La connais­sance est liée à la lutte.
Et connaît vrai­ment celui qui hait vrai­ment.1

Ce n’est pas nous qui savons,
c’est une cer­taine situa­tion en nous qui sait.2

La gra­dua­li­té n’explique rien sans les sauts.
Les sauts ! Les sauts ! Les sauts !3

Dans l’« Italie des [soixante] der­nières années », Nanni Balestrini passe, « selon un para­doxe qui ne l’est qu’en appa­rence », pour « l’écrivain le plus radi­ca­le­ment for­ma­liste et radi­ca­le­ment enga­gé »4. L’adverbe est d’actualité ; les deux adjec­tifs ont vieilli,

  • à moins que par « for­ma­liste » on réus­sisse à entendre, au-delà du par­tage inopé­rant fond/forme, une atten­tion main­te­nue aux cadres, aux dis­po­si­tifs, aux arti­fices de l’écriture (contre l’évidence du sen­ti­ment ou de l’expression, et contre les pré­ten­tions à l’« inno­cence » et au « natu­rel »5), et même, selon l’accusation par­faite d’un bol­che­vik ortho­doxe, un « cri­mi­nel sabo­tage idéo­lo­gique »6, puisque le for­ma­lisme ain­si enten­du, en tant qu’il s’intéresse à la façon dont les dis­cours sont consti­tués afin que jamais ils ne puissent pas­ser pour ins­ti­tués, est néces­sai­re­ment un enne­mi des dogmes ;
  • à moins aus­si qu’on n’arrive à débar­ras­ser « enga­gé » de la fameuse res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de l’écrivain (dont « chaque parole a des reten­tis­se­ments ; chaque silence aus­si »7) qui a long­temps amé­na­gé à la « parole intel­lec­tuelle » un des­tin propre au sein de la com­mu­nau­té des par­lants ; on pour­rait, à l’inverse, y entendre une forme d’implication poli­tique qui rejette par prin­cipe la divi­sion du tra­vail dis­cur­sif et intel­lec­tuel – par exemple entre les poètes (ces grands inquiets du lan­gage, en charge du « sym­bo­lique » ou de « la langue ») et les sujets poli­tiques ordi­naires (qui se contentent – symp­tômes d’un monde ayant sacri­fié le lan­gage tout entier à la véhi­cu­la­ri­té – de faire des phrases, for­mu­ler des opi­nions, com­mu­ni­quer des infor­ma­tions).

En ce sens, « for­ma­liste » et « enga­gé » – si les deux mots, à néces­si­ter tant de pin­cettes, demeurent uti­li­sables – peuvent qua­li­fier :

  • une poé­sie qui ne s’excuse pas de ne pas être l’action (ou : « la poli­tique », « la révo­lu­tion », « la vie », « le réel » – au choix et com­bi­nables) ;
  • une poli­tique qui ne s’excuse pas de ne pas être « la poé­sie » (ou : « l’imaginaire », « le rêve », « le réen­chan­te­ment » etc.).

Reste le « para­doxe » appa­rent, tant semble s’être natu­ra­li­sée l’idée, au cours de la seconde moi­tié du 20e siècle, que « faire de la poé­sie » (sérieu­se­ment, for­ma­lis­te­ment), « c’est déjà poli­tique »8.Continuer

  1. Mario Tronti, Introduction à Operai e capi­tale (Turin : G. Einaudi, 1966 ; fr. : Ouvriers et capi­tal, Genève : Entremonde, 2016, p. 21, trad. Y. Moulier-Boutang & G. Bezza)
  2. « Que l’esprit ait besoin d’une cer­taine forme d’excitation, même s’il ne s’agit que de repro­duire des idées que nous avons déjà eues, c’est ce qu’on voit sou­vent dans les exa­mens où sont inter­ro­gés des esprits ouverts et culti­vés à qui l’on pose, sans pré­am­bule, des ques­tions telles que : Qu’est-ce que l’État ? Ou : Qu’est-ce que la pro­prié­té ? Ou d’autres choses du même genre. Si ces jeunes gens s’étaient trou­vés dans une socié­té où l’on avait débat­tu de l’État ou de la pro­prié­té depuis un cer­tain temps déjà, ils auraient peut-être faci­le­ment trou­vé la défi­ni­tion en com­pa­rant, iso­lant et réca­pi­tu­lant les concepts. Mais ici, où cette pré­pa­ra­tion de l’esprit fait tota­le­ment défaut, on les voit brus­que­ment buter ; et seul un exa­mi­na­teur man­quant tota­le­ment de dis­cer­ne­ment en dédui­ra qu’ils ne savent pas. Car ce n’est pas nous qui savons, c’est une cer­taine situa­tion en nous qui sait. » (Heinrich von Kleist, « De l’élaboration pro­gres­sive de la pen­sée par le dis­cours », dans Œuvres com­plètes, t. 1 : « Petits écrits », Paris : Gallimard, « Le Promeneur », 1999, p. 48, tra­duc­tion modi­fiée)
  3. Lénine, com­men­tant la « rup­ture de gra­dua­li­té » (Abbrechen des Allmählichen) de Hegel dans ses Cahiers phi­lo­so­phiques (1895–1916), Paris, Éditions sociales, 1973, p. 118–119
  4. Ada Tosatti, dans sa post­face à l’édition fran­çaise de Blackout (Genève : Entremonde, 2011)
  5. « La lin­gua del­la scrit­tu­ra let­te­ra­ria non è mai inno­cente e “natu­rale”. » (Nanni Balestrini & Alfredo Giuliani, dans Gruppo 63. L’antologia, Milan : Bompiani, 2013)
  6. Le mot est d’Anatoli Lounatcharski, Commissaire du peuple à l’éducation de 1917 à 1929.
  7. « L’écrivain est en situa­tion dans son époque : chaque parole a des reten­tis­se­ments. Chaque silence aus­si. Je tiens Flaubert et Goncourt pour res­pon­sables de la répres­sion qui sui­vit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le pro­cès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condam­na­tion de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une cir­cons­tance par­ti­cu­lière de sa vie, a mesu­ré sa res­pon­sa­bi­li­té d’écrivain. » (Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps Modernes », Situations II, Paris : Gallimard, 1948, p. 7)
  8. C’est en tout cas ce que Nathalie Quintane raconte qu’on a pré­ten­du : « Al Dante avait publié les plus impor­tants poètes de l’époque, et le pre­mier bou­quin direc­te­ment poli­tique en poé­sie, après une abs­ti­nence de près de trente ans : une petite antho­lo­gie sur les sans-papiers (Ouvriers vivants, Romainville : Al Dante, 1999). C’était ce bou­quin qui avait contri­bué à cas­ser le cli­ché qu’on entre­te­nait entre nous, poètes : que, de toute façon, écrire de la poé­sie, c’était déjà poli­tique – une posi­tion inté­res­sante, défen­dable, deve­nue confor­table à la longue. » (Nathalie Quintane, Un œil en moins, Paris : P.O.L, 2018, p. 203–204)

Un supé­rieur est appe­lé à témoi­gner lors du pro­cès d’un de ses subor­don­nés.

lapresse.ca, 11 août 2020

Un subor­don­né attend de ses supé­rieurs de l’autorité, du res­pect, des ins­truc­tions claires en amont des opé­ra­tions et pen­dant, et un sou­tien sans faille au cours de l’instruction. Témoin d’une pro­cé­dure, le ser­gent super­vi­seur – qui a conquis son grade en fai­sant la preuve régu­lière de son dis­cer­ne­ment – vient plai­der, sans failles, l’humanité de son subor­don­né.

Rappeler de l’agent l’humanité – quan­ti­ta­tive : appar­te­nance à l’es­pèce ; et qua­li­ta­tive : sol­li­ci­tude (de gros et de détail) pour l’es­pèce –, c’est ten­ter de por­ter les débats hors de l’agentivité en tant que telle, pour les faire péné­trer la com­po­si­tion d’une âme sin­gu­lière. Gagner l’attention du juge à la sin­gu­la­ri­té de cette âme, c’est faire un pas déci­sif vers l’acquittement de cet agent.

Du haut de la super­vi­sion, la vue est impre­nable sur les qua­li­tés humaines de la quan­ti­té subal­terne. L’autorité qui, en temps nor­mal, est – sur­tout dans les métiers de corps – agence supé­rieure (puis­sance de mettre en mou­ve­ment les agences infé­rieures), est, par temps judi­ciaire, vision supé­rieure (puis­sance de péné­tra­tion du secret des âmes).

Le ser­gent super­vi­seur observe, depuis sa super­vi­sion, la quan­ti­té des pairs humains, s’arme du cri­tère « huma­ni­té », ven­tile cette mul­ti­tude et dis­tingue : un humain excellent per­çant sous l’uniforme, un humain insigne brillant sous l’insigne. On dira : au plan de l’humanité – déter­mi­nant de masse et fac­teur de dis­tinc­tion – en voi­là un qui sort du lot. Ou : chez ce poli­cier, on trouve non sim­ple­ment une quan­ti­té d’humanité sans égale par­mi ses pairs poli­ciers, mais aus­si une qua­li­té d’humanité sans com­mune mesure avec ce qui a cours dans la masse humaine.

Le subal­terne excelle en huma­ni­té qua­li­fiée. Il dépasse d’elle mais sans excès : il affleure au niveau de l’exemple sans man­quer de faire saillir sa sin­gu­la­ri­té. À cet égard, l’apologie du super­vi­seur paraît ris­quée ; dans un métier de corps, « hors pair » pour­rait tra­hir une vel­léi­té de l’agent à se dis­tin­guer, non pas au sein du corps, mais tout bon­ne­ment du corps. C’est ce débor­de­ment pas­sion­nel, cet excès héroïque, qu’il faut évi­ter de faire entre­voir dans la plai­doi­rie. Ce n’est donc pas, dans le super­vi­sé, le poli­cier qui sera pré­di­qué « hors pair » ; c’est le sujet « humain » – au sens de sen­sible et sou­ve­rain cer­tai­ne­ment.

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Voyez-vous nous étions des chas­seurs cueilleurs et cette acti­vi­té unique mais diverse nous a don­né notre forme ini­tiale chas­ser et cueillir cou­rir et nous pen­cher mon­ter la tente le soir et la démon­ter le matin voi­là ce pour quoi l’animal homme est fait ce à quoi nous sommes bons voi­là le mode opé­ra­toire qui main­tient notre forme en place or un jour on se mit à bêcher la terre et on bâtit en dur autour des semences et depuis nous menons une vie décli­nante une vie désa­dap­tée à l’espèce qui des mil­lions d’années durant cueillit et chas­sa et fut struc­tu­rée par cette agi­ta­tion saine où loi­sir et tra­vail pas­sions et inté­rêts n’étaient pas sépa­rés mais par­ti­ci­paient d’une acti­vi­té essen­tielle méca­ni­que­ment accor­dée au corps qui sou­tient l’espèce et la repro­duit sans dom­mage.Continuer
Texte

Non quia dici­tur, sed quia cre­di­tur.1

Si tu sais qu’il se passe quelque chose, nous t’accordons tout le reste.

Si tu te demandes s’il se passe quelque chose, ta cause est la nôtre.

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  1. « D’où vient à l’eau (du bap­tême) cette ver­tu si grande qu’en tou­chant le corps elle puri­fie le cœur, si ce n’est de la phrase qui l’ac­com­pagne ? Et non de ce que celle-ci est dite, mais de ce qu’elle est crue (Non quia dici­tur, sed quia cre­di­tur). » (Augustin, In Iohannis evan­ge­lium, tr. 80, 3)