26 02 13

Retour sur Exposure Berlin

Pendant un peu plus d’un an, à des inten­si­tés diverses, j’ai tra­vaillé en tant que dra­ma­turg pour Exposure Berlin, écri­vant des textes dans un alle­mand, un anglais et un fran­çais plus ou moins cor­rects & plus ou moins intri­qués. La pièce a été jouée pen­dant deux semaines, du 12 au 21 octobre 2012, dans un ancien ciné­ma muet de Berlin, le Delphi, et a fait se bou­ger entre 200 et 300 per­sonnes chaque soir.
Victor Labarthe, le mac du set de la bühne (Toutes les photos qui suivent ont été prises par Peter Gesierich.)

Victor Labarthe, le mac du set de la bühne
(Toutes les pho­tos qui suivent ont été prises par Peter Gesierich.)

LE CADRE (ehe­ma­liges Stummfilmkino Delphi)

Le quar­tier de Weißensee, au nord de Berlin, était dans les années 20 la film­stadt (DE) du ciné­ma alle­mand. Fritz Lang, Robert Wiene, Marlene Dietrich, tous tour­naient dans le coin. Le quar­tier comp­tait une ving­taine de salles.

Le Delphi (DE) a été ouvert en 1929. Fermé en 1959 en rai­son de l’état de la toi­ture, endom­ma­gée pen­dant la guerre, il n’avait depuis, et jusqu’aux sept repré­sen­ta­tions d’Exposure Berlin, accueilli aucun évè­ne­ment public.

C’est un véri­table théâtre, au pla­fond arqué, avec une acous­tique claire mais dérou­tante, légè­re­ment réver­bé­rante, qui cha­grine sûre­ment l’amateur de cocons phil­har­mo­niques. Il y a la fosse d’orchestre et ses cou­lisses, la grande scène pas très pro­fonde, le bar qui donne d’un côté sur le hall, de l’autre sur la salle elle-même, une sorte de grand par­terre de caba­ret avec plein de tables et chaises — pas l’air d’époque —, quelques straps dans le fond, et un grand bal­con semi-cir­cu­laire qui sur­plombe le bar et un cou­loir qui pro­longe l’entrée.

Vue du balcon

Vue du bal­con

STATUT DU TEXTE

Exposure Berlin est, du point de vue du fran­çais à l’intellectualité enjô­lée par la poli­tique des auteurs, un pro­jet curieux. Le mot spec­tacle ne pose aucun pro­blème. On ne dit pas mon­ter une pièce, mais la pro­duire, et l’ensemble, de l’ingéson à la maquilleuse, s’appelle pro­duc­tion team. J’ignore tout du théâtre, mais je crois que ça vient d’un truc appe­lé Regietheater, un terme qui désigne une manière née dans l’après-guerre où, d’une cer­taine façon et en termes brech­tiens, la trans­po­si­tion sur scène implique une tor­sion libre du texte (du caviar­dage au sam­plage) qui révèle son ges­tus social, ou disons en termes moins conno­tés, son sous-texte poli­tique (l’intention de l’auteur est tout à fait secon­daire — c’est pro­ba­ble­ment ce qui m’est le plus sym­pa­thique dans cet affreux nuage de tags écu­lés).

Il y a à la fois viel inté­res­sant et viel aga­çant apro­pos Regitheater ; j’y revien­drai bien­tôt ici à l’occasion de quelques rap­ports de conver­sa­tions avec le col­lec­tif Shakespeare im Park ques­tions demeu­rées sans réponses & notes arra­chées à l’aphasie théo­rique du col­lec­tif Shakespeare im Park dans leurs rela­tions aux auteurs, fussent-ils emer­ging.

DONC DÉJÀ il n’y a pas de pri­mau­té natu­relle du texte sur la tech­nique ou du dra­ma­turge sur l’acteur. Les bidouilles non-hié­rar­chiques et les entre­tiens trans­ver­saux (dra­ma­turge <-> set desi­gner <-> com­po­si­teur, par exemple) sont fré­quents, même si Nikolaus Schneider, le Regisseur, qui est aus­si le pro­du­cer, bos­si­fie.

Le couloir longeant la salle principale et la contrebasse d’Eva.

Le cou­loir lon­geant la salle prin­ci­pale et la contre­basse d’Eva.

Aussi, en tant que dra­ma­turge, j’écris des textes au ser­vice d’un script rela­ti­ve­ment pré­cis dans ses arti­cu­la­tions (adap­ta­tion) et exi­geant sur le plan dra­ma­tur­gique (plu­ri­lingue non-tra­duit). Là-dedans, je suis libre d’imposer des formes, des voca­bu­laires, des struc­tures et des petites machines théo­riques, sus­cep­tibles d’évoluer en fonc­tion de la réflexion dra­ma­tur­gique col­lec­tive, mais aus­si d’influer sur tel choix dans la repré­sen­ta­tion, voire de détour­ner une scène de son déve­lop­pe­ment ini­tial.

Le texte n’est donc pas une idole de mie de pain, mais une contri­bu­tion qua­si aspec­tuelle au Gesamtkunstwerk.

CONDITIONS DE PRODUCTION

Tout le monde s’engage sur une base béné­vole. Est payé en fonc­tion du suc­cès public et de la capa­ci­té de l’équipe à rem­bour­ser ses inves­tis­se­ments / dettes. L’ambition d’habiter un lieu comme le Delphi oblige à des dépenses tech­niques.

Hendrik Kussmann, l’homme qui donne le Ton.

Hendrik Kussmann, l’homme qui donne le Ton.

Le tout implique une qua­ran­taine de per­sonnes, dont six acteurs et un orchestre de douze musi­ciens qui joue chaque soir une musique com­po­sée pour la pièce.

L’orchestre d’Exposure Berlin dans la fosse du Delphi

L’orchestre d’Exposure Berlin dans la fosse du Delphi

Les repré­sen­ta­tions mobi­lisent encore un nombre consé­quent de bar­ten­ders, put­zers, trai­teurs qui tra­vaillent béné­vo­le­ment.

Le bar — côté intérieur — pendant une représentation : scepticisme au premier plan, omagad au deuxième.

Le bar — côté inté­rieur — pen­dant une repré­sen­ta­tion : scep­ti­cisme au pre­mier plan, oma­gad au deuxième.

Sous la scène, l’accès aux coulisses est protégé par des fils électriques qui font tomber quand on est saoul.

Sous la scène, l’accès aux cou­lisses est pro­té­gé par des fils élec­triques qui font tom­ber quand on est saoul.

LE TEXTE

Exposure Berlin est une adap­ta­tion libre des Mamelles de Tirésias, à Berlin, en 2012. Les contraintes concer­nant le texte sont les sui­vantes :

– fidé­li­té de cer­taines scènes au texte d’Apollinaire, plus ou moins cutu­pé

- nou­velles scènes écrites en anglais, alle­mand, et fran­çais, sans qu’il s’agisse à aucun moment de tra­duire, mais en ins­tal­lant des récur­rences et des relais (par­fois au sein d’un même mot, par­fois au sein d’une même scène, par­fois à quelques scènes d’intervalle) qui prennent en charge la com­pré­hen­sion pour les locu­teurs d’une de ces trois langues

– scènes chan­tées, selon une musique d’inspiration expres­sion­niste com­po­sée par Pucinski paral­lè­le­ment au texte

L’exercice est nou­veau pour moi. Je suis fami­lier de quelques expé­riences d’écriture mul­ti­lingues, j’ai enten­du par­ler de langues euro­péennes — du grec ancien à l’anglais ou l’italien — taillées en lit­té­ra­ture par des hybri­da­tions lin­guis­tiques volon­ta­ristes. Je sais que cette hybri­da­tion lin­guis­tique fait aus­si la fier­té des blooms qui ne parlent que l’anglais du mar­ché. Je vacille d’ambivalence, me fais lami­ner par mon tam­bour éthique, passe bruyam­ment à l’essorage ; j’ai l’impression bêtasse de tra­hir mes exi­gences for­melleswha­te­ver this is.

Je décide d’aborder la chose sous l’angle d’un cut-up d’idiomes. Et de défi­nir trois niveaux d’intrication, qui cor­res­pondent aux néces­si­tés dra­ma­tur­giques de scènes dif­fé­rentes, et qui sont autant de niveaux éthiques du dis­cours. Je relis la Morale du cut-up de Prigent — court, simple, exi­geant & libé­ra­teur comme du Prigent. Dans mon fichier d’approche, je nomme rapi­de­ment mes niveaux d’intrications : piz­za, velou­té, bouillon. Ces déno­mi­na­tions sub­sistent par défaut.

Morale du cut-up

Morale du cut-up

Un exemple, même s’il m’en coûte. La scène cen­trale du dictator’s speech (Acte II, sc. 2) est le mono­logue exta­tique du Mari qui, deve­nu femme mal­gré lui, est res­té le même, mais a acquis des capa­ci­tés de repro­duc­tion qui le grisent. Il est com­plè­te­ment sous hybris et expose un pro­gramme clas­sique de ras­sem­ble­ment sous la ban­nière de l’ordre, mais son dis­cours ne s’adresse qu’à ses reje­tons, dont il a indus­tria­li­sé la pro­duc­tion (tout ça est dans la pièce d’Apo). Il est accom­pa­gné d’une musique auro­rale, outran­ciè­re­ment, décon­nam­ment mah­le­rienne.

La der­nière appa­ri­tion du per­son­nage avant cette scène, c’est celle où, juste après sa méta­mor­phose subie, il se tient, triom­phant, dans une pose qui sug­gère la Statue de la Liberté, mais aus­si la déesse de la Columbia. Il y répète “Light !” sur un ton d’abord exal­té, puis de plus en plus agres­sif. On com­prend, après la der­nière occur­rence de “Light !”, qu’il s’agissait d’un ordre don­né à la pro­duc­tion. Devenu femme, c’est res­té le même humain, mais c’est désor­mais un corps qui entend se pro­duire, c’est-à-dire se géné­rer.

Ce qu’you can tun
Ce qu’we can tun
ZusEnsemble
Vous, me, form un monde new­veau
Look (guck)
What wir all / Do not lis­ten
Sons n daugh­ters guck (look)
Was you can (oui)
Material of a new
A neue Welt of
Abondance
Do not
Kinder do not lis­ten
To le ressent’ment, l’anxiouStimme de ceux,
Oders, die n’ont pas votre force
Your meis­te­ring, cun­ning, (h)abilety à
Seh’n was just vor ihnen lies
(extrait)

Après avoir envi­sa­gé une ver­sion piz­za, où les idiomes se seraient côtoyés sans vrai­ment se tou­cher, sans se rehaus­ser les uns les autres ; après avoir éga­le­ment envi­sa­gé une ver­sion velou­té, où, dans un esprit plus pro­saïque, la flui­di­té & la conti­nui­té lin­guis­tique auraient été prio­ri­taires (mais au détri­ment, peut-être, d’une puis­sance ryth­mique indis­pen­sable), j’ai opté pour la ver­sion bouillon avec croû­tons. Les trois idiomes – alle­mand, anglais, fran­çais – y sont dilués dans une nov­langue où sur­nagent des mots-clés, des catch phrases qui consti­tuent le noyau dur de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique.

J’en ima­gine la lec­ture heur­tée, s’interrompant, comme si le lan­gage lui-même de ce dic­ta­teur était agi­té par des spasmes, des convul­sions qui figurent le vita­lisme du dis­cours et la ges­ti­cu­la­tion para­doxa­le­ment chao­tique d’un appel à l’ordre.

Ce texte babé­lise des extraits divers, par­fois direc­te­ment issus de dis­cours d’Hitler, sui­vant l’esprit de la lettre : l’utopie d’un nou­veau peuple bai­gné dans l’indistinction mais sans cesse rap­pe­lé à sa condi­tion géné­rique (hommes / femmes, filles / fils).

Dans cette scène, chaque idiome est l’expression confir­mée de son cli­ché.

L’anglais y joue le rôle de sta­bi­li­sa­teur, de liant, de base pour la com­pré­hen­sion du texte : les mots qui sont pri­vi­lé­giés dans cette langue sont natu­rel­le­ment les plus connus, cou­rants, ou trans­pa­rents avec l’un des autres idiomes. Le lan­gage publi­ci­taire, mana­gé­rial, com­mer­cial, est surin­ves­ti (de la stra­té­gie de l’empowerment à l’impératif mi-conseil mi-ordre en pas­sant par les stu­pi­di­tés iden­ti­taires habi­tuelles).

L’allemand est plon­gé là par ses qua­li­tés pho­niques les plus dou­lou­reuses (sa force conson­nan­tique, ses finales tré­bu­chantes). Sa proxi­mi­té pho­né­tique avec l’anglais m’a per­mis de for­mer des mots-valises, com­pré­hen­sibles pour les locu­teurs des deux langues.

Quant au fran­çais, je ne sais jamais quoi en dire, mais j’ai le sen­ti­ment peut-être pré­somp­tueux et par trop mater­nel qu’il est moins de la fête, moins du spec­tacle, et ça a plu­tôt ten­dance à me ras­su­rer. CON

 

The Husband (Brina Stinehelfer) & sein grosses Ich

The Husband (Brina Stinehelfer) & sein grosses Ich

Il est tou­jours un peu humi­liant d’exposer des recettes si peu fines, si débi­le­ment lit­té­raires, mais j’ai accep­té pour cette pièce de me for­cer à écrire des textes au ser­vice de la théâ­tra­li­té, c’est-à-dire, comme écrit Barthes, au ser­vice de cette “épais­seur de signes et de sen­sa­tions qui s’édifie sur la scène à par­tir de l’argument écrit [cet argu­ment écrit pré­cé­dant le texte, en tant que tel, ndm], cette sorte de per­cep­tion œcu­mé­nique des arti­fices sen­suels, gestes, tons, dis­tances, sub­stances, lumières”. J’ai accep­té de four­nir la par­tie d’une synes­thé­sie, des textes qui laissent une place à la nais­sance dans le tra­vail sur scène d’un “lan­gage exté­rieur” à lui-même, plein et sub­mer­geant. Surtout, j’ai cher­ché à contra­rier l’émergence tant atten­due du sous-texte en négli­geant le plus pos­sible l’épaisseur per­son­nâ­geuse pour me concen­trer sur une petite balis­tique des situa­tions : pro­jec­tion, por­tée, tra­jec­toire.

Ceci dit, citer Barthes ne me berce d’aucune illu­sion sur la dis­tance infi­nie de ce type de théâtre avec mon axe de ban­dai­son brech­to-ada­mo­vien. Barthes par­le­rait pro­ba­ble­ment ici de dra­ma­tur­gie empois­sante et abdi­cante, une cri­tique viable, bien que tein­tée d’une posi­tion de prin­cipe réfrac­taire à l’expressionnisme. Mais la pièce est aus­si expli­ci­te­ment tarau­dante, poli­ti­que­ment tarau­dante, et j’essaie plus loin d’en défi­nir le ges­tus social, pour filer le brecht un peu benoî­te­ment.

Dans d’autres textes, des chan­sons rimées (par­fois ins­pi­rées par Bertolt encore) conglo­mèrent moins fran­che­ment les idiomes. Ce sont des adresses au public, elles sont par­fois chan­tées au par­terre, au cou­loir, au bal­con. Elles empruntent au voca­bu­laire de l’expressionnisme, au folk­lore du conte, et très occa­sion­nel­le­ment, comme pour don­ner des petits coups de pieds dans les che­villes de l’idole, à des tubes de rnb atter­rants, à cer­tains Fleischers, à cer­tains Disneys. C’est à mille lieues de mon éthique de tra­vail habi­tuelle. C’est aus­si une façon de trou­ver ma place dans l’anglais, dans l’allemand, dans un fran­çais simple et acces­sible aux étran­gers.

Dylan Bandy, le fantôme opératique d’Exposure Berlin

Dylan Bandy, le fan­tôme opé­ra­tique d’Exposure Berlin

QUELLES MAMELLES ?

Les per­son­nages des Mamelles de Tirésias sont des monstres de nor­ma­li­té. Homme et femme sont des freaks de l’ordinaire : un couple, une dis­pute, le dîner qui n’est pas prêt. Thérèse devient homme, vire ses seins, occupe des posi­tions confis­quées jusqu’alors ; son mari s’accapare la fonc­tion pro­créa­trice, en indus­tria­lise les pro­por­tions et s’aliène ses reje­tons. Elle est homme, il est femme, rien n’a chan­gé. Thérèse est le sol­dat d’une nation paci­fiée par la dila­pi­da­tion de l’humain dans la com­pé­tence : cha­cun son rôle, les mamelles seront bien gar­nies. Ce décou­pe­ment du corps, du sexe, du lan­gage selon une ligne de déhis­cence tatouée par l’utilitarisme existe ; il pro­duit des car­to­gra­phies sociales extrê­me­ment réglées, des images du corps qui joignent les mamelles de l’utile à celles de l’agréable.

Qui pré­tend adap­ter Les Mamelles aujourd’hui, sait que la pos­si­bi­li­té magique don­née aux figures d’Apollinaire, et qui relègue l’action dans l’abstraction sym­bo­lique, est désor­mais pos­sible, donc inévi­table dra­ma­tur­gi­que­ment. Toute adap­ta­tion qui l’ignore est une panot­mime autour d’un impen­sé. Cet impen­sé tient dans l’évidence d’une ques­tion, ver­ti­gi­neuse : que fait l’entrée du sexe dans la sphère du modu­lable à la ques­tion de l’identité géné­rique ? On ne peut pas répondre. On peut sug­gé­rer que rien n’est épui­sé. On peut mettre des gens en cage, c’est-à-dire sur scène, et ten­ter de les faire quit­ter cette scène. C’est un jeu de libé­ra­tion, et c’est assez sérieux.

La scène de ménage et son penseurderodin

La scène de ménage et son pen­seur­de­ro­din

En 1916, inter­ro­gé par Pierre-Albert Birot, dans la revue SIC, sur l’actualité et l’avenir du théâtre, Apollinaire répond :

Peut-être qu’un théâtre de cirque naî­tra plus violent ou plus bur­lesque, plus simple aus­si que l’autre. Mais le grand théâtre qui pro­duit une dra­ma­tur­gie totale, c’est sans aucun doute le ciné­ma.

Cette ambi­tion d’un spec­tacle total et “plus simple”, moins réglé par les conven­tions clas­siques et moins défé­rent à l’égard de son texte, ce même Birot, créa­teur des Mamelles, la nomme “théâtre nunique” (du grec nun, main­te­nant). Il ne lui fixe aucune limite : “acro­ba­ties, chants, pitre­ries, tra­gé­die, comé­die, bouf­fon­ne­rie, pro­jec­tions ciné­ma­to­gra­phiques, pan­to­mimes”. “Le théâtre nunique, conclut-il, doit être un grand tout simul­ta­né conte­nant tous les moyens et toutes les émo­tions capables de com­mu­ni­quer une vie intense et enivrante.”

Comme beau­coup de ces défi­ni­tions qui sont moins des pro­grammes que des vel­léi­tés, elles sont faci­le­ment par­ta­geables et Exposure Berlin est d’une cer­taine façon une réa­li­sa­tion pos­sible de cette idée, avec pour balises esthé­tiques le ciné­ma expres­sion­niste alle­mand. Pour la qua­li­té de ses ombres et l’humanité de ses monstres.

Das Fantôme & la spectatrice en retard

Das Fantôme & la spec­ta­trice en retard

Les monstres sont aus­si poli­tiques. Quand l’Action Française publie en novembre un texte non signé qui attaque vio­lem­ment les “boches”, enne­mis d’une guerre encore en cours. C’est Apo, fran­çais récent (il l’est depuis 6 mois) et zélé, qui se repaît de l’obsession de l’ennemi pour l’éternelle Paris : il en rêve, le boche, il veut la prendre, c’est là le fond de cette guerre, l’avidité des Allemands pour nos bonnes, nos midi­nettes, nos den­tel­lières, nos tou­ré­felles. Alors que nul Français ne rêve de Berlin.

Nul Français ne rêve de Berlin. C’était il y a un siècle.

Le hall et son bar, après une représentation

Le hall et son bar, après une repré­sen­ta­tion

ZANZIBARIS / ZANZIBÄRLIN

À cette époque, Zanzibar, où les Mamelles se jouent, est, de Rimbaud à Kessel, de Conrad à Apollinaire, le nom d’un exo­tisme, d’une sorte d’Eden “où il y a à faire” (Rimbaud). Le lieu du grand pro­jet de voyage, du dépay­se­ment, et dont tous, jusqu’aux chan­teurs à paillettes plus (et trop) proches de nous, parlent à un même futur : j’irai à Zanzibar...

En 2012, Berlin et Paris sont d’évidents, de trop évi­dents où-il-y-a-à-faire. Chacun le j’irai de l’autre : Berline fas­cine Parisse et vice ver­sa. Le bac-à-sable & le musée. Au contraire de Zanzibar, ce sont des centres, mais comme ce truc en Z au nom bizarre, ce sont des colo­nies déci­sives du fan­tasme, des Aden déce­vants, des villes où s’exilent ceux qui ont encore le choix de leur mobi­li­té : let­trés, bran­chés, réseau­teurs, cette inter­na­zio­nal krea­tiv qui a des pro­jets, ouvre des gale­ries de 2m² dans d’anciens coupe-gorges, navre mas­si­ve­ment, et occa­sion­nel­le­ment réjouit.

Ces exi­lés récents sont comme un public de bam­bins au cirque : exta­tiques, fébriles, peu poli­ti­sés ; ils parlent l’allemand des spä­tis, l’anglais des séries, le fran­çais de leurs années de fac, le turc de… ah non, non non. Ils ont moins dans la bouche des langues que des logi­ciels de com­mu­ni­ca­tion, et le voca­bu­laire appris au bout de deux-trois ans sanc­tionne la misère de leurs inter­ac­tions.

Le bar du Delphi, et une fontaine à Absinthe

Le bar du Delphi, et une fon­taine à Absinthe

QUELLE BABEL ?

Pourtant, le babil qui se parle ici ne suis pas exac­te­ment la tan­gente de la babel glo­bale ; il y défère ponc­tuel­le­ment, mais pas davan­tage fina­le­ment qu’un com­men­ta­teur poli­tique ou qu’un poète contem­po­rain. Certains man­que­ments sont féconds, et regret­ter ne plus rien savoir par­ler c’est encore par­ler. Les fai­blesses, les ratés, les fautes, font aus­si nos par­cours dans ces langues, et rient d’une mut­ters­prache qui porte sa per­for­ma­tion sociale comme une gri­mace de vieux civi­li­sé.

Comment, dans ces condi­tions lamen­tables, ne pas par­ler la langue des autres ? Il fau­drait par­ve­nir, dans le che­vau­che­ment des langues qui s’impose, en per­ma­nence, comme un men­tisme à l’heure du pieu, à leur res­ti­tuer leur sin­gu­la­ri­té his­to­rique (c’est-à-dire aus­si bien leur inter­dé­pen­dance), leur pro­fon­deur conno­ta­tion­nelle (c’est-à-dire aus­si bien l’absurdité légère de leurs asso­cia­tions), l’épaisseur de leur sédi­ment (c’est-à-dire aus­si bien la constante nou­veau­té des affects qu’elles véhi­culent).

Et il fau­drait sur­tout réus­sir à ne pas leur assi­gner les tâches habi­tuelles aux­quelles on les relègue dans le dis­cours cou­rant (l’anglais serait la langue de la com­mu­ni­ca­tion et du com­merce ; l’allemand celle de l’impératif caté­go­rique et de l’ordre sans sujet ; le fran­çais de la clar­té et du raf­fi­ne­ment éli­tiste). Sauf, peut-être, quand c’est un grand méchant qui parle. C’est comme quand la sor­cière sort ses bon­bons, et qu’on sait à sa ver­rue qu’ils sont empoi­son­nés. Le tout est de rendre le dégoût de la ver­rue plus pre­gnant que l’attrait des bon­bons, je sup­pose. (Et il y a des bon­bons à com­battre, et des ver­rues qui les incarnent.)


La pre­mière par­tie du finale en trois.

Le finale est conçu comme une scène cho­rale. La voix du fan­tôme (Dylan Bandy), soprane d’opéra, plane au-des­sus de l’égotrip logor­rhéique du Mari, et des écho­la­lies hal­lu­ci­nées de Lacouf & Presto. Dans cette pre­mière par­tie : l’émancipation psit­ta­cique, puis mimé­tique, de ces deux mimes, clowns mal­adroits et jusque là tota­le­ment muets (leurs dia­logues sont pris en charge par des car­tons, comme dans un film muet, pro­je­tés sur le mur de la scène).

Nos oreilles ne sont pas non plus suf­fi­santes pour envi­sa­ger des com­bi­nai­sons de manière effi­cace. Comme tout fran­çais l’allemand me sonne gut­tu­ral, fort conso­nan­tique, et un mot comme “Grenze” m’évoque le tran­chant d’une lame contre le fil de la chair, alors qu’un alle­mand y entend des sons com­muns. Toute diph­tongue anglaise est per­çue par un fran­çais comme un glis­se­ment dyna­mique : dans “great”, j’entends l’exclamation embar­quée, les pos­si­bi­li­tés d’accentuation et d’appesantissement sur le glis­sa­to pas écrit du “ea”. Il n’y a qu’à jouer au jeu des ono­ma­to­pées avec un public de par­tout pour se rendre compte de la misère d’une théo­rie des iden­ti­tés lin­guis­tiques fon­dée sur les sono­ri­tés. Une oreille a été pré­pa­rée comme un pia­no de Cage, c’est pas la peine d’en faire un drame.

Rendre ces langues vivantes, en les extra­yant à leurs gram­maires, en les inache­vant dans le déni assu­mé de leurs éco­sys­tèmes, c’est donc aus­si renon­cer à l’idéalisme du vert para­dis des babels enfan­tines, et se frot­ter à la babel glo­bale, poli­tique, c’est-à-dire essen­tiel­le­ment la langue des emplois du temps et de la domes­ti­ca­tion des échanges. Faire avec et contre : un cut-up de langues intran­quille, scan­dé par l’incorrection, bran­ché sur l’alternance plu­tôt que sur la confu­sion.

On peut aus­si choi­sir plu­tôt que subir, et tendre vers un raf­fi­ne­ment extrême des conno­ta­tions, prendre son Cratyle à contre-sens, le remon­ter, et jouir de consta­ter régu­liè­re­ment que la table, the table et der Tisch ne sont pas l’expression d’une pure équi­va­lence. Mais jouir n’est rien, le dif­fi­cile est de s’ajouter ce dont on jouit.

À la fin tu es là dans ce monde ancien

À la fin tu es là dans ce monde ancien