de programme ; l’attention d’un William James aux copules ou « petits mots » un modèle méthodologique ; elles s’opposent explicitement chez Quintane aux gros mots, troubles et confus, du jargon idéaliste (le « Poème » comme « projet éclaircissant de la vérité ») et au « pataquès [de] la métaphysique » (« l’Être », « la Présence », voire « le Sujet »). Du côté de Tarkos, et comme symétriquement sur le plan de la clarté et de l’utilité, philosophie et poésie partagent les mêmes insuffisances : le texte philosophique est un « super-poème », qui « n’est pas plus clair, ni plus utile qu’un poème ». Sous ce rapport, la poésie, ça n’est ni plus ni moins du discours que la philosophie. Tout le monde fait avec la même « pâte ». L’idée d’une condition générale de la création de sens (dont la seule mesure est l’usage) et celle d’un élément général de la conduction de sens (le courant de la langue) s’opposent au régime spécialiste des discours, solidaire d’une distribution sèche des missions et des tâches. Et « le poète » a sa part dans cette distribution ; c’est lui aussi, au tournant du siècle, un spécialiste, avec ses registres, son lexique, ses formats. Aussi n’y a-t-il plus de sens à le tenir exclu du cadastre des tekhnai et doxai, surtout si cette exclusion se retourne en exception princière. La poétique des spécialitésCe qui justifie de considérer le cadastre platonicien et l’idéalisme de la possession comme participant d’un même ordre, c’est une poétique commune, qu’on pourrait appeler poétique des spécialités. La poétique des spécialités procure des « lieux sûrs » du discours, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, en s’appuyant sur deux thèmes en apparence contradictoires : celui de la naturalité des pratiques et celui de la spécificité des missions. Le discours de l’invariant anthropologique, à propos de la poésie comme de la philosophie, surdétermine l’ensemble des manifestations historiques subsumées sous les termes, en plus de survaloriser, de manière critérielle, la notion même d’invariance ; il mène au cliché, transposé depuis la remarque de Foucault à l’endroit de la philosophie, selon lequel « tout le monde est un peu » poète, surtout certains. La poétique des spécialités et le discours de l’invariant anthropologique organisent le passage des questions poétiques abordées dans la partie précédente, qui supposaient la diversité des parlants, aux questions ontologico-éthiques abordées dans notre dernière partie – qui s’intéressent aux « types d’hommes ». Entre les deux, la poétique des spécialités nous plonge dans la complexité d’une question épistémologique au long cours, celle des rapports entre la vocation et la profession, le privilège statutaire et la spécialité technique, le mythe et l’institution. En matière de poésie, la poétique des spécialités perpétue face à la philosophie l’idée d’un mode discursif propre, libéré des critères platoniciens (dire vrai, parler clair, discourir utile). Elle opère une substitution-sublimation au profit du poète : au contenu de vérité des propositions, elle oppose l’intégrité du cœur ; à la clarté des enchaînements logiques, la clarté des évidences dévoilées ; à la profitabilité des discours, l’utilité supérieure de la poésie. On va voir maintenant comment Quintane et Tarkos échappent à l’alternative proposée par cette situation moderne de l’ancien champ de bataille, poursuivant le travail d’une « dé-spécialisation » de la poésie (Quintane).

2.2.1. Véridicteur ou parrêsiaste ? La vérité comme rapport

La vérité n’a de constante que sa prétention à être et cette prétention est formelle. Le redimensionnement des questions et des échelles de vérité est une affaire de poésie […] qui doit aller bien au-delà de la seule activité de la poésie.

2.2.1.1. Une vérité sans norme de véridiction

La « vérité » n’est […] pas une chose qui existerait et qu’il s’agirait de trouver, de découvrir ; mais une chose qu’il faut créer et qui fournit un nom pour un certain processus, plus encore pour une volonté de faire violence aux faits à l’infini ; introduire la vérité dans les faits, par un processus in infinitum, une détermination active, ce n’est pas la venue à la conscience d’une réalité ferme et définie par elle-même. C’est un des noms de la « volonté de puissance » […]. Dans son Petit manuel d’inesthétique, Alain Badiou tente de résumer les relations à la vérité que la philosophie prête traditionnellement à la poésie en isolant trois schèmes :
  1. Le schème « didactique », de tradition platonicienne, affirme que la poésie, inutile et incertaine, quand elle n’est pas simplement trompeuse et « complice […] de la sophistique », n’est pas porteuse de vérité. Le schème didactique instaure un partage entre le Poème et son autre depuis le critère d’une vérité-réalité (dire ce qui n’est pas est certes possible, mais n’a aucun sens).
  2. Le schème « classique », de tradition aristotélicienne, ne donne à la poésie ni le rôle ni la prétention de dire une vérité « cognitive ou révélante ». La poésie tire son privilège d’un autre projet, qui donne sa mesure au vrai : dire le vraisemblable. Le schème classique instaure un partage entre la poésie et son autre depuis le critère d’une vérité-actualité (dire ce qui n’est pas, sous la forme de ce qui pourrait être, a du sens).
  3. Le schème « romantique » considère le poème seul capable de vérité. Une formule heideggerienne donne un aperçu de ce qu’implique un tel sacre : « En tant que mise en œuvre de la vérité [das Ins-Werk-Setzen der Wahrheit], l’art est Poème [Dichtung]. […] L’essence [das Wesen] de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’institution [Stiftung] de la vérité. » Le schème « romantique » opère un partage entre le Poème et son autre depuis le critère d’une vérité-authenticité (la vérité ne se disant pas, mais s’instaurant, aucune norme instrumentale du langage ne peut venir la juger).
La thèse badiousienne, elle, est conservatrice des licences de la poésie devant l’utilisation du langage : le poème est une « procédure de vérité » affirmative qui ne passe pas par une procédure de connaissance objective. Il ne « traverse » pas la langue, qui est à la fois son véhicule et son unique objet, mais pas son instrument. La vérité poétique, pour Badiou, est
  • immanente (elle ne se dit pas autrement et ailleurs que dans le moment et le lieu de son « actualisation », qui est peut-être ce qui s’appelle « poème » en propre),
  • singulière (dans la mesure où il n’existe pas une vérité mais des vérités),
  • partielle (car une vérité est par essence incomplète, toute véridiction contenant sa tache aveugle – son « innommable »).
Badiou tente de s’arracher à la contradiction du Législateur (inhérente à tout discours vrai censé statuer ce qu’est un discours vrai), en donnant à la vérité un caractère effractif et en exceptant la philosophie de toute charge véridictive : la tâche de la philosophie vis-à-vis du poème est « de le montrer comme tel », sans chercher à totaliser le « multiple pur » qu’il actualise. La philosophie est la « maquerelle du vrai », c’est-à-dire la laide « entremetteuse des rencontres » de l’art avec la vérité – mais aussi, doit-on compléter, celle qui fixe les prix et qui contrôle les chambres. Le philosophe, « professionnel » de la véritéQue la philosophie soit l’instance de contrôle et de validation du vrai, ou l’auxiliaire d’appréciation des degrés de vérité du discours, c’est l’idée qui se maintient, à la fin du 20e siècle, en dépit des hommages et politesses de la philosophie à l’égard du « Poème ». Qu’il s’en tienne à la lecture révélante, de type herméneutique, ou à la description des « effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art », distinguées et comme édifiées par son intérêt, le philosophe apparaît encore, juste- ou injustement, comme l’arbitre de profession de toutes les vocations. La lettre que Tarkos adresse au Collège de Philosophie ne dit pas autre chose ; que l’adjuration qu’elle contient (« besoin de vous pour savoir », « un signe de vous ») soit feinte ou sincère, elle s’adresse de manière évidente à des professionnels. Je vous écris pour vous demander un coup de main. Me voilà avec un projet philosophique qui m’apparaît suffisamment cohérent pour me motiver. Mais j’ai besoin de savoir : je ne suis pas assez philosophe pour savoir si cette recherche est digne d’être poursuivie, je crains, en effet, de répéter en une sorte de mémento, la vision commune […] Je ne me trouve pas dans le milieu de la philosophie, ni de l’université, mais seulement dans l’activité de l’écriture poétique, seule ma jeunesse justifie mon outrecuidance. Je serais heureux d’avoir un signe de vous pour savoir. […] Je pars de l’existence de ce qui est, ainsi que nous commençons à le connaître. Je crois à ce que nous savons, et c’est l’idée de temps qui est changée. La caractérisation que le même, dans l’entretien avec Bertrand Verdier, donne de cette profession à partir de l’opinion commune, semble la lier aux trois critères platoniciens sur un mode qui emprunte à la fois à la qualification légendaire d’une caste et au privilège acquis d’une corporation : [O]n va te dire : Il y a quelqu’un qui s’occupe de la vérité, ça s’appelle les philosophes, et qui disent la vérité, eux. Mais ils font des super-poèmes. Personne ne va se servir d’un texte philosophique comme d’un texte qui dit quelque chose, parce que, sinon, on aurait une addition d’axiomes. Et donc quand il essaie de dire le maximum de ce qui est vrai, ça nous fait un bon texte inutilisable, au sens où c’est la seule chose qu’on puisse faire. Il n’est pas plus clair, ni plus utile qu’un poème. C’est la même chose. D’emblée, en passant de « s’occupe[r] de la vérité » à « di[re] la vérité », Tarkos articule les deux termes de notre intrigue longue : charge et mission, profession et vocation. Ce qui rend le passage de l’une à l’autre absurde, c’est l’idée que, d’un texte :
  • un accès est possible dans toute la rigueur de la règle apophantique (« dire quelque chose » de quelque chose),
  • un usage est possible dans toute la rigueur d’une conception computative du savoir qu’il contient (« une addition d’axiomes »).
La règle apophantique effectue un découplage, au sein des actes de paroles, entre la teneur des propositions et les moyens de leur énonciation, et lie les énoncés au monde par un pacte qui identifie contenu véridique et contenu de vérité. Or, même à imaginer une somme « maxim[ale] », idéale, des axiomes vrais empilés, le texte est « inutilisable », en vertu d’une conception pragmatiste opposée à l’idéalité du texte-silo : un texte, ça n’est pas un contenu disponible ; c’est tout – et ça c’est rien que – ce qu’on peut en faire. La conception pragmatiste est pré-juridique : force du lecteur fait droit du texte, ou, pour le dire dans les termes de la critique sophistique de la philosophie : force du « dehors » fait sens du « discours ». Un « texte philosophique » n’est qu’en droit « un texte qui dit quelque chose », c’est en fait un « super-poème », « pas plus utile, ni plus clair qu’un poème ». S’attaquant au statut philosophique, c’est bien, comme les Sophistes, le rôle du Législateur, en tant qu’excepté de son propre discours, que Tarkos vise. Or le contrat qui fonde, maintient et parfait l’ordre idéal de ce Législateur, c’est précisément ce « pacte apophantique » déjà beaucoup évoqué jusqu’ici : Ce qui est très bizarre, qui m’étonne toujours, mais qui m’afflige totalement, c’est qu’on va te dire que pour dire la vérité, il faut faire un essai, qu’on a un instrument, la langue, qui est parfaite pour ça, vraiment précise, au cordeau quoi, toute fine, et en plus tu peux passer partout avec parce qu’elle passe partout et donc tu l’utilises pour dire une vérité. Ça m’affole complètement, les gens qui arrivent à croire ça. Alors que simplement t’as Patmo, quoi, tu n’as pas grand-chose et tu vas vraiment dire la vérité avec ça. Tu ne vas pas l’utiliser pour faire une explication, tu vas l’utiliser directement, pof, c’est ça, Patmo, c’est ton plat, c’est le seul plat d’ailleurs – simplement, il faut que le plat soit vrai. C’est vraiment la poésie, la poésie est toujours comme ça. Dé-légiférer le rapport à la véritéLa véridiction apophantique est solidaire d’une conception correspondantiste de la vérité, selon laquelle un contenu propositionnel peut rendre compte d’un état de fait et exprimer une « vérité du monde ». Mais le rejet de cette norme ne mène Tarkos ni à une exclusion sceptique du critère de vérité, ni à une exception de droit du discours poétique. La déclaration selon laquelle « il faut que le plat soit vrai » est à rapprocher de cette autre : « Tu vois, dire la vérité, c’est le poème. […] Le poème ne veut pas dire la vérité du monde, mais il veut dire la vérité » (on souligne). Une telle vérité n’est pas à « trouver » dans la mesure des états de fait ; elle ne vise pas la réconciliation entre « les poèmes et les choses » (Ponge). Elle est à constituer dans la mesure éthique d’un devoir, que l’archaïsme provocateur de « l’honneur » vient ici indiquer : C’est une contrainte dont on ne peut pas se débarrasser. Si je suis là à dire la vérité, tu vois les problèmes que ça crée. Parce que c’est en parole que ça se fait et que c’est précisément avec rien d’autre. Il n’y a pas à trouver la vérité, c’est plein de parole. La révolution que ça fait. C’est comme l’honneur comme la vérité est l’honneur de l’homme. C’est la révolution. Le problème de la véridiction est, comme celui de l’expression, « complètement explicite », et dire la vérité en poème ne diffère pas de faire la vérité en parole. Le poème, en ce sens, est un discours poétique (au sens large, poéticien du terme), un lieu ordinaire du discours où règne la condition générale de la parole, en tant que cette parole est à la fois
  • sans le secours d’aucune loi morale, mais tenue par / contenue dans un impératif éthique (Tarkos écrit que le poème « est l’endroit où on ne peut pas dire n’importe quoi comme ça nous arrange » ; en ce sens, « arranger les poèmes et les choses », ce serait surtout « nous arrange(r) » nous-mêmes) ;
  • sans le secours d’aucune norme véridictionnelle.
Cette situation est résumée par Jacques Rancière, dans un entretien à propos de son « essai de poétique du savoir » : le discours poétique – toujours au sens poéticien – est « sans position de légitimité et sans destinataire spécifique » et « implique un rapport à une vérité […] qui n’ait pas de langue propre ». Situation extrême, qu’on peut s’accorder à qualifier, avec Tarkos, d’en tous points « révolution[naire] », et qui n’est pas sans rappeler l’étau du « Manifeste Chou ». Elle en diffère toutefois significativement : le « Manifeste Chou » se tenait dans le petit espace déontique constitué par on ne peut pas dire et on doit quand même dire ; la contrainte d’une véridiction sans norme de véridiction est exposée au grand large éthique, perdue entre on ne peut rien dire (exclusion) et on pourrait tout dire (licence). Rancière note que ce double bind est la condition du poème pris sous le feu croisé des schèmes platonicien et aristotélicien : Ce qui m’intéresse dans la vérité, c’est cette absence de langue propre […]. Il faut la dire et il n’y a pas de mode de discours propre à la dire. Cette impropriété brise les séparations entre les genres du discours. « C’est ici qu’il faut avoir le courage de dire vrai quand on parle de la vérité », dit le Phèdre. La plaine de la vérité est le lieu à la louange duquel aucun poète n’a pu chanter d’hymne approprié. Mais pour parler en vérité du lieu de la vérité, pour nouer le temps et l’éternité, c’est encore un récit que Socrate doit faire. C’est cela qui m’intéresse : la différence qu’il faut marquer et dont la marque pourtant se dénie aussitôt, le point où la philosophie pour dire ce qui lui est le plus propre et qui la sépare de toute performance poétique doit encore se confier à une poétique qui est une contre-poétique. La poétique d’Aristote, c’était, au fond, la tentative de règlement radical de ce trouble de la pensée : plus de contre-poème philosophique mais une philosophie qui met le poème à sa place en lui donnant ses lois « propres », ce qui est plus simple et plus radical que d’exclure les poètes. Dans le diagnosticien ranciérien,
  • le schème platonicien-didactique (a) est une « torsion » – un sale coup et un mauvais pli : Platon oppose au poème un (« super- ») poème qui ne dit pas son nom et s’excepte des « performances » ; il définit les règles du discours vrai en constituant le sien comme non-lieu du discours ;
  • le schème artisotélicien-« classique » (b) est le véritable acte de légifération quant au poème, en ce qu’il règle unilatéralement le différend sans recours à l’exclusion (qui est autant un jugement qu’un non-lieu) : le poème sera excepté, et son autonomie aura l’extension de son cantonnement.
Rancière oppose aux deux schèmes la cohérence du « commun » (actualisé par la « littérature »), cohérence de qui assume une « performance poétique » qui ne se donne pas de loi a priori, et fonde « le poème contre le poème » : La vérité est bien là au travail sans qu’un discours ait la possibilité de dire la vérité des autres. Parler d’une poétique ordonnée à l’idée d’une vérité, quelle qu’en soit la figure, c’est refuser le simple partage entre philosophie ou sophistique, discours de la vérité ou catastrophe rhétorique, textualiste… La poétique du savoir retourne à la torsion platonicienne : le poème contre le poème. Ce qui est aussi une définition possible de la littérature : le poème qui défait toute légalité dans l’ordre des poèmes, tout partage légitime des discours. La littérature, c’est la puissance commune de l’être parlant. La « poétique du savoir » de Rancière lie dé-spécialisation du politique et décantonnement du poétique. Elle tente d’arracher, dans un même mouvement, la parole commune aux institutions discursives de légitimation, et la poésie à sa propre version de la poétique des spécialités. Pour y parvenir, elle cherche à retrouver ce qui, dans la « puissance commune » du parlant, délégifère le rapport à la vérité, sans se constituer dissident du discours philosophique ni libéré-conditionnel, réduit par son absolution. C’est au prix de cet effort que la cohérence devient adhérence, soit, dans les termes de Tarkos, qu’a lieu un « poème », « seul moment où ça [l’expression et la lettre, l’écrit et le sens] se colle ». La condition pour que « ça colle » est donc que la colle ne soit pas fournie. Sans colle, on dispose de « pas grand chose », sinon du tout-venant « pâte-mot », cette sorte de « plat » qui colle déjà, parce que le liant a toujours-déjà été ajouté – mais qui ne colle à rien. Et, dans la misère ordinaire de ces moyens, « il faut faire avec », se débrouiller pour « que le plat soit vrai ». Voilà qui demande effectivement un peu de « courage ». Tarkos parrêsiaste et filouCette exigence éthique, le courage de la vérité, c’est celle qui définit le dire-vrai du parrêsiaste, expérience d’une épreuve plus que résultat d’une enquête. La parrêsia est une modalité alèthurgique intrinsèquement liée à l’idée d’un danger de la vérité, d’un risque de la véridiction. Le parrêsiaste s’expose, il comparaît, c’est un « témoin vivant de la vérité ». Mais son témoignage ne contribue pas à l’« enquête apophantique » qui détermine le jeu des relations pour fonder le jugement ; le « témoin vivant de la vérité » ne saurait répondre aux questions qui ? et quoi ? posées dans les termes procéduraux d’une vérisanction, parce que toute véridiction se constitue pour lui dans la mesure relative de son énonciation – de son moment, de son lieu. Aussi la vérité parrêsiastique n’a-t-elle pas à proprement parler de critère d’évaluation ; elle a en revanche des critères éthiques de constitution quasi intenables :
  • la vérité du parrêsiaste tient à l’adéquation du discours à l’objet, un type de « conformité » qui diffère du critère épistémologique de la « correspondance » aux états de choses, en ce qu’elle nomme un rapport de congruence : toute la vérité, rien que la vérité ;
  • l’exigence de vérité du parrêsiaste tient de la discipline, de l’ascèse, du dépouillement, ce qui lui donne le caractère solennel d’un serment, celui du discours intégral parce qu’intègre, intègre parce qu’intégral.
Mais le tout-dire du parrêsiaste diffère significativement de celui de l’aveu ou de la confession, et son vrai se passe de « maquerelle » comme de directeur de conscience. L’idéal de franchise que constitue la parrêsia est en particulier incommensurable à une loi transcendante du discours susceptible de sanctionner les propos. « TU » est un texte de Tarkos publié dans le recueil oui (1996). À partir du pronom par excellence de l’interpellation (intérieure, divine, policière, publicitaire, militante), le texte dérive vers le son par excellence de l’interpellation (le « TUT-TUT » d’un klaxon), pour aboutir à une sorte de bibelot sonore – anodin, inexcellent – contenant le phonème de départ (l’adjectif « bitumineuse »). Le texte commence par ce qui peut se lire comme le monologue d’une conscience, d’une voix intérieure qui galvanise ou dicte une profession de foi : Tu tiens sur tous les fronts. Tu retires de tous les fronts. Tu ne vas pas sur tous les fronts pour rien, tu tiens, tu ne te laisses pas faire, tu retires ce que tu dois retirer, le reste que tu dois rejeter, tu le rejettes, tu tiens sur tous les fronts à la fois, tu ne t’es pas laissé faire, tu retires du front ce que tu veux, tu rejettes le reste, tu as tenu, tu tiens, on voit bien que tu tiens sur tous les fronts et que tu peux encore attaquer. Ne pas se laisser faire, retirer ou rejeter ce qu’on doit introduisent au paragraphe suivant, qui place tu dans des situations régies par une loi contraignante : Tu sais très bien ce que tu dois dire à la ferme. Tu dois dire. Tu sais très bien quoi dire dans la préfecture de police, tu sais ce qui doit être dit dans le cabinet médical et aux pompes. Tu dois dire. Tu sais ce que tu dois dire à l’illustre. Tu sais ce que tu dois dire, tu dois dire aux agents commerciaux, tu dois. Tu dois répondre & Tu sais quoi répondre. Alors que le premier paragraphe cherchait à accorder les termes d’une adéquation, celui-ci établit un rapport de correspondance entre une conscience et le monde qui l’interpelle : dès que la norme extérieure du discours s’applique, le ce que tu dois dire procède d’un « savoir » acquis, et dire ce que tu dois revient à dire ce qu’il faut, ce qui convient. Ce qui convient n’a pas forcément pour mesure une vérité factuelle ; si – principe du mensonge pieux – ce qu’il convient de dire préserve l’intégrité, « l’honneur de l’homme », alors ce qui est dit est « vrai » : Ça passe, c’est vrai, ce n’est pas mensonger, comme un seul homme, ça passe, tu t’envoies, pure vérité, il n’y a rien de tel, qu’il ait pu, c’est vrai, ce n’est pas tant, c’est entier, pas de mensonges, c’est vrai, ça passe entièrement, que ç’ait pu, c’est si vrai, en une seule fois car, après tout, ta position est tenable / réelle / sensible / pertinente / car, après tout, ta position est la position qu’il était possible de conserver. Mais, comme dans un jeu de langage dont la règle unique serait de « tenir », le principe du mensonge pieux est ici élargi : si « ça passe », et tant que « ça passe », tant que la « position » est « tenable », alors « c’est vrai, ce n’est pas mensonger ».
Christophe Tarkos, un jeune homme radicalisé avant Internet, écrit dans un de ses carnets (sans titre, couverture illustrée d’un monument aux morts de Compiègne et d’un paquet de cigarettes Lucky Strike, IMEC, boîte TRK3, ca. 1991) : « Comment éduquer la jeunesse pour qu’elle se venge des flics ? Je ne sais pas. Il faudrait des clubs anti-flics à la base qui s’organisent en une hiérarchie puissante et non détectée bien sûr par les rats. Un flic mort est-il un bon flic ? Je ne crois pas, car il a été flic. On ne suppose pas qu’il ne fait des bêtises ; il a déjà fait des bêtises ayant été flic. »
Il est difficile, et peut-être pas primordial, de déterminer si ce texte est une dérision de la noble parrêsia dévoyée en dogme culturel (« L’homme, en Occident, est devenue une bête d’aveu »), ou s’il y va d’une actualisation de cette parrêsia à des exigences de transparence intenables, des usages sécuritaires drastiques, des exigences de lisibilité et d’identification qui dessinent peu à peu, pendant les années où Tarkos écrit, les contours d’une nouvelle condition « occidentale » ordinaire. (L’homme, pour l’Occident, est devenu un gibier de caméra thermique.) Ce qui semble certain, c’est que ce jeu de langage où tous les coups sont permis pour se maintenir, ce jeu de langage qui place le parrêsiaste dans la position de « tricheur sincère », a tout à voir avec le « jeu moderne » (Rancière, cité par Quintane). Peut-être en radicalise-t-il simplement les contradictions. Tarkos post-moderne ?La devise du « tricheur sincère » (continuer tant que « ça passe ») est parente du « tout est bon pour foutre la merde » de la lettre à Stéphane Bérard ; toutes deux disent l’éthique commune de la révolte et de la resquille. Le type de playing (manière, mouvements, marge) qu’une telle éthique permet dans le game (l’espace normé) n’est certes pas sans rappeler l’autre révoquée du platonisme, la sophistique, cette contrebandière de l’activité législative, pleine de tics, et qui fait un usage routinièrement dépensier de la parole. Il n’est pas non plus sans rappeler deux notions-phares du tournant du 21e siècle, chacune explicitement dirigée contre l’idéal démocratique du « consensus » et contre la réaction politique et artistique de l’époque :
  • L’« agonistique générale » des actes de langage (Lyotard, 1979), environnement épistémologique propice aux expérimentations et gestes éruptifs (en matière de « science » comme de poésie), et qui annonce une interrogation sur la valeur d’échange des « phrases » après le linguistic turn et la chute des normes transcendantes de légitimation commune.
  • Le fameux « dissensus » ranciérien, cette « organisation du sensible » littérale et pluraliste qui forme le lieu, agonistique lui aussi, où « n’importe qui », le tout venant des « hommes sans qualités », vient contester « la distribution des capacités et incapacités ».
La situation post-moderne (au sens littéral, temporel du terme) du « Manifeste Chou » et des textes de oui se laisse ainsi considérer depuis la perspective ouverte par notre intrigue longue : si le modèle antique substituait à une loi transcendante de la parole une norme politique des discours, les pensées critiques de la fin du 20e siècle remettent cette norme en question, parce qu’en verrouillant les discours dans le « consensus », celle-ci perpétue la démocratie sous la forme, politiquement étrécie, d’un simple espace d’échange des libéralités. Bien sûr, Tarkos, qui se moque de la proclamation d’une fin des avant-gardes, et qui déclare « faire la révolution seulement avec des prés » est tout sauf un « postmoderne », si par là on entend ce que le mot a fini par désigner au terme des malentendus, des opportunismes, des malentendus opportuns de la décennie 80 (et qu’attaque le Prigent du dernier TXT, par exemple). Ce postmoderne-là est, en effet, suspect à maints endroits de réaction politique ; peut-être fait-il passer son scepticisme pour un relativisme conséquent, et son « œcuménisme » (Prigent) pour un goût des hybridations. Peut-être en cela appuie-t-il le retour aux bonnes vieilles valeurs qui font le consensus, et au bon sens qui fait de la démocratie libérale une fin de l’Histoire ; bref, peut-être appuie-t-il le retour au vrai sens des mots et à l’ordre naturel des choses – tout sauf un relativisme. Tout le monde n’a pas pensé le « postmoderne », depuis l’affect sceptique, comme une liquidation des illusions modernes. Lyotard, pour dissiper les malentendus autour du terme, publie dans Le postmoderne expliqué aux enfants (textes de 1982‑1985) un plaidoyer pour la « recherche » en littérature, contre les injonctions à la « lisibilité », à la « réalité », à « l’unité », à la « simplicité » et à la « communicabilité » : Le post moderne serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable. Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l’œuvre ou le texte recherche. L’artiste et l’écrivain travaillent donc sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait. De là que l’œuvre et le texte aient les propriétés de l’événement, de là aussi qu’ils arrivent trop tard pour leur auteur, ou, ce qui revient au même, que leur mise en œuvre commence toujours trop tôt. Postmoderne serait à comprendre selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo). Lyotard le dit : le jeu postmoderne « fait partie » du jeu « moderne », les deux partagent un plateau conceptuel commun, un vocabulaire commun. Chacun se joue toutefois selon des règles différentes. Où l’écrivain moderne jouait avec les formes canoniques et les partages génériques, l’écrivain postmoderne travaille dans une radicale immanence des discours : étant soumis au régime du « futur antérieur » de sa forme, il ne peut « rendre compte » immédiatement des règles qui gouvernent sa pratique. Schématisme éclectiqueEn revanche, un trait souvent associé au « postmoderne », son « éclectisme », a du sens sur le plan épistémologique. Effectivement, le joueur postmoderne conserve l’état des mises qui constituait les « blocs » de véridiction dans le « jeu moderne », mais il décide d’occuper toutes les places du jeu :
  • Empruntant au schème « didactique » (a), il affirme qu’on ne peut effectivement pas dire ce qui est, ne serait-ce que parce qu’on ne peut pas dire tout ce qui est (deuil d’un discours de la totalité : le jeu postmoderne ne compte pas les points).
  • Empruntant au schème « romantique » (c), il déclare qu’aucune norme de vérité ne s’appliquera a priori (fin d’une légalité transcendante des discours : le jeu postmoderne ne permet pas qu’on l’arrête pour s’en déclarer vainqueur).
  • Empruntant au schème « classique » (b), il acte de la permanence des enjeux éthiques (ou thérapeutiques), moins en vertu d’une puissance poétique à troubler la vérité historique que d’une mesure immanente des discours (le jeu postmoderne n’exclut pas sceptiquement le critère de vérité ; il en fait simplement un rapport plutôt qu’une norme).
Le « Manifeste Chou » l’annonçait : ce bouleversement des règles survenu, il va falloir « quand même » « continuer » (à dire, à jouer), dans la poix d’un rapport constituant à la vérité, seule solution pour que « ça colle ». « Le poète est obligé de dire la vérité. C’est un problème, car ce n’est pas gentil. »

2.2.1.2. « On pourrait tout dire… »

L’effet apparent de vérité qui vient jouer dans le sophisme est en réalité un lien quasi juridique entre un événement discursif et un sujet parlant. De là, le fait qu’on trouve chez les Sophistes les deux thèses : Tout est vrai (dès que tu dis quelque chose, c’est de l’être). Rien n’est vrai (tu as beau employer des mots, ils ne disent jamais l’être). Le « modus loquendi » est l’effet de l’opposition entre la récession de la confiance faite aux discours et l’affirmation théologale que la parole ne saurait manquer. Il joue entre ces deux pôles pour trouver, quand même, des façons de parler. Aussi bien, derrière les tactiques illocutoires qui inventent « des mots pour ça », il y a, en dernier ressort, le principe d’une « convenance » entre l’infini et la langue. Il y a un certain courage à affronter ce qu’on est en train de dire. Paradoxe du véridicteur« Continuer », en l’espèce, c’est persévérer dans « la puissance commune de tout être parlant » (Rancière), dans l’attitude parrêsiastique de « témoin » d’une vérité à la fois ample (dire toute la vérité) et restreinte (rien que la vérité). « Continuer », c’est s’essayer à dire une vérité qui ne passe pas avec la parole l’arrangement selon lequel certains énoncés (déclaratifs, descriptifs, constatifs) constituent, dans l’absolu de la norme apophantique, le mode probatoire du discours : Les textes c’est l’endroit où on ne peut pas dire n’importe quoi comme ça nous arrange. C’est qu’on ne peut pas tout le temps se servir de parler pour faire en sorte de s’en tirer en parlant parce qu’alors à un moment donné on ne sait plus où est la vérité parce qu’on a dit trop de n’importe quoi mensongers qui ne veulent rien dire et on ne sait plus ce qu’il en est, je veux dire la vérité :
J’existe. Évidemment cela ne prouve rien. Cela ne prouve pas que j’existe. Mais je suis là. Et je ne suis pas fou. Je suis un vrai témoin, je suis capable de dire la vérité telle qu’elle me semble, je peux témoigner.
« J’existe » est la vérité solipsiste par excellence : purement déclarative, sans objet ni contexte, elle est « nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon Esprit » (Descartes). Que je puisse la prononcer suffit à m’attester sujet. On connaît la critique que Hume adresse au cogito cartésien : un « moi » constant et continu ne saurait se prendre comme mesure de sa propre certitude, car seules des impressions fugitives et changeantes l’attestent ; la perception est une hétéronomie, et aucune unité du moi ne peut se décréter de l’intérieur du moi. Moins connue est cette sentence qui préfigure les réflexions de Wittgenstein à ce sujet : « toutes les questions délicates et subtiles sur l’identité personnelle ne peuvent jamais être tranchées et elles doivent être considérées comme des difficultés grammaticales plutôt que philosophiques ». De ce point de vue, « je suis », « j’existe », sont des énoncés aussi paradoxaux que celui du Législateur (je dis le vrai). En affirmant que « j’existe » « ne prouve rien » à part que « je suis là », Tarkos formule, sur le modèle du célèbre paradoxe du menteur (dont une solution, la cassatio, affirme en substance qu’ego dico falsum est un « n’importe quoi […] qui ne veu[t] rien dire »), un paradoxe du véridicteur qui aurait pour biais d’identifier contenu de vérité et contenu propositionnel véridique. Si je ne peux m’attester de moi-même, je peux en revanche témoigner de ce qui me traverse, du fagot (bundle, Hume) de perceptions dont je suis l’actualité. Reste que, dans cette actualité même, le paradoxe du véridicteur vit, perçoit, conçoit, projette, s’active, parce que les velléités à dire « vrai », ou ne serait-ce qu’« un vrai », supposent le vrai, sinon comme norme, au moins comme ressource : la parrêsia, dans cette optique, est « une thérapeutique de la lâcheté devant la vérité » (Badiou, à propos de Brecht). Ambivalence tarkossienne du tou-direUne formule de Tarkos, lisible comme une devise – « [a.] ne pas faire tout ce qu’on peut dire et [b.] dire tout ce qu’on pourrait faire » – complique encore l’équation du sui-véridicteur, du témoin-de-soi, du plaidant-son-existence, en confrontant un principe d’économie ([a.] : si on peut le dire, on n’a pas à le faire) et un principe de congruence ([b.] : seul « dire tout » maintient les velléités du côté de la puissance). Ce degré de complexité introduit à l’ambivalence tarkossienne du tout-dire, qui apparaît exemplairement dans un des poèmes du recueil Caisses. Rappelons que le recueil est lui-même régi par un principe d’infélicité économe (le texte est stoppé au bas de la page, c’est-à-dire en haut de la « caisse ») et un principe de félicité par la congruence (la nécessité formelle sera la nécessité du texte lui-même ; en l’espèce : le texte sera tout ce qui a été placé dans la caisse). Par égard pour la totalité à laquelle cette forme s’applique, nous reproduisons ici toute la caisse du « caillou » : D’une certaine manière nous parlons des cailloux ou nous parlons d’un caillou et nous ne parlons que d’un caillou parce que nous n’avons qu’un caillou pour parler comme nous pourrions parler de tout de tout ce que nous parlerions nous parlerions alors d’un caillou c’est comme si nous parlions d’un caillou car nous n’avons qu’un caillou à nous mettre sous la langue c’est comme si nous parlions d’autre chose que d’un caillou ce serait d’un caillou que nous chercherions à parler ce serait en fait d’un caillou rond et lisse que nous parlerions nous pourrions tout dire d’un caillou c’est ce que nous voudrions dire de dire tout ce que nous pouvons à partir d’un caillou parce que c’est tout ce que l’on a pour le moment c’est un caillou et le caillou dont nous parlerions si jamais on se mettait à parler serait tout pour nous serait comme si nous parlions de tout serait parler de tout serait parler parce que la parole serait ronde comme un caillou rond et arrondie comme un caillou arrondi et ressemblerait le plus possible à un caillou aussi rond qu’arrondi nous ne savons parler que d’un caillou parce que parler d’un caillou serait parler de tout ce dont on parle de tout ce que nous aimerions parler serait tout ce que nous aimons parler parce que nous aimerions parler d’un caillou. Le parrêsiaste est celui qui fait solennellement droit à sa velléité au tout-dire (son je se fait nous). Il est comme le « tambourineur » des manifestes, qui précisément manifeste qu’il « pourr[ait] tout dire », qu’il en a le courage, qu’il est prêt à assumer le poids d’une parole affranchie. Mais si « il faut qu’un poème parle de tout », si « tout » est « notre sujet principal », « notre loi, notre règle », ce tout n’est pas ici d’un bloc ; il est au moins bistable :
  • « Nous pourrions tout dire d’un caillou » = nous pourrions épuiser le prédicable « caillou » (tout = totus, la totalité) ;
  • « Nous pourrions tout dire d’un caillou » = nous pourrions dire n’importe quoi d’un caillou (tout = quodlibet, le quelconque).
Soit
  • L’objet d’une velléité définitionnelle, dans les limites de la totalité supposée (tout ce qu’on prédiquera du caillou rejoindra le « sac » de prédicabilité du caillou – pour mobiliser une forme tarkossienne).
  • L’objet d’une variation potentiellement infinie, d’un travail d’« indéfinition » dans un monde radicalement pluraliste à la structure « additive », où tout prédicat « traîne un et qui l[e] prolonge » (il reste toujours quelque chose à dire du caillou).
L’objet n’est pas ici indifférent : le caillou est un cas exemplaire pour ce surgeon contemporain du nominalisme cher à Tarkos, la « logique floue », qui propose d’approcher les objets en diluant le critère de « vérité » (la valeur de vérité est assignée relativement à une échelle de type 0,1). La logique floue s’oppose à la logique « modale », qui apprécie ses objets depuis les seuls degrés-positions du vrai et du faux (ce qu’on appelle, en logique, une paire de booléens). La logique floue est adaptée à certains des plus vieux problèmes de la logique : à partir de quand une pierre est-elle un caillou ? à partir de quand un caillou est-il un morceau de gravat ? Ces questions, d’apparence triviale, tentent de concilier
  • une intuition quant à la variabilité des appréciations sur l’échelle caillou - pierre,
  • et une convention qui admet le caractère réducteur (ou « limité ») des deux termes-positions (« pierre » et « caillou ») au regard de la diversité du monde (en l’occurrence, la diversité des formations minérales).
Sous cet aspect, le texte de Tarkos manifeste l’inadéquation de la vérité du parrêsiaste à la vérité du monde, puisque
  • les velléités du parrêsiaste sont « modales » (ses deux seules « positions » sont tout-dire ou ne-rien-dire, comme ouverte et fermée pour une porte),
  • et les objets du monde sont « flous » (on pourrait donc décréter à tout moment en avoir tout dit, et on pourrait décider, à tout moment également, qu’il y a encore tout à en dire).
Mais le texte dit aussi que « nous n’avons que des cailloux pour parler », ce qui signifie, selon la grille de lecture qu’on propose (principe d’économie / principe de congruence), que notre langue, dans ce que Tarkos appelle sa dimension « matérielle », est elle-même constituée d’objets, et qu’elle est à cet égard à la fois pauvre (elle dispose d’objets de distinction mal adaptés, les mots) et riche (le répertoire des énoncés possibles à partir de ce peu d’objets est potentiellement infini). « Nous n’avons que des cailloux pour parler » est un énoncé éminemment sophistique : il ouvre sur une différence, une faille du langage dont Aristote reprochait aux sophistes d’abuser en utilisant, pour leurs raisonnements équivoques, les mots comme on utilise « des cailloux pour compter ». Cette matérialité des mots, Tarkos ne cesse d’y insister pour moquer le pacte apophantique des philosophes : comme l’écrit Foucault à propos des sophistes, si les mots ont leur réalité matérielle spécifique, au milieu de toutes les autres choses, il est clair qu’ils ne peuvent pas communiquer avec ces choses : ils ne peuvent pas les signifier, ou les refléter ou les exprimer, il n’y a pas de ressemblance entre les mots et les choses dont ils sont censés parler. […] Le discours est séparé de ce dont il parle par le seul fait qu’il est lui-même une chose, comme ce dont il parle.
« Caillou » est le terme qui, dans la Caisse du caillou, pose un monisme matérialiste concurrent de pâte-mot, par lequel est désignée une identité des mots et des choses. Mais qu’est-ce que c’est que ça, au juste, « caillou » ? Cette identité est-elle spécifique ou formelle ? « Caillou » a la profondeur idiomatique (la diversité des formes et l’unité symbolique) des personnels de conte (voir le Petit Poucet) ; il désigne à la fois
  • une forme idéale : le caillou est par excellence celle du particulier, de l’unité individuelle, de l’être isolable et comptable parce que bien « rond », bien contouré, précisément délimité ;
  • et un symbole : le caillou est une image naïve, parce que « matérielle », du token comptable mais à valeur propre, de la pièce de monnaie.
Que parler de tout revienne à parler des cailloux est une hypothèse, non définitive, de la Caisse du « caillou », et cette hypothèse est radicalement pluraliste. « D’une certaine façon, nous n’avons que des cailloux pour parler » : nous n’avons qu’une mot-nnaie de noms particuliers à la fois parfaitement congruents (« ronds ») et parfaitement flous, à la fois nettement délimités (puisque à disposition sous une espèce commune) et totalement indéterminés (puisque soumis à l’érosion et aux « arrondi[ssements] » de l’usage). Le caillou est encore l’exemple-type de la théorie logique des homéomères :
  • Un homéomère est un étant constitué de parties semblables. Lorsqu’il est brisé, un homéomère distribue ses propriétés essentielles, de sorte qu’1x/2 = 2x. Exemple : Un caillou. Tu le brises. Il y a (au moins) deux cailloux.
  • Un anhoméomère est un étant constitué de parties dissemblables. Lorsqu’il est brisé, un anhoméomère ne distribue pas ses propriétés essentielles, et ne les conserve dans aucune des parties obtenues, de sorte que 1x/2 = x-brisé + non-x. Exemple : Un humain. Tu le brises. Il n’y a pas deux humains.
Et qu’un humain brisé ne fasse pas deux humains, voilà peut-être la formule du drame du parrêsiaste en chacun : celui-ci tient à son intégrité.
La distinction entre homéomères et anhoméomères appelle « caillou » n’importe quelle unité minérale née du bris d’un caillou. Elle est en cela éminemment réaliste (une réalité nommée caillou subsiste, suffisamment appréhendable pour résister aux bris successifs). Le nominalisme de Tarkos, lui, est plus proche d’une conception pluraliste, qui admet la divisibilité infinie des objets seulement en tant que ces objets sont des prédicables indéfinis, dont on peut toujours dire quelque chose de plus et dont chaque occurrence, chaque mention, dit plus – car bien qu’en cassant un caillou on obtienne du « même », ce même est un de-même-espèce (in specie) et pas un de-même-nombre (in numero). La vérité comme rapportRésumons : « Le poème », pour Tarkos, « veut dire la vérité » au monde, « mais pas la vérité du monde ». À celle-ci, Tarkos oppose « la vérité du texte ». « Le texte est vrai » dans la mesure où est établi, sous le double régime de l’économie forcée et de la nécessaire congruence (dont la forme des Caisses est emblématique), « qu’il y a tout dans le texte ». L’intégr(al)ité du poème – « seul endroit où ça colle » –, Tarkos l’oppose explicitement à l’absoluité de la norme apophantique : B.V. – [La vérité du texte] n’est pas une vérité de quelque chose ; puisque les mots n’ont pas de référent.
C.T. – Oui, c’est pour ça que ce n’est pas une vérité absolue. C’est plutôt la vari/ la var/ la vérit/ la variété…, la variété matérielle de l’imprimé.
L’idée d’une vérité comme analogie unique, entre un système de référence et les objets d’un monde constant, est un légalisme. (Et même l’imprimé, qui promettait d’étendre au monde « matériel » l’applicabilité du concept de mêmeté, est d’une « variété » rebelle à la mise en ordre légale du monde). « Il faudrait (pou)voir s’ouvrir à la dimension de la vérité comme variable », ce que Lacan appelle « la varité, avec un petit é avalé, la variété ». La vérité assertorique du poète archaïque était garantie par la loi des dieux. L’espace démocratique des doxai réglait la véridiction sur une norme politique, dont le philosophe était le législateur. La vérité du parrêsiaste a pour seule mesure celle que l’ambition de celui-ci – une « adresse » au « monde entier » – lui donne : un rapport entre l’infini de la parole et l’indéfini du monde. La généralité de ce rapport signifie de fait une dilution des critères d’évaluation absolus (vérité / fausseté) dans le grand bain des speech acts et de leur performance, tels que définis par Austin. Ce rapport refuse au mode descriptif-constatif du discours une « position privilégiée dans les actes illocutoires » (comme dire le vrai et le faux), et prend pour seule mesure, non pas le moi ou le sujet (relativisme subjectif), mais « l’acte de discours intégral dans la situation de discours intégrale ». Cette extension ne correspond pas à la réaffirmation d’une licence dans le cadre d’une poétique des spécialités, mais à la reconnaissance
  • d’une condition poétique commune où les façons de dire sont au « futur antérieur » (Lyotard) des velléités à dire,
  • d’une condition épistémologique commune où les « vérités [sont] plurielles et analogiques » (Veyne).
Le rapport à la vérité est toujours à négocier ; c’est un rapport de fait, pas de droit. Le caractère indéfini du monde pluraliste n’annule pas les velléités à « dire la vérité » et à faire sens, mais il interdit de penser à la fois que le sens puisse être donné dans et par le monde (légalisme des seuls objets) et qu’on puisse dire un « n’importe quoi » sans objet ni adresse (légalisme des seules paroles). La pensée de Tarkos trouble la distinction entre une vérité dont la mesure serait les choses (a parte rei) et une véracité dont la mesure serait le soi parlant (a parte veridicentis) ; comme le dit Castellin, elle est : comme tout, elle se développe dans, visant à comprendre, classer ou nommer, ce qui la sert et l’intéresse. […] Elle ne domine pas le monde, elle en fait partie […]. En ce sens elle est toujours vraie, porteuse de positivité, jamais gratuite serait-elle radicalement limitée. Devant la vérité : une condition communeC’est ce caractère embarqué qui soutient l'énoncé selon lequel « il n’y a pas à trouver la vérité, [que] c’est plein de parole. » L’environnement, la condition de la parole d’un poète, chez Tarkos, est celle du parrêsiaste-en-tout-le-monde, est celle du parlant ordinaire, est celle que décrivent Lyotard (travailler « sans règles, et pour établir les règles de ce qui aura été fait ») et Rancière (« défai[re] toute légalité dans l’ordre des poèmes »). Tous tentent de penser un contenu de vérité des œuvres qui ne réfère pas à un contenu propositionnel véridique. Tous tentent de penser une légalité formelle des œuvres, une ratio autonome, indépendante de la rationalité philosophique. Tous tentent de penser, au-delà de la dichotomie infra- ou extra-poétique de la forme et du fond, une vérité immanente des œuvres, c’est-à-dire un rapport constituant de ces œuvres à (ce qui doit continuer de s’appeler) « la vérité ». Tous tentent de définir l’élément commun et la condition commune d’une parole a priori « illégitime » (Rancière), et le caractère instrumenté mais non instrumental de l’expression, rationnel mais non légal du discours, sans tomber dans l’idéalisme d’une poésie comme langage dans le langage ou d’une philosophie comme langage du langage. Pour décrire cet élément et cet instrument, Quintane et Tarkos inventent, bricolent des termes, au risque du solipsisme (« forme-langue », « pâte-mot »). La question qui se pose alors est : Comment ce qui se dit dans cet élément et par cet instrument peut-il demeurer partageable, sans déférer à l’injonction d’en « rendre compte » dans une autre langue supposément plus commune et plus claire ?

2.2.2. Licencieux ou strict-parleur ? Le discours constituant

Partout raideur et entrave, langage alambiqué, néologismes et maniérisme, tonalité infantile, incohérence, stéréotypes, allitérations vaines, mots bouche-trous et rajouts banals ; le sens du style, de la distinction entre langage poétique et idiome courant, a complètement disparu chez le poète, des formules vides se sont substituées à des notions claires. En somme : un texte difficile est une erreur de la nature.

2.2.2.1. Rien d’innocent

Le réel raconté dicte interminablement ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire. […] Cette institution du réel est la forme la plus visible de notre dogmatique contemporaine. Ça ne sert à rien d’essayer de comprendre ce qu[e le poète] a bien pu vouloir dire, car entre ce qu’il a bien pu vouloir dire et ce qui est écrit il n’y a rien. La « nudité descriptive » comme étalon de la clartéDans le texte final des Années 10, « Pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature ? », Quintane identifie, dans l’« idée que la nudité descriptive se suffirait à elle-même », le trait dominant du récit contemporain, et son idéal de clarté dans une « langue de rédaction, transparente, ne dissimulant aucune charge, demeurant neutre parce que la plus “plate” et ordinaire possible. Or la forme-langue n’est jamais idéologiquement neutre ». Cette « langue ordinaire »-là n’est pas l’ordinary language des philosophies pragmatistes. Elle est moins indexée sur le courant (elle méconnaît par exemple l’argot et les formes non-normatives) que sur une idée du registre et du type de phrase qui conviennent à l’objet littéraire, tel qu’il circule et se consomme sous cette étiquette. Sous ce rapport et sous cette étiquette, le « littéraire » est la réponse à ce que Prigent a appelé la « commande sociale d’époque », l’allié d’une forme de lisibilité qui emprunte à l’intelligibilité indexée de la marchandise : identifiabilité et partageabilité immédiate du sens sont supposées offrir des garanties sur l’expérience de lecture. Le récit – espèce de loin la plus produite sur le marché littéraire sous la forme roman – se prête particulièrement à une telle lisibilité, parce que son environnement de réception et ses règles de composition semblent mieux continues, plus homogènes, comme si l’objet devait exprimer un consensus, entre l’écrivain et son public, sur des valeurs, à commencer par la sobriété référentielle (personnages et faits vraisemblables signalant un ancrage dans « le réel ») et la pudeur formelle (la modestie du point de langue signalant la modestie du point de vue). Mais parce qu’il s’ignore produit, souvent le récit vraisemblant est plus apprêté idéologiquement que ce que son apparent dénuement ne le suggère ; sa « nudité descriptive » est, comme dans une certaine poésie, une façon de « jouer la modestie », et cette affectation est pour Quintane esthétiquement réactionnaire (en ce qu’elle semble s’excuser des excès de la modernité et de sa post-) et politiquement conservatrice (en ce qu’elle souscrit à un état actuel du monde en naturalisant un état actuel de la langue) : Il y aurait une position éthique de la littérature qui nécessiterait qu’elle n’en rajoute pas, ni dans la langue, ni dans les faits, par attention aux choses, ou preuve de son attention à autre chose qu’elle-même, pour se racheter du péché moderne de s’être prise elle-même comme but ultime et but propre, à ce qu’on raconte, et du péché post-moderne d’avoir tout saisi comme texte, d’avoir abandonné la quête impossible du réel et la quête du réel impossible pour nous vautrer tous dans le simulacre, à ce qu’on raconte. Cette littérature de constat (ou cette vision « constative » de la littérature) barre les lectures projectives et la dimension projective de l’acte littéraire. Le passage de la modalité « descriptive » à la modalité « constative » est analogue à la substitution opérée par Austin, chez qui le traditionnel « énoncé descriptif » est absorbé par la catégorie des « énoncés constatifs ». Ce remplacement entraîne un renversement typologique : alors que l’énoncé descriptif se rangeait au côté de et face à une série d’autres (informatif / appréciatif, par exemple) selon une modalité cognition / affection arbitrée par le critère nébuleux d’une « participation » du locuteur aux états de choses, l’énoncé performatif s’oppose à son autre selon un critère d’efficacité (il fait ce qu’il dit en le disant) sous certaines conditions contextuelles et institutionnelles. Lisibilité / illisibilité, transparence / opacitéC’est dans cette opposition sourde au performatif que « constatif » dit aussi, chez Quintane, le renoncement à toute « dimension projective », à toute effectivité sociale de la littérature : Dans ces conditions, un texte est littéraire (et son auteur innocent) quand il ne produit que des effets de réel (et non des effets sociaux), effets de réel que certains prennent à tort pour des effets sociaux. Formellement, la position de Quintane est peut-être en partie héritée d’un Prigent qui, dans les années 1990, a beaucoup écrit, en des termes parfois proches de ceux de Quintane, sur la « restauration » littéraire des années 80‑90 et le « faux langage » de la « littérature médiocre (mondaine, talentueuse) ». À la littérature donnée pour lisible, Prigent oppose un « travail de la langue » irréductible à la supposée « loi naturelle des modes de communication du sens et de partage des émotions esthétiques ». On trouve une synthèse des remarques prigentiennes à ce sujet dans le volume L’illisibilité en questions, qu’on peut présenter sous la forme d’un syllogisme :
  • Prémisse majeure : L’expérience du monde n’est jamais « une expérience de la clarté » mais celle d’un « chaos, d’une opacité », « une expérience de l’absence de sens ».
  • Prémisse mineure : La littérature véritable, dont la poésie est la pointe, est le mode d’exploration par excellence de « l’absence de sens », tout entier adverse à « la positivité des énoncés » communicants, théorisants, informatifs.
  • Reprise et conclusion : « Si le monde est clair, l’expérience simple et la vie lisible, il n’y a pas d’œuvre d’art […]. Il y a donc une fatalité de l’illisibilité dans toute œuvre d’art ».
Mais la familiarité de Quintane avec Prigent s’arrête ici encore au vocabulaire, et cette différence de registre indique une différence de corpus. Quand la première pense, dans une perspective pragmatiste, la littérature en terme d’efficacité dispositale et de « valeur d’usage », le second maintient les termes de l’équation moderne, assumant le « reste » maudit de cette équation : l’obscurité contre la clarté (maintien de la métaphore photologique), l’absence de sens contre le sens (maintien du critère sémantique), l’illisibilité contre la lisibilité (réaffirmation du « texte » souverain en ses propriétés). Dans cette perspective, la littérature telle que l’entend Prigent a pour licence un « droit à l’obscurité », et pour missions de « former le goût » et de « rétablir la valeur ». Pour mesurer l’écart entre Prigent et Quintane sur ces questions, on peut relire les remarques de celle-ci à propos du texte que Bataille consacre à Baudelaire dans La littérature et le Mal, intitulé « Le monde prosaïque de l’activité et le monde de la poésie ». Quintane voit, dans l’opposition frontale entre les deux « mondes » – la poésie serait « tout enti[ère] le contraire » du monde de l’activité productive – et la résolution de l’antagonisme par la sécession individuelle du poète, un idéalisme vernis de matérialisme : la berceuse du « tout entier le contraire » maintient la littérature comme pratique exceptrice, et la réserve, en tant qu’« activité souveraine » (répondant à la seule « exigence intime »), à ceux qui ont le cœur d’endurer cette contrariété absolue. Or, pour Quintane, les termes de l’intrigue bataillienne exagèrent la contrariété et négligent la dimension sécularisante d’un certain projet romantique : Si tous les hommes, par le génie poétique, sont égaux, alors dedans et dehors sont une seule et même chose. Le monde prosaïque de l’activité est le monde de la poésie, le profane est sacré, sacré et profane sont immanents. La méfiance de Quintane face à la littérature « de constat » est donc moins à chercher, semble-t-il, du côté de la version moderne de la poétique des spécialités (qui fait de l’activité poétique la part obscure de l’époque et le foyer sacrificiel de la langue) que d’une tradition anti-idéaliste, dont l’épistémologie déprécie les critères de clarté et de transparence sans assumer comme des stigmates ses envers (l’obscurité, l’opacité). Une telle méfiance pose qu’en réalité personne ne croit vraiment qu’il y ait une « forme-langue […] idéologiquement neutre », et que la déclaration d’« innocence » d’une certaine littérature contemporaine trahit une posture (l’humilité) plus qu’une condition (le prosaïsme du commun). Cette « innocence »-là est proche de celle que Nietzsche identifie dans le « moralisme mensonger » des « livres modernes » : c’est un « idéalisme » de « tartuffes » avant d’être une illusion de dupes, un maintien de l’ordre autant qu’une certitude intime, une dévotion commode. La « clarté » ainsi entendue, c’est cette propriété transcendante que l’homme pieu tient de l’image du dieu : « simple [einfach], transparent [durchstichtig], d’accord avec soi-même, constant, toujours égal, sans repli, sans volte-face, sans draperie, sans forme [ohne Falte, Volte, Vorhang, Form] ». Parce qu’elle substitue à l’idéalité du texte propriétaire (dont toute bonne lecture doit identifier les propriétés) ou religieux (dont toute bonne lecture doit reconnaître les valeurs) le fait d’une lecture appropriative, Quintane, on l’a vu, est proche du constructivisme épistémologique (devant « l’objet » comme devant « le texte »), qui considère la connaissance (et la lecture) comme une production plutôt que comme une appréhension. La variabilité des objets et du sens sous ce rapport rend absurde toute prétention à la transparence comme à l’opacité, qu’on les considère comme critères empiriques ou valeurs transcendantales. C’est probablement l’introduction de Louis Althusser au premier volume de Lire le Capital qui expose le mieux, en les résumant, les raisons d’une opposition à la conception « empirico-religieuse » du texte comme « donné » par et dans un monde qu’il serait offert de lire « à ciel et à visage ouverts ». Le texte d’Althusser s’ouvre sur la déclaration qu’« il n’est pas de lecture innocente », qui fait écho à celle de Quintane selon laquelle il n’est pas d’écrivains « innocents » : [P]our le moment, et jusqu’à preuve du contraire, le roman que je vois se lire ou se vendre encore est plutôt dix-neuviémiste local, calmant et consolatif, parfaitement ad hoc au dernier capitalisme parce qu’il ne fait pas que s’y adosser, il continue à en être l’une des productions les plus achevées, et les récits excessifs qui entendent le tuer sur le papier l’augmentent – comme les adeptes du go-fast, officiellement délinquants, sont les entrepreneurs rêvés de l’ultra-libéralisme. Car je ne crois pas que les écrivains d’aujourd’hui, même les plus bénins, soient « innocents » – ou alors à l’insu de leur plein gré… La référence à la notion de production (et notamment aux moyens de production) dans la critique épistémologique plus ou moins baignée de marxisme est datée des années 70 ; on la trouve aussi bien chez Althusser que dans L’archéologie du savoir de Foucault (1969) ou le S/Z de Barthes (1970), mais encore chez de Certeau, dans un sens moins directement tributaire de son usage marxiste (1980) : écrire un texte, tenir un discours, exercer une lecture ne sont jamais des actes « innocents » ; tous opèrent depuis des rapports de production et de distribution, une division des tâches et des légitimités, et tous ont un état de langue en partage avec les discours idéologiques de résolution de ces antagonismes. Poser cette nécessité n’est toutefois pas se résoudre à en être le jouet : si la lecture s’assume comme « ruse » (de Certeau), et l’écriture s’admet comme « piège », « qui fait de l’anticipation des réactions du lecteur pris à ce piège l’un des motifs, voire l’enjeu, de la littérature » (Quintane), celles-ci peuvent devenir le terrain de jeu de cet état de fait ; elles dépassent leur caractère opératoire en assumant un projet « manipulatoire ». Chez Quintane, cette conception dispositale de la littérature, notamment inspirée par l’attelage « Chants/Poésies » de Ducasse (mais aussi, on l’a vu, par une émission de radio ou l’enseignement de Maître Eckhart), oppose une éthique de l’intervention dans un réel codé à l’inscription naturelle d’une pratique dans un partage existant de l’intelligible – inscription qui caractérise le « récit » contemporain : que celui-ci prétende adhérer au « réel » dans une langue dépouillée d’artifices, ou produire une critique de l’idéologie dominante dont le vocabulaire et la syntaxe seraient des véhicules du « sens » épargnés par cette idéologie, il est condamné à en être le reflet. Il maintient l’acte littéraire dans l’orbe d’une valeur littéraire établie, et ne peut faire de cet acte que le signe redondant d’une allégeance à l’état de fête – puisque « la littérature », comme le capitalisme – la littérature sous condition capitaliste –, est « une fête ». Faire parler la littérature« Mais si la littérature est une fête, qui pour y voir encore un piège possible ; un enjeu ? » Le régime festif de la littérature valorise abstraitement « le livre » et « la lecture » ; il dépossède en incitant (je lis un livre rejoint la cohorte des énoncés incitatifs de forme descriptive : j’aime mon quartier, je ramasse ou je monte, je valide).
Affiche pour le festival « Lire en fête », édition 2018 en Moselle.
« La littérature » s’en trouve désarmée ; « la lecture » devient un bienfait abstrait ou une vertu citoyenne, « le livre » une sorte de pain d’émancipation.
Devant ce démocratisme indolent qui multiplie les pratiquants, promouvant une littérature qui serait « à la portée de tout le monde », la Grande Littérature, elle, se maintient comme différence mineure, effet de classe, chez les derniers de ses célébrants. Leur célébration est d’ailleurs transparente à leur vocabulaire : la critique journalistique, comme les « post-it » des libraires, disent les livres « savoureux » (noblatif d’enjoyable) et « jubilatoire[s] » (noblatif d’entertaining). La référence de Quintane à la saisie par la police du livre L’insurrection qui vient insiste sur ce fait : il n’est pas jusqu’au polar anti-terroriste pour consacrer le livre de littérature en l’appréhendant ; mais est-ce si étonnant ? La preuve et la marchandise toutes deux se reconnaissent plus qu’elles ne se connaissent, elles congruent dans des présomptions ou des besoins, viennent jouer le rôle que seule une scène de crime bien entretenue sait leur donner. L’investigation policière qui mène à l’arrestation, à Tarnac, des « auteurs » supposés (puisque, en domaine littéraire, il en faut) du « pamphlet », est une exploratoire de célébrant. Tombant sur le livre comme sur l’alpha et l’oméga du mode de vie des perquisitionnés, comme sur la preuve que tout ça a un sens, comme sur une providence de papier, le mot de la police est le même que celui qui ponctue les opérations rentables : bingo ! La police et nous pensons parfois que seul le texte direct arme direct. Nous transportons des livres et la police dit Bingo ! quand elle les trouve, et nous disons Bingo ! à son Bingo, parce que nous tenons tous alors, police, non-police, ce livre pour un Bingo – le Bingo de l’autre, si l’on veut. Or, je ne suis pas sûre que le livre soit un Bingo ni une fête. Le mode d’action d’un livre n’est pas binguiste ni festif ; sa performativité spécifique n’est ni binguiste ni festive. Je sais bien que les livres qu’on remarque sont souvent conçus en termes binguistes et pour produire un Bingo ! chez le lecteur, l’éditeur, les médias et toute la chaîne-du-livre. Autrefois – autre, autre, autrefois – j’aurais dit qu’en ce cas ces livres sont des livres et non de la littérature ; aujourd’hui, un livre de littérature bon peut se concevoir binguiennement, tout replié sur lui pour produire l’élan typique qui le projette en tête de gondole, et sidère les gondoles, et dispatche les petits cœurs post-it scrupuleusement remplis par les libraires d’adjectifs binguiens tels que jubilatoire, savoureux, etc., et tous ces mots culinaires avec lesquels en France on décrit la littérature, et qui ne datent pas de Bernard Pivot, non, Bernard n’a fait qu’entériner une habitude plus ancienne : j’ai lu les mêmes adjectifs dans une série de fiches pédagogiques destinées aux lycéens des années 60, qui décrivaient indifféremment Colette, Paul Guth et Cholokov. Et quelle photo de lui-même a choisi Passouline pour son blog littéraire ? Passouline en chemise (bordeaux) dégustant un café dans sa tasse (blanche), tel George Clooney titillant de sa langue qu’on devine délicieuse un Nespresso – la littérature, what else ? What else ? est le slogan du contentement total, du comblement. La police attestant, le journaliste reconnaissant, le libraire goûtant forment l’environnement de réception de la littérature. Une telle réception a les idées claires : elle sait ce qu’elle cherche, et opère depuis là un partage, sur le fond d’un texte général du monde, entre le remarquable et le quelconque, le lisible et l’illisible, le signifiant et l’insignifiant, le probant et l’anodin. Son « littéraire » est une estampille certificatrice : elle pourvoit les textes en sens et les faits en réalité, les accordent à un monde conçu dans l’évidence sensible ou l’intelligibilité de bon sens, les y font assentir. Cette « lisibilité »-là, prise dans le répons de l’offre et de la demande, de l’écriture-production et de la lecture-consommation, est de l’ordre de la propriété d’un texte : bien cuisiné, celui-ci crache son sens et on voit bien où il voulait en venir – ou on ne voit pas, et c’est un déficit culturel ou éducatif : l’incitation citoyenne à « la lecture » se double d’un enseignement des Lettres qui, en France, étend l’accomptabilité des locuteurs aux petits lecteurs, sommés de « rendre compte » de ce qu’ils ont bien compris. Pour une « lecture coupable »Considérer le texte en sa clarté comme le reflet d’une intention, la lecture comme une opération du libre esprit et le sens comme un arbitrage dans le corps établi des significations, c’est le type de biais qui constitue ce que le marxisme appelle traditionnellement « l’idéologie ». En tant que genre par excellence de cette clarté et de cette opérativité supposées, la « description nue », au tournant du 21e siècle, est l’œil du libéralisme. Même quand cet œil pose un regard critique sur celui-ci, sa critique participe d’une éthique désarmée de « la plus honnête réforme » dont Adorno et Horkheimer ont montré que, « recommand[ant] la nouveauté dans un langage dévalué » et se conformant à une injonction à la « clarté [Klarheit] », elle ne peut que « renforce[r] le pouvoir de l’ordre existant ». Que cet œil ne se perçoive pas comme lentille, lunette, appareil de visée ou instrument de collimation ne doit pas étonner : il est le produit d’un monde qui perçoit sa propre reproduction comme l’œuvre d’une « main invisible », forcément innocente. La lecture (philosophique) qu’Althusser propose de faire de Marx est « tout le contraire d’une lecture innocente. C’est une lecture coupable, mais qui n’absout pas sa faute dans son aveu. » La culpabilité n’est pas ici prétéritive, apéritive ; c’est la présence critique d’une pratique à elle-même. L’exigence d’affronter le biais ou la situation de sa lecture s’oppose au « fétichisme » de la « lecture immédiate », au « mythe religieux » du « livre-ouvert ». Ce mythe est solidaire d’un autre, épistémologique celui-là, « le mythe spéculaire de la connaissance comme vision d’un objet donné, ou lecture d’un texte établi, qui ne sont jamais que la transparence même – tout le péché d’aveuglement, comme toute la vertu de clairvoyance appartenant de plein droit au voir, – à l’œil de l’homme ». Une telle conception cantonne, pour Althusser, la lecture à une « logique unique », celle « de la vue et de la bévue » : il y aurait un voir et un ne pas voir, qui seraient toujours un quelque chose à voir, ou à bévoir. Qu’il s’agisse de la critique althussérienne de la lecture « empirico-religieuse », ou de la critique foucaldienne du donné de « l’objet », le constructivisme conséquent s’attaque au vocabulaire même de l’idéal transparentiste ou neutraliste de la clarté, visant notamment la vieille métaphore photologique. C’est peut-être sous le rapport établi par une telle critique que la question de la clarté s’apparente à la fois à celle de la vraisemblance et à celle de la clairvoyance ou de la vision. La première, fétiche romanesque, appuie la prétention à « présentifier du réel, parler au nom des faits et donc faire prendre pour du référentiel le semblant qu’elle produit » (de Certeau). La seconde, fétiche poétique, est tributaire de la conception « traditionnelle » d’un « réel invisible » ; clairvoir y signifie dissiper le brouillard des signes équivoques pour accéder, par effacement, à la vérité de la Lettre. En proposant d’« abandonner le mythe spéculaire de la vision, et de la lecture immédiates » et de « concevoir la connaissance comme production », Althusser formule une théorie de la lecture et de la connaissance critique à la fois de l’idéalisme et de la réification : il signale la distribution qui, dans l’à disposition du texte ou de l’objet, s’opère entre les valeurs du lisible et de l’illisible, du visible et de l’invisible. Dans cette configuration, la vue n’est pas un sens – innocent ou coupable, d’avoir vu ou d’avoir bévu – mais un « rapport » d’exposition et de réflexion. Le mode censément neutre de la description, tel que Quintane l’identifie dans les romans-romans, n’échappe pas à cette redéfinition ; prétendant donner à voir l’existant sur le mode de la vraisemblance spéculaire, la description en donne en réalité un « rapport » qui, comme tout rapport, découpe le champ de son regard : elle produit ses objets dans une intrigue, les expose et dispose dans une « réflexion » particulière, comme des témoins sont produits et des preuves exposées dans un procès particulier. La description romanesque n’offre pas une vision du monde, elle compose – et dans une certaine mesure conditionne – une vue sur celui-ci. La méfiance de Quintane devant l’« innocence » du récit tient peut-être dans cette suspicion : tout ce qui décrit un état du monde prescrit un état du monde : …on en vient à décrire l’ordre social existant comme le seul ordre connu et connaissable, et cet ordre de fait est au fond le seul crédible, celui auquel on doit croire en tout cas le temps de la lecture, puisque celle-ci dépend de la croyance au récit (il faut suspendre toute incrédulité pour pouvoir se plonger dans l’histoire). L’impossibilité de mettre en doute le récit contamine la possibilité de mettre en doute l’ordre social – on le critique, on le condamne, mais on perçoit mal ce qui pourrait être s’il en était autrement ; on perçoit mal qu’il pourrait en être autrement. L’intention critique réalisée dans la langue de la vraisemblance spéculaire feint de s’ignorer comme vue, rapport de réflexion, « piège » de lecture ; elle s’ignore comme effet – comme procédé, comme truc (Quintane parle après Prigent d’« effet de réel », Althusser d’« effet de société ») –, limitant ses effets – ses conséquences produites (« effets sociaux », dit Quintane). En cela, la critique la plus honnêtement réformiste en littérature s’inscrit parfaitement dans le vieux régime modal et tonal, et s’adresse à une intelligence qui se laisse prescrire passivement l’éloge et le blâme. (Qui, plus que les rhéteurs et les politiciens, prétend ne pas faire d’idéologie, décrire sans prescrire, constater sans biaiser, présenter sans altérer ?) Le roman contemporain, genre « consolant » en tant que récitatif majeur du capitalisme, est pour Quintane au service d’un certain ordre sous ce régime. Mais la façon moderne d’opposition stigmatique au clair de l’époque est un maintien de l’« activité souveraine » – et cette poétique de la souveraineté se fait agente de la poétique des spécialités jusque dans sa forme la plus noble : la poésie, « tout enti[ère] le contraire » du récitatif, fonctionne comme l’aria majeur du même monde. Ni le récitatif ni l’aria ne risquent de produire d’efficacité sociale émancipée des rapports produits par ce monde : « “poésie” et “récit” », « “lisibles” [ou] “illisibles” », tous deux opèrent depuis leurs « formes », et sont susceptibles d’être retraités par « l’énorme machinerie idéologique [qui] n’a pas de visage », et censément pas d’œil. Les romans ne savent pas mieux « dire le réel » ; « les poètes ne sont pas plus voyants que leurs voisins de palier ». Ajoutons que la « nudité descriptive » du récit contemporain n’est pas la « rédaction rasée de près » des phrases de Chaussure. On a vu que les objets de Chaussure étaient produits sous un « faisceau de rapports » (Foucault), plusieurs fois convoqués, dans divers procès, pour être confrontés (c’est ce qu’on a appelé une procédure de récolement), et qu’à l’occasion de ces comparutions le savoir sémantique véhiculé par leurs signifiants ne congruait pas dans le savoir encyclopédique sur leurs signifiés, que jamais un état de langue ne recoupait un état du monde. En cela, la langue parfois dite « plate » de Chaussure ne fantasme pas un état « neutre » ou stable de l’idiome ; elle s’intéresse à ce qu’elle « rase », à la tonte des connotations personnelles, sociales, invisibles. « Il n’y a pas de deuxième sens »Aussi bien, lorsque Tarkos, citant une des formules gleiziennes de la littéralité, déclare qu’« il n’y a pas de deuxième sens », il rejette le type de distinction par la profondeur de vue ou la clairvoyance que seule une conception propriétaire du sens autorise : il n’y a pas plus à saisir qu’à lire, rien d’autre à lire dans le texte que ce que lire peut faire au texte. Qu’il n’y ait « pas de deuxième sens » implique qu’il n’y en ait pas non plus de premier, mais pas qu’il n’y en ait qu’un. La littéralité gleizienne dans sa reprise par Tarkos et Quintane n’est pas « nue » ; elle est saturée – d’un sens qu’éventuellement « il faut défaire totalement » pour qu’il puisse « reprendre ». Elle réfère chez Gleize à des opérations d’écriture (« rendre les costumes visibles en tant que tels », par exemple) plus qu’à une propriété du texte donné à lire. Par là elle s’oppose au sens littéral comme sens premier ou propre, ce degré d’entendement pour âmes simples, que de Certeau a décrit comme l’outil clérical d’une normalisation. Le plan de la littéralité gleizienne n’est pas celui de l’univocité/équivocité de l’écrivain, mais celui de l’omnivocité tendancielle du fait de lecture : lire, « ce sera pouvoir reconnaître le plus de voies ou de voix possibles dans le réseau d’un texte, ouvrir ces voies, les parcourir, établir toutes les liaisons possibles entre le mot, la chose, le texte, les sons, les lettres, etc., dans tous les sens ». Au niveau de la clarté, le rejet de tout « deuxième sens » est à rapprocher de deux autres déclarations en apparence contradictoires mais qu’on considérera plutôt, une nouvelle fois, comme des ambitus déontiques ou des étaux éthiques.
  • D’une part, Tarkos affirme que tout est déjà très clair, mais cette clarté acquise concerne essentiellement ce qu’il « faut faire » pour produire un effet certain, obtenir un résultat précis, accorder une pratique à un corpus technique. Ce qui est clair, en somme, ce sont les énoncés prescriptifs donnés pour descriptifs. Je crois que toutes les choses sont bien dites, très clairement, elles sont très bien écrites, très clairement. Il y a une foule de gens qui sont là pour expliquer des choses qui sont déjà très claires, et peut-être il n’y a pas le besoin d’y ajouter. D’ailleurs, c’est bizarre, parce que cette volonté de vouloir entendre quelque chose de clair, ça me paraît toujours étrange dans le sens où j’ai l’impression que ça existe déjà, qu’il y a déjà suffisamment de clarté. Par exemple, dans les livres de cuisine, dans les livres de jardinage. On explique très clairement ce qu’il faut faire !
  • D’autre part, Tarkos déclare « essaye[r] […] de dire les choses très clairement et de dire des choses très importantes le plus clairement possible pour que ça fasse un effet, un effet important, une mention importante, un effet vital ! » Cette clarté-là soumet la question du sens à celle de l’efficacité, mais une efficacité – que Quintane disait « sociale » et que Tarkos dit « vitale » – qui n’est pas nécessairement braquée sur un effet déterminé chargé de « rendre compte » du réel. Elle désigne plutôt, après Prigent cette fois, la clarté opératoire d’un piège littéral, qui ne se cache pas comme truc, machine, dispositif, et expose même son fonctionnement. Cette clarté-là évoque l’efficace des énoncés de « l’hypnotiseur », figure chère à Tarkos.
La clarté opératoire de l’hypnotiseur tient à la réciprocité littérale de la description et de l’énonciation. Elle part du principe que tout ce qui peut être fait (faire) peut être clairement fait (faire), en le disant. Ses énoncés se veulent constituants d’un état plus que prescriptifs d’un changement ; ils s’opposent à la description-prescription des discours didactiques, que Tarkos dit « manipulatoires » parce qu’ils ont une intention constituée (ils ont quelque chose à dire). Est franche de « manipulation », pour Tarkos, la clarté de l’hypnotiseur, qui permet de penser une éthique de la clarté débarrassée de l’idéal de transparence aux intentions ou vouloirs-dire, une éthique de la sincérité armée – par opposition à la morale désarmée/désarmante de l’honnêteté bigote, au « moralisme mensonger » du jeu d’innocence (Nietzsche) et de modestie (Quintane). L’hypnotiseur dit ce qu’il fait en faisant ce qu’il dit ; fait ce qu’il dit en disant ce qu’il fait. Espace contractuel de la littérature séculariséeLe monde mal sécularisé des poétiques spécialisées est travaillé par une contrariété qu’illustre le tiraillement de la question-de-la-clarté :
  • En régime littéraire marchand, où la réification relaie la sacralisation, la clarté comme critère d’évaluation rétrospectif est réduit à une norme de lisibilité établie par le rapport entre ce que ça dit et ce que ça veut dire, et maintenue dans l’oblitération du rapport entre ce que ça décrit et ce que ça prescrit.
  • En matière de littérature, et spécialement de poésie, se perpétue un paradigme religieux de la lecture selon lequel il y a des sens seconds ou cachés, et globalement plus à lire (saisir) ou moins à lire (sentir) que ce qui est écrit.
Tarkos et Quintane, plutôt que de perpétuer les spécialités en opposant à l’empire de la lisibilité une « fatalité » d’illisibilité (Prigent), voire à l’exigence de clarté un vœu d’obscurité, adoptent un jeu de principes, ou plutôt d’implications réciproques, issu à la fois de la littéralité gleizienne et du corpus pragmatiste, qui consacre le primat de la lecture sur le texte propriétaire, et qui définit un espace contractuel de la littérature en régime séculier (voir fig. infra).
Espace contractuel de la littérature en régime séculier

2.2.2.2. Il n’y a rien à dire, il n’y a qu'à dire

Il n’y a pas de langue ordonnée silencieuse. C’est, en somme, déjà mélangé. Pas de maîtrise et pas de magistère pour le poète qui, comme tout un chacun, se met à écrire / parler sans savoir vraiment ce qu’il va dire. Improcédures de Tarkos : un modèle « oral »La clarté est ce terme commun à l’opérativité réglée des énoncés prescriptifs-descriptifs et à l’opération constituante du discours. Dans le premier cas, la clarté est une propriété du texte, dont il est donné au lecteur de discuter l’extension ; dans le second, c’est une possibilité permanente du discours qui joue comme veille littérale sur sa constitution. De nombreuses improcédures de Tarkos donnent à lire cette constitution comme un processus d’accordage, où un énoncé déclaratif à la teneur simplexe (« je ne fais rien », « je me peigne ») se complexifie en cherchant à gagner en clarté, c’est-à-dire à actualiser la velléité à faire dire quelque chose à l’énoncé de départ en le déclinant, le développant, le testant dans d’autres rapports syntaxiques, d’autres appariements lexicaux. Or, rien n’étant effaçable dans l’ordre du proféré, toute reprise est un rapiéçage, toute précision, à partir de cette « impulsion logique », est un rajout, et toute clarté la recherche d’un état stable où signifier aura satisfait vouloir dire, non pas en dépit des hésitations-précisions, mais avec elles, sinon grâce à elles. C’est ce modèle de la « tentative orale », d’une « verbalisation en acte » (qu’une poétique des figures dirait « épanorthotique ») qui s’applique encore à de nombreux textes écrits, et c’est pourquoi, chez Tarkos, le verbe « dire » est étendu dénotativement (non réduit au proféré) et restreint connotativement (ne signifiant pas « signifier ») : …et puis, quand on essaye de dire quelque chose, il se trouve qu’on dit plusieurs phrases à la fois et puis une fois qu’on dit une phrase et puis une autre pour essayer d’être clair, on en colle plusieurs l’une à côté de l’autre. Depuis ce modèle « oral », l’élément de constitution des vouloirs-dire n’est pas réductible aux unités de la clarté analytique (découpe propositionnelle) et computative (empilement ordonné par « addition d’axiomes »). Cet élément est la « phrase », moins comme manifestation d’un ordre syntaxique qui réaliserait celui de la pensée, que comme lieu de rencontre d’une velléité antéprédicative (dire quelque chose) et d’une convention syntaxique (qui suggère des rapports entre les termes). Comme le note Prigent, on assiste, dans certaines improcédures de Tarkos, à la « naissance d’un phrasé ». Mais cette naissance n’est pas l’aube glorieuse de la pensée vouée à dissiper tout brouillard ; c’est une naissance heurtée, et qui peut donner vie à un monstre syntaxique : La pensée, je ne l’appelle pas. Une phrase je dis je me mets à aller penser quelque chose ça a un sens a pour conséquence l’apaisement où je cherchais les phrases qui conviendraient ne trouve pas l’apaisement dépliant interminablement des phrases est une phrase a un sens ne fait pas de bien d’à ah aller chercher des pensées est une phrase a un sens. Je m’en nourris, je m’assis, je me rassasis, je m’amuse, je me marche dessus, je n’avais jamais pensé à ça. La phrase, élément du discours constituantAussi n’est-il pas certain que Tarkos « ne nous dis[e] rien » d’autre que : « “voyez comment va cette phrase”, comment elle vient, se ressasse, fait sa bulle d’inanité sonore, balbutie son bibelot, s’amuse – et s’abolit. ». Il nous dit peut-être aussi quelque chose de la façon dont une phrase cahotante peut non seulement être bonne chercheuse mais aussi – pour reprendre les termes un peu désuets de Ponge – faire faire « à l’esprit […] quelque pas nouveau ». Mais la licence syntaxique, en domaine français (et a fortiori littéraire français), n’a que quelques héros, tenus pour des singularités sublimes (Mallarmé), monstrueuses (Rabelais) et obsessionnelles (Beckett) – alors même que la langue orale la plus quotidienne est continuellement licencieuse. Celle-ci aussi ne nous dirait-elle « rien » ? La phrase est, en français, à la fois une institution grammaticale et une forme rhétorique, qu’on associe volontiers au critère de clarté sous ces deux aspects : le moment syntaxique du devoir est sa mise au propre, qui fixe les intuitions ; le moment phrastique du discours est son premier gage de civilité, censé tirer au clair les sentiments indistingués. La phrase, en somme, est cette convention la plus naturelle qui, spécialement au pays de Boileau et de l’idiome incomparablement clair, adhère à l’évidence d’une précédence des vouloirs-dire aux pouvoirs-dire : une phrase bien pue, c’est une phrase bien voulue. L’idéal d’efficacité d’une telle phrase est celui, déjà évoqué à propos du geste nomenclateur de la logothétie, de la juste frappe, de l’empreinte sèche, et il n’est pas illogique de retrouver cet idéal chez le traducteur du Traité du sublime. Or il existe une conception de la phrase, qui paraîtrait presque contre-intuitive tant le modèle Boileau s’est naturalisé, une conception qui trouble en réalité des distinctions plus anciennes (dont celles entre le sermo et l’oratio, le discours mental et discours verbal, la raison interne et la raison proférée) en affirmant moins, comme Boileau, l’indistinction des composants de la pensée et des composants de la phrase ou la tutelle du se concevoir sur le s’énoncer, que la motivation commune de la conception et de l’énonciation. Cette autre de la théorie de l’expression d’un contenu constitué, on peut l’appeler théorie du discours constituant. Pour la génération de Tarkos et Quintane, elle est défendue et illustrée dans le petit livre de Pierre Alféri, Chercher une phrase, paru en 1991. La phrase n’y est pas considérée comme la mise au propre d’un brouillard intime, ou la mise en ordre d’une pensée préparée dans le for intérieur (tête, cœur, foyer ou cage, mental.e ou sentimental.e), mais comme l’opération de phraser. Par là, c’est toute la présomption d’un discours intérieur-antérieur qui est rejetée, comme l’effet d’un rursus (« rétrospection active », ou ressaisie critique, mise en scène ou mise en ordre). L’idée d’un discours intérieur passé dans le discours extérieur est pour Alféri une « illusion rétrospective », à partir du seul élément attestant qu’il s’est produit quelque chose : une phrase. Non seulement aucune phrase intérieure n’a précédé la phrase conçue, mais aucune pensée n’a pu s’attester avant de se risquer dans la « décision » de phraser :
  • « la pensée n’est pas un empire dans l’empire de la langue, mais l’avance que le langage prend sur lui-même » ;
  • la clarté n’est pas la propriété d’une phrase bien conçue mais un événement de sa conception – événement bavard ou pas, mais de « surface », où sont « déployées, mises à plat les possibilités du langage ».
À ces égards, la phrase comme phrasement constituant s’apparente à la grande « hypothèse gnoséologique » du constructivisme : la connaissance est un « processus » plus qu’un « résultat », « l’actualisation ou l’invention de possibles » plutôt que « la découverte des nécessités ». Reste que ce genre de formulation, flatteuse, a peu de chance d’être autre chose que consolatoire dans le « monde totalement administré » – et dans no hay caminos, hay que caminar, la prémisse est propitiatoire : il y a des chemins, que les algorithmes, par exemple, rendent coutumiers, voire coutumiers-sans-le-savoir. Que le discours constitue la pensée, sous la forme alanguie d’une formule libérale, est à la fois de l’ordre de l’éthique aristocrate de l’« instant » (cursivité virtuose, modèle funambule de la liberté de phraser) et du principe gestionnaire du « lendemain » (« actualiser / inventer les possibles », c’est établir à coup sûr un avantage concurrentiel). Mais qu’implique, sur les plans politique et épistémologique, une assomption conséquente de la thèse du discours constituant, qui ne s’arrête pas aux libéralités envers l’incertitude, aux politesses envers l’indétermination, aux licences pour hommes stylés (qui ont du style-c’est-l’homme) ? L'élaboration progressive de KleistUn court texte de Kleist, devenu classique bien après sa rédaction en 1805, tente de remonter ces implications. De l’élaboration progressive des pensées par le discours propose d’abord une méthode pour s’extirper de ce que Quintane appellerait un « embarras de pensée » : « l’idée v[enant] en parlant » comme « l’appétit vient en mangeant », il s’agit de sortir parler de son problème « au premier venu [mit dem nächsten Bekannten darüber zu sprechen] », non dans l’intention de l’instruire, mais de « [s]’instruire [s]oi-même [dich zu belehren] ». Ayant « commencé hardiment » à dire quelque chose sans savoir quoi dire, le locuteur se trouve pris dans le processus d’accordage et de rapiéçage que nous avons décrit chez Tarkos, « mêl[ant] des sons inarticulés, rallonge[ant] les mots de liaison, introdui[sant] même inutilement une apposition », « [s]e ser[vant] […] d’artifices qui donnent de l’extension à [s]on discours et permettent de disposer du temps nécessaire à la fabrication de [s]on idée ». Mais l’originalité du texte de Kleist tient moins dans cette facétie – qui consiste à substituer au répondant en mousse des Dialogues (Si fait, Socrate ! À la bonne heure ! Se peut-il autrement ?) un interlocuteur muet – que dans l’illustration de la méthode par la transcription annotée du célèbre discours de Mirabeau, à l’issue duquel celui-ci proposa à ses camarades de se constituer en Assemblée Nationale souveraine et inviolable : Je pense à la foudroyante « sortie » de Mirabeau clouant le bec au maître des cérémonies qui, le 23 juin, une fois levée la dernière séance monarchique du roi, où ce dernier avait enjoint les trois ordres à se séparer, était revenu dans la salle plénière où ils se trouvaient toujours et avait demandé s’ils avaient entendu ce que le roi avait ordonné. « Oui, répondit Mirabeau, nous avons entendu l’ordre du roi » – je suis sûr qu’en commençant ainsi, de façon affable, il ne pensait pas encore aux baïonnettes avec lesquelles il allait conclure : « Oui, monsieur, répéta-t-il, nous l’avons entendu » – on voit là qu’il ne sait pas encore très bien où il va. « Mais qu’est-ce qui vous autorise » – poursuivit-il, et voilà soudain que surgit en lui une foule d’idées prodigieuses – « à nous donner ici des ordres ? Nous sommes les représentants de la Nation » – il tenait là ce qu’il lui fallait ! « La Nation donne les ordres, elle n’en reçoit pas » – pour atteindre aussitôt le comble de l’audace. « Et afin que je me fasse bien comprendre de vous » – et ce n’est que maintenant qu’il arrive à exprimer toute la résistance dont son âme est bardée – « Allez dire à votre roi que nous ne quitterons pas nos places, si ce n’est par la force des baïonnettes. » Le discours, ici, ne donne pas seulement l’idée, ne constitue pas seulement la pensée, il constitue une communauté politique – en l’espèce, un sujet d’énonciation au nous, face à un vous réduit au corps fonctionnaire du monarque destitué. « Les idées et leur formulation avancent de pair, et les actes de l’esprit concernant les unes et les autres congruent » dans des phrases qui n’auraient jamais existé sans le « commencement hardi » où sujet et objet du discours n’existaient pas. C’est « l’urgence [Not] » de ne pas savoir quoi dire qui excite et engage à produire des pensées audacieuses dans des phrases brouillonnes, inattendues, non-conformes, presque illégales : la légitimité d’une pensée révolutionnaire, susceptible de redéfinir « l’État » et « la propriété », n’est pas celle d’un savoir constitué, mais celle d’une « tension [Spannung] » ou « excitation [Erregung] » constituante. « Car ce n’est pas nous qui savons, c’est une certaine situation [Zustand] en nous qui sait. » Des poètes aussi différents que Philippe Beck, Jean-Michel Espitallier et Nathalie Quintane voient dans « l’élaboration progressive » à la Kleist ce qui spécifie ou caractérise la poésie, par opposition à la « prose » (Beck) ou au « roman » (Quintane). Le texte de Kleist est plus radical que ce lieu commun ; il en fait la condition ordinaire, universelle. L’exemple de Mirabeau est hyperbolique : il n’y a pas jusqu’au discours gravé dans le marbre de la République qui n’ait été conçu ex tempore. Le lire doit revenir à l’entendre, au présent, dans la puissance que lui donne sa fragilité même. Le lire doit l’actualiser, voire le reenact – convoquer la situation dans laquelle il fut prononcé. Quintane reprend le principe de l’exemple hyperbolique : et si le plus clair des philosophes, Kant, « improvisait » lui aussi, dans ce genre de « tension » / « excitation » ? C’est l’hypothèse qui sert de base pour la « retranscription », dans les pages de Crâne chaud, de « l’élaboration progressive » d’une phrase de la Critique de la raison pure : « Il n’y a pas de “monde intelligible” et il faut dénoncer l’emploi abusif de ce terme ». il n’y a pas       de monde intelligible déjà et d’une       n’y a pas de monde       intelligible       c’est abusif       de dire ça comme ça et ensuite                  j’ajoute qu’il faut dénoncer l’emploi abusif de ce terme                 il n’y a pas de monde intelligible et d’ailleurs                     il faut dénoncer l’emploi abusif de ce terme                  objets de l’entendement tels qu’ils sont              emploi abusif de ce terme je rectifie            encore un abus de langage donc confusion      lever la confusion    alors        des objets de l’entendement mais pas dans un sens transcendantal           c’est pas transcendantal c’est empirique    ni plus ni moins ni plus     ni moins    ni plus ni moins c’est empirique et non transcendantal   mais simplement                   dans un sens empirique                     oui c’est cela                des objets de l’entendement « tels qu’ils sont » mais non dans un sens transcendantal                 c’est à savoir        simplement dans un sens empirique           si et seulement si on ne se laisse pas          et quand je dis on je dis :        les philosophes            si et seulement si mes confrères ne se laissent pas                               aller à des abus de langage qui     il faut bien le dire       leur sont coutumiers   non ne pas ajouter ça              c’est à savoir simplement en un sens empirique point Quintane, comme souvent, se place dans la position d’une « première venue », auprès de qui Kant viendrait, dans les termes de celui-ci, « concevoir » une « intuition ». Car même s’il y va de l’activité intérieure du plus froid des penseurs, du discours le plus légal, judicatif, voire justicier qui soit (« il faut dénoncer » un « abus »), c’est en fin de compte toujours bien du « chaud » du crâne et des « hormones de Kant » que procèdent les pensées, et c’est toujours bien dans des phrases tentées que celles-ci peuvent se constituer (le « point » final rappelle qu’il y allait bien, dans cet accordage, d’une tentative de cette nature). En « réchauff[ant] » par sa lecture la phrase écrite de Kant, en y « mettant du sien », c’est-à-dire en reproduisant pour elle-même le mouvement de pensée que la phrase manifeste, jusque dans ses hésitations et ses amendements, Quintane se la rend « familière » ; elle « s’[…]identifi[e] à la phrase dans sa lecture », et peut-être lit-elle à cette occasion de la philosophie comme un « super-poème » (Tarkos). L’essai de phrase, de Mirabeau comme de Kant, et dans l’écriture comme dans la lecture, est le processus expérimental qui constitue son sujet et son objet, sans que le respect d’un ordre syntaxique garantisse la mise au propre ou le tirage au clair. L’essai de phrase est la fois une formalisation savante, technique, ordonnée à une syntaxe logique (passages indiqués en gras dans la citation ci-dessus) et une instrumentation prosaïque (passages sur fond rouge) : dans l’essai de phrase, impéritie et expertise, grands thèmes de Crâne chaud, s’annulent l’une l’autre – c’est pourquoi il faut les arguments de la « culture », voire de la « civilisation » pour perpétuer les distinctions : est barbare, en français, qui ne sait même pas faire une phrase correcte ou complète. Antin : parler est expérimentalSi « penser veut dire : chercher une phrase » (Alferi), alors penser est l’expérimentation la mieux partagée ; ça n’est pas forcément « trouver une langue » ou « asticoter les structures », ça peut être, plus ou moins « pépère[ment] », « parle[r] d’amour dans une prose sobre ou alambiquée ». Chez Quintane, la condition de ce type d’expérimentation est à la fois
  • la sensibilité ordinaire : éprouver de manière conséquente qu’on ne sait pas ce qu’on va dire ;
  • et la plus radicale des éthiques scientifiques : ne pas soumettre la recherche à des questions préposées.
Ce n’est pas à ces questions que j’ai prévu de répondre – aussi bien, je n’ai pas prévu de réponses puisque je n’ai pas prévu de questions auxquelles je pourrais répondre. Je n’écris pas pour vérifier ou dire mieux ce que je sais déjà, pour la bonne et simple raison que je ne sais jamais rien avant d’écrire : c’est le moment de l’écriture qui révèle des choses, lève les lièvres.
Cette double disposition rappelle, comme la forme de la retranscription de l’improvisation de Kant, les « poèmes parlés » (talk poems) de David Antin, et ce sont peut-être les principes de cette pratique qui résument le mieux nos conclusions au sujet de la clarté chez Quintane et Tarkos :
  • élaborer un discours, c’est to address, c’est-à-dire s’adresser à quelqu’un et traiter une question ou un problème, ce que synthétise l’expression d’Antin : « dialoguer avec une idée avec » quelqu’un. Une telle modalité trouble la définition simple du « monologue » pour la réconcilier avec le « dialogue intérieur » (Wittgenstein) ;
  • « parler pour découvrir » est le genre discursif de la subjectivation ;
  • élaborer un discours, c’est « penser à ce qu[’on va] penser », et expérimenter la récursivité de parler et penser, plutôt que l’inquiétude d’une fidélité du parler au pensé ;
  • l’élaboration du discours est un « accordage » (tuning) entre la nécessité de dire et le rien (de spécial) à dire, où rien n’est effaçable mais tout est amendable.
Si le programme wittgensteinien de « clarification logique des pensées », qui a inspiré d’autres poètes, n’est pas suivi dans toute la rigueur du principe (logique), il semble que la poésie, pour Quintane et Tarkos, soit le lieu d’une clarté opératoire, littérale, non réductible à une norme de lisibilité intangible, et « accordée » – non selon le principe éthique d’une fidélité à ce qui est voulu-dire, mais selon l’exigence politique d’une actualité de ce qui est pu-dire – à la complexité des « embarras de pensée ». C’est à cette condition que « les lectures étroites que nous faisons à nos mesures (étroites) pourront prendre du champ, respirer, inclure dans le texte tout le hors-texte sur lequel il se dégage et qui rend sa découpe lisible ». On va voir que le dernier critère platonicien, l’utilité, tient, dans sa discussion par Quintane et Tarkos, à cette inclusion.

2.2.3. Utile ? Inutile ? « Il faut changer de question(s) »

Derrière un sens, déceler une constellation filamenteuse de rapports sociaux. Qui dit cela ? À qui ? Quand ? Où ? Pourquoi ? C’est alors que les énoncés sont des actes, des déclencheurs. Et qu’un énoncé peut, circonstanciellement, viser, et tuer. Ou plus commu­nément : faire sens. C’est ça qu’est la poésie : une langue qui n’est pas séparable d’une forme d’action. On passerait moins de temps à pleurer. C’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît.

2.2.3.1. « Supérieurement in/utile ». Idéalismes platonicien et anti-platonicien

La poésie est le foyer de résistance de la langue vivante contre la langue consommée, réduite, univoque. [L]a bonne poésie contre le Mauvais Monde Marchand […] [L]e poète (tandis qu’il libère ses lecteurs reconnaissants) se retrouve, lui, associé à la Valeur Poésie revenue en grande pompe. Utilité / Mutilité : l’axe platonicien de l’ôpheliaLe critère platonicien de l’utilité dépend, comme ceux de la vérité et de la clarté, de l’exigence fondamentale de « rendre compte » (legein [λέγειν]) des propos. Dans la cité des spécialités, tout savoir s’autorise d’une compétence, donc d’une participation au corps social, à sa santé et à son profit, à son bien au sens double du bénéfice (comptable) et du bienfait (constatable). Cette unité morale des utilités productive et civique se dit ôphelia [ὠφέλια], un terme discuté dans le Cratyle, et placé sous la tutelle du fameux « bel et bon ». Il est présent dans presque tous les Dialogues où la place de la poésie et la valeur des savoirs sont discutés, contrastant avec une série d’autres termes selon un axe utilité-bénéfice-bienfait / mutilité-préjudice-méfait :
Utilité (ôphelia [ὠφέλια]) Mutilité
physique / général accroissement de la puissance diminution de la puissance
polémologique avantage gagné dommage subi, avarie
moral / légal bénéfice préjudice
pharmacologique (moyen) douleur nécessaire plaisir facile et fugace
thérapeutique (effet) bien, bienfait mal, méfait
épistémologique profitabilité du savoir particulier dans la computation générale des savoirs usage dépensier de la parole, dupli- / multiplicité
politique / rhétorique contribution à la situabilité des discours séduction par l’agréable, le flatteur
(biais sophistique / rhétorique)
civique participation au « bien » commun tort fait au bien commun
Tableau des usages de la notion d’ôphelia dans le corpus platonicien. Sur fond rouge, les significations déduites.
Selon cet axe, et par-delà les catégories, sophistes et poètes se trouvent presque systématiquement associés : tous deux mutilent le logos. Aux plans politique et moral, ils font un usage déviant de la parole, qui vise à séduire plutôt qu’à guérir. Au plan épistémologique, leur incompétence se double d’une prétention bavarde à être des hommes « multiplices », enfreignant la loi de gouvernement qui veut que chacun s’en tienne à ce qu’il connaît. En somme, la question platonicienne de l’utilité se pose en rapport avec l’accroissement du savoir conçu comme computable et selon l’idéal politique d’une parole comptable ; au contraire, poètes et sophistes la dépensent inconsidérément. Mais cette dépense est d’une efficacité redoutable : elle exalte et pousse à l’action. Or la poésie, n’ayant aucun savoir à enseigner, n’est admise par Platon que dans la mesure où elle met cette efficacité propre au service des sentiments nationaux : louer les dieux, célébrer les héros et chanter les victoires doit donner un contenu collectif aux cœurs individuels, cultiver en chaque citoyen le « soldat » possible. La poésie participe de l’« ophélimité » générale si elle est au service de la compacité idéologique de la communauté, si elle respecte la soudure vertueuse entre civilité et martialité, si elle mobilise. Au premier abord, le critère platonicien de l’ôphelia, plus que ceux de la vérité et de la clarté, rend artificiel le dialogue à distance proposé par notre intrigue superlongue : les termes platoniciens de la mise à profit semblent aujourd’hui périmés. L’autonomie de l’art en régime esthétique et l’idéal révolutionnaire de la modernité (du « changer la vie » de Rimbaud au « transformer le monde » de Marx) ont rendu suspecte l’idée d’un « génie civil » de la poésie (Prigent), d’un service de l’art, d’une profitabilité des œuvres. L’« engagement », terme phare du 20e, avait commencé par désigner une responsabilité de l’écrivain (dont « chaque parole a des retentissements ; chaque silence aussi ») dans une conception holiste de la société où tout homme, en s’arrachant à sa fonction, peut échapper à la sommation et faire une différence. Mais le terme s’est déprécié, et avec lui cette « responsabilité » historique qui relevait encore du schéma des missions et des tâches, aménageant à la « parole intellectuelle » un destin propre au sein de la communauté des parlants. La littérature, revenant à sa place, s’y est faite turbulente ; dans un emprunt aux avant-gardes pré-surréalistes, elle a substitué à la praxis révolutionnaire et à la mise en question de son régime propre la révolution permanente de ses formes. Les « années 68 » ont achevé de disqualifier « l’engagement » à la Sartre pour consacrer la littérature « lieu de résistance aux langages idéologiques qui saturent l’espace social » et « subordonn[er] la transformation de l’ordre économique à la remise en cause de l’ordre symbolique ». Cliché 1 : Faire de la poésie, c’est déjà politiqueMais la résistance n’est pas nécessairement offensive : la littérature comme « lieu » spécifique du discours, c’est en puissance un bastion en période de repli. On connaît la caractérisation, par les poètes de notre corpus secondaire (Gleize, Prigent), des années 80 aux plans politique et littéraire (restauration, conservatisme, retour aux valeurs sûres), et on a vu comment chez certains ce constat se doublait de la certitude d’être ailleurs ou autre chose. Cette certitude s’accommode d’un retrait relatif de l’espace politique ; chez Prigent, par exemple, l’engagement est devenu, selon la remarque incisive de Quintane, « langagement », et la question-de-la-poésie s’est déclinée dans la double question de sa puissance. La réponse, déjà mentionnée, est celle de son micro-« pouvoir » (« elle peut peu […] faire ») et de son opiniâtre « possibilité » (elle « peut être »). Une telle apologie flirte avec l’argument circulaire : la poésie est la preuve sans cesse renouvelée qu’il n’y a pas que « le reste », c’est-à-dire pas seulement autre chose… que la poésie. De l’argument, une conviction : « écrire de la poésie », dans la société de la parole comptée, « c’[est] déjà politique ». L’idée d’une dimension nécessairement politique de l’activité poétique est d’origine romantique ; c’est d’abord celle d’une « connexité des révolutions poétiques et des révolutions sociales » (Hugo), et d’un progressisme fondamental : les Romantiques « sont des libéraux de fait et de nature, même quand leurs opinions inclin[ent] en arrière » (Sainte-Beuve). En somme, la poésie est ce discours qui échappe aux critères politiques de l’accomptabilité : on ne la juge pas sur ce qu’elle dit, les propos qu’elle tient, les positions qu’elle prend. Mais les mages romantiques se risquaient encore, hors cette licence, au ministère ou à la députation, et quelque grandiloquents qu’ils paraissent aujourd’hui, ils ne confondaient pas l’élection destinale avec le suffrage populaire. Lorsque Hugo jette « le vers noble aux chiens noirs de la prose » et déclare l’égale puissance révolutionnaire des genres et des formes, ce qui, certes, reste une allégorie, s’indexe au vocabulaire le plus politique de l’époque. Et pour cause : il n’y a qu’une langue (contre l’ancien régime rhétorique du lexique, de ses ordres), qu’une mission révolutionnaire, qu’une destination émancipatrice – tous les ont en partage. Cliché 2 : La poésie est supérieurement (in)utileTout autre est le schème romantique perpétué dans la version moderne, dont on a vu ce qu’il devait au cliché archaïque : la poésie se voue au hardware (au « symbolique », au « Mot », à sa « chair », à la « langue-même ») quand le reste des parlants n’a accès qu’au software (fait des phrases, formule des opinions, communique des informations). Le premier sublime la langue ou s’y confronte ; le second l’utilise, voire la consomme. Cette assurance qu’il y va, de la poésie au régime ordinaire de la parole, d’une différence qualitative, voire ontologique, fait l’actualité d’un romantisme second dans le cliché moderne : la poésie, d’être inutile, est « supérieurement utile », c’est-à-dire d’une utilité sans objet : C’est qu’aujourd’hui, déclarer que la littérature est inutile, c’est participer à sa mise en bière. Il est donc devenu indispensable, chez les pratiquants comme chez les croyants, d’affirmer qu’elle est utile « à la société », sans toujours préciser plus avant à quoi elle le serait. La littérature ne peut pas être utile au même titre qu’une petite cuillère ou qu’un service à la personne mais elle n’est pas inutile non plus, puisqu’elle est supérieurement utile, ce qui n’est pas facile à penser. Les tenants de l’art pour l’art revendiquaient autant une inutilité pratique qu’ils ne moquaient la tartufferie d’une « utilité spirituelle » de la littérature, perçue comme une notion bigote. Le cliché de l’utilité supérieure de l’inutilité, lui, mène à une série de « paradoxes de supermarché » qui consacrent, en s’y opposant, les valeurs de l’utilité-ôphelia :
  • Dans le monde de la profitabilité intégrale, la poésie est « sans prix », comme la rose « sans pourquoi » ; elle est inestimable.
  • Dans le monde de la marchandise, la poésie échappe par sa rareté supérieure au système de la rareté comptable ; elle est inépuisable.
  • Dans le monde de la comptabilité-accomptabilité, elle a la grâce et la gratuité de ce qui passe et qui pousse (un coucher de soleil, une rose) sans répondre de soi ; elle témoigne sans comparaître.
Bref, la poésie, par sa persistance même, constitue une résistance de fait à l’ordre marchand du monde, et une valeur refuge – un « or » – dans une société qui, décidément, manque de rareté (comme on manque de pudeur).
Ce sont ces termes de la question-de-l’utilité qui se sont « usés », et c’est eux qu’il « faut changer » : la pratique de la poésie (en « écrire », en « lire ») ne peut plus se satisfaire de ce « tout entier le contraire » qui ne contrarie plus ce à quoi il s’oppose. Par nature / par destinationOn se souvient du mot de Tarkos, dans l’entretien avec David Christoffel, qui renvoyait dos à dos poésie et philosophie en matière de clarté et d’utilité. La catégorie générique de « super-poème » venait plaisamment désigner les textes de l’une et l’autre, par opposition à ceux qui « disent clairement ce qu’il faut faire » – ce que Tarkos appelle la « pédagogie », coupable d’un « mensonge » spécialement vicieux : prescrire en prétendant décrire, ordonner en prétendant transmettre, tromper le Wissensgier en lui dispensant un savoir déjà éprouvé. Les « super-poème[s] » informent le monde d’une manière tout à fait différente que ces textes didactiques ou informatifs ; ils ne contiennent pas du savoir (dont il faudrait prendre connaissance, et qu’il s’agirait de computer), mais du savoir se réalise dans leur lecture, et c’est seulement sous cette forme que du savoir peut être réellement considéré disponible – au sens, donc, d’inoccupé. L’opposition à une conception computationnaliste de l’acquisition de savoir, on la retrouve chez Quintane, lorsque celle-ci met en doute, dans un entretien radiophonique, l’utilité pratique du savoir informatif : On est tous particulièrement sachants et connaissants – et de manière précise et chiffrée, etc. – mais toute cette avalanche de précisions, de chiffres et d’expertises, c’est comme si ça installait une sorte de toile cirée et qu’on glisse sur cette toile cirée et qu’on finit par aller peut-être plus vite dans le mur. Si la news chiffrée, la statistique, fait de nous des « sachants et connaissants » particulièrement inaptes, ce n’est pas qu’elle aurait pour propriété d’être absolument inutile ; c’est qu’elle est impraticable par le commun à qui elle prétend s’adresser, pour qui elle prétend parler, qu’elle prétend « refléter ». Elle n’est praticable que par qui fait profession de la constituer, jouit du temps-plein de l’expertiser, dispose des moyens techniques et financiers de la computer. Ce type de savoir remplit une fonction, celle de convertir « le social » en « la société », c’est-à-dire de stabiliser dans une objectivation une infinité de propos, pratiques, mœurs, attitudes. Un tel savoir, n’étant pas vérifiable expérimentalement, est exigible en vertu d’un pacte qui distingue la cité ophélime de la société des experts : pour la première, participer au bien commun c’est s’en tenir à ce qu’on sait ; pour la seconde, se laisser traduire en données c’est se voir promettre une existence de plein droit sur le marché politique, à raison de sa tranche d’âge ou de sa catégorie professionnelle, de ses habitudes et de ses opinions. La distinction entre savoir disponible et savoir exigible permet, plus que la paire utile/inutile, de penser la production et l’acquisition de savoir à l’âge de la consommation des connaissances et des informations, de la coupure technique des spécialisations, de l’objectivation du « social ». Elle permet aussi de penser le littéraire ou le poétique comme des rapports plus que des formes ontologiques – rapports entre ce qu’on exige d’eux et ce qu’ils rendent disponibles en se libérant de ces exigences. Elle incite enfin à penser une « valeur d’usage » du savoir et de la poésie, dans une société qui privilégie leur « valeur d’échange » ou leur valeur somptuaire. Ce qu’on a identifié comme le passage de la question-de-la-poésie à la question-si-la-poésie amorçait déjà un change de ces termes. Si elle désertait les débats sur sa nature, la question-si demeurait adressée à la poésie, discutant depuis ses limites supposées sa prétention à être un lieu spécifique du discours. En élargissant les cadres de sa réception et de son évaluation, elle tendait à en faire une activité critique capable de troubler le partage des savoirs. Sans l’affronter directement, elle introduisait au problème de sa destination plus que de son utilité – par nature, rien n’est utile ; un pèle-pomme n’en est un que par destination. Aussi « la poésie » comme activité immédiatement résistante, confiante dans sa nature et négligeant sa destination, ne peut-elle effectivement qu’être, pas faire. Elle constitue un « acte politique simple » à la portée symbolique aussi évidente que son innocuité réelle, une sécession individuelle « entièrement satisfaisante et entièrement insuffisante », comme la décision d’Annie Ernaux, mentionnée par Quintane dans Les années 10, de ne pas se servir du scanner d’une caisse automatique à l’hypermarché : Ernaux écrit : Acte politique simple : refuser de s’en (le scanner) servir. C’est, je crois, une phrase entièrement satisfaisante, et entièrement insuffisante – et c’est ce qu’on pourrait dire à propos de l’acte : entièrement satisfaisant, entièrement insuffisant (la littérature n’est rien d’autre que le hors, même sous une autre forme). […] Mais cette dernière phrase ne se distingue pas du dernier et du seul acte possible, selon l’hypermarché : soit vous utilisez le scanner, soit vous ne l’utilisez pas. Le fait de ne pas utiliser le scanner (compris, en quelque sorte, dans la possibilité de l’utiliser tant qu’il n’y a pas obligation de l’utiliser) n’est un acte politique que pour vous – bonne conscience du consommateur engagé. L’hyper, les caissières, les autres clients, n’y verront qu’une panne individuelle face aux « nouvelles technologies », un retard à l’allumage. […] Il est, aussi bien, probable que la plupart des cadres ou décideurs divers de ce type d’entreprise n’envisage même pas que le fait de ne pas scanner soi-même la marchandise soit le signe d’un refus (l’important, c’est que ça roule). Des refus non identifiés comme tels par les autres n’en sont pas. L’acte de refuser de se servir du scanner est un acte que je m’adresse à moi-même, un acte qui me permet de vérifier que je ne « lâche pas » […]
Des manifestants transforment du mobilier de chantier et des cailloux en armes par destination, à Marseille, le 1er décembre 2018.
Reprenant le slogan le plus honnêtement réformiste de l’époque, on pourrait dire que la littérature assurée d’être « le hors », la poésie certaine d’être « tout[e] entièr[e] le contraire » du « monde prosaïque de l’activité » (Bataille), est de type « on ne lâche rien » (même pas les chiens). Ni utile ni mutile, elle perd la puissance propre qui la rendait menaçante pour la cité ophéliaque et donnait sa force au schème classique hérité de Platon, celle d’émouvoir et rallier – au sens émeutier d’émouvoir (mettre en mouvement, agiter, disposer à la sédition). En littérature, le changement de sens d’émouvoir peut servir à caractériser un changement plus profond : de la même manière que son « lieu sûr » est devenu celui de son cantonnement, l’inutilité revendiquée de la poésie est devenue le nom de son impuissance. Quand on dit qu’elle émeut, on signifie qu’elle touche sans activer. La littérature qui « émeut les esprits », comme le disent les lois de censure jusqu’au 19e siècle, devient justiciable au régime général du droit. Au 20e, sa nature la protège en principe de l’hétéronomie morale, mais c’est précisément cette nature qui, plaidée avec succès, entérine l’inoffensivité de la littérature. Bernard Noël, après son procès (1973) pour Le Château de Cène, nommera cette victoire légale (l’innocence) synonyme de défaite pratique (l’innocuité) « sensure », ou « privation de sens » ; son avocat, en réaffirmant une nature, niait toute destination : puisque c’est de la littérature (et de la pure, et de la bonne), ça ne saurait outrager ni troubler. La licence littéraire, au 21e siècle, tient encore au respect d’une nature sans destination : si un texte « incite » ou « provoque » (s’il émeute au lieu d’émouvoir), c’est qu’il « participe en vue de commettre », signifiant par là qu’il a renoncé aux privilèges de l’équivoque et de la fiction. Parce que s’y conçoit sérieusement la possibilité qu’une œuvre opère, les tribunaux sont parfois, sous l’impulsion d’avocats « rendus presque spécialistes de l’ontologie de l’art », le lieu de « “débats” […] intéressants » sur la littérature.
Lorsque, en décembre 2016, un homme a recouvert Manuel Valls de farine, les avocats de l’ancien Premier Ministre ont envisagé de demander la qualification de la farine comme « arme par destination ».
Mais le caractère modal auquel le principe juridique du contradictoire accule les positions y limite les enjeux : « ceci n’est pas de la littérature » / « c’en est ». Les procès « littéraires », en sanctionnant ou absolvant, statuent sur la nature ; ils établissent ainsi le partage entre les « effets de réel » et les « effets sociaux », entre le bon usage de la licence et son abus – moins au sens d’excès que de fraude, notamment celle qui consiste à faire de la politique sous couvert de littérature : Comme au XIXe siècle, la littérature, quand elle a un effet social, produit son procès, à tous les sens du terme. Dans ces conditions, un texte est littéraire (et son auteur innocent) quand il ne produit que des effets de réel (et non des effets sociaux), effets de réel que certains prennent à tort pour des effets sociaux. S’il atteint ou s’il « touche » pour de vrai, alors ce n’est pas de la littérature, car la littérature ne doit rien produire d’autre que de littéraire. L’écrivain est condamné parce qu’il n’est pas écrivain, et l’on ne peut être pleinement reconnu comme écrivain que si l’on écrit des textes à effet social nul.
Effet de réel / effet socialDans le célèbre article de Barthes à propos de Flaubert et Michelet, l’« effet de réel » est le geste gratuit du conteur, une dépense descriptive qui augmente le « coût de l’information narrative ». Il tient tout entier dans la mention d’un « détail inutile », c’est-à-dire ne participant ni de la nécessité de l’intrigue, ni du « vraisemblable esthétique », ni de la fonction référentielle de la description : l’effet de réel ne réfère que superficiellement à un objet du monde, sa valeur profonde est de signifier le réel intotalisable. Les effets de réel sont présents dans les mots mais comme retirés de l’économie narrative et de l’index de l’œuvre ; ils apparaissent pour témoigner seulement de leur nature. « Ils ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel. » Chez Prigent et Quintane en revanche, les « effets de réel » rejoignent la cohorte des « effets de » qui servent à capter l’attention (effets de mains, de prunelles) ou à produire une impression (effets de torse, de jambes). Ce sont des caricatures de leur genre, des vraisemblants en carton-pâte. L’effet de réel est une sorte de vieil effet spécial de la littérature, un truc de métier, un élément de la quincaille romanesque, comme l’effet de manche ou de tribune pour le discours rhétorique. La mention contiguë des deux « effets » permet à Quintane de critiquer la vraisemblance romanesque comme témoignage fidèle à un « réel » général abstrait, en lui opposant une littérature qui « produit son procès », cette fois au sens opératoire, non essentiellement juridique du terme : « produire son procès », c’est faire apparaître, dans la participation d’un texte à un contexte, un état de fait qui n’existait pas sans ce rapport. C’est framer – cadrer, découper, formuler, extraire, mais aussi piéger – ce qui, dans l’usage, passait pour évident, naturel, presque pour incréé (une forme de l’insignifiance qui intéresse tout particulièrement Quintane). Mais la mention contiguë des deux « effets » est elle-même un effet ; elle joue d’une homonymie dont le démêlage (à l’aide de l’anglais et l’allemand, par exemple) permet de saisir les distinctions impliquées par le passage d’un sens à l’autre :
  • Dans « effet de réel » (reality-effect, Realitätseffket), le terme indique une conséquence interne : l’effectivité, dans la lecture, d’une indication mimétique. Le « réel » est identifié, reconnu, à l’aune d’un monde-référence, et évalué depuis le critère de vérité-fidélité à cette référence (« ce qui est […] ou a été »).
  • Dans « effet social », il indique une conséquence externe : l’effectuation de la lecture outre la lecture – qu’il s’agisse d’une incidence (social impact), ou d’une activation (soziale Auswirkung). L’effet est vérifié ou attesté à l’aune d’un monde-circonstance (c’est ce dont le vague de l’adjectif « social » semble tenir le lieu), et depuis le critère de félicité-performance (au sens austinien : accomplissement relatif à un projet ou une intention, ou réalisation d’un état de fait dans la rencontre avec un monde institué).
Le passage d’une pensée de la référence effective à une pensée de la parole efficace, et avec lui l’arrachement au fétichisme du fait constitué dont il faudrait fidèlement témoigner, est parent de celui opéré par la pragmatique linguistique à partir des années 1950. Celle-ci a renouvelé l’idée d’une efficace du discours, mettant en avant ses « forces illocutionnaires », et faisant remonter l’un des plus pesants refoulés des sociétés dites séculières : le caractère rituel des actes de « communication » et des « échanges » verbaux, signe d’une épaisseur cérémonielle des rapports « libéraux ». Opérativité, effectivité, efficacitéL’appropriation par l’art de la notion de performance, bien au-delà de son usage austinien, a en partie assumé cette dimension cultuelle de l’acte de discours, en appliquant le terme à des procédures artistiques dans lesquelles la création de sens ne s’évalue plus tant en terme de réalité (what is made) qu’en terme d’actualité (what is done). Près d’un demi-siècle après Dada, la vulgate artistique a entériné le passage d’une pensée de l’œuvre (faire exister en créant : to make something real) à une pensée de l’acte (to do something for real – « pour de vrai »). Mais en penchant sérieusement du côté de l’opératoire rituel, la performance a pour l’essentiel perdu sa relation avec l’élément manipulatoire contenu dans les notions classiques de forme et d’information. Elle a subi le sort des rituels auxquels on ne croit pas ; elle est devenue un format vériste dans lequel un célébrant dispense sa parole, manifestant une foi grotesque dans l’efficacité de celle-ci. Dans la Modernité, une prétention de la poésie face au monde a pu être d’en constituer le « hors » ; la performance, elle, s’est pensée comme le « dans » de tous les « hors » du monde, le foyer sacrificiel de l’ordre social, le lieu par excellence de l’implication rituelle, dans un monde où règne l’inconséquence des petites dramaturgies quotidiennes. En 2019, la performance, surtout quand elle est dite « poétique », est souvent habitée par la prétention au dire « brut ». Cette prétention souligne un autre impensé, qu’une lecture plus politique de la pragmatique des speech acts aurait pu prévenir : celui des conditions institutionnelles de production de sens et de conduction des discours. Car il ne faut pas oublier que la « performance » des actes illocutoires chez Austin tient essentiellement à la réalisation d’intentions dans des cadres protocolaires, voire à l’actualisation du seul sens possible en vertu du contexte et des positions instituées (oui je le veux, je déclare la séance ouverte, vous êtes en état d’arrestation). Un pacte social, le plus souvent solidaire d’un ordre hiérarchique, garantit, comme un milieu de conduction parfaitement homogène, la félicité des énonciations : le « bonheur » y dépend de la propriété d’un usage (critère de l’in/appropriate). Or quelle performance réussie pourrait bien viser une poésie soucieuse de sa propre sécularisation, a priori peu encline à dispenser une parole efficace en vertu d’une dramaturgie des rapports inscrite dans un contrat social, une convention sacramentaire, une norme discursive ou un pacte de lecture ?

2.2.3.2. Différence de nature, différence d’usage. L'économie sophistique des discours

[L]a sophistique n’est pas seulement le pavé qui casse les vitrines de la régulation philosophique du langage ; ou alors il faut singulièrement réévaluer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse. La poésie ne saurait parler le langage simplificateur de la consommation sans y perdre sa nature. La poésie « sécularisée », en tant qu’elle n’est « pas spécialement poétique », doit fonder sa performance sur l’efficace commune du discours. On a vu, à travers l’étude des critères platoniciens de la vérité et de la clarté, que les traits de cette condition ordinaire tendaient à se substituer, chez Quintane et Tarkos, à l’idéal sémantique hérité de la norme apophantique :
  • dire une vérité qui ne soit pas vérité légale ou « vérité du monde » (à la fois fidélité au monde et probation de ce monde), mais vérité d’un rapport ;
  • dire depuis ne pas savoir ce qu’on va dire, « parler pour [le] découvrir » (Antin).
C’est en des termes comparables, ceux d’une radicalisation des pouvoirs et impouvoirs du « langage ordinaire », qu’il est possible d’envisager la question-de-l’utilité sans re-sacrer la poésie à la fois héritière du privilège de la parole efficace et placée hors du courant de la parole – qu’elle soit de ce cours la devise, de cette petite monnaie l’instance émettrice, régulatrice ou garante, ou qu’elle soit simplement, par égards de strict-parleurs, exemptée du régime de l’accomptabilité. La logologie sophistique (Cassin)L’axe tracé par les usages d’ôphelia dans les Dialogues nous a donné une profondeur de vue sur les rapports qu’entretiennent ces deux réprouvées de la philosophie platonicienne, la poésie et la sophistique. Toutes deux se signalent par un usage dépensier de la parole – reproche que Pindare (poète réclamé par Platon) faisait déjà à ces « bavards » qui, comme Simonide (poète à maints égards affin des sophistes), « croassent vainement », et qu’Aristote fera à ces sophistes radicaux qui, complaisamment, « parlent pour parler ». Prenons ce redoublement pour ce qu’il dit en premier lieu : une absence de visée. Contrairement à ce que suggère l’assimilation platonicienne des uns et des autres à la rhétorique, poètes et sophistes ne parlent ni pour plaire ou flatter, ni pour persuader ; leur scandale est plus grand, en quelque sorte : ils discourent simplement, sans objet ni projet – « en pure perte » dirait Lacan. On retrouve ce redoublement dans la caractérisation que Barbara Cassin donne de la discursivité sophistique : c’est une « logologie ». Schématiquement, et sans rentrer dans le détail d’un travail minutieux : à rebours de l’ontologie, qui prétend décrire le monde (son sens est : « de l’être vers le dire »), la logologie « lui donne forme, l’informe, le transforme, le performe » (son sens est : « du dire vers l’être »). En d’autres termes, qui apparient les taxinomies aristotélicienne et austinienne, la logologie s’oppose au discours ontologique (tissé d’énoncés « locutoires » ou « constatifs » dans la terminologie d’Austin, « apophantiques » dans celle d’Aristote) qui consiste à « parler de » quelque chose (saying of something chez Austin ; dire quelque chose de quelque chose chez Aristote), ayant pour critères d’évaluation le vrai et le faux. La logologie sophistique conteste le sémantique (qui fait équivaloir dire et signifier quelque chose) comme régime général du discours (Austin, symétriquement, conteste que les énoncés locutoires, constatifs ou descriptifs, jouissent d’« une position privilégiée », notamment « quant à la relation aux faits »). Elle manifeste que la performance idéale de l’ontologie repose – paradoxe du Législateur – sur une neutralisation de son propre discours comme performance. « La sophistique produit la philosophie comme fait de langage » et langage qui fait ; elle insiste sur l’« autonomie performative du langage » et sur « l’effet-monde qu’il produit ». Elle expose que le discours ontologique, qui se donne comme « fidèle », est en réalité, au même titre que tous les autres, un discours « faiseur » – précisément le reproche de la philosophie à l’endroit de la sophistique. C’est la démonstration de Gorgias dans son Traité du non-être, que Cassin lit comme une critique littérale – désarmante et appliquée – du Poème de Parménide : son Poème est un poème ; il ne signifie pas ce qu’il dit, il le fait (poiei, au sens que Diotime donne au terme dans Le Banquet : « faire passer du non-être à l’être »). Dans cette perspective, l’« artefact » platonicien (la sophistique comme « mauvais autre » de la philosophie) se défait sous l’évidence d’une « logologie généralisée » :
  • tout le monde est au même régime du discours ;
  • tout le monde fait des « super-poèmes » (Tarkos) ;
  • « parler pour parler » est une condition commune.
La sophistique, elle, n’est plus ce fait d’histoire que la philosophie périme ; c’est une façon critique – « seconde », adressée, pointilleuse – qui