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La personne perd en général

Les raisons personnelles : faire des phrases

Le 6 jan­vier 2017, j’ai écrit à une dizaine d’ami·es pour leur pro­po­ser de venir gros­sir un pad d’écriture col­lec­tive en écri­vant, à par­tir de l’énoncé « La per­sonne perd en géné­ral », d’autres énon­cés, en géné­rant des phrases qui seraient toutes d’emblée consi­dé­rées comme « valables » ou « justes ». Je cher­chais à créer, dans les termes exal­tés de cette invi­ta­tion, « un espace béni où aucune faute n’est pos­sible, un lieu sans his­toire où l’erreur n’existe pas ».

Depuis, certain·e·s de ces ami·es sont venu·e·s poser des trucs sur ce pad ; avec d’autres, j’ai eu des conver­sa­tions à pro­pos de l’é­non­cé ; d’autres encore ont mani­fes­té un inté­rêt dis­tant mais bien­veillant. Ces atten­tions m’ont aidé à faire des phrases, à conti­nuer à croire faire des phrases pos­sible, et à tenir une cer­taine dépense lan­ga­gière pour néces­saire et enjaillante – alors que mes « rai­sons per­son­nelles » me por­taient à l’é­poque à croire que par­ler ne règle rien.

Très vite, le géné­ra­teur de phrases s’est consti­tué en atte­lage : Joachim Clémence m’a rejoint dans mon sou­ci, a fait de mon sou­ci notre sou­ci, et après quelques mois de géné­ra­tion com­mune, quelques mois à ten­ter de faire des phrases à deux, nous avons mis en ligne un site, qui existe à cet état stable mais pas arrê­té [note du 10 03 2020 : le ser­veur coû­tait trop cher, donc le site n’existe plus].

Faire des phrases, comme pro­gramme, ne s’est réduit pour nous ni à un exer­cice paro­dique (oppo­ser une gri­mace aux savoirs logiques), ni à une déri­sion de toute « forme » (« phra­ser » venant rem­pla­cer « com­po­ser »). Faire des phrases, en l’oc­cur­rence, ten­tait de faire aller l’attelage le plus loin pos­sible dans la semoule d’une léga­li­té imma­nente : l’horizon de cette pro­gres­sion com­mune a pu être que tout se tienne, comme dans l’idéalité théo­lo­gique du cor­pus, juri­dique du code, phi­lo­so­phique du sys­tème ; en revanche, jamais cet atte­lage ne fut tenu par le genre de loyau­té ou de mutua­lisme qui mène au tous se tiennent.

L’attelage fut tenu par le joug d’un enga­ge­ment dont je ne trouve pas pour l’ins­tant de for­mule moins évan­gé­lique : que tes sou­cis soient les miens. Faire des phrases ten­tait fina­le­ment de conju­guer, dans une forme de ratio­na­li­té sinon guin­dée, au moins opi­niâtre, les sou­cis les plus divers — poé­tiques et poli­tiques, notam­ment — et les rai­sons per­son­nelles, aus­si irre­ce­vables qu’inévitables. L’attelage aura essayé, à par­tir des géné­ra­tions pre­mières et bor­dé­liques — à par­tir, en fait, de la pelote à pro­blèmes qu’en­traînent un énon­cé à ce point géné­ra­liste et la contrainte de ne contre­dire aucun des énon­cés qu’il aura géné­rés — de conti­nuer à faire des phrases en com­mun, c’est-à-dire à se faire du sou­ci com­mun. En un sens, ché­rir notre sou­ci aura été joué en par­tie contre cha­cun ché­rir le sien. En un sens, notre seule mis­sion était de conti­nuer, vaille que vaille plus que coûte que coûte – à (s’)en faire. Et ça donne quoi, des phrases vaillantes qui valent bien ce qu’elles valent en un sens et dans tous les autres.

Le site com­pile com­pi­lait les acti­vi­tés her­mé­neu­tiques de l’attelage à par­tir de l’énoncé-source. Les entrées dans le cor­pus sont étaient plu­rielles (nous les avons avions appe­lées des « intrigues ») ; l’unité de com­po­si­tion des intrigues est était la « clause » (avec ses spé­ci­fi­ca­tions, excep­tions, pré­ci­sions). La page « Comment nous pro­cé­dons » aide­ra aurait aidé cel­leux qui vou­dront auraient vou­lu des balises.

En 2017 comme main­te­nant, la bau­druche « La per­sonne perd en géné­ral » est rejoi­gnable : tout le monde, c’est-à-dire n’importe qui, peut tra­vailler dans cette bau­druche, la faire gon­fler, ten­ter de la faire explo­ser, et en tout cas faire et publier sous n’im­porte quel nom des phrases géné­rées à par­tir de l’énoncé-source.

(Car il est doré­na­vant clair que par­ler règle – et si pas quelque chose, tou­jours au moins quel­qu’un.)

Les raisons personnelles faites raison du monde : de la certitude à la rectitude

Pourquoi « La per­sonne perd en géné­ral » ? Parce que :

La raison du texte : avarier en appariant

Pourquoi « La per­sonne perd en géné­ral » ? Pour rien. Parce que. Etc.

L’énoncé-source est mal­adroi­te­ment pur : il navre, il est drôle et navrant en même temps qu’il flatte par l’apparente neu­tra­li­té de ses termes. Parce qu’il est pur et neutre en appa­rence, qu’il semble mûr et consom­mable, il est ten­tant de l’avarier pour faire échec à sa lapi­da­ri­té. Le jeu est de par­tir de cet énon­cé abs­cons, dont la teneur asser­tive s’avarie dans la forme péremp­toire, dans le moment de son mûris­se­ment par la nuance vaseuse (« en géné­ral ») et s’ouvre par là même à tout un tas de spé­ci­fi­ca­tions qui en garan­ti­raient la vali­di­té (donc la néces­si­té qu’il y aurait à dire ou écrire un tel énon­cé, à s’y ris­quer). Ces spé­ci­fi­ca­tions sont une aubaine pour qui aime tra­vailler à che­val sur le géné­rique et le pro­ver­bial d’un côté et, de l’autre côté, tout ce que l’épouillage ou le démê­lage phi­lo­lo­giques peuvent pro­duire de ral­longe et de néces­si­té de suivre les fils jusque dans les der­niers éraille­ments.

Ce n’est pas tant l’énoncé lui-même, la for­mule, qui semble par­ta­geable, que le mode sin­gu­lier de sa glose, mode qui a trou­vé sa for­mule lors d’une conver­sa­tion avant toute écri­ture : ava­rier en appa­riant. Avarier l’énoncé-source, c’est enga­ger un rap­port cor­ro­sif à sa pure­té ou neu­tra­li­té sup­po­sées. L’apparier à d’autres énon­cés est un moyen pri­vi­lé­gié de ce rap­port qui consiste autant à l’appareiller de clauses (jusqu’à noyer son indi­ca­tif sec sous un déluge de condi­tions : res­tric­tives, aug­men­ta­tives, de dés- ou réaf­fi­lia­tion etc.) qu’à le regar­der vivre dans des rela­tions appe­lées par la poly­sé­mie de ses termes. Car la neu­tra­li­té de l’énoncé n’est qu’apparente : « la per­sonne » est un champ satu­ré de dis­cours juri­diques (c’est le terme pivo­tal du droit romain, de l’anthropologie et de la chris­to­lo­gie médié­vales), poli­tiques (les post­co­lo­nial stu­dies s’y inté­ressent spé­cia­le­ment), idéo­lo­giques (per­son­na­lisme, droits-de‑l’hommisme, anti­spé­cisme) ; la « perte » ou la « défaite » s’inscrivent dans le voca­bu­laire de l’ethos entre­pre­neu­rial qui a conquis jusqu’à la Maison Blanche (« i’m a win­ner / ter­ro­rists are losers ») ; « en géné­ral » est confon­dant et spé­ci­fiant à la fois : il s’oppose, tech­ni­que­ment, à « en par­ti­cu­lier », en même temps qu’il prend place, idio­ma­ti­que­ment, dans le ventre mou des fré­quences, quelque part entre « tou­jours » et « par­fois », convo­quant une loi de nor­ma­li­té abs­traite.

Écrire à par­tir d’un énon­cé aus­si sec est un exer­cice de conci­lia­tion proche de la dis­ci­pline sco­las­tique face au Texte : il s’agit de pro­duire des clauses aptes à main­te­nir « un pro­gramme de véri­té » (P. Veyne) ouvert à d’autres pro­grammes de véri­tés, tout amen­de­ment devant jouer de « la plu­ra­li­té des formes du ration­nel » (A. De Libera) au sein du cor­pus. Autrement dit, un pro­gramme de véri­té nous est four­ni arbi­traire sous son aspect for­mu­laïque (l’énoncé-source est à consi­dé­rer comme « vrai » ou « valide », il n’y a pas le choix). Notre liber­té réside dans l’inscription de clauses de nature à arbi­trer ce pro­gramme, à le pré­ci­ser sans le spé­ci­fier (la véri­té du cor­pus-source, dans la tra­di­tion sco­las­tique, ne requiert pas un mieux dire mais un déploie­ment des signi­fi­ca­tions pos­sibles de cet énon­cé ; c’est un art de l’accommodement et de la trans­mis­sion).

Mais l’exercice est facile parce qu’il n’a pour Texte qu’un énon­cé. On com­mence par ne rien se refu­ser, et ce qu’on est ame­né à se refu­ser ne naît pas comme contrainte exo­gène mais comme condi­tion de l’énoncé sui­vant, comme condi­tion pour pou­voir conti­nuer (si je spé­ci­fie trop ici, je ne pour­rai plus jouir là de l’ambiguïté ; si je me vautre ici dans le géné­ral, mon objet rejoint l’horizon des « phé­no­mènes » et je renonce à le connaître en propre).

L’exercice offre fina­le­ment les condi­tions idéales pour faire de l’aquaplaning sur l’idiome. Et s’arrêter au moment d’adhérence où ce qu’on dit s’avère, s’affermit, s’égalise en humeur ou en goût, trouve sa place dans l’ordre du savoir ou dans la hié­rar­chie des anges. Ce qui fait que, d’une cer­taine façon, on peut écrire abso­lu­ment ce qu’on veut. En fin de compte, le seul pro­blème est un pro­blème de nomen­cla­ture.