Voici Doge.
Si vous êtes allées aux internets récemment, vous connaissez Doge (sinon, une formation accélérée ici). Doge est un chien global de langue angliche globale dont la représentation canonique primordiale évoque un moment de fascination indécidablement enthousiaste et confus.
(Sur l’indécidabilité de la fascination de Doge et la bistabilité de son image, cf. Espace : un maintien de fonctionnalité)
Le globiche de Doge est un anglais non-normatif, une langue maladroite mais zélée dans son insistance à caractériser la fascination. La nécessité qui est faite au personnage-image de Doge de n’affranchir aucune impression de sa caractérisation, et l’économie, impuissante et pudique, qui gouverne un registre au service de cette velléité à dire, ne peuvent pas ne pas rappeler la situation des poètes, même ou surtout contemporains.
Les deux bases les plus courantes du mème Doge : plan original (1) ; photo originale (2).
Doge est pour moi un si mauvais, c’est-à-dire aussi bien un good-enough, poète. Disons que c’est un poète honnête.
D’une part, il ne demeure pas interdit devant la fascination. Même si son lexème pivotal est le wow !, il ne s’y limite pas, contrairement au pire art poétique possible, qui s’arrêterait au las ! à l’ô !, à l’ah ! Doge, lui, agrément le wow !
Mais Doge est quand même un assez mauvais poète, parce qu’il ne parvient que minimalement à caractériser sa fascination (such x) et à la qualifier (very x, so x, much x). Minimalement, c’est-à-dire dénotativement, dans un vocabulaire qui sacrifie le sens à l’indice de share. Autrement dit, Doge ne partage que ce qui est déjà commun.
Ceci dit, Doge est aussi une figure intéressante de l’amazé. On peut dire que, au plan langagier, l’amazement (la fascination, la stupeur) est un moment où l’exclamation offusque le questionnement : son objet paraît soudainement pas tant inconnaissable – l’amazement est un moment d’étrange intimité – qu’inobjectivable.
Or il existe une poésie qui traite la fascination par l’exclamation et constitue un trésor de glose autour de son objet inqualifiable : c’est la poésie héritée d’une lecture heideggerienne de Hölderlin (via Parménide) et bataillienne de Baudelaire (les intarissables communicants du reste inexpugnable).
Sans chercher à dénigrer Doge, on peut dire que la faiblesse de ses caractérisations entérine cette idée d’une impuissance du langage à qualifier ce qui lui serait extérieur : le monde est trop complexe, on ne peut rien en dire sans trahir sa beauté ou augmenter notre dette envers lui ; les seuls mots qui résistent au conceptuel sont des éclats, des épiphanies d’indicible dans le marasme du dit.
Mais Doge est probablement moins dogien que ses zélotes (zélotes ignorants de leur dieu, certes).
Les poètes dogiens donnent pour « destination » à leur expression le regret ineffable de ce qui échappe au monde prosaïque, à la pensée discursive, à un tas de choses qu’ils désignent souvent simplement par une pelote de termes négativement lestés. (C’est parfois « concept », ou « ce dont on se saisit » – la catégorie du saisissable comme ligne de partage témoigne à mon avis d’un rapport lui-même idéalisant au savoir et à la conceptualité, mais c’est autre chose dont je parle dans Ein Querschnitt durch alles 1 : Longtemps le binaire amadoua).
Alors que Doge, lui, a le mérite de ne pas s’arrêter au report référentiel – dont amaaaaaazing ! (stupéfiant) ou awesome ! (qui à la fois provoque l’effroi et inspire le respect) sont les versions lourdes, poisseuses, redondantes, qui ne parviennent même pas à souligner l’amazement mais phénoménalisent simplement ce qui paraît.
Le bégaiement référentiel de Doge, c’est au carré celui des expatriés de fraîche date qui peinent à rendre leur amazement partageable.
Le malaise et la frustration d’une situation de minorité linguistique (et particulièrement, en l’occurrence, la pauvreté du trésor adjectival et adverbial), que les moments de fascination aggravent, initient le jeune bourgeois européen, conscient d’un fait colonial qu’il n’a jamais subi, au caractère paternaliste des rapports induits par l’avantage linguistique, caractère qui incite, alors même que la connaissance de la langue locale parvient à un niveau de correction acceptable, à conserver son accent et ses maigres particularismes pour ménager le pittoresque et préparer à l’enfantillage que ne manquera pas de produire son prochain faute.
Il a déjà été dit que le processus colonial et ses avatars (“l’assimilation”, par exemple) sont des occupations de la subjectivité (ou de l’imaginaire). On pourrait suggérer que la fascination, perçue comme reste des colonies du concept, constitue une enclave de la subjectivité dont il est confortable de refuser la politisation. Or une poésie qui refuse de se politiser est à mon sens à la fois nécessairement politique et fatalement décorative. Elle maintient le partage qui fait de la poésie un accent (primitif) et un caprice (d’enfant) aux yeux du reste de la société (celle qui se lève tôt, n’en finit pas d’entrer dans l’Histoire, participe à la production).
Voici un poème sur la reproduction équine, dans le style de Doge. Il a été lu au Prague Micropoésifestival avec un masque de Doge – un moment navrant.
Such feely
Wow
the filly goes round
much fun
so merry
very such
wow Sir
the filly falls round
wow very
merry fun
much feely
such round
very fill
so wow Sir
such bigger
much rounder
so mother
wow more now
fillies fall round
wow Sir
fillies go round now
much fillies
really wow
very such
so smother
very filled
such filly
such filly
gets mother Sir ?
much bigger
merry goes round
starts over
much fun
very such Sir
funny fun
much merry
merry fills
so smothers
also pills ?
very pills get mother
full, filled
so fraughter
much smother…
pills other
get harder ?
foals harder ?
freaky foals
pilly foals…
foals pills
fills filly
holds longer ?
catch longer
no filthy
so Sir
watch fillies foals ?
catch fillies foals… ?
…merry clutch
ah…
very clutch !
fool foalies… !
filly feels
foals filling ?
ah…
filly feels ?
ah… feely… feels !
very such
full filly foal
feels filly ?
such father… !
so mother… !
very Sir.