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Armé, couper, être coupé



TapTapSee est une appli­ca­tion pour aveugles qui décrit les pho­tos prises par un télé­phone dans le but d’en iden­ti­fier les objets. Instrument d’en­quête foren­sique, TapTapSee, peut-être parce que ses énon­cés semblent mal tra­duits de l’an­glais, a une pré­di­lec­tion pour l’ar­ticle défi­ni par lequel les objets sont pris sous le joug du régime de la preuve. Et pour cause : un feu de joie est volon­tiers appré­hen­dé dans les termes du trai­te­ment média­tique de la catas­trophe (l’homme et la femme sur le lieu d’in­cen­die) – et quand ça n’est pas le cas, la tra­duc­tion lit­té­rale de l’an­glais est pro­pre­ment catas­tro­phique (les per­sonnes ayant feu pen­dant la nuit).

La sus­pi­cion s’é­tend aux sujets de ces pho­tos ; TapTapSee les appelle « per­sonne » (per­sonne déte­nant ins­tru­ment à cordes poin­tage sur autre per­sonne à proxi­mi­té lave-linge), terme d’as­pect plus neutre que l’indi­vi­du des rap­ports poli­ciers, mais terme his­to­rique de la pro­cé­dure judi­ciaire consti­tuant l’u­ni­té du comp­table (du recen­sable et du res­pon­sable à la fois) et jus­ti­fiant – moins sur le modèle hypo­sta­tique que sur celui d’un sujet super­hub, plate-forme d’at­tri­bu­tions diverses – le dis­cret admi­nis­tra­tif et pénal à l’âge du libre-arbitre1.

  

Si les pho­tos trans­mises à TapTapSee sont déjà cadrées, ce sont bien les légendes four­nies par l’ap­pli­ca­tion qui en déter­minent le fra­ming2, parce qu’elles opèrent un par­tage, sur le fond indif­fé­rent d’une cap­ta­tion aveugle, entre le remar­quable et le quel­conque. Elles pro­duisent un dis­cours cer­ti­fi­ca­teur : elles pour­voient ces images en réa­li­té, les accordent à un monde conçu, les y font assen­tir. Pourtant pas une légende qui ne donne l’im­pres­sion d’un pro­fond iso­le­ment, d’une sépa­ra­tion radi­cale des objets d’a­vec le monde dont ils sont les extraits. Tout objet est « le » objet, exem­plaire de son genre et héroïque dans son esseu­le­ment, à la fois géné­rique et anto­no­mas­tique.

  

L’anglais appelle fra­ming le détour et l’arrangement d’un espace, l’aménagement d’une zone, l’apprêtement d’une future cri­me­zone en vue de faci­li­ter une enquête ou de confondre un sus­pect, et en réa­li­té d’étendre le domaine de la sus­pi­cion en don­nant à chaque objet sur place des airs de preuve. Mais le fra­ming des des­crip­tions de TapTapSee n’est pas seule­ment celui d’une police scien­ti­fique qui fait par­ler les objets pour faire cra­cher au monde une réa­li­té pro­bante ; c’est aus­si celui du pré­sen­toir au sens large, notam­ment des étals et rayons (une des fonc­tions les plus abou­ties de l’ap­pli­ca­tion est d’ailleurs la lec­ture de code-barres), celui des publi­ci­tés gen­rantes (veste imper­méable pour hommes), et celui du petit com­mis­saire zélé dans le rap­port : les arbres à feuilles vertes ; l’herbe verte.

  

On ne peut pas nier que cette pré­ci­sion iden­ti­fi­ca­toire soit, à terme, utile aux aveugles dans un monde conçu pour et par les voyants. On ne peut pas non plus igno­rer l’o­ri­gine et la des­ti­na­tion essen­tiel­le­ment poli­cières et mar­chandes de ce qui s’offre en pas­sant, dans sa ver­sion uti­li­sa­teur, comme un gain de com­mo­di­té.

  

Qui tient pour pauvre à la fois le des­crip­tif poli­cier et l’a­na­lo­gique poé­tique dans l’ap­pré­hen­sion des objets du monde ne peut que se poser, devant ces légendes, des ques­tions de pré­cau­tion : com­ment décrire sans assi­gner ; com­ment légen­der sans for­clore ; com­ment pré­sen­ter sans réi­fier ? Questions bart­le­biennes, infra­dé­li­bé­rantes ; pas le genre qui mène à l’ac­tion.

 

Breton, com­men­tant le pas­sage des car­nets de Vinci sur le mur bario­lé3, dit que cha­cun y voit ses « fan­tômes les plus pro­bables ». L’usage d’un super­la­tif dans le domaine de la sem­blance ou de la pro­ba­bi­li­té paraît curieux ; il est pour­tant très proche de celui qu’Aristote fait du sub­stan­tif to eikos [τὸ εἴκοὖ] dans la Poétique : « La tâche d’un poète n’est pas de dire ce qui a eu lieu / ce qui s’est pas­sé (ta gino­me­na [τὰ γινόμενα]) mais ce qui pour­rait avoir eu lieu dans l’ordre du vrai­sem­blable ou du néces­saire (kata to eikos ę to anag­kaion [κατὰ τὸ εἰκὸὖ ἢ τὸ ἀναγκαῖον])« 4. La vrai­sem­blance, la pro­ba­bi­li­té se mesurent et sont rela­tives entre elles ; elles ne sont pas rela­tives à ce qui est adve­nu [τὰ γινόμενα]. On pour­rait dire qu’il y a des pro­grammes de sem­blance plus ou moins convain­cants, des preuves plus ou moins frap­pantes de ce qui pour­rait exis­ter, dans un sys­tème de créance qui éva­cue la ques­tion de la dupe­té.

  

La pro­jec­tion des « fan­tômes les plus pro­bables », com­plai­sante pour Botticelli et par­lante pour Breton, est pour Vinci le germe d’un réa­lisme dif­fé­rant à la fois du sur­réa­lisme et de la non-dupe­té : « Ces murs sont bien capables d’échauffer ton ima­gi­na­tion et te faire inven­ter quelque chose, mais ils ne t’apprennent pas à ache­ver ce qu’ils font inven­ter ». Devant le plan indif­fé­rent d’une image tou­jours poten­tiel­le­ment sujette au régime de la preuve, il reste à exer­cer le genre de déter­mi­na­tion qui achève l’im­pres­sion comme la cer­ti­tude : « Choisir les impos­sibles vrai­sem­blables [ἀδύνατα εἰκότα] plu­tôt que les pos­sibles impro­bables [δυνατὰ ἀπίθανα].« 5

  

Quand elles sont réus­sies, les des­crip­tions de TapTapSee cochent plu­sieurs des caté­go­ries d’Aristote :

La sub­stance c’est homme, che­val ; la quan­ti­té, c’est deux cou­dées, trois cou­dées ; la qua­li­té, c’est blanc, let­tré ; la rela­tion, c’est double, demi, plus grand ; le lieu, c’est dans l’es­pace public, au lycée ; le temps c’est hier, l’an pas­sé ; la situa­tion, c’est assis, cou­ché ; l’é­tat, c’est armé, chaus­sé ; l’a­gir c’est cou­per, brû­ler ; le pâtir c’est être cou­pé, être brû­lé.

Mais elles ont sou­vent du mal avec la quan­ti­té (masque blanc pour des masques blancs) et des cou­leurs une per­cep­tion fruste : mar­ron pour ocre ; blanc unique pour un nuan­cier candidus/albus.

Quand elles sont ratées, elles oublient un objet cen­tral (une camé­ra, un arbuste impro­ba­ble­ment posé sur un comp­toir) ou se réfu­gient dans du géné­rique (orne­ment, plas­tique, chambre) inepte devant l’im­pro­bable : orne­ment en plas­tique est mis pour une mousse poly­uré­thane taillée en forme d’hu­main sans tête et dépo­sée à même la rue comme mar­quant l’emplacement d’un cadavre enle­vé ; sac en plas­tique sur le sol d’une chambre pour une licorne en néo­prène éven­trée, échouée dans une absi­diole. C’est là que le fra­ming de TapTapSee est le plus évident : la des­crip­tion va au plus pro­bable en se ruant sur l’in­di­ciel, mais selon une pro­ba­bi­li­té rétré­cie qui fait de chaque objet un curio (bibe­lot). Comme le pré­fet de police de Paris, il lui manque de savoir recon­naître, dans le curio, l’evi­dence (le signe, la marque, la preuve sous la forme d’une pré­sence mani­feste, d’une « paté­fac­tion », d’une visi­bi­li­té saute-aux-yeux et ten­dan­ciel­le­ment crève-les-yeux). La dyna­mique du code de TapTapSee – et son siphon idéo­lo­gique – est celle d’une assus­pi­cion, d’une den­si­fi­ca­tion du champ de la sus­pi­cion ; mais l’orbe des recou­pe­ments que ce code opère est limi­té, mes­quin, et tra­hit pour nous l’im­pen­sé du pro­bable dans l’é­co­no­mie de la pen­sée flique, impen­sé qui rend aveugle à tout ce qui, se mani­fes­tant, se fait inin­dexable au registre de ce qui s’est (déjà) pro­duit (τὰ γινόμενα]).

  

Dans les cas d’ou­blis nom­breux et fla­grants, on peut se lais­ser aller à la visite gui­dée ; plu­tôt que ber­line blanche et les voi­tures garées à côté bâti­ment blanc, dire : com­mis­sa­riat aux vitres récem­ment refaites « à la répu­bli­caine » après une attaque de mani­fes­tants. Caméra de sur­veillance et bar­rières Vigipirate « Vauban », du nom du for­ti­fi­ca­teur de Louis XIV. Quartier en voie de paci­fi­ca­tion.

Seule la conjonc­tion de bizar­re­ries induites par ses patro­nages judi­ciaire et anglo­phone peut pro­duire chez TapTapSee une per­ti­nence acci­den­telle pro­bante au regard de l’ex­pé­rience ; par exemple le constat d’une dis­pa­ri­tion.

  1. Sur la « per­son­ni­fi­ca­tion du sujet », la théo­rie lockéenne de la per­sonne et ce que l’au­teur appelle « attri­bu­ti­visme* », cf. Alain De Libera, Archéologie Du Sujet, vol. II, par­ti­cu­liè­re­ment le cha­pitre 5 : « Identité judi­ciaire et sub­jec­ti­va­tion ».
  2. Sur la poly­sé­mie de « fra­ming », cf. J. Butler, Frames of War. When is life grie­vable ?, 2009 « As we know, ‘to be fra­med’ is a com­plex phrase in English : a pic­ture is fra­med, but so too is a cri­mi­nal (by the police), or an inno­cent per­son (by someone nefa­rious, often the police), so that to be fra­med is to be set up, or to have evi­dence plan­ted against one that ulti­ma­te­ly ‘proves’ one’s guilt. When a pic­ture is fra­med, any num­ber of ways of com­men­ting on or exten­ding the pic­ture may be at stake. But the frame tends to func­tion, even in a mini­ma­list form, as an edi­to­rial embel­lish­ment of the image, if not a self-com­men­ta­ry on the his­to­ry of the frame itself. This sense that the frame impli­cit­ly guides the inter­pre­ta­tion has some reso­nance with the idea of the frame as a false accu­sa­tion. If one is “fra­med,” then a “frame” is construc­ted around one’s deed such that one’s guil­ty sta­tus becomes the viewer’s inevi­table conclu­sion. (…) Earlier we noted that one sense of ‘to be fra­med’ means to be sub­ject to a con, to a tac­tic by which evi­dence is orches­tra­ted so to make a false accu­sa­tion appear true. Some power mani­pu­lates the terms of appea­rance and one can­not break out of the frame ; one is fra­med, which means one is accu­sed, but also jud­ged in advance, without valid evi­dence and without any obvious means of redress. »
  3. « C’est vrai que si tu regardes des murs cou­verts de pous­sière ou bar­bouillés de taches, ou une muraille faite de pierres d’espèces dif­fé­rentes, et si fixant ce mur tu cherches à y décou­vrir quelque chose par l’imagination, tu ver­ras des têtes humaines ou ani­males, des pay­sages variés, des mon­tagnes, des fleuves, des rochers, des arbres, des plaines, de grandes val­lées et des suc­ces­sions de col­lines. Tu y décou­vri­ras aus­si des com­bats et figures agi­tées d’un mou­ve­ment rapide, d’étranges airs de visages, des cos­tumes exo­tiques, et une infi­ni­té de choses que tu pour­ras rame­ner à des formes dis­tinctes et déjà bien conçues. Il en est de ces murs salis par la pous­sière et de ces murailles hété­ro­clites comme du son des cloches, dont chaque coup t’évoque le nom ou le vocable que tu ima­gines. Ces murs sont bien capables d’échauffer ton ima­gi­na­tion et te faire inven­ter quelque chose, mais ils ne t’apprennent pas à ache­ver ce qu’ils font inven­ter. », tra­duc­tion mai­son
  4.  Poétique, IX, cité par Barbara Cassin
  5. Προαιρεῖσθαί τε δεῖ ἀδύνατα εἰκότα μᾶλλον ἢ δυνατὰ ἀπίθανα·, Poétique, XXIV, 12 et, supra, XXIV, 11, la des­crip­tion d’un fra­ming : « Homère a aus­si par­fai­te­ment ensei­gné aux autres poètes à dire, comme il faut, les choses fausses ; or le moyen, c’est le para­lo­gisme. Les hommes croient, étant don­né tel fait qui existe, tel autre exis­tant, ou qui est arri­vé, tel autre arri­vant, que si le fait pos­té­rieur existe, le fait anté­rieur existe ou est arri­vé aus­si ; or cela est faux. C’est pour­quoi, si le pre­mier fait est faux, on ajoute néces­sai­re­ment autre chose qui existe ou soit arri­vé, ce pre­mier fait exis­tant ; car, par ce motif qu’elle sait être vraie cette autre chose exis­tante, notre âme fait ce para­lo­gisme que la pre­mière existe aus­si. »