08 02 15

La dépatouille

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La dépa­touille est un jeu qui se joue à deux au moins, et lors duquel A donne à B des ordres qui doivent la mener à accom­plir une action simple (se lever, mar­cher, boire un verre d’eau…). La contrainte tient dans le fait que B est tota­le­ment igno­rante du ges­tuaire de la domes­ti­ca­tion sociale : ain­si, on n’obtiendra rien de B si on lui intime l’ordre « lève-toi, marche et bois ce verre d’eau », car les actions « se lever », « mar­cher », « boire », les indi­ca­tions déic­tiques du genre « ce », ain­si que l’équation objec­tale « verre d’eau » lui sont par­fai­te­ment étran­gères. B n’a de connais­sances lan­ga­gières que celles qui réfèrent à des par­ties de son corps et à des posi­tions abso­lues par rap­port à celles-ci. Alors si B, ava­chie sur un sofa, doit accom­plir mar­cher et boire un verre, « place ton poi­gnet gauche au niveau de ton genou droit » est un genre de début accep­table pour la redres­ser. On nomme B l’empatouillée ; A la dépa­touilleuse.

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Une fois l’action à faire accom­plir déter­mi­née, en secret, par la ou les dépa­touilleuses, l’empatouillée entre dans le champ où va se jouer la par­tie et choi­sit sa posi­tion de départ : cette posi­tion implique le plus grand relâ­che­ment pos­sible. La posi­tion de départ de l’empatouillée est son moment expres­sif ; un moment où les pos­si­bi­li­tés d’avachissement sont éten­dues au-delà des fron­tières de l’hospitalité. L’empatouillée vient solen­nel­le­ment se vau­trer. Elle n’est pas sim­ple­ment l’hôte docile de la dépa­touilleuse, c’est aus­si un convive qui choi­sit où et com­ment il perd connais­sance, et orga­nise ain­si la crime scene de laquelle il sera sau­vé. A par­tir de là, et pas­sé peut-être un moment de silence qui tra­duit à la fois l’intertie totale de l’empatouillée et l’embarras de la dépa­touilleuse sur la marche à suivre, peut com­men­cer la par­tie à pro­pre­ment par­ler. Lors de cette par­tie, une autre liber­té de l’empatouillée est de déter­mi­ner le spectre de sa com­pré­hen­sion ; ain­si cer­taines empa­touillées décident qu’elles réagi­ront aux mots « droite », « gauche », « sol », voire à des indi­ca­tions d’angles (plie ton bras gauche à 90° le long du sol) ; d’autres, à rien de tout ça. Cette com­pré­hen­sion peut bien être évo­lu­tive ; une empa­touillée éprou­vée pour­ra déci­der avoir déduit, après l’a­voir enten­du dans divers contextes, la signi­fi­ca­tion du mot « sol ».

La dépa­touille est née dans le cadre feu­tré d’un appar­te­ment, un dimanche où les ami­tiés ne suf­fisent plus, seules, à moti­ver. De ce moment de panne, de frus­tra­tion, de conflit latent, sur­girent des énon­cés qui se vou­laient d’abord inci­ta­teurs (allez, lève-toi de ce canap, on se bouge, on est en train de perdre notre vie là) et devinrent assez vite auto­ri­taires, rem­pla­çant la négo­cia­tion ami­cale autour de ce qu’il y a à faire par des ordres qui emprun­taient aux figures du flic, du mac, du gang­ster, du doc­teur, du parent – figures dont les dis­cours sont à la fois des rap­pels à l’ordre sur le mode de la menace pré­ve­nante (si j’é­tais toi je ferais atten­tion) et l’expression d’affects par­ti­cu­liers qui sont bran­dis, dans cet ordre, comme des attri­buts cano­niques (je ne suis pas quel­qu’un de violent mais tu devrais savoir que…). Une par­tie de dépa­touille porte par­fois la marque de cette nais­sance dou­lou­reuse : bien­veillance pois­seuse, volon­té de mou­voir donc de contraindre un autre corps que le sien, mani­pu­la­tion, ivresse de la parole effi­cace. Voilà pour le trig­ger war­ning.

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La dépa­touille n’a pas pour but de mener un corps de la stase au mou­ve­ment. Ce que la dépa­touilleuse conduit, c’est une opé­ra­tion de sau­ve­tage qui, le plus sou­vent, détaille le pas­sage de l’avachissement à la sur­rec­tion (la plu­part des actions à faire accom­plir à l’empatouillée requiert en effet de la mettre d’a­bord debout). Mais la sta­tion debout, en tant que pro­jet conven­tion­nel qui dit la tenue et la dis­po­si­tion à mar­cher, n’est que le triomphe du ges­teur impuis­sant et vel­léi­taire en cha­cune de nous, et dont l’impuissance est main­te­nue par une dupli­ci­té des pra­tiques : sanc­ti­fiant un ges­tuaire sin­gu­lier, il s’établit dans le décor d’un culte dont l’efficace ne tient qu’à la gri­se­rie d’écarts conven­tion­nels ; mais, pon­tife incer­tain de ses effets, il se sou­met au vica­riat d’attitudes vali­dées par la dra­ma­tur­gie empois­sante de ce culte. Bien que le sens de la phrase pré­cé­dente demeure incer­tain, c’est ce sup­pli­cié en cha­cune que nous appe­lons l’empatouillée.

La dépa­touilleuse ne pose la ques­tion des volon­tés que secon­dai­re­ment par rap­port à celle des puis­sances. Démiurge d’une phy­sique pure­ment cau­sa­li­taire (c’est elle qui par ses ordres pro­voque les acci­dents de la sub­stance réac­tive nom­mée empa­touillée), la dépa­touilleuse ne peut, dans le cadre d’une par­tie de dépa­touille, être qu’un démiurge mal­heu­reux puisque ce qui advient n’est pas le pro­duit tran­si de ses ordres mais la réponse d’une puis­sance sans déter­mi­na­tion à une volon­té de pou­voir déter­mi­née. La dépa­touille n’est donc qu’à la marge un agon (un jeu de pou­voir, de sou­mis­sion ou de domi­na­tion), c’est prin­ci­pa­le­ment un alea, une négo­cia­tion d’impuissances autour des moda­li­tés de la puis­sance. La dépa­touille n’offre donc pas le constat d’une cor­res­pon­dance entre des ordres et leur exé­cu­tion ; elle donne à voir ce qu’un corps peut lorsqu’il délègue sa déhis­cence à une autre intel­li­gence, une autre vitesse, à un autre plan de dépli ou de déploi.

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La dépa­touille est un embar­ras et un débar­ras : la par­tie pro­gresse, labo­rieu­se­ment, dans la pers­pec­tive de remettre d’aplomb, en vue de faire tenir, mais elle mime fina­le­ment le plus sou­vent ce genre de petite ago­nie sociale où deux incom­pé­tences se font face en pré­ten­dant col­la­bo­rer. Bien sûr, une « bonne » dépa­touilleuse sau­ra se consti­tuer bonne pêche comme d’autres se consti­tuent pri­son­niers ; elle gagne­ra de nou­velles sen­sa­tions, une meilleure connais­sance de son corps – choses utiles pour le retour à l’instrumental des usages quo­ti­diens. Mais atten­tion : dépa­touiller n’est pas yoger, et une « bonne » dépa­touilleuse n’est pas ins­truc­teur de yoga. C’est un auxi­liaire tem­po­raire qui, en dehors des exi­gences de son rôle, est lui-même une pos­sible empa­touillée. C’est donc pure fal­la­cie que d’affirmer ou de lais­ser entendre que l’empatouillée serait une dépa­touilleuse en deve­nir. Si, au cours de par­ties de dépa­touille, il n’est pas exlu qu’il y ait appren­tis­sage, il n’y a pas pour autant for­ma­tion qua­li­fiante ou par­cours diplô­mant.

La dépa­touille est une pra­tique de l’é­man­ci­pa­tion qui cherche à se sous­traire plu­tôt qu’à s’extraire. Elle pro­gresse grâce à une sou­mis­sion volon­taire à une opé­ra­tion de sau­ve­tage qui emprunte au moins autant aux for­mules de l’au­to­ri­ta­risme qu’aux tuto­riels suaves de pliage de ser­viettes de bain.

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Qui s’offre, au cours d’une par­tie de dépa­touille, à des ordres contrai­gnants, délègue pour un moment à plus puis­sant que soi le soin de son ani­ma­tion. En décom­po­sant l’action et les gestes de cette ani­ma­tion géné­rale, ce que la dépa­touille expose, c’est l’élément hié­ra­tique de ces gestes qui passent pour des mou­ve­ments natu­rels, voire spon­ta­nés, de l’anthropoïde évo­lué. En jouant à la dépa­touille, on ne pré­tend pas s’émanciper en « débran­chant le savoir » (comme si c’é­tait pos­sible et sou­hai­table) mais sim­ple­ment à aga­cer la poix dra­ma­tur­gique dans laquelle sont pris nombre de nos gestes appris. Ce qui se (re)dresse, en fin de dépa­touille, ne se dresse pas à l’usage des balis­ti­ciens : la tra­jec­toire d’une dépa­touillée est ordi­nai­re­ment celle du héros falot de la vali­di­té auquel il ne fau­dra pas long­temps pour trans­for­mer ce triomphe en un pater­na­lisme typique des valides envers les inva­lides. Expérimenter ça, le subir, s’en sou­cier, c’est l’élément péda­go­gi­co-puni­tif de la dépa­touille.

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La dépa­touille fait voir le pan­tin homi­nien dans toute la misère de ses gammes arti­cu­laires. Les exé­cu­tions mal­adroites, bruyantes, vacillantes, d’ordres extrê­me­ment pré­cis et requé­rant tech­nique, ain­si que la pré­ca­ri­té éro­tique ou comique de cer­taines cata­lep­sies, font appa­raître, sous le rem­blai des gestes appris et des actions ins­tru­men­tales (boire un verre d’eau, défaire ses lacets etc.), tout le chan­tier anthro­po­lo­gique. La dépa­touille donne à voir deux types d’effort qui mènent à des concen­tra­tions d’absurde : cata­lep­sies pré­caires du côté de l’empatouillée qui ten­due, rou­geaude, vei­née, à la peine, essaie de res­pec­ter à la lettre les indi­ca­tions qu’elle entend ; énon­cés s’appliquant à la plus grande pré­ci­sion du côté de la dépa­touilleuse, non sans mal­adresses, redon­dances, tré­bu­che­ments gram­ma­ti­caux et logiques (ramène ton der­rière plus vers l’ar­rière de ton dos, place ton bras droit pen­ché le long de ton bras gauche tout en en main­te­nant droit ton bras gauche) qui sont un écho de l’impéritie de l’empatouillée.

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En fin de compte, les tri­bu­la­tions gym­niques de l’empoutaillée res­semblent à s’y méprendre aux scènes quo­ti­diennes de la dépa­touille ordi­naire, dont les occa­sions s’ap­pellent : mala­dies, bles­sures, vieillis­se­ment, kéta­mine, pre­mières baises, ten­ta­tives de dégour­dis­se­ment dans des sièges de Flixbus, nais­sance, Fort Boyard, accou­che­ment…). En ce sens, la dépa­touillée n’est pas plus un corps libé­ré qu’un corps qua­li­fié. La dépa­touillée est sim­ple­ment un corps qui ne peut plus se consi­dé­rer comme sor­ti d’af­faire. Même si la dépa­touille orga­nise pro­gres­si­ve­ment le pas­sage déli­cat d’un mer­dier-pas-pos­sible à une situa­tion en fin de compte tenable, les joueurs doivent se pré­pa­rer, une fois la dépa­touille ache­vée, à mer­der de plus belle, étant désor­mais pri­son­niers d’une conscience nou­velle et rui­neuse : les gestes « les plus simples » ne le sont pas du tout. Cette conscience réflexive est source de dan­ger ; la marche par exemple, naguère confiante, se trans­forme, après quelques par­ties, en par­cours du com­bat­tant : coins de table, trous, murs et congé­nères sont alors autant de hérauts d’une catas­trophe cer­taine.

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