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Situation en nous qui sait

La connais­sance est liée à la lutte.
Et connaît vrai­ment celui qui hait vrai­ment.1

Ce n’est pas nous qui savons,
c’est une cer­taine situa­tion en nous qui sait.2

La gra­dua­li­té n’explique rien sans les sauts.
Les sauts ! Les sauts ! Les sauts !3

Dans l’« Italie des [soixante] der­nières années », Nanni Balestrini passe, « selon un para­doxe qui ne l’est qu’en appa­rence », pour « l’écrivain le plus radi­ca­le­ment for­ma­liste et radi­ca­le­ment enga­gé »4. L’adverbe est d’actualité ; les deux adjec­tifs ont vieilli,

  • à moins que par « for­ma­liste » on réus­sisse à entendre, au-delà du par­tage inopé­rant fond/forme, une atten­tion main­te­nue aux cadres, aux dis­po­si­tifs, aux arti­fices de l’écriture (contre l’évidence du sen­ti­ment ou de l’expression, et contre les pré­ten­tions à l’« inno­cence » et au « natu­rel »5), et même, selon l’accusation par­faite d’un bol­che­vik ortho­doxe, un « cri­mi­nel sabo­tage idéo­lo­gique »6, puisque le for­ma­lisme ain­si enten­du, en tant qu’il s’intéresse à la façon dont les dis­cours sont consti­tués afin que jamais ils ne puissent pas­ser pour ins­ti­tués, est néces­sai­re­ment un enne­mi des dogmes ;
  • à moins aus­si qu’on n’arrive à débar­ras­ser « enga­gé » de la fameuse res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de l’écrivain (dont « chaque parole a des reten­tis­se­ments ; chaque silence aus­si »7) qui a long­temps amé­na­gé à la « parole intel­lec­tuelle » un des­tin propre au sein de la com­mu­nau­té des par­lants ; on pour­rait, à l’inverse, y entendre une forme d’implication poli­tique qui rejette par prin­cipe la divi­sion du tra­vail dis­cur­sif et intel­lec­tuel – par exemple entre les poètes (ces grands inquiets du lan­gage, en charge du « sym­bo­lique » ou de « la langue ») et les sujets poli­tiques ordi­naires (qui se contentent – symp­tômes d’un monde ayant sacri­fié le lan­gage tout entier à la véhi­cu­la­ri­té – de faire des phrases, for­mu­ler des opi­nions, com­mu­ni­quer des infor­ma­tions).

En ce sens, « for­ma­liste » et « enga­gé » – si les deux mots, à néces­si­ter tant de pin­cettes, demeurent uti­li­sables – peuvent qua­li­fier :

  • une poé­sie qui ne s’excuse pas de ne pas être l’action (ou : « la poli­tique », « la révo­lu­tion », « la vie », « le réel » – au choix et com­bi­nables) ;
  • une poli­tique qui ne s’excuse pas de ne pas être « la poé­sie » (ou : « l’imaginaire », « le rêve », « le réen­chan­te­ment » etc.).

Reste le « para­doxe » appa­rent, tant semble s’être natu­ra­li­sée l’idée, au cours de la seconde moi­tié du 20e siècle, que « faire de la poé­sie » (sérieu­se­ment, for­ma­lis­te­ment), « c’est déjà poli­tique »8.

nous voi­ci ensemble en ce lieu réunis
pour une très belle lec­ture de poé­sie
d’un côté il y a vous
le magni­fique public de la poé­sie
venus ici pour écou­ter la poé­sie
car la poé­sie vous l’aimez tel­le­ment
vous feriez n’importe quoi pour la poé­sie
n’exagérons rien c’est une façon de par­ler mais
vous feriez quelque chose un petit quelque chose
si vous n’avez déci­dé­ment rien d’autre à faire9

Au début des années 1960, Balestrini co-fonde le « Gruppo 63 », dont font aus­si par­tie, entre nom­breux autres, Edoardo Sanguineti et Umberto Eco. Dès cette époque, son œuvre, oppo­sée au néo­réa­lisme régnant, peut être qua­li­fiée d’« expé­ri­men­tale », à condi­tion là aus­si de dis­si­per les mal­en­ten­dus autour du terme : loin d’un tra­vail de labo­ra­toire cou­pé des réa­li­tés sociales, les expé­riences de Balestrini sont tou­jours en prise directe sur le poli­tique et l’idiomatique brû­lants, la langue en usage et la lutte en cours. Mais, comme l’écrit Ada Tosatti dans la post­face à l’édition fran­çaise de Blackout, « en tra­ver­sant les écri­tures dont est fait le monde, en les mâchant, en les déstruc­tu­rant, en les bou­le­ver­sant, Balestrini par­vient […] à rendre la vita­li­té des mou­ve­ments contes­ta­taires des années soixante-dix. »10

Car Balestrini est aus­si un acteur poli­tique impor­tant du mou­ve­ment auto­nome ita­lien, et une figure majeure de Potere Operaio (« Pouvoir ouvrier »), groupe fon­dé en 1967 par Toni Negri et Oreste Scalzone notam­ment. Le groupe par­ti­cipe du mou­ve­ment dit « opé­raïste », qui se carac­té­rise par le refus du socia­lisme (vu comme la pour­suite du capi­ta­lisme sous cou­vert de « tran­si­tion » vers le com­mu­nisme) et l’exigence d’une pra­tique ouvrière auto­nome et immé­dia­te­ment révo­lu­tion­naire. La révo­lu­tion n’est pas une pro­messe ; c’est le pré­sent de la lutte comme pro­ces­sus, mou­ve­ment d’autonomisation. Cette concep­tion n’est pas néces­sai­re­ment « séces­sion­niste » ; elle consi­dère qu’il faut envi­sa­ger dans leur exten­sion maxi­male les contra­dic­tions du capi­tal telles qu’elles s’expriment d’abord dans les lieux de pro­duc­tion11. S’il y a une usine, c’est une usine. Pas une ville.12

L’autun­no cal­do (« automne chaud ») voit, en 1969, se mul­ti­plier les grèves dites « sau­vages », c’est-à-dire éman­ci­pées des struc­tures syn­di­cales et du Parti Communiste Italien13. Les opé­raïstes pra­tiquent alors l’enquête ouvrière ; issu de cette période, le livre de Balestrini Nous vou­lons tout (Vogliamo tut­to, 1971) donne la parole à un « ouvrier-masse », figure de la lutte dont le dis­cours n’est pas empe­sé d’orthodoxie mar­xiste mais est authen­ti­que­ment poli­tique d’être en mou­ve­ment – en l’espèce, il passe d’un registre doléan­tiste (obte­nir un meilleur salaire et de meilleures condi­tions de tra­vail) à l’imposition d’un rap­port de force (auto-réduc­tion effec­tive du temps de tra­vail), pour abou­tir au refus pur et simple du tra­vail. La lutte n’est pas une guerre de posi­tion, où des avan­cées et des reculs sont enre­gis­trés sur le sen­tier glo­rieux de l’abolition des classes ; c’est le mou­ve­ment même par lequel, à l’occasion de luttes conjonc­tu­relles et en-dehors d’elles, les ouvriers accroissent leur pou­voir de nui­sance et de blo­cage, for­çant le monde (tout l’hors-usine) à se consi­dé­rer tout entier dans sa déter­mi­na­tion par l’exploitation. À bien des égards, les slo­gans les plus mar­quants de ces der­nières années, de « Le monde ou rien » à « Contre le tra­vail et son monde », expriment une radi­ca­li­té affine de celle des années opé­raïstes14.

bref même en poé­sie il y a les fac­tions contraires
les déploie­ments de rangs oppo­sés
fana­tiques into­lé­rants pou­ja­distes extré­mistes
dégon­flés oppor­tu­nistes atten­tistes fon­da­men­ta­listes
réfor­mistes casse-couilles jean-foutres sec­taires pas­séistes
mais pour la plu­part ce sont des gens bons
tem­pé­rés tran­quilles dociles avec un bon carac­tère
qui sont ici pour écou­ter les belles paroles qui rebon­dissent de nos lèvres vers eux
si l’acoustique est bonne15

L’expression est conve­nue, mais elle est par­ti­cu­liè­re­ment juste dans le cas de Balestrini : poli­tique et poé­tique s’informent l’une l’autre :

  • com­mune entre­prise d’extension et de décan­ton­ne­ment (de même qu’il faut pen­ser la ville depuis l’usine et l’usine dans la ville, il faut pen­ser la poé­sie dans le lan­gage-en-géné­ral, depuis le bor­del inté­gral des dis­cours) ;
  • insis­tance sur une vita­li­té sauve des nécroses idéo­lo­giques et idio­ma­tiques (de même que le dis­cours de l’ouvrier venu des cam­pagnes, en appa­rence apo­li­tique parce qu’imperméable à la rhé­to­rique syn­di­cale et au cor­pus tra­di­tion­nel des luttes, est le plus émi­nem­ment poli­tique des dis­cours, on remarque par­fois, « dans l’abus sclé­ro­sé et auto­ma­tique de phrases toutes faites et d’expressions conven­tion­nelles qui consti­tuent la base du lan­gage com­mun par­lé, un déclen­che­ment sou­dain de rap­pro­che­ments impré­vus, de rythmes inha­bi­tuels, de méta­phores invo­lon­taires »16) ;
  • com­mun refus des média­tions (de même que l’action poli­tique « immé­diate » – à la fois au sens de spon­ta­née et d’émancipée du par­ti-syn­di­cat – est sus­cep­tible de relan­cer le mou­ve­ment, « le besoin de se ser­vir avec immé­dia­te­té des mots » par­vient à « impri­mer de nou­velles direc­tions » aux conte­nus fati­gués de la « com­mu­ni­ca­tion »17).

Attaché à une poé­sie et une poli­tique vivantes, l’œuvre de Balestrini a sou­vent un carac­tère « par­lé », et notam­ment l’aspect épa­nor­tho­tique des éla­bo­ra­tions orales. Par rap­port à ce qui est écrit, « ce qui est dit est dit pour tou­jours, et peut être cor­ri­gé seule­ment au moyen d’additions suc­ces­sives »18. La néces­si­té de cette cor­rec­tion vient de cette condi­tion que Kleist, dans un petit texte célèbre19, puis Novalis, dans ses Fragments logo­lo­giques, avaient iden­ti­fiée : c’est quand on ne sait pas ce qu’on va dire qu’on en vient à dire ce qu’on n’aurait jamais pen­sé dire. De même, c’est en ne pré-don­nant pas un conte­nu au com­bat poli­tique que de nou­veaux rap­ports ont une chance d’apparaître. Pierre Alferi, dans un petit livre inti­tu­lé Chercher une phrase (Paris : Bourgois, 1991), a écrit que « la pen­sée n’est pas un empire dans l’empire de la langue, mais l’avance que le lan­gage prend sur lui-même » ; on pour­rait dire, dans un exer­cice de trans­po­si­tion ris­qué, mais qui rend jus­tice à la foi de Balestrini, non pas dans un conti­nuum poé­sie-poli­tique, mais dans une conti­nui­té entre l’action et le dis­cours : « L’action poli­tique n’est pas un empire dans l’Empire, un game dans le Game, mais l’avance que le mou­ve­ment prend sur ce que le Game pré­sente comme poli­ti­que­ment conce­vable, for­mu­lable, reven­di­cable ». Un rap­port adven­tif, non pres­crip­tif, de la pen­sée à l’expression, dans une moti­va­tion com­mune de la concep­tion et de l’énonciation.

Mais si, comme l’écrit Balestrini, la poé­sie « ne devra pas ten­ter d’emprisonner mais de suivre les choses »20 ; si elle doit mani­fes­ter « une extrême adhé­rence à tout ce que la vie recèle d’insaisissable et de mobile »21, elle ne peut comp­ter sur un pur spon­ta­néisme. Aussi l’écriture de Balestrini se veut-elle, certes, « immé­diate » et « mobile », mais pas moins contrainte et fabri­quée ; elle contri­bue à trou­bler le vieux cli­vage, poé­tique et poli­tique, entre les « orga­ni­sa­teurs » et les « spon­ta­nés », les « tech­ni­ciens » et les « ins­pi­rés »22. D’une part, Balestrini récuse la poé­sie « pour­lé­chée » et « polie », et entend col­ler à « une expres­sion confuse et encore bouillon­nante, qui porte sur elle les signes du déta­che­ment de l’état men­tal, de la fusion pas com­plè­te­ment adve­nue avec l’état ver­bal »23 ; d’une autre, la poé­sie est une « opé­ra­tion »24 – terme qui com­bine les carac­tères pro­cé­du­riel et pro­ces­suel – mais une opé­ra­tion qui ignore ce qu’elle opère : elle ne connaît pas son quoi ; elle s’est sim­ple­ment choi­sie, de façon occa­sion­nelle, voire acci­den­telle, un com­ment.

Ces décla­ra­tions, extraites du seul texte « pro­gram­ma­tique » de Balestrini (« Langue et oppo­si­tion », 1961), sont contem­po­raines d’expérimentations for­melles radi­cales, notam­ment celle qui consiste à com­po­ser un poème com­bi­na­toire sur ordi­na­teur – un des pre­miers du genre25. Ces expé­ri­men­ta­tions ont pour la plu­part ceci en com­mun : l’expression n’y pro­cède pas d’une néces­si­té inté­rieure mais est le fait d’une redis­tri­bu­tion, d’un shuf­fling d’énoncés déjà en cir­cu­la­tion dans le bor­del des dis­cours. La pré­face de Quintane y insiste : il n’y a pas un seul mot de Balestrini dans la plu­part des poèmes de Chaosmogonie, recueil publié au prin­temps par les édi­tions La Tempête. Ne pre­nons pas ce rap­pel pour une énième reven­di­ca­tion d’impersonnalité du poète ; rien de « cor­po » là-dedans, la remarque vaut pour tout le monde, tout par­lant ordi­naire – dans les termes d’un De Certeau : « faute d’avoir un propre », il lui faut « se débrouiller dans un réseau de forces et de repré­sen­ta­tions éta­blies », « “faire avec” », éla­bo­rer des « stra­ta­gèmes », des « coups »26.

Une de ces débrouilles est le mon­tage, tech­nique à l’origine de nom­breux poèmes de Chaosmogonie. Les élé­ments fon­da­men­taux de ce mon­tage ne sont pas, comme dans d’autres poèmes de Balestrini27, les lexèmes voire les mor­phèmes (échelle qui per­met « sur­tout la mise en cause la valeur réfé­ren­tielle du lan­gage »28), mais des énon­cés (qu’on dirait, le plus sou­vent, « décla­ra­tifs », voire « apo­phan­tiques » en termes logiques), des mor­ceaux de phrases syn­taxi­que­ment conti­nus, des pro­po­si­tions. Autrement dit : l’unité du mon­tage de ces poèmes est la séquence la plus cou­rante qui soit (celle qui exprime au quo­ti­dien des juge­ments et des opi­nions), et par consé­quent l’expérience menée dans ces poèmes est par­fai­te­ment exo­té­rique. Elle n’en est pas moins « for­mel­le­ment » sophis­ti­quée. La sex­tine, notam­ment, est, après Pound (aux lec­tures duquel Balestrini se ren­dait à Milan dans les années 1960), revi­si­tée (« Empty Cage », « Fragments pour F. B. », « À bout de ») : adap­tée au modèle épa­nor­tho­tique évo­qué plus haut, et por­tant la marque des théo­ries de l’information des années 50 (qui ont beau­coup inté­res­sé Balestrini), elle rejoue des énon­cés d’une strophe à l’autre, et il s’agit autant de répé­ti­tions à stric­te­ment par­ler que d’une sorte de jeu d’itérations où les énon­cés entrent en co-inci­dence.

les choses vont et viennent
chaque répé­ti­tion doit pro­vo­quer une expé­rience tout à fait nou­velle
il est sur­tout ques­tion de chan­ge­ment
l’indétermination est le saut dans la non-linéa­ri­té et dans l’abondance
ce qui advient arrive par­tout et simul­ta­né­ment
puisque déjà tout com­mu­nique pour­quoi vou­loir com­mu­ni­quer

afin que tout puisse arri­ver
tan­dis que dans la conver­sa­tion rien ne s’impose
non seule­ment je ne le veux pas mais je veux détruire le pou­voir
les prin­cipes et les gou­ver­ne­ments sont ce qui favo­rise l’oubli
il faut s’en aller d’ici
nous sommes tou­jours plus impa­tients et nous devien­drons tou­jours plus voraces29

Dans les « Instructions pré­li­mi­naires » qui closent le recueil, c’est le sché­ma ryth­mique des coblas cap­fi­ni­das (issu de la can­so occi­tane) qui donne au poème son carac­tère trou­blant : le der­nier vers d’une strophe est rejoué en pre­mier dans la strophe sui­vante (un peu comme Iam dans Demain c’est loin)30. En expo­sant, dans cette sorte de relais d’énoncés, un flux de pen­sées pro­gres­sant par heurts et par bonds, Balestrini met en quelque sorte en pra­tique la « théo­rie maté­ria­liste de la contin­gence » qu’il appelle de ses vœux. Le sujet d’une telle théo­rie n’est plus qui trouve confir­ma­tion de sa luci­di­té his­to­rique dans son propre pes­si­misme ora­cu­lant, mais qui, ayant renon­cé à l’espoir sous le nom de l’Événement (la Révolution, l’Insurrection etc.) comme à la linéa­ri­té et à la gra­dua­li­té sous le nom – sin­gu­lier – du Temps pro­gres­sif cou­rant vers sa fin, ché­rit les acci­dents, les bifur­ca­tions, les sauts.

forces hété­ro­gènes se com­posent sur une ligne com­mune
dans une rela­tion non pré­dé­ter­mi­née
dans la durée en muta­tion des conjonc­tures
en regar­dant l’événement depuis des pers­pec­tives par­tiales
décom­po­ser et recom­po­ser en équi­libres alter­na­tifs
l’écriture comme un flux non comme un code

l’écriture comme un flux non comme un code
construc­tions asso­cia­tives et accu­mu­la­tives
décom­po­ser et recom­po­ser en équi­libres alter­na­tifs
dans une rela­tion non pré­dé­ter­mi­née
enri­chir la signi­fi­ca­tion en la ren­dant mal­léable
la forme libé­rée du maré­cage des syn­taxes31

  1. Mario Tronti, Introduction à Operai e capi­tale (Turin : G. Einaudi, 1966 ; fr. : Ouvriers et capi­tal, Genève : Entremonde, 2016, p. 21, trad. Y. Moulier-Boutang & G. Bezza)
  2. « Que l’esprit ait besoin d’une cer­taine forme d’excitation, même s’il ne s’agit que de repro­duire des idées que nous avons déjà eues, c’est ce qu’on voit sou­vent dans les exa­mens où sont inter­ro­gés des esprits ouverts et culti­vés à qui l’on pose, sans pré­am­bule, des ques­tions telles que : Qu’est-ce que l’État ? Ou : Qu’est-ce que la pro­prié­té ? Ou d’autres choses du même genre. Si ces jeunes gens s’étaient trou­vés dans une socié­té où l’on avait débat­tu de l’État ou de la pro­prié­té depuis un cer­tain temps déjà, ils auraient peut-être faci­le­ment trou­vé la défi­ni­tion en com­pa­rant, iso­lant et réca­pi­tu­lant les concepts. Mais ici, où cette pré­pa­ra­tion de l’esprit fait tota­le­ment défaut, on les voit brus­que­ment buter ; et seul un exa­mi­na­teur man­quant tota­le­ment de dis­cer­ne­ment en dédui­ra qu’ils ne savent pas. Car ce n’est pas nous qui savons, c’est une cer­taine situa­tion en nous qui sait. » (Heinrich von Kleist, « De l’élaboration pro­gres­sive de la pen­sée par le dis­cours », dans Œuvres com­plètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 48, tra­duc­tion modi­fiée)
  3. Lénine, com­men­tant la « rup­ture de gra­dua­li­té » (Abbrechen des Allmählichen) de Hegel dans ses Cahiers phi­lo­so­phiques (1895–1916), Paris, Éditions sociales, 1973, p. 118–119
  4. Ada Tosatti, dans sa post­face à l’édition fran­çaise de Blackout (Genève : Entremonde, 2011)
  5. « La lin­gua del­la scrit­tu­ra let­te­ra­ria non è mai inno­cente e “natu­rale”. » (Nanni Balestrini & Alfredo Giuliani, dans Gruppo 63. L’antologia, Milan : Bompiani, 2013)
  6. Le mot est d’Anatoli Lounatcharski, Commissaire du peuple à l’éducation de 1917 à 1929.
  7. « L’écrivain est en situa­tion dans son époque : chaque parole a des reten­tis­se­ments. Chaque silence aus­si. Je tiens Flaubert et Goncourt pour res­pon­sables de la répres­sion qui sui­vit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le pro­cès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condam­na­tion de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une cir­cons­tance par­ti­cu­lière de sa vie, a mesu­ré sa res­pon­sa­bi­li­té d’écrivain. » (Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps Modernes », Situations II, Paris : Gallimard, 1948, p. 7)
  8. C’est en tout cas ce que Nathalie Quintane raconte qu’on a pré­ten­du : « Al Dante avait publié les plus impor­tants poètes de l’époque, et le pre­mier bou­quin direc­te­ment poli­tique en poé­sie, après une abs­ti­nence de près de trente ans : une petite antho­lo­gie sur les sans-papiers (Ouvriers vivants, Romainville : Al Dante, 1999). C’était ce bou­quin qui avait contri­bué à cas­ser le cli­ché qu’on entre­te­nait entre nous, poètes : que, de toute façon, écrire de la poé­sie, c’était déjà poli­tique – une posi­tion inté­res­sante, défen­dable, deve­nue confor­table à la longue. » (Nathalie Quintane, Un œil en moins, Paris : P.O.L, 2018, p. 203–204)
  9. Extrait de « La poé­sie fait beau­coup de bien », Chaosmogonie, Paris : La Tempête, p. 26
  10. Ada Tosatti, post­face à l’édition fran­çaise de Blackout (Genève : Entremonde, 2011)
  11. « Au niveau le plus éle­vé du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste le rap­port social devient un moment du rap­port de pro­duc­tion, et la socié­té tout entière devient une arti­cu­la­tion de la pro­duc­tion, à savoir que toute la socié­té vit en fonc­tion de l’usine, et l’usine étend sa domi­na­tion exclu­sive sur toute la socié­té. » (Mario Tronti, « L’usine et la socié­té », dans Classe Operaia, n°1 : « Lenin in Inghilterra », jan. 1964, repris dans Ouvriers et capi­tal, Genève : Entremonde, 2016, p. 70, trad. Y. Moulier-Boutang & G. Bezza)
  12. D’après un vers du poète états-unien Tongo Eisen-Martin : « If it has a pri­son, it is a pri­son. Not a city. » (S’il y a une pri­son, c’est une pri­son. Pas une ville.) (« Faceless », dans Heaven is all good­byes, San Francisco : City lights, 2017, p. 10)
  13. La horde d’or, Italie 1968–1977 : la grande vague révo­lu­tion­naire et créa­tive, poli­tique et exis­ten­tielle, édi­té par Primo Moroni et Nanni Balestrini en 1997, et tra­duit en fran­çais en 2017 (Paris : L’éclat) a contri­bué au regain d’intérêt pour l’opéraïsme. Les auteurs y montrent bien com­ment le PCI et les syn­di­cats fonc­tionnent dans l’a­près-guerre comme un bloc (dont la super­struc­ture cultu­relle cor­res­pond plus ou moins au néo­réa­lisme) qui per­met la mobi­li­sa­tion des ouvriers dans la recons­truc­tion natio­nale selon une logique de récon­ci­lia­tion de classe qui dif­fère tou­jours les réa­li­sa­tions com­mu­nistes (d’a­bord on recons­truit l’in­dus­trie, puis on col­lec­ti­vi­se­ra les moyens de pro­duc­tion, patience !). C’est ce bloc que 68–69 fait voler en éclat sous l’im­pul­sion du nou­vel ouvrier-masse du Sud, non-qua­li­fié, par oppo­si­tion aux ouvriers plus qua­li­fiés du Nord, et par­tiel­le­ment embour­geoi­sés, qui s’i­den­ti­fiaient plus faci­le­ment à ces vieilles struc­tures.
  14. Vivre à Milan (Vivere a Milano, 1975) donne une idée de la vita­li­té poli­tique de l’époque, et de la vio­lence des affron­te­ments avec la police.
  15. Extrait de « La poé­sie fait du bien », Chaosmogonie, Paris : La Tempête, 2020, p. 29
  16. Nanni Balestrini, « Langue et oppo­si­tion » (1961), trad. Adrien Fischer
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. Heinrich von Kleist, « De l’élaboration pro­gres­sive de la pen­sée par le dis­cours », dans Œuvres com­plètes, op.cit.
  20. Nanni Balestrini, « Langue et oppo­si­tion » (1961), trad. Adrien Fischer
  21. Ibid.
  22. Selon les termes d’Olivier Cadiot et Pierre Alferi dans « La méca­nique lyrique » (Revue de lit­té­ra­ture géné­rale, t. 1, Paris : P.O.L, 1995)
  23. Nanni Balestrini, « Langue et oppo­si­tion » (1961), trad. Adrien Fischer
  24. Ibid.
  25. Tape Mark 1 & 2, 1961 & 1963. Une repro­duc­tion, non stric­te­ment fidèle au code ori­gi­nal, peut être consul­tée en ligne. On trou­ve­ra aus­si des extraits des deux poèmes dans l’anthologie du Gruppo 63 (Milan : Bompiani, 2013)
  26. Michel de Certeau, L’invention du quo­ti­dien (1980), t. 1 Paris : Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 35–36
  27. Come si agisce e altri pro­ce­di­men­ti (« Comment on agit et autres pro­cé­dés ») (1963), Roma : DeriveApprodi, 2015
  28. Ada Tosatti, post­face à l’édition fran­çaise de Blackout (Genève : Entremonde, 2011)
  29. Extrait d’« Empty Cage », poème de mon­tage à par­tir de phrases de John Cage, Chaosmogonie, Paris : La Tempête, 2020, p. 63
  30. Là-des­sus, aller voir l’instructive post­face d’Andrea Cortellessa à l’édition fran­çaise de La vio­lence illus­trée (Entremonde, 2011).
  31. Extrait des « Instructions pré­li­mi­naires », Chaosmogonie, Paris : La Tempête, 2020, p. 117