Dans le cadre d’une série d’émissions sur Maurice Ravel dif­fu­sée jadis sur les antennes de France-Musique, le res­pon­sable de ladite série mit d’emblée en garde ses audi­teurs contre la ten­ta­tion de per­cer de force la per­son­na­li­té un peu énig­ma­tique de l’auteur du Boléro – musi­cien qui, au dire de Roland-Manuel, « n’avait d’autre secret que le secret de son génie » – ten­ta­tive selon lui tou­jours déce­vante. Il racon­ta à ce sujet la mésa­ven­ture arri­vée à l’un de ses proches, qui a sa place ici car elle résume de manière par­faite l’échec qui attend celui qui entend décou­vrir l’intimité psy­cho­lo­gique d’une per­sonne et ce que j’appelle son « iden­ti­té per­son­nelle ». L’ami en ques­tion, fils d’un impri­meur – mais impri­meur de quar­tier, c’est-à-dire d’affiches et d’affichettes, de billets, de for­mules pou­vant être uti­li­sées par de nom­breuses per­sonnes ou col­lec­ti­vi­tés dans telle ou telle cir­cons­tance : cette pré­ci­sion peut seule mettre sur la voie de la solu­tion de l’énigme pro­po­sée aux audi­teurs de France-Musique par le pré­sen­ta­teur de l’émission et est indis­pen­sable à la com­pré­hen­sion de sa solu­tion, comme on va le voir –, reprit à la mort de son père la suc­ces­sion de l’imprimerie et, en fai­sant l’inventaire des lieux au len­de­main des funé­railles, tom­ba sur une épaisse enve­loppe cache­tée por­tant, ins­crite de l’écriture de son père, la men­tion À ne pas ouvrir. Déférant au vœu post­hume de son père, et quoique ron­gé par la curio­si­té, notre impri­meur res­pec­ta le secret pater­nel pen­dant envi­ron six années, longues à pas­ser, au terme des­quelles il se déci­da à vio­ler le secret et à ouvrir l’enveloppe. Ce qu’il trou­va dans l’enveloppe, je vous le laisse devi­ner, ajou­ta le musi­co­logue ; mais je vous livre­rai la clef de l’énigme à la fin de cette série d’émissions, soit ven­dre­di pro­chain vers midi. C’est ain­si que nous dûmes attendre cinq jours, l’émission ayant débu­té un lun­di matin, qui furent éga­le­ment longs à pas­ser, pour apprendre que l’enveloppe mys­té­rieuse conte­nait une cen­taine d’étiquettes iden­tiques sur les­quelles était impri­mée la men­tion qui figu­rait sur l’enveloppe : À ne pas ouvrir.

Ce que l’imprimeur junior avait pris pour une injonc­tion tes­ta­men­taire n’était ain­si que le simple repère par lequel son père avait signa­lé l’enveloppe où se trou­vait le stock d’une for­mule banale des­ti­née à sa clien­tèle. Le pré­sen­ta­teur de l’émission avait pris soin de nous pré­ve­nir, dès le lun­di, que la vio­la­tion du secret s’était révé­lée déce­vante, – second indice en somme, après la pré­ci­sion sur la nature de l’imprimerie gérée par ses amis ; mais il aurait fal­lu un Sherlock Holmes pour savoir les uti­li­ser. Pour déce­vante, elle le fut au-delà de toute attente ; et on s’imagine aisé­ment la mine du fils qui dut regret­ter amè­re­ment ces six années tarau­dées par une incer­ti­tude lan­ci­nante ; un peu comme l’héroïne de La parure, dans Maupassant, regrette à la fin de la nou­velle sa vie per­due, entiè­re­ment pas­sée à rem­bour­ser un bijou répu­té de grande valeur et qui se révèle fina­le­ment n’avoir jamais été qu’un faux. Non seule­ment l’enquêteur ne trouve rien, mais il trouve quelque chose qui est si l’on peut dire encore moins que rien : la simple répé­ti­tion d’une for­mule qu’il connais­sait déjà et avait res­sas­sée pen­dant six ans, for­mule dont les impri­més enfin déca­che­tés figurent une cruelle et iro­nique réplique. Cauchemar de struc­ture abys­sale, d’éternellement dif­fé­rer à ouvrir quelque chose alors qu’il n’y a rien à ouvrir, sinon l’invitation à ne pas ouvrir répé­tée à l’infini, comme par le fait d’une machine détra­quée dont on ne peut plus inter­rompre la production.

Ainsi notre impri­meur ne tombe pas sur un secret déce­vant, mais sur rien (tel quelqu’un qui ouvre une porte fausse et s’écrase contre un mur). « À ne pas ouvrir » ne cache rien et n’ouvre sur rien. On connaît le mot célèbre d’Héraclite : « Le dieu qui est à Delphes ne cèle ni ne décèle, mais il fait signe ». L’oracle ren­du par la lettre déca­che­tée est beau­coup plus obs­cur : il ne cèle ni ne décèle, mais en plus ne sug­gère rien. Il en va de même du sen­ti­ment de l’identité per­son­nelle, qui est elle aus­si comme une enve­loppe dont le conte­nu est vide, ou si l’on pré­fère rem­pli d’un même mes­sage muet, répé­té à l’infini et sans varia­tion significative.

Du reste, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’on le « connaît bien », on veut géné­ra­le­ment dire par là qu’on a repé­ré le carac­tère répé­ti­tif de son com­por­te­ment et qu’on est par consé­quent à même de pré­voir, presque à coup sûr, son com­por­te­ment dans telle ou telle cir­cons­tance don­née. Ce qui signi­fie qu’on a bien com­pris son « rôle » (que l’espagnol rend par­fai­te­ment par le mot papel, le papier, le texte) et sa logique répé­ti­tive. Or il va de soi que ce rôle concerne son com­por­te­ment social et que par consé­quent la per­sonne que l’on dit ain­si connaître n’est pas une iden­ti­té per­son­nelle mais une iden­ti­té sociale, – le « sui­vi » de son com­por­te­ment qui se répète à l’instar des for­mules répé­ti­tives conte­nues dans l’enveloppe de l’imprimeur.

On pour­rait natu­rel­le­ment objec­ter que l’imprimeur fils aurait pu trou­ver, au lieu de ce qu’il a réel­le­ment trou­vé, quelque chose de tout autre : par exemple « C’est moi qui ai étran­glé la fillette », comme dans La petite Roque de Maupassant, ou encore « C’est moi qui ai tué la vieille », comme dans Crime et châ­ti­ment de Dostoïevski. Mais il s’agirait, là encore, d’un ren­sei­gne­ment concer­nant des faits, socia­le­ment obser­vables ou véri­fiables, même si la tâche est par­fois mal­ai­sée ou même impos­sible ; pas de l’expression d’un état d’âme. Ce qui « par­le­rait » ain­si, ce serait tou­jours l’identité sociale. Ce qui en revanche ne dit jamais rien, c’est l’identité per­son­nelle. L’enveloppe abso­lu­ment vide, comme c’est le cas dans l’anecdote rap­por­tée plus haut, est le cas géné­ral dont tous les autres ne sont que des variantes ou des figures appa­rem­ment différentes.

L’élan est venu, poli­ti­que­ment, en 1967, des langues du mar­xisme, de la langue de la psy­cha­na­lyse en train de se publi­ci­ser, des langues d’un inter­na­tio­na­lisme en voie de déve­lop­pe­ment qui se reliaient aux modes d’expression du ciné­ma et aux langues de la pop culture. Une nou­velle façon de par­ler d’une inso­lence sexua­li­sée dans son ensemble en sor­tit, qui répli­quait aux exi­gences de la « socié­té domi­nante », à chaque argu­ment ou non-argu­ment adverse, que la vie était ici et main­te­nant, que le savoir était ce qu’on avait soi-même, et qu’on se fichait du reste.
De nom­breuses autres langues se sont mélan­gées, de tous les coins et recoins ima­gi­nables, de 1967 à 1970 : avec des bouts scien­ti­fiques, action­nistes, per­for­més, spon­ta­néistes extraits de la langue du mou­ve­ment ouvrier, des langues et façons de par­ler péda­go­giques, pédantes, viru­lentes, didac­tiques, eupho­riques, cabo­tines, magouilleuses, impi­toya­ble­ment ouvertes, auto­pro­mo­tion­nelles, para­noïaques, nar­cis­siques, relax, confuses, tou­chantes, reven­di­ca­tives, ali­men­tées par des notes d’amour. On peut éti­rer la série, dans plein de direc­tions, et c’est jus­te­ment là que ça se passe : dans ce brou­ha­ha de tout ce qui avait, comme d’un coup d’un seul, réus­si à deve­nir public, il y avait pour la pre­mière fois (et tel qu’il appa­rais­sait, pas juste « pour moi ») quelque chose comme la pos­si­bi­li­té d’une connexion de son propre par­ler avec un espace public, avec un nou­veau type de réa­li­té s’imposant publi­que­ment, connexion aupa­ra­vant seule­ment pos­tu­lée, pres­sen­tie, vou­lue, labo­rieu­se­ment construite dans des dis­cus­sions de bars.

La langue offi­cielle alle­mande a tout fait pour sou­li­gner que tous ces registres vivi­fiants, les uns comme les autres, s’enracinaient dans la « non-Allemagne » ou la « délin­quance » si sou­vent invo­quées. Ce qui reve­nait à une expul­sion offi­cielle. La pos­si­bi­li­té d’une parole publique à soi s’est faite dès le départ depuis cet exil impo­sé. On ne pou­vait accé­der à la viva­ci­té et à une rai­son poli­tique qu’à par­tir des innom­brables posi­tions du « pays dénom­mé Étranger ». L’écriture publique a com­men­cé par une forme de trans­gres­sion : sur tracts. Sur les tracts, je lisais les mots à « moi » qui pas­saient. Une langue écrite était venue à moi par les airs, encore lisible le len­de­main, défen­dable, sans rai­son d’en rou­gir, à la dif­fé­rence des ten­ta­tives poé­tiques anté­rieures ou de la scien­ti­fi­ci­té hési­tante des bagages de séminaire.
Ma pre­mière citoyen­ne­té alle­mande fut donc une citoyen­ne­té uni­ver­si­taire non-uni­ver­si­taire, parce que le tout se déve­lop­pa dans l’université et n’aurait pu se déployer ailleurs, dans une uni­ver­si­té en plein épa­nouis­se­ment, en pleine ouver­ture (du côté estu­dian­tin), à la fin des années 1960. Dans une confé­rence des années 1980, l’historien ber­li­nois des reli­gions Klaus Heinrich a qua­li­fié les actions des étu­diants de l’époque de « der­nière décla­ra­tion d’amour d’une géné­ra­tion d’étudiants à l’institution uni­ver­si­taire ». C’est beau et ça vise juste. Infiniment grand et prin­ci­pa­le­ment dés­in­té­res­sé était l’espoir de pou­voir trans­for­mer l’université en un bout de pays où vivre. Tant de can­deur pour un monde meilleur…

Mais plus tôt (et rat­tra­pé par lui-même), le réveil des langues et « l’amour de l’institution uni­ver­si­taire » chez les étu­diants se sont éteints. Au cours des années 1970, une par­tie de ceux qui avaient quit­té les mille pôles entre­prirent de rame­ner la diver­si­té des langues à des règles lan­ga­gières dog­ma­tiques et à des pla­te­formes par­ti­sanes (en musique, à l’uniformité un peu bébête de la ryth­mique new wave). L’université fut aban­don­née pour éta­blir des bases (la plu­part du temps inexis­tantes) dans les usines ; qui­conque se lais­sait ren­con­trer lan­ga­giè­re­ment en dehors de la « contra­dic­tion cen­trale » était « out » dans le cercle des ath­lètes ML (tous hal­té­ro­philes poids lourd et plei­ne­ment res­pon­sables des pro­ces­sus historiques).

Penser dans un autre pays. L’art dans la dia­spo­ra. On les trouve rare­ment chez ceux qui se disent « autoch­tones ». Produits d’expul­sés. Ce qui veut dire que « pen­ser » n’est pas nor­mal. « L’art » ne pousse pas bien dans la terre natale.
Mais les deux peuvent être enfan­tins, même en exil. Adorno :

Depuis que je suis capable de pen­ser, cette chan­son a tou­jours fait mon bon­heur : Entre les monts et la val­lée pro­fonde : c’est l’histoire de deux lièvres qui se réga­laient d’herbe, ils furent abat­tus par le chas­seur et, s’apercevant qu’ils étaient encore en vie, ils déta­lèrent. C’est plus tard seule­ment que je com­pris la leçon de cette his­toire : la rai­son ne peut résis­ter que dans le déses­poir et l’excès ; il faut de l’impuissance pour être vic­time de la folie objec­tive. On devrait faire comme les deux lièvres ; quand le coup part, tom­ber bête­ment et filer. Si, repre­nant ses esprits et, si l’on a encore du souffle, filer. L’aptitude à l’angoisse et l’aptitude au bon­heur sont la même chose […].

On trou­ve­ra dif­fi­ci­le­ment un enfant gran­dis­sant avec la langue alle­mande qui ne soit pas accom­pa­gné par le bon­heur de ces « deux lièvres ». Mais quelques-uns seule­ment ont réa­li­sé la simul­ta­néi­té du « déses­poir et de l’excès » comme fon­de­ments de la « rai­son » ; et qu’elle a besoin de « l’absurde » « pour ne pas être vic­time de la folie objective ».

« Nous » décla­rions « les adultes » comme mani­fes­te­ment fous ; nous étions des étran­gers dans notre propre pays, dans notre propre « culture », comme l’appelaient les fous (et le reste du monde était cen­sé ne pas avoir cette « culture », les Russes et moins encore les « nègres » dont nous écou­tions constam­ment l’impropre par suite de « judaïsation »).
Ils ne vou­laient néan­moins rien recon­naître de l’ampleur du meurtre sys­té­ma­tique. « Un peu trop d’assassinés, concé­dait un peu plus notre père, fonc­tion­naire des che­mins de fer prus­siens de caté­go­rie inter­mé­diaire du côté du bien éter­nel. »
Tout « notre » par­ler était pas­sé du côté des gens du même tage. Là, j’ai eu de la « chance » ; il y avait tou­jours des amis avec qui jouer, dis­cu­ter, boire et lire qui pen­saient réel­le­ment. « On n’a pas de chance, on est dans la chance », ai-je lu plus tard chez Adorno. D’accord, il avait rai­son, comme presque tou­jours, le type.
Freud était tom­bé dans les mains de beau­coup d’entre « nous ». Nous étions des lec­teurs : la lit­té­ra­ture des exi­lés, Thomas Mann, Brecht bien sûr, alors very busy à conqué­rir les scènes du théâtre ouest-alle­mand. À 19 ans : l’Interprétation du rêve de Freud ; au lycée, le Petit orga­non de Brecht ; un jeune pro­fes­seur d’histoire est un jour arri­vé avec le Manifeste du par­ti com­mu­niste, auteur : Karl Marx. Les livres de Tucholsky dans la col­lec­tion roro­ro étaient dans toutes les poches. Ainsi que – en dehors de l’école – Henry Miller.

L’attestation des droits au chô­mage, le numé­ro d’immatriculation, les jus­ti­fi­ca­tifs, etc., créent une appar­te­nance à un corps social main­te­nu en vie et régu­lé par des ins­ti­tu­tions éta­tiques, par des admi­nis­tra­tions qui la financent et pro­duisent ain­si des signes dans les­quels les chô­meurs se recon­naissent et acceptent leur condi­tion. En d’autres termes : tout se passe comme si des per­sonnes licen­ciées deve­naient des élé­ments enre­gis­trés d’une tri­bu d’humains par­ti­cu­liers, certes exclus de l’emploi, mais dotés de normes d’appartenance pré­ci­sé­ment défi­nies : A tribe cal­led « chô­meurs » – une tri­bu à part entière. Selon McLuhan, la ten­dance géné­rale des médias élec­tro­niques est de créer des tri­bus ; des fans de jazz, des por­teurs de bas­kets Nike, etc. Le numé­ro de tri­bu confère aux membres de la tri­bu des chô­meurs une sorte de sta­bi­li­té inat­ten­due – comme s’ils avaient reçu un nou­veau corps ins­ti­tu­tion­nel sériel dont la forme peut être aisé­ment « ava­lée » par le pays, même quand on a 5 ou 6 mil­lions de per­sonnes « sans tra­vail », dans des pro­por­tions qui avaient, un demi-siècle plus tôt, pré­ci­pi­té ce pays dans l’abîme et dans la folie, et conduit d’autres pays au bord.

Les formes de sur­vie à nous concé­dées s’épuisent sou­vent dans le plai­sir de faire mar­cher la machine, de s’y enclen­cher comme rouage, etc. Mais cela aus­si se passe de plus en plus dans l’isolement, celui des loge­ments ou des bureaux, la masse ameu­tée est elle aus­si en train d’être annexée par les foules rivées aux médias et contrô­lées par les médias, que l’on pour­rait épin­gler avec le terme impro­bable de masses invi­sibles. Elle n’a pas pour seul sta­tut celui de « foule ameu­tée plan­quée », elle a aus­si d’autres plai­sirs, change d’état, vit des sau­ve­tages, a des révé­la­tions, a aus­si ses propres angoisses. Les dif­fé­rentes « masses invi­sibles » devant l’écran changent de forme et de com­po­si­tion, tout comme d’affects, en quelques secondes. Mais cette masse ne devient ouverte qu’exceptionnellement ; c’est un indice signi­fi­ca­tif de l’accroissement des foules média­te­ment organisées.
La par­ti­ci­pa­tion à cette masse invi­sible peut aus­si se faire en dépo­sant un bul­le­tin de vote lors d’une élec­tion ; le bul­le­tin de vote en guise de lin­ceul ou de signe de bien­ve­nue aux quelques mil­liers de deman­deurs d’asile.

De même que la masse invi­sible des bacilles/virus a héri­té des diables au début de ce siècle (quan­ti­té infi­nie ras­sem­blée dans un espace mini­mal), les médias ont eux-mêmes héri­té de la masse des bacilles/virus. Mais héri­ter n’est pas le bon mot (les virus ne dis­pa­raissent jus­te­ment pas, au contraire : ils débordent sur les tech­no­lo­gies) ; il serait plus exact de par­ler d’alimentation réci­proque. Les virus arrivent iné­luc­ta­ble­ment comme l’image hert­zienne, l’image hert­zienne sur­vient iné­luc­ta­ble­ment comme virus. Les masses invi­sibles se servent de plus en plus de la vitesse de la lumière, les infec­tions pro­duites par lles (re)transmissions ont pour ain­si dire détrô­né les anciens fan­tômes pour ensuite les res­sus­ci­ter média­ti­que­ment, sous forme ciné­ma­to­gra­phique de Poltergeist & Alien, n°1 à n‑ième.
Les meilleures preuves de la domi­na­tion éta­blie des fan­tômes (re)transmis se trouvent dans le livre Hystories d’Elaine Showalter : le « i » de his­to­ry est rem­pla­cé par le « y » de hys­te­ria, un mélange entre hys­té­rie et his­to­ry, un mot her­ma­phro­dite pour la réa­li­té d’(es) histoire(s) (non) advenue(s).

Showalter a iden­ti­fié, sur­tout aux États-Unis, six grands syn­dromes psy­cho­gènes qui appar­tiennent aux années 1990 comme la Love Parade ou le Tamagotchi : le syn­drome de la guerre du Golfe, la per­son­na­li­té mul­tiple, la mémoire retrou­vée (sur­tout d’abus sexuels) (« Recovered Memory Syndrome »), l’abus au cours de rituels sata­niques, l’enlèvement par des extra­ter­restres et la fatigue chro­nique. Pour tous ces syn­dromes, des groupes d’entraide ont depuis long­temps pous­sé comme des cham­pi­gnons ; on trouve des méde­cins, des thé­ra­peutes et des cli­niques spé­cia­li­sés dans leur trai­te­ment, et des jour­na­listes qui se sont fait connaître avec des repor­tages sur le sujet. Et on ne parle pas ici d’une ving­taine de per­sonnes : sur les 697 000 sol­dats amé­ri­cains déployés dans le Golfe, 60 000 ont décla­ré souf­frir de troubles inex­pli­qués qu’ils attri­buent à des expé­riences secrètes menées par le gou­ver­ne­ment avec des gaz neu­ro­toxiques et autres pro­duits chi­miques. David Finkelhor, un thé­ra­peute qui écrit sur les abus sexuels, estime que 62 % des per­sonnes concer­nées sont des femmes. Le Times rap­por­tait récem­ment qu’en Angleterre 24 000 enfants avaient souf­fert d’un syn­drome de fatigue chro­nique, et que ce n’était là que « la pointe de l’iceberg ».

– pour citer Mariam Lau dans un article sur Hystories de Showalter (« Der Wille zum Wahn », taz, 13 sep­tembre 1997). Les chiffres et pour­cen­tages scin­tillent tels d’impudentes pointes d’icebergs de phé­no­mènes fan­to­ma­tiques, sur les­quels le paque­bot des cli­niques pri­vées et les colosses radio­té­lé­vi­sés ont mis le cap pour déployer leur flotte tita­nique. Au tohu-bohu de la glace qui se brise, au bruit des hélices et aux coui­ne­ments affo­lés des sou­ris de l’entrepont se mêle le mot dis­cret et néan­moins grave de « psy­cho­gène ». Qu’est-ce qu’il fait là ?
Les sol­dats chez qui le syn­drome de la guerre du Golfe est une consé­quence réelle d’intoxications ou de trau­mas subis existent ; de même que nombre de viols « remé­mo­rés après coup » ont dû avoir lieu. Et le syn­drome de fatigue chro­nique touche des ado­les­cents sans le moindre signe qui ren­drait vrai­sem­blable l’hypothèse d’une ori­gine psy­cho­gène ; de jeunes gens tout ce qu’il y a de plus reliés au réel qui ont mani­fes­te­ment été tou­chés par une épi­dé­mie inconnue.
La phrase dite en pas­sant par Freud, selon laquelle « il n’y a pas de signe de réa­li­té dans l’inconscient » – pro­duit de vingt ans de tra­vail achar­né dans l’iceberg de la psy­ché humaine (ou vien­noise) – s’applique pré­ci­sé­ment ici : le fait que des mil­liers de sol­dats reve­nant de la guerre du Golfe souffrent d’empoisonnements réels (et non d’une puce élec­tro­nique secrè­te­ment gref­fée dans le cul), le fait que des mil­liers d’ados bri­tan­niques souffrent d’une fatigue qui pré­sente tous les signes d’une infec­tion ou d’un empoi­son­ne­ment inex­pli­qué (et non d’une ima­gi­na­tion hys­té­rique) – au même titre que les viols avé­rés – ne changent rien au fait que les deux voies – les malades « avé­rés » comme les « non-avé­rés » – sont éga­le­ment jus­ti­fiés dans leur pré­ten­tion à être recon­nus comme « réels ». Réels, aus­si bien qu’ir-réels, ils le sont l’un comme l’autre. Seul le terme « psy­cho­gène » n’a rien à faire là pour dési­gner la lignée la plus « ima­gi­naire ». Pourquoi devrait-on consi­dé­rer comme « psy­cho­gène » ce qui est sur toutes les lèvres et dans toutes les oreilles, parce que cela sort, à haute fré­quence et inten­si­té, de tous les canaux média­tiques ? Ce sont, du moins sous forme de mani­fes­ta­tion médiale-sérielle, des syn­dromes du broad­cas­ting, ni psy­cho­gènes (= indi­vi­duels), ni épi­dé­miques (= cau­sés par un virus inconnu).
Il se peut que même le livre de Showalter oublie par­tiel­le­ment son propre sous-titre : Hysterical Epidemics and Modern Media. Sous-titre sou­li­gnant que ce sont tou­jours des épi­dé­mies trans­mises, des épi­dé­mies élec­tro­ni­que­ment dif­fu­sées, média­ti­que­ment orga­ni­sées qui conduisent à cer­tains symp­tômes « hys­to­riques ». Le carac­tère com­mun du deve­nir-trans­mis est son signe de réa­li­té – un grand avan­tage. Les gens « sim­ple­ment intoxi­qués » ne dis­posent pas d’un tel signe de réa­li­té ou seule­ment dans une bien plus faible mesure. La série trans­mise n’en appa­raît que plus forte.
Le fait de pas­ser en per­ma­nence sur les ondes peut certes d’une part ren­for­cer l’apparition de paniques hys­té­riques mais four­nit de l’autre un effet fon­da­men­tal de sta­bi­li­sa­tion. Le cer­ti­fi­cat : je fais par­tie d’une série mys­té­rieuse publi­que­ment recon­nue, par­tie de la série-fatigue chro­nique, je n’ai pas besoin de le cacher, au contraire, « je sommes nom­breux », « je » est un objet expo­sé de la série, je est une pièce d’exposition ambu­lante, déles­té en don­nant au phé­no­mène de défaillance une touche de nor­ma­li­té au quo­ti­dien, et en l’extirpant de la nor­ma­li­té : le mal de tête n’est plus du tout le même quand soixante mille autres le par­tagent ; soixante mille per­sonnes avec les mêmes symp­tômes, toutes confir­mées par le centre émet­teur comme fai­sant par­tie du post-Gulf-War-syn­drom. Le signe de réa­li­té sou­hai­té de sa patho­lo­gie est donc le signe de série (re)transmis. Les per­sonnes souf­frant de l’étiologie des ondes par­ti­cipent ain­si au carac­tère de réa­li­té de la dou­leur « plus réelle » des intoxiqués.
L’amalgamation des syn­dromes (re)transmis avec cer­tains genres lit­té­raires, musi­caux ou ciné­ma­to­gra­phiques que constate Showalter n’a donc rien de sur­pre­nant, elle est de rigueur. Nombre d’« épi­dé­mies hys­té­riques » « sont aujourd’hui pré­ci­sé­ment imbri­quées dans un genre lit­té­raire par­ti­cu­lier : la per­son­na­li­té mul­tiple avec la confes­sion, l’abus au cours de rituels sata­niques avec l’histoire d’horreur, l’enlèvement par des extra­ter­restres avec la science-fic­tion », écrit la cher­cheuse en littérature.

Les membres des séries syn­dro­miques telles que décrites par Showalter n’ont pas besoin de se ras­sem­bler pour être recon­nus comme des par­ties de séries ; ils n’ont pas besoin de se connaître entre eux, de se maté­ria­li­ser en une masse concrète dans une rue ou une place quel­conque pour être valables ; c’est ce qui dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment leur mode de consti­tu­tion de toute for­ma­tion de masse. Mais ils peuvent deve­nir des masses sous cer­taines conditions.
Showalter rap­porte que les femmes amé­ri­caines qui font par­tie de la série des vic­times d’abus sexuels dans la petite enfance tiennent régu­liè­re­ment des sur­vi­val mee­tings, des réunions de sur­vi­vantes. Avec deux effets : l’un interne, qui est un effet de masse – nous for­mons un seul grand corps de femmes qui ont été vio­lées –, et l’autre externe, qui a à voir avec le fait de deve­nir visibles – nous sommes encore là, nous avons sur­vé­cu ! L’outing télé­vi­sé, le fait d’être enre­gis­trées et dif­fu­sées est pro­mu au rang de preuve ultime et valable d’existence. Le sta­tut de série est plus impor­tant qu’une « gué­ri­son » : le moi (seul) n’est rien, mais 5 mil­lions de femmes vio­lées ne peuvent pas se trom­per (= mentir).
À par­tir de là, on peut peut-être retour­ner la phrase de Marshall McLuhan selon laquelle chaque nou­veau médium tech­nique est un pro­lon­ge­ment du corps humain : les corps humains, dans leur forme d’existence sérielle, sont des appen­dices et des pro­lon­ge­ments des médias tech­niques. Et la forme d’existence sérielle croît par rap­port à celle de l’humain comme par­tie de la masse.