22 11 20

Le mal (Anne Boyer)

Ça va faire mal : ça ne fait jamais pas mal. Ça vien­dra for­cer nos poi­trines et ça entre­ra par ici. Il y a des jours, ça fera mal et ce sera le sort ; d’autres jours, ça pas­se­ra par aucun agent spé­ci­fique ; et, des fois, c’est quelqu’un qui en sera la cause. Par exemple quelqu’un tré­buche, ren­verse sur nous tout le mal qu’il avait dans les bras. On se regarde effa­rés. Il y a du mal par­tout, sur tout le monde, et tout le monde a les yeux pleins de larmes.

Quelqu’un nous jet­te­ra un regard ou plu­sieurs et déci­de­ra qu’on a méri­té que ça fasse mal. À notre tour on lui jet­te­ra un regard, comme on balance une ques­tion ou comme on jette un sort. On dira : Est-ce que ce sont mes mots, ou leur agen­ce­ment, qui t’amènent à vou­loir pour moi ce qui fait mal ? Ou est-ce que c’est mon corps ? Est-ce que tu veux te ven­ger de la façon dont mes yeux s’allument, dont mon corps se tend quand les rayons du soleil l’at­teignent sous un cer­tain angle ? Comment oses-tu ! et Qu’est-ce que tu croyais ?!

Des fois, ceux qui nous causent du mal ten­te­ront de se jus­ti­fier, et qu’ils le fassent ou non ce seront leurs méthodes pour cau­ser davan­tage de mal.

Ça va faire mal. Ça sous­trai­ra les heures du jour ou ça les ral­lon­ge­ra. Ça tire­ra de nous six cent qua­torze mille larmes. Ça confis­que­ra toutes nos per­cep­tions ; on ne ver­ra plus la lune dans le ciel et cette pomme rouge-jaune qu’autrement on aurait cro­quée ; et alors même nos rêves, si on a la chance d’en avoir, rejoin­dront ce qui fait mal comme si ce qui fait mal avait posé des rails qui mènent tous les trains vers son centre sans que jamais aucun l’atteigne.

Quand nos amours nous par­le­ront, on ne les enten­dra pas parce qu’à la place on enten­dra le son intro­duit en nous par ce qui fait mal, et qui d’abord res­semble au gei­gne­ment d’une alarme déclen­chée par erreur, avant de se faire fra­cas de nos propres oreilles per­cu­tant ce qui fait mal, ou l’inverse, et bien­tôt plus aucun autre son ne sub­siste, bien­tôt s’efface le sou­ve­nir qu’il a exis­té d’autres sons.

Ce qui fait mal fait tou­jours plus mal, se dif­fuse, enfle, pro­li­fère, en vient à obs­truer ce qui est vrai et juste, néces­saire et urgent. Les rai­sons de vivre, rai­sons pour les­quelles on veut bien ris­quer de se faire mal, com­mencent à deve­nir troubles. On est de plus en plus seul⋅e avec ce qui fait mal et ça le fait tou­jours plus, mal, tou­jours plus mal, plus mal, et à un moment il n’y a plus que ce qui fait mal, sauf qu’il y a aus­si le mal qui découle de ce qui fait mal. Quand se trouble ce qui est vrai et juste, urgent et néces­saire, il n’est plus pos­sible d’agir au nom du vrai et du juste, et même quand brillent encore quelques rares éclats de vrai et de juste, ce qui fait mal s’est tant dif­fu­sé qu’agir est engour­di.

Il est sans doute pré­fé­rable de s’autoriser à res­sen­tir le mal de ce qui fait mal plu­tôt qu’autre chose, et on pour­rait ima­gi­ner une ency­clo­pé­die – l’encyclopédie de ce qui n’a pas été écrit mais mérite d’être su – dont l’entrée « Le Mal » ins­truise du mal qui est fait plu­tôt que de l’Autre. Dans cet article une fois écrit, on trou­ve­ra peut-être des infor­ma­tions quant au genre auquel se rap­porte ce qui nous fait mal et ses rela­tions spé­ci­fiques à ce qui fait mal par ailleurs ; peut-être qu’on y trou­ve­ra de quoi acqué­rir une connais­sance solide des dif­fé­rentes classes de ce qui fait mal. On trou­ve­ra peut-être, à cette entrée de l’encyclopédie, un expo­sé des rap­ports de ce qui fait mal avec ce qui est vrai, juste, etc., plein d’informations cru­ciales mais insai­sis­sables sur ce qui est juste et injuste dans le monde com­mun. On trou­ve­ra peut-être des pré­co­ni­sa­tions sur l’attitude à adop­ter quand ça fait mal : quelles alliances pas­ser, les­quelles refu­ser, quels objets bran­dir de sa main la plus sûre, com­ment opé­rer dans l’amer sys­tème du monde tel il est, s’il vaut mieux prendre sur la gauche ou bien faire une pause, ou se cares­ser les mains entre ami⋅e⋅s en sui­vant les contra­dic­tions jusqu’au bout.

Ce qui fait mal peut s’étudier, comme tout. Chaque larme ver­sée : un manuel ; chaque ins­pi­ra­tion cher­chant à faire sau­ter ce qui pèse sur la poi­trine : un trai­té ; une insom­nie de sept heures et qua­torze minutes : une thèse fas­ti­dieuse mais pas for­cé­ment inin­té­res­sante sur le fait d’avoir exis­té.

Ce n’est pas : ce qui est vrai, juste, urgent et néces­saire est une lumière, et ce qui fait mal est l’obscurité. Tous deux sont obs­cu­ri­té : tous deux sont lumière.